La Convention (Jaurès)/350 - 399

pages 308 à 349

La Convention. Difficultés et déchirements
pages 350 à 399

pages 400 à 442


Comme on voit, le projet soumis à la Convention ne réglementait nullement le prix des grains. Il écartait, au contraire, toute taxation. Il assurait la libre circulation des blés ; mais les propriétaires, les fermiers étaient tenus de déclarer la quantité de grains qu’ils avaient dans le grenier ou dans la grange, et ils étaient tenus aussi d’en porter une quantité déterminée à un marché choisi par eux, sur la réquisition de la municipalité. La loi ne fixait donc ni le prix, qui restait déterminé par la libre concurrence, ni le lieu de la vente, que le vendeur choisissait librement. Mais c’est le moment de la vente que la loi donnait aux municipalités le droit de déterminer. C’est déjà une limitation très étroite de la liberté commerciale, qui ne peut s’exercer vraiment que si elle dispose de la durée.

Une opération commerciale, dont une puissance supérieure à celle du vendeur détermine l’heure malgré lui, n’est guère plus, malgré l’apparence de concurrence qui subsiste, encore, que l’accomplissement réglé d’une fonction sociale. Au nom de la liberté du commerce, des principes de Turgot et d’Adam Smith, le député Féraud protesta. C’était la lutte entre les économistes et les interventionnistes qui se rouvrait. Beffroy, député de l’Aisne, soutint au contraire que la liberté illimitée du commerce pouvait conduire, dans l’état présent des relations sociales, à de monstrueux accaparements.

« N’est-ce pas éveiller la cupidité du grand agriculteur, du capitaliste, de l’agioteur, de tous les malveillants enfin, que de leur donner, par cette liberté indéfinie et isolément consacrée par une loi principale, les moyens d’attirer à eux, de tous les territoires agricoles, dans des magasins secrets et inaccessibles, la denrée de première nécessité ? N’est-ce pas leur donner tous les moyens de s’engraisser de la substance du peuple, de dépourvoir un canton, pendant qu’ils font hausser le prix dans un autre ? »

La loi de la libre circulation lui paraît prématurée : « On s’est tellement attaché à vouloir conserver la primauté à cette loi mal placée, que bientôt la totalité de la récolte est devenue pour le cultivateur ou le marchand une propriété tellement respectée, que l’on n’a pas même osé exercer envers eux le droit raisonnable et juste que la société s’est réservé dans l’acte d’association : de les priver d’une portion de cette propriété, pour la nécessité publique, au moyen d’une juste et préalable indemnité.

«… Il ne faut pas, dit-on, blesser le droit de propriété du cultivateur ; il ne faut point gêner la liberté du commerce. D’accord ; mais l’existence n’est-elle donc pas, elle, la première, la plus incontestable, la plus légitime, la plus essentielle des propriétés ? N’est-elle pas la seule inaliénable ? N’est-ce pas au maintien de celle-là que tous les sacrifices doivent principalement concourir ?

Ainsi, le droit d’expropriation pour cause d’utilité ou tout au moins de nécessité publique prend soudain une remarquable extension. Ainsi le droit à l’existence, le droit à la vie, s’affirme supérieur à la propriété.

Et voici qu’au nom du peuple qui souffre et dont le dévouement seul peut sauver la Révolution, des révolutionnaires engagent la lutte contre les gros fermiers, contre les riches paysans qui avaient été jusque-là les favoris de la Révolution. « Législateurs, dit Beffroy, le principe des accaparements, la cause première et puissante de renchérissement successif des grains, des viandes, du beurre, des œufs, de la volaille, des laines, des cuirs, de la corne, des suifs, des lins et des chanvres, tient directement et particulièrement à l’accaparement des exploitations. C’est là qu’il faut attaquer le mal pour en extirper la cause. Dès qu’elle sera détruite, l’équilibre se rétablira de lui-même… L’Assemblée Constituante me paraît s’être étrangement méprise à cet égard. Avec le désir d’encourager l’agriculture, elle mit entre les mains de ceux que je ne sais pourquoi l’on nomme grands cultivateurs, de ces hommes qui réunissent d’immenses exploitations, les moyens de tout engloutir. Elle en fit, sans le vouloir apparemment, une classe privilégiée dans l’instant même de la suppression des privilèges et des distinctions. Ils surent tellement en profiter qu’ils sont maintenant dans la République ce qu’étaient les grands dans la monarchie. C’est par leur cupidité, leur inhumanité, c’est par la plus dure des aristocraties qu’ils se font distinguer ; et, quoi qu’on me dise, je déclare, moi, que je ne vois pas en eux des cultivateurs, mais bien des spéculateurs avides et dangereux dans un État libre.

« L’Assemblée Constituante a fait, à leur égard, ce que faisait un certain pêcheur qui, pour ne pas dépeupler la rivière, y rejetait tous les gros brochets qu’il trouvait dans ses filets. Elle oublia, ce que j’ai dit déjà, que le système des économistes tendait à assurer le gouvernement despotique en favorisant l’aristocratie des richesses. Elle oublia surtout ce qu’elle n’eût jamais dû perdre de vue, que cette erreur des Romains commença la perte de la République. Ils honorèrent aussi l’agriculture, mais ils ne considérèrent point celui qui s’occupait uniquement à cultiver les terres.

« Et vous aussi, vous encouragerez l’agriculture, cette source féconde de toutes les richesses ; vous accorderez au cultivateur une sorte de faveur particulière dans la protection que la loi doit à tous, mais vous vous garderez doute, de prendre pour un agriculteur magnifique ce fermier qui réunit assez de fermes pour occuper quinze ou vingt familles ; qui, monté superbement, courant de plaisir en plaisir, gage un commis pour faire ses affaires, et laisse le soin de cultiver ses terres à ce qu’il appelle un maître-valet ; cet homme insatiable, dont la fortune s’accroît chaque jour aux dépens de la misère publique, et dont la compagne, couverte de diamants et de dentelles, vient enlever sur nos marchés les provisions qu’elle devrait y apporter en abondance.

« Citoyens mes collègues, les trop grandes exploitations nuisent essentiellement au bonheur de la société, elles nuisent à la bonne culture ; car indépendamment des opérations précipitées qu’elles nécessitent, lorsque l’œil du maître ne peut embrasser l’ensemble des travaux, il y en a toujours un grand nombre de négligés. Elles sont particulièrement nuisibles à l’abondance, facilitent tous les accaparements et causent le renchérissement de toutes les denrées, car elles resserrent les productions premières dans un petit nombre de mains, et elles diminuent la concurrence des vendeurs sur les marchés en augmentant dans une même proportion celle des acheteurs. L’homme qui réunit cinq corps de ferme, par exemple, n’en occupe qu’une ; les autres dégradées par les animaux que les magasins de grains qu’on y recèle attirent, tombent en ruines ; il néglige les terres médiocres pour épuiser les meilleures, ne fait que peu ou point d’élèves ; sa basse-cour est rarement au double de ce que serait celle de celui qui n’aurait qu’un corps de ferme. Il tient enfin dans ses mains les moyens de porter à sa volonté l’enchère dans toutes les subsistances. C’est dans la réunion des fermes dans les mains d’un seul locataire qu’est le principe d’une multitude de maux, et c’est ce qu’on n’a pas voulu voir. Il est cependant difficile de concevoir que, dans notre système d’égalité, il puisse être libre à un individu, parce qu’il est riche, de détruire l’industrie de tous ceux qui l’entourent et de nuire ainsi à la population, en s’ emparant à prix d’argent de tout le territoire…

« Et ne craignez point que l’on vous reproche d’attenter à la propriété ; on ne serait pas fondé, car il ne s’agit ici que de prescrire au propriétaire le mode d’user de sa chose de manière à ne pas nuire aux autres. »

Et Beffroy conclut par un projet de décret très précis, au moins en apparence.

« 1o Détruire l’accaparement de la matière productive par une loi qui défende expressément la réunion de plusieurs corps de ferme en une même exploitation ;

« 2o Que cette loi soit obligatoire pour tous à mesure de l’extinction des baux, et frappe de la nullité absolue, tous ceux qui seraient faits à l’avenir d’un corps de ferme au profit de celui qui en tient une ;

« 3o Prononcer contre les propriétaires et fermiers qui seraient reconnus l’avoir enfreinte et contre les officiers publics qui y prêteraient la main, une peine proportionnée à l’importance du délit calculée par ses suites ;

« 4o Ne permettre la vente des subsistances que sur les marchés publics ;

« 5o Abolir toute espèce de commission et l’effet des arrhes pour achats de grains ;

« 6o Établir une surveillance qui mette les magistrats du peuple en état de s’assurer que les subsistances achetées dans un lieu pour être transportées dans un autre ne sont point détournées de leur véritable destination ;

« 7o Prendre des mesures telles que l’état des subsistances soit constaté chaque année et qu’il soit toujours facile de connaître, à tous les instants de l’année, leur proportion avec les besoins des consommateurs ;

« 8o Faire pour la première fois un fonds suffisant pour acheter de l’étranger une quantité de grain équivalente à la consommation, pendant une année, des cantons non agricoles de la République ;

« 9° Obliger les cultivateurs à conserver chaque année, d’octobre à octobre, à la disposition du gouvernement une portion de leur récolte, qui sera déterminée par la loi ; leur en payer le prix de trois mois en trois mois, au prix des quatre saisons, dans le cas où on ne ferait usage de cette portion qu’à la fin de l’année, et achever le payement à l’époque de la livraison, quelle qu’elle soit.

« C’est le moyen d’éviter les frais de location, d’entretien et d’administration des magasins, et les spéculations improbes qui résulteraient de ces magasins, et de se conserver en même temps la ressource des greniers publics. »

C’est la guerre violente à ce que nous avons appelé, d’après Marx, le capitalisme agricole. Ces âpres accusations contre les gros fermiers vaniteux, jouisseurs et cossus, nous les avons entendues déjà dans les rudes cahiers paysans de l’Île de France ; nous en avons encore, deux ans après, recueilli l’écho dans le livre de Lequinio. Mais cette fois c’est à la tribune de la Convention qu’elles retentissent et elles se formulent en projets de loi menaçants. Beffroy déplore que la Constituante ait laissé une aristocratie nouvelle, celle des grands fermiers, absorber une large part du bénéfice de la Révolution. À eux a profité dans une grande mesure l’abolition des dîmes et des droits féodaux, à eux ont été largement ouvertes les enchères des biens nationaux. Et maintenant, par la réunion de plusieurs corps de fermes, ils profitent presque seuls de la formidable hausse du prix des grains. Évidemment, dans la pensée de Beffroy, le premier soin, l’opération préalable de la Constituante aurait dû être de prohiber par la loi les grandes exploitations. Mais quel est le sens exact du mot « corps de ferme ? » Et quelle limite Beffroy assigne-t-il à l’étendue de ce corps de ferme ? Là commence l’arbitraire et le vague. Enfin, malgré la tentative de démonstration de Beffroy, est-il bien certain que l’exploitation morcelée sera aussi puissante, aussi féconde, que l’exploitation étendue ? Et les innombrables petits fermiers qui se substitueront aux grands auront-ils les capitaux nécessaires pour fertiliser le sol et perfectionner la culture ? Beffroy, d’ailleurs, s’arrête à mi-chemin, et la conclusion logique devrait être la loi agraire. La division des fermages devrait aboutir à la division des terres. Car d’abord, le propriétaire fermier, ne pouvant plus régler lui-même le mode selon lequel sa terre sera exploitée, n’y prendra plus aucun intérêt ; il ne sera dès lors qu’un rentier de la culture et un inutile fardeau. En second lieu, il y aurait avantage à stimuler l’activité productrice du petit fermier en en faisant un petit propriétaire. Enfin, si l’on veut empêcher « l’accaparement des grains », leur concentration en un petit nombre de mains, il ne suffit pas de supprimer les grands fermiers ; il faut supprimer les grands propriétaires qui, avec les grains reçus de chacun de leurs petits fermiers, peuvent former de vastes approvisionnements. Ainsi, malgré elle, la Révolution posait le problème de la propriété ; elle était à la fois effrayée et hantée par la loi agraire. Quand cette loi sur la division des fermages sera appliquée, Beffroy ne redoute plus la libre circulation et le libre commerce des grains. Mais en attendant, il fait en réalité du commerce des grains une sorte de service public très réglementé, et les greniers des propriétaires et des fermiers ne sont plus, comme il le reconnaît lui-même, que les sections disséminées d’un immense magasin public où les blés seraient toujours à la disposition de la République.

Lequinio, Boyer-Fonfrède soutinrent, au contraire, la thèse de la libre circulation. Boyer-Fonfrède se bornait à demander en outre des primes d’importation pour les blés étrangers. Joseph Serre, dans son discours du 3 décembre, défendit avec violence les cultivateurs, les fermiers. Il assura que seules les défiances semées par les prédications « anarchistes » créaient la disette en empêchant la libre circulation. Il demanda, presque sur un ton de menace, si on voulait aliéner à la Révolution ces fermiers, ces cultivateurs qui avaient été ses amis de la première heure, et nous commençons à pressentir la politique conservatrice à laquelle, sous le Directoire et le Consulat, se rallieront les agriculteurs aisés, fatigués du mouvement révolutionnaire qui, après les avoir servis, les menaçait. Mais surtout, et ceci est d’un effet plus prochain, Serre souleva une difficulté que l’on ne pouvait résoudre qu’en écartant toute réglementation du commerce des grains ou en étendant à tous les commerces et à toutes les marchandises la réglementation et la taxation. De quel droit, demanda-t-il, obliger le cultivateur à vendre ses denrées, et ne pas obliger les autres producteurs à vendre les denrées dont le cultivateur a besoin ? Ainsi, à sa manière et sans le vouloir, Serre ouvrait les voies au maximum universel.

« On demande la modération du prix des grains, on se tait sur les autres marchandises. Eh ! quoi ! la propriété des grains serait-elle moins sacrée aux yeux de la loi qu’une autre espèce de propriété ! Quoi ! on me livrerait à la discrétion du marchand de fer, de draps, et je serais forcé de leur livrer le produit de mes sueurs à un prix déterminé ! Quoi ! le cupide marchand, — car quoi qu’en disent les amis de je ne sais quel peuple (c’est un trait contre Marat) la cupidité est de tous les états ; les cordonniers même n’en sont pas exempts, témoins ceux de Lyon, Montpellier, et tout récemment le bon citoyen, le républicain Gerdret (Serre fait allusion aux spéculations et prévarications des fournisseurs d’armée ; pour Gerdret il semble bien que ce soit une calomnie) — le cupide marchand, dis-je, pourrait gagner le cent pour cent avec le laboureur sur ses marchandises, sans que celui-ci pût exercer sur l’autre un juste retour ! Que deviendrait donc la parité de droits, si la faveur et la protection des lois étaient toutes pour les uns, l’oubli et le mépris, le partage des autres ? Je ne m’appesantirai pas davantage sur cette mesure qui n’a pu sortir que d’un cerveau perfide ou d’une imagination en délire. Je laisse aux oiseux d’en calculer les tristes effets, si elle devait un jour servir de base à une loi…

« Eh ! quoi ! parce que le laboureur gagnerait plus à la Révolution qu’un autre en intérêts pécuniaires, voudriez-vous pour cela le soumettre à des formes, plus vexatoires, plus tyranniques que n’était pour lui le système féodal !… Eh ! quoi ! citoyens cultivateurs, les avantages que vous promettait la Révolution n’auraient été pour vous qu’une illusion, mensongère ! Vous n’auriez donc connu un instant la liberté que pour reprendre des fers plus avilissants ! Croyez-moi, si vous devez encore être la bête de somme de ces oisifs insolents, consentez, au partage des terres ; proposez vous-mêmes la loi agraire, cédez à ces marchands de paroles, à ces pitoyables aboyeurs, une partie de vos champs : qu’ils quittent leurs plumes vénales ; que leurs mains délicates viennent féconder la terre que vos malheurs ont longtemps arrosée de vos larmes, et qui a trop longtemps nourri leur vertueuse indolence ; alors vous connaîtrez leur nullité ; eux-mêmes devenus plus justes, plus sages, connaîtront vos services et vous serez vengés. »

C’est un ton de réaction furieuse : on dirait une Ligue de grands fermiers exaspérés, de capitalistes du sol prêts à se ruer sous la protection du despotisme. Du reste, la menace de Serre est explicite.

« Si vous exigiez l’application de ces lois par la force, vous armeriez infailliblement le citoyen contre le citoyen, et par là vous serviriez mieux le tyran d’Autriche que les satellites de Brunswick, ou plutôt vous aplaniriez le chemin de la royauté à quiconque serait tenté d’y parvenir. »

Ainsi déjà les parvenus de la Révolution, ceux qu’elle a affranchis et enrichis, sont prêts à la renier plutôt que de payer les frais de la défense révolutionnaire, car c’est bien de cela qu’il s’agit.

La crise des prix est évidemment l’effet de la multiplication des assignats, et c’est surtout pour parer aux dépenses de guerre, pour sauver la Révolution menacée par les traîtres et les despotes, qu’il a fallu multiplier les assignats. Quoi donc de plus raisonnable que de prévenir, par des mesures légales, la hausse excessive des grains en cette période de crise ? Et si ces mesures ne vont pas sans quelque vexation et sans quelque ennui, l’ingratitude est monstrueuse de se rebeller et de conspirer déjà, par de secrètes espérances de réaction, avec les menées contre-révolutionnaires. Oh ! ce ne sont encore que des velléités ; mais dans le déséquilibre économique et social de cette fin d’année 1792, au moment où le peuple, pour assurer sa subsistance, développe son action sur l’État et conçoit la loi comme l’instrument du salut commun, la classe des riches commence à désirer une politique de consolidation qui lui assure tout le bénéfice des avantages acquis en écartant toute agitation nouvelle. Serre traduit avec une sorte de fureur rétrograde cet état d’esprit. Mais tel est le trouble subi à ce moment par les relations des prix que, lui-même, après avoir dénoncé tout projet de taxation et de maximum comme une fantaisie délirante, prononce une parole énigmatique et qui peut mener loin :

« Proportionnez, dit-il, les salaires journaliers là où le juste et nécessaire équilibre n’existe pas. » Mais comment la Convention peut-elle ainsi proportionner le salaire au prix des journées ? Si c’est par un simple conseil, ce n’est qu’un mot. Si c’est par l’action directe et la pression des salariés eux-mêmes, leurs efforts peuvent être perpétuellement déconcertés par la variation des assignats et la variation correspondante des denrées. Et si c’est par la loi que la Convention rétablit cet équilibre « nécessaire », la voilà engagée, de proche en proche, dans l’universelle taxation.

On peut donc pressentir dès maintenant que, si la crise se développe, la Convention sera conduite, par tous les chemins, et malgré ses propres résistances, aux mesures mêmes qu’à cette fin de 1792 elle juge tout à fait dangereuses, à la fixation générale des prix.

Le député de la Vendée, Fayan, sans aller jusque-là, affirma, beaucoup plus nettement que Beffroy, l’idée du service public. Et c’est au nom des prolétaires, des sans-propriété qu’il demanda avec force une institution nationale d’approvisionnement.

« Je fixerai particulièrement votre attention sur cette classe indigente et nombreuse qui ne fait pas de récoltes ; je ménagerai l’intérêt des propriétaires, mais j’anéantirai ces gros négociants en blé, ces vils agioteurs qui, sous le spécieux prétexte de transporter l’abondance, affament tous les lieux ou font payer bien cher aux citoyens les premiers besoins de la vie. Ils calculent jusqu’à l’heure, au moment même, où le pauvre doit avoir faim. Dans une République cette espèce de marchands doit disparaître. Détruisez donc, législateurs, ces hommes avides qui vendraient aussi l’air que leurs semblables respirent s’ils pouvaient aussi l’accaparer. (Applaudissements.)

« Je n’entrerai point, quant à présent, dans le détail des avantages qu’offre le sublime projet d’établissement des greniers publics. La nécessité en est sentie par tous ceux qui travaillent de bonne foi à soulager la misère. Ce projet aura donc lieu ; mais en attendant qu’il s’accomplisse, vous devez prendre des mesures pour que chaque individu trouve à son domicile, sinon tout ce qui lui est nécessaire, au moins ses premiers besoins. Législateurs, les hommes créés par le peuple pour défendre ses droits durent l’être particulièrement pour pourvoir à ses besoins comme pères de la grande famille. Ce ne sont donc pas les négociants en blés, mais bien les municipalités, mais les districts, mais les départements, mais vous-mêmes, législateurs, qui devez être les pourvoyeurs des Français. »

La Convention hésitante demanda aux partisans de la liberté du commerce et à ceux de la réglementation, de résumer leurs raisons dans deux rapports contradictoires. J’ai trop marqué déjà les conceptions et les tendances pour qu’il soit nécessaire de les analyser. Je retiens seulement l’insistance avec laquelle Beffroy, un des rapporteurs, revient sur l’argument qu’il a déjà tiré du droit d’expropriation pour cause d’utilité publique. D’emblée se manifeste la vertu révolutionnaire cachée de ce principe, presque indéfiniment extensible.


La grande émigration du roi des marmottes.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


« Nous nous plaignons, nous, de ce qu’on regarde la propriété des grains comme plus sacrée que les autres. En effet, l’État a-t-il besoin de ma maison, de mon jardin, de mon champ ; il s’en empare et m’indemnise. Eh ! puis-je jamais être indemnisé de mes habitudes, des aisances de mon domicile, des bizarreries même de sa distribution ? Puis-je jamais être indemnisé de l’appropriement de mon jardin à mes goûts, à mon caractère, à ma fortune ? Et s’il est vrai que la société ne viole pas ma propriété en s’emparant légalement de la matière qui produit, parce qu’elle m’en paie la valeur, pourquoi n’en serait-il pas de même de la production ? »

Assez longtemps la Convention se déroba, ajourna toute résolution précise. Robespierre, lui, toujours prudent, s’était tenu dans le vague. Malgré les sommations et les railleries des modérés, il n’avait formulé aucun système, mais il avait défini et limité le droit de propriété de telle sorte qu’une vigoureuse législation protectrice du peuple pouvait à l’heure décisive intervenir.

« Quel est le premier objet de la société ? C’est de maintenir les droits imprescriptibles de l’homme. Quel est le premier de ces droits ? Celui d’exister.

« La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là, la propriété n’a été instituée ou garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre d’abord que l’on a des propriétés. Il n’est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes. Les aliments nécessaires à l’homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est nécessaire pour la conserver est une propriété commune à la société entière. Il n’y a que l’excédent qui soit une propriété individuelle et qui soit abandonné à l’industrie des commerçants. »

Il serait assez vain de chercher aujourd’hui qui avait raison à ce moment de ceux qui comptaient, pour corriger une hausse selon eux passagère, sur la seule vertu de la libre concurrence, ou de ceux qui appelaient l’intervention de l’État. La querelle du libéralisme économique et de l’interventionnisme n’est pas close. En ce qui touche les subsistances l’expérience a montré enfin, dans le cours du dix-neuvième siècle, que le commerce libre suffisait à assurer en effet l’approvisionnement en blé du pays, et si les socialistes demandent aujourd’hui un service national d’approvisionnement, ce n’est point pour parer à des chances de disette qui sont définitivement écartées ; c’est pour des raisons d’un autre ordre. Mais en 1792, avec toutes les causes de perturbation qui pouvaient fausser la vie économique, avec les inévitables inquiétudes et défiances populaires, avec le trouble des prix qui résultait des assignats, avec les manœuvres d’accaparement qui étaient la suite de ce trouble, la Révolution ne pouvait se sauver que par une vigoureuse intervention de la loi, par une organisation nationale et révolutionnaire du service des subsistances, et de toute la vie économique du pays. En octobre et novembre la crise n’est pas encore assez forte, et la volonté prolétarienne n’est pas encore assez dominante pour emporter d’emblée les hésitations et les résistances. Mais toute une élaboration théorique du droit à la vie, supérieure au droit de propriété, et tout un mouvement populaire de revendication et d’action préparent et annoncent le prodigieux effort du maximum. Ce n’est pas seulement la question des subsistances qui est posée en ce moment par les difficultés immédiates. C’est tout le régime économique et social de la Révolution qui est en cause. Pour la première fois, depuis 1789, la prospérité semble reposer sur je ne sais quoi de factice et de précaire. Pour la première fois, le trouble profond des prix semble menacer la société révolutionnaire d’un déséquilibre économique dont on redoute les conséquences prochaines plus qu’on ne peut les préciser. Et le grand problème surgit : Où va la Révolution avec ces émissions croissantes de papier-monnaie, avec ces guerres immenses et dévorantes qui absorbent les ressources du budget, et qui donnent à toute la vie économique, à toute la force de production et d’échange du pays, une direction artificielle et violente ? C’est un des plus grands titres de Saint-Just d’avoir dès lors interrogé l’abîme encore obscur, et d’avoir mis brusquement la Révolution en face du problème et du péril. Cet homme tout jeune, fanatique admirateur de Robespierre, avait un esprit singulier et puissant, à la fois lumineux et trouble. Il s’éblouissait parfois lui-même de fausses clartés, il s’ingéniait à donner à des idées simples une fausse profondeur, mais parfois aussi son esprit avait de grands éclairs jaillissants qui découvraient de vastes étendues. Et moins calculateur que Robespierre, moins réservé et discret malgré l’obscurité dont il affectait parfois de s’envelopper, il ne résistait pas à l’essor de sa propre pensée. En ces premiers mois de la Convention, il est farouche, mais il n’est point amer. Même au 28 janvier 1793, même après les luttes furieuses que le procès du roi a excitées entre la Gironde et la Montagne, il a le sentiment très net de la nécessité de l’union. Il affirme avec force la solidarité de tous les révolutionnaires devant l’histoire et le destin.

« Il faut que tout le monde oublie son intérêt et son orgueil. Le bonheur et l’intérêt particulier sont une violence à l’ordre social, quand ils ne sont point une portion de l’intérêt et du bonheur public. Oubliez-vous vous-mêmes. La Révolution est placée entre un arc de triomphe et un écueil qui nous briserait tous, votre intérêt vous commande de ne point vous diviser, quelles que soient ici les différences d’opinion ; les tyrans n’admettent point ces différences entre nous. Ou nous vaincrons tous, ou nous périrons tous.  »

Et l’isolement un peu hautain où il se complaît semble, à cette date, du recueillement plus que de l’orgueil. Il avait, bien plus que Robespierre, le sens et le souci des problèmes économiques. Il ira bien plus loin que lui dans les revendications sociales. Et tandis que Robespierre étudie surtout dans l’abstrait les rapports de la propriété et des Droits de l’homme, Saint-Just s’inquiète des conditions matérielles d’existence de la Révolution. À propos de la question des subsistances il essaie d’aller jusqu’à la racine même du désordre économique. Quoiqu’il ait le goût des formules et l’esprit intuitif et synthétique, il n’est pas toujours aisé de réduire ses idées en un système clair, car il procède par brusques échappées, et ses vues semblent parfois divergentes. On démêle pourtant la direction commune de ses pensées :

« Je ne suis point de l’avis du Comité, dit-il le 29 novembre 1792 ; je n’aime point les lois violentes sur le commerce. On peut dire au peuple ce qu’un soldat carthaginois disait à Annibal : « Vous savez vaincre, mais vous ne savez pas profiter de la victoire. » Les hommes généreux qui ont détruit la tyrannie, ignorent-ils l’art de se gouverner et de se conserver ?

« Tant de maux tiennent à un désordre profondément compliqué. Il en faut chercher la source dans le mauvais système de notre économie. On demande une loi sur les subsistances. Une loi positive là-dessus ne sera jamais sage. L’abondance est le fruit d’une bonne administration. Or la nôtre est mauvaise… Si donc vous voulez que l’ordre et l’abondance renaissent, portez la lumière dans le dédale de notre économie française depuis la révolution. »

Mais la première condition, si l’on veut guérir le mal, ce sera d’avoir un gouvernement stable, vigoureux et homogène, capable d’imprimer à un peuple fier et libre le mouvement d’ensemble que le despotisme imprime parfois aux peuples asservis.

« Les maux de ce grand peuple, dont la monarchie a été détruite par les vices de son régime économique, et que le goût de la philosophie et de la liberté tourmentait depuis longtemps, tiennent à la difficulté de rétablir l’économie au milieu de la vigueur et de l’indépendance de l’esprit public. Mais ce qui perpétue le mal, c’est l’imprudence d’un gouvernement provisoire trop longtemps souffert, dans lequel tout est confondu, dans lequel les purs éléments de la liberté se font la guerre comme on peint le chaos avant la nature.

« Examinons donc quelle est notre situation présente. Dans l’affreux état d’anarchie où nous sommes, l’homme, redevenu comme sauvage, ne reconnaît plus de frein légitime ; l’indépendance armée contre l’indépendance n’a plus de loi, n’a plus de juges, et toutes les idées de justice enfantent la violence et le crime par le défaut de garantie ; toutes volontés isolées n’en obligent aucune ; et chacun agissant comme portion naturelle du législateur et du magistrat, les idées que chacun se fait de l’ordre opèrent le désordre général.

« Il est dans la nature des choses que nos affaires économiques se brouillent de plus en plus, jusqu’à ce que la République établie embrasse tous les rapports, tous les intérêts, tous les droits, tous les devoirs, et donne une allure commune à toutes les parties de l’État. »

Jamais les modérés, jamais ceux des Girondins qui ont déclaré une guerre implacable à la Commune de Paris n’ont marqué avec plus de force les funestes effets de la dispersion des volontés, de l’universelle anarchie. Mais ce n’est pas une coterie de bourgeois brillants, éloquents et frivoles, c’est le peuple tout entier, c’est la nation tout entière que Saint-Just veut doter, par la concentration du pouvoir, des moyens de sauver la patrie. Ce n’est pas pour châtier les émeutes des villages affamés ou pour livrer au glaive les « prédicateurs d’anarchie », c’est pour rétablir l’harmonie et l’équilibre économiques par des lois d’ensemble que Saint-Just veut organiser l’unité d’action. C’est le bonheur du peuple qui assurera l’ordre, et ce bonheur même sera assuré non par des théories générales et vagues, empruntées à l’expérience décevante des peuples voisins, mais par un système de lois exactement adapté aux besoins et au génie de la France révolutionnaire. Sous leur apparence d’idéologues, les robespierristes, mais surtout Saint-Just, ont le sens aigu de la réalité :

« Un peuple qui n’est pas heureux n’a point de patrie ; il n’aime rien, et si vous voulez fonder une République, vous devez vous occuper de tirer le peuple d’un état d’incertitude et de misère qui le corrompt. Si vous voulez une République, faites en sorte que le peuple ait le courage d’être vertueux ; on n’a point de vertus patriotiques sans orgueil, on n’a point d’orgueil dans la détresse. » Admirable parole qui fait de l’universel bien-être le ressort de la liberté !

« On ne peut se dissimuler que notre économie est altérée en ce moment comme le reste, faute de lois et de justes rapports. Feraud vous a parlé d’après Smith et Montesquieu. Smith et Montesquieu n’eurent point l’expérience de ce qui se passe chez nous. Beffroy vous a fait le tableau de beaucoup d’abus ; il a enseigné des remèdes, mais n’a point calculé leur application. Roland vous a répété les conseils des économistes, mais cela ne suffit point… Ceux qui vous proposent une liberté indéfinie du commerce nous disent une très grande vérité en thèse générale, mais il s’agit des maux d’une Révolution ; il s’agit de faire une République d’un peuple épars avec les débris et les crimes de sa monarchie… J’ose dire qu’il ne peut exister un bon traité d’économie pratique. Chaque gouvernement a ses abus ; et les maladies du corps social ne sont pas moins incalculables que celles du corps humain. Ce qui se passe en Angleterre, et partout ailleurs, n’a rien de commun avec ce qui se passe chez nous. C’est dans la nature même de nos affaires qu’il faut chercher nos maladies et nos remèdes. »

Or, le grand péril pour la France de la Révolution, la cause essentielle du désordre économique, c’est la surabondance du signe, signe de métal et surtout signe de papier. Et ici Saint-Just, dépassant, par ses pressentiments, la réalité immédiate, fait un tableau admirable de la secrète et profonde perturbation qui se glisse, par l’excès d’un papier déprécié, dans toutes les relations de la vie sociale. Cette action perturbatrice s’aggrave de deux faits. D’abord, depuis quinze ou vingt ans, depuis que la culture intensive s’est développée, depuis que les terres ont pu se clore et que le libre parcours des bestiaux a été arrêté, la base de la vie économique de la France a été entamée. Elle reposait autrefois sur deux forces : la culture du blé, l’élève du bétail, qui donnait au pays le cuir et la laine dont avaient besoin ses manufactures. La vie économique de la France avait ainsi en elle-même son centre d’équilibre et son point d’appui. Elle pouvait commercer avec le dehors, exporter le superflu de ses produits ; mais c’est dans la stabilité de sa vie intérieure et nationale qu’était sa force. Au contraire, elle a aujourd’hui moins de troupeaux ; elle doit acheter au dehors ses laines et ses cuirs ; elle est donc davantage à la merci d’innombrables crises, et si c’est avec un papier déprécié qu’elle est obligée d’acheter au dehors, le déséquilibre naissant se trouve subitement aggravé. Est-ce à dire que Saint-Just condamne l’évolution économique de la France et veut rétrograder à une sorte d’état semi-pastoral ? Pas le moins du monde. Il croit, au contraire, à l’irrésistible force d’expansion du travail, de la production et des échanges. Mais il croit aussi que ces transformations sont dangereuses, qu’elles peuvent compromettre la vie profonde du pays si l’État, avec sa haute prévoyance, n’intervient pas pour les régler. C’eût été son devoir, par exemple, de ne pas laisser se perdre ou s’affaiblir l’élève des troupeaux, de ne pas laisser la France à la merci des marchés étrangers pour ses cuirs et pour ses laines, pour les matières premières de sa fabrication. Mais quel trouble ne devait pas jeter la surabondance du signe dans un pays qui, déjà, et avant même la Révolution, se livrait à une audacieuse transformation économique et bouleversait lui-même ses habitudes !

Et voici, en outre, que l’état de guerre achève de révolutionner tout le système de l’économie. Il semble que la France ne produise plus que pour forger des armes, nourrir et vêtir grossièrement des légions innombrables de soldats. Sera-ce donc là le régime définitif ? La France renoncera-t-elle aux joies délicates de la vie et aux splendeurs du luxe ? On pourrait le craindre, à voir comment, à la tribune même de la Convention, on dénonce comme un crime le luxe des « laboureurs », des grands fermiers. Non, la France ne s’acclimatera point à une vie purement militaire ou spartiate. Ainsi c’est un large développement de richesse que prévoit Saint-Just. Il faut seulement que l’État, en restreignant les émissions démesurées d’assignats qui faussent tout, et en veillant à ce que l’agriculture française offre à l’industrie des produits assez variés et une base assez large, assure l’équilibre et l’ordre dans cette richesse grandissante. Comme nous sommes loin du prétendu « ascétisme » révolutionnaire ! Et comme Saint-Just a un sens de la vie économique et sociale plus large, plus moderne que Robespierre ! Qu’on lise et qu’on médite ce discours puissant, plus sombre parfois que la réalité, mais tout passionné de vie.

« Ce qui a renversé en France le système du commerce des grains depuis la Révolution, c’est l’émission déréglée du signe. Toutes nos richesses métalliques et territoriales sont représentées : le signe de toutes les valeurs est dans le commerce, et toutes ces valeurs sont nulles dans le commerce, parce qu’elles n’entrent pour rien dans la consommation. Nous avons beaucoup de signes et nous avons très peu de choses.

« Le législateur doit calculer tous les produits dans l’État et faire en sorte que le signe les représente ; mais si les fonds et les produits de ces fonds sont représentés, l’équilibre est perdu, et le prix des choses doit hausser de moitié : on ne doit pas représenter les fonds, on ne doit représenter que les produits. (Saint-Just veut dire que les assignats, représentant la valeur même des domaines brusquement mis en vente et non pas seulement les produits annuels de ces biens, surchargent la circulation.)

« Voilà ce qui nous arrive. Le luxe est aboli ; tous les métaux achetés chèrement ou retirés des retraites où le faste les retenait, ont été convertis en signes. Il ne reste plus de métaux ni de luxe pour l’industrie. Voilà le signe doublé de moitié. Si cela continue, le signe enfin sera sans valeur ; notre change sera bouleversé, notre industrie tarie, nos ressources épuisées : il ne nous restera plus que la terre à partager et à dévorer.

« Lorsque je me promène au milieu de cette grande ville, je gémis sur les maux qui l’attendent, et qui attendent toutes les villes si nous ne prévenons pas la ruine totale de nos finances. Notre liberté aura passé comme un orage et son triomphe comme un coup de tonnerre… Que nous importent les jugements du monde ? Ne cherchons point la sagesse si loin de nous. Que nous serviraient les préceptes du monde après la perte de la liberté ? Tandis que nous attendons le tribut de lumière des hommes et que nous rêvons le spectacle de la liberté du globe, la faiblesse humaine, les abus en tous genres, le crime, l’ambition, l’erreur, la famine, qui n’ajournent point leurs ravages, nous ramènent en triomphe à la servitude. On croirait que nous désirons l’esclavage, en nous voyant exposer la liberté à tant d’écueils. Nous courons risque de nous perdre si nous n’examinons pas enfin où nous en sommes et quel est notre but. La cherté des subsistances et de toutes choses vient de la disproportion du signe ; les papiers de confiance augmentent encore la disproportion ; car les fonds d’amortissement sont en circulation ; l’abîme se creuse tous les jours par les nécessités de la guerre. Les manufactures ne sont rien, on n’achète point, le commerce ne roule guère que sur les soldats. Je ne vois plus dans le commerce que notre imprudence et notre sang : tout se change en monnaie ; les produits de la terre sont accaparés ou cachés. Enfin, je ne vois plus dans l’État que de la misère, de l’orgueil et du papier. Je ne sais pas de quoi vivent tant de marchands ; on ne peut point s’en imposer là-dessus : ils ne peuvent plus subsister longtemps. Je crois voir dans l’intérieur des maisons les familles tristes, désolées ; il n’est pas possible que l’on reste longtemps dans cette situation. Il faut lever le voile : personne ne se plaint, mais que de familles pleurent solitairement ! Vous vous flattez en vain de faire une République si le peuple affligé n’est pas en état de la recevoir.

« On dit que les journées de l’artisan augmentent en proportion du prix des denrées, mais si l’artisan n’a point d’ouvrage, qui paiera son oisiveté ? Il y a dans Paris un vautour secret. Que font maintenant tant d’hommes qui vivaient des habitudes du riche ? La misère a fait naître la révolution, la misère peut la détruire. Il s’agit de savoir si une multitude qui vivait, il y a peu de temps, des superfluités, du luxe, des vices d’une autre classe, peut vivre de la simple corrélation de ses besoins particuliers. Cette situation est très dangereuse ; car si l’on n’y gagne que pour ses besoins, la classe commerçante n’y peut point gagner pour ses engagements, ou le commerce, étant enfin réduit à la mesure de ses modiques besoins, doit bientôt périr par le change. Ce système ruineux s’établira dans tout l’empire. Que ferons-nous de nos vaisseaux ? Le commerce d’économie a pris son assiette dans l’univers ; nous ne l’enlèverons point aux Hollandais, aux Anglais, aux autres peuples. D’ailleurs, n’ayant plus ni denrées à exposer, ni signe respectable chez l’étranger, nous serions enfin réduits à renoncer à tout commerce.

« Nous ne nous sommes pas encore demandé quel est notre but et quel système de commerce nous voulons nous frayer. Je ne crois pas que votre intention soit de vivre comme les Scytes et les Indiens. Nos climats et nos humeurs ne sont propres ni à la paresse ni à la vie pastorale, et cependant nous marchons, sans nous en apercevoir, vers une vie pareille.

«… Le laboureur, qui ne veut point mettre de papier dans son trésor, vend à regret ses grains. Dans tout autre commerce, il faut vendre pour vivre de ses produits. Le laboureur, au contraire, n’achète rien : ses besoins ne sont pas dans le commerce. Cette classe était accoutumée à thésauriser tous les ans en espèces une partie du produit de la terre ; aujourd’hui, elle préfère de conserver ses grains à amasser du papier. Il résulte de là que le signe de l’État ne peut point se mesurer avec la partie la plus considérable des produits de la terre qui sont cachés, parce que le laboureur n’en a pas besoin et ne met guère dans le commerce que la portion des produits nécessaires pour acquitter ses fermages.

« Quelqu’un ici s’est plaint du luxe des laboureurs. Je ne décide pas si le luxe est bon en lui-même ; mais si nous étions assez heureux pour que le laboureur aimât le luxe, il faudrait bien qu’il vendît son blé pour acheter les superfluités. Il faudra du luxe dans votre République ou des lois violentes contre le laboureur qui perdront la République.

«… Il faut donc que le législateur fasse en sorte que le laboureur dépense ou ne répugne point à amasser le papier ; que tous les produits de la terre soient dans le commerce et balancent le signe. Il faut équipoller les signes, les produits, les besoins : voilà le secret de l’administration économique… L’empire est ébranlé jusque dans ses fondements ; la guerre a détruit les troupeaux ; le partage et le défrichement des communes achèvera leur ruine ; et nous n’aurons bientôt ni vins, ni viandes, ni toisons. Il est à remarquer que la famine s’est surtout faite sentir depuis l’édit de 1763, soit qu’en diminuant les troupeaux on ait diminué les engrais, soit que l’extrême abondance ait frayé le chemin aux exploitations inconsidérées.

Les Émigrés à Rome.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Vous serez forcés un jour à encourager le laboureur à aménager ses terres et à partager son industrie entre les grains et les troupeaux. Il ne faut pas croire qu’une portion de la terre étant mise en pâturage, l’autre portion ne suffira plus à nos besoins ; on aura plus d’engrais, et la terre, mieux soignée, rapportera davantage. On tarira le commerce des grains ; le peuple aura des troupeaux pour se nourrir et se vêtir ; nous commercerons de nos cuirs et de nos laines. Il y a trente ans, la viande coûtait 4 sous la livre ; le drap, 10 livres ; les souliers, 50 sous ; le pain, 1 sou ; les pâturages n’étaient point défrichés ; ils l’ont été depuis, et pour ne point prendre l’instant de cette crise passagère pour exemple, en 1787, le drap valait 20 livres, la viande 8 sous, les souliers 5 et 6 livres, le pain 2 sous et demi. Qu’avons-nous gagné à défricher les landes et les collines ? Nous avons porté notre argent en Hollande et en Angleterre, d’où nous avons tiré nos cuirs ; nous avons vendu nos grains pour nous vêtir, nous n’avons travaillé que pour l’Europe…

« Voilà notre situation : nous sommes pauvres comme les Espagnols par l’abondance de l’or ou du signe, et la rareté des denrées en circulation. Nous n’avons plus ni troupeaux, ni laines, ni industrie dans le commerce. Les gens industrieux sont dans les armées et nous ne trafiquons qu’avec le trésor public, en sorte que nous tournons sur nous-mêmes et commerçons sans intérêt.

« Si je ne me trompe, ce qui vaut aujourd’hui un écu, en supposant que nous ne changions pas de système, vaudra 10 livres dans huit mois. Il sera fabriqué environ pour 200 000 000 d’espèces ; le signe représentatif de tous les biens des émigrés sera en émission ; on remplacera l’arriéré des impôts par des émissions d’assignats, et le capital des impôts sera en circulation, avec le signe représentatif de l’arriéré. Le peuple alors gémira sous le portique des législatures ; la misère séditieuse ébranlera vos lois, les rentes fixes seront réduites à rien ; l’État même ne trouvera plus de ressources dans la création des monnaies : elles seront nulles. Nous ne pourrons pas honorablement payer nos dettes avec ces monnaies sans valeur. Alors quelle sera notre espérance ? ’La tyrannie sortira vengée et victorieuse des émeutes populaires. »

C’est le discours le plus pessimiste qui ait été prononcé à la Convention, et cette sombre prophétie s’accomplira dans la période où l’extrême discrédit de l’assignat, la misère générale et l’anarchie prépareront la voie à la dictature militaire. Saint-Just force les couleurs sans doute à dessein, pour avertir à temps le pays.

Mais quel est le remède ? Il semble bien que le plus efficace serait d’arrêter la guerre le plus vite possible puisque c’est elle qui dévore les ressources de la Révolution. Saint-Just n’ose pas le demander, ou plutôt il n’ose pas espérer le retour prochain de la paix. Il sait, au contraire, et il dit que les nations commerçantes n’attendent, elles aussi, qu’une occasion favorable pour entrer en ligne contre nous. Mais il est certain qu’il désire qu’un pouvoir révolutionnaire, vigilant et fort, soit en état de négocier et de mettre un terme à la guerre dont Robespierre, à l’origine, ne voulait pas. En attendant, il faut d’abord que la guerre arrive à se nourrir elle-même.

« Si vos armées conquièrent la liberté pour les peuples, il n’est point juste que vous vous épuisiez pour ces peuples : ils doivent soulager notre trésor public, et dès lors nous avons moins de dépenses à faire pour entretenir nos armées. »

Redoutable expédient ! Il faut, en second lieu, soutenir la valeur de l’assignat, et cela de deux manières. Il faut d’abord assurer le crédit public en écartant à jamais toute pensée, toute tentative de démembrement fédéraliste, car avec des provinces fédérées que deviendrait l’assignat, signe central et national ?

« Je n’ose le dire, si l’empire venait à se démembrer, l’homme qui attache quelque prix à l’aisance se demande à lui-même ce que deviendraient en ses mains des richesses fictives dont le cours serait circonscrit. Vous avez juré de maintenir l’unité, mais la marche des événements est au-dessus de ces sortes de lois, si la constitution ne les consacre pas. »

Mais surtout, il est nécessaire de limiter les émissions.

« Le vice de notre économie étant dans l’excès du signe, nous devons nous attacher à ne pas l’augmenter, pour ne pas accroître la dépréciation. Il faut décréter le moins de monnaies qu’il nous sera possible ; mais, pour y parvenir, il faut diminuer les charges du trésor public, soit en donnant des terres à nos créanciers, soit en affectant les annuités à leur acquittement, sans créer de signe ; car cette méthode corrompt l’économie, et, comme je l’ai démontré, bouleverse la circulation et la proportion des choses. Si vous vendez, par exemple, les biens des émigrés, le prix anticipé de ces fonds, inertes par eux-mêmes, sera en circulation et se mesurera contre les produits qui représentent trente fois moins. Comme ils seront vendus très cher, les produits renchériront proportionnellement, comme il est arrivé des biens nationaux et vous serez toujours en concurrence avec vous-mêmes. » (Notez au passage que Saint-Just constate aussi que les biens nationaux ont été vendus très cher.)

Je ne sais ce que valait la combinaison indiquée par Saint-Just. Sans doute, les créanciers de l’État n’auraient pas accepté en remboursement ces contrats à terme ; et s’ils les avaient négociés, c’est une autre forme de papier qui serait venue faire concurrence aux assignats, et qui aurait surchargé la circulation comme firent plus tard les mandats territoriaux. Je ne discute pas non plus les thèses économiques particulières de Saint-Just. La hausse des prix qu’il signale depuis 1763 ne tient probablement pas à la réduction des pâturages et de l’élevage, mais à l’accroissement général de la vie économique et à l’abondance du numéraire. L’intérêt de son discours n’est pas là. Il est dans la vigueur, dans la netteté avec lesquelles, s’élevant au-dessus du problème des subsistances, il posait la question générale :

« Vous déciderez si le peuple français doit être commerçant ou conquérant. »

Et surtout, ce qui est à retenir, c’est le pressentiment des crises prochaines : c’est la haute conscience qu’a Saint-Just des périls de tout ordre dont la Révolution est menacée si elle n’est pas unie, si elle n’a pas une marche décidée et vigoureuse.

Oui, à cette date, il n’y avait encore aucune difficulté irrémédiable, aucun danger mortel. Ni les embarras naissants des finances, ni le déséquilibre économique grandissant, ni les conspirations royalistes, ni les menées cléricales, ne pouvaient briser ou ébranler la force révolutionnaire, si elle ne se divisait point contre elle-même.

Mais, dès les premiers jours de la Convention, éclatait un furieux esprit de faction. C’est la Gironde qui a la responsabilité de ces luttes forcenées. Elle pouvait aisément jouer un grand rôle d’union et d’action. Dans l’ensemble du pays elle était victorieuse. La majorité de la Convention lui était dévouée. C’est à ses hommes que tout d’abord elle confie le bureau de l’Assemblée, la présidence, le secrétariat.

Les succès mêmes remportés au dehors, en septembre, octobre et novembre, semblaient la justification de sa politique belliqueuse et ajoutaient à sa force. Si elle n’avait pas abusé misérablement de sa puissance et de son crédit, si elle s’était rapprochée de Danton, si elle avait fait une juste place dans les grandes Commissions, surtout dans la Commission de Constitution, aux élus de Paris et aux démocrates robespierristes, elle aurait peu à peu éteint toutes les haines, amorti les tristes souvenirs de septembre et donné à la Révolution un incomparable élan. À ce moment, les adversaires de la Gironde n’étaient redoutables pour elle que si elle les persécutait. Robespierre n’était pas en crédit. Son union étroite avec la Commune de Paris, dont les allures dictatoriales avaient effrayé ou offensé même les démocrates d’extrême-gauche, le rendait presque suspect à l’immense majorité de la Convention. De plus, les succès éclatants et enivrants des armées républicaines semblaient un démenti à ses prévisions sombres, une condamnation de sa politique de paix. En ces heures d’éblouissement, la Gironde pouvait dire : C’est la guerre voulue par nous qui a débarrassé la France de la royauté traîtresse et porté la force de la liberté chez les peuples voisins. Robespierre était donc réduit à la défensive ; et seules, les fautes de ses ennemis pouvaient le tirer de ce pas difficile, le ramener au premier plan de la Révolution. Marat était, à la Convention, l’objet d’une sorte de répulsion générale. Baudot, qui avait l’esprit large et qui n’aimait point les Girondins, écrit dans ses notes :

« Le nom de Marat et le souvenir de sa personne m’inspirent un tel dégoût que j’ai évité d’en parler. D’ailleurs, les uns le regardaient comme un insensé, les autres le méprisaient, tous le rejetaient de leur patronage. »

Garat, qui affecte dans ses Mémoires une sorte d’équilibre entre la Gironde et la Montagne, parle de Marat avec une violence déclamatoire :

« Là, je voyais s’agiter avec le plus de tumulte, un homme à qui sa face couverte d’un jaune cuivré donnait l’air de sortir des cavernes sanglantes des anthropophages ou du seuil embrasé des enfers, qu’à sa marche convulsive, brusque, coupée, on reconnaissait pour un de ces assassins échappés aux bourreaux, mais non aux furies, et qui semblent vouloir anéantir le genre humain pour se dérober à l’effroi que la vue de chaque homme leur inspire. »


Sur les frontières du Luxembourg.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Visiblement, à la Montagne même, Marat était un isolé. Il avoue que ceux qui étaient le moins sévères pour lui le trouvaient excessif et compromettant. De toutes parts on le pressait d’être modéré, prudent ; et lui-même, dans les premiers jours de la Convention, s’efforçait d’être calme, de ne pas étendre à toute l’Assemblée sa haine soupçonneuse et ses dénonciations. Il écrit dans le numéro 1 de son Journal de la République Française, après la première séance de la Convention :

« Ensuite, elle a passé à la formation du bureau, et elle a nommé président Petion, maire de Paris, et Camus, Condorcet, Brissot, Roland, Lasource et Vergniaud, secrétaires. Les penseurs qui sont au fait des intrigues de la faction Guadet-Brissot ne seront pas surpris de la voir portée d’emblée au bureau, dont la redoutable influence est bien connue. Quant aux lecteurs moins instruits, je les renvoie aux lettres dont Gualet, Brissot, Vergniaud et Lasource ont inondé les départements pour capter les corps électoraux en faveur de Condorcet et Sieyès, qui ne pouvaient espérer d’être nommés par celui de Paris, dont ils étaient trop connus. On n’a pas oublié que c’est à cette faction, si longtemps prostituée à Mottié, que nous devons la guerre avec les puissances liguées, la fatale sécurité où elle nous a entretenus par l’étalage trompeur des forces que nous n’avions point, l’aveugle confiance que nous avions en nos généraux perfides, et les malheurs qui en ont été la suite inévitable.

« J’abandonne mes lecteurs à leurs réflexions. Qu’ils n’aillent cependant pas conclure que la grande majorité de la Convention nationale soit mal composée ; je la crois excellente, malgré ce début ; elle a pu, sans doute, être entraînée d’abord par des intrigants ; mais elle ne tardera pas à ouvrir les yeux, et elle marchera désormais d’un pas ferme dans le chemin de la liberté, lorsqu’il sera question de consacrer les droits du peuple, d’établir l’empire de la justice et de sauver la patrie. »

Ainsi Marat se surveille et se contraint jusqu’à louer une Assemblée dont le premier acte a été de porter à son bureau la faction girondine. Il annonce lui-même, expressément, sous le titre : Nouvelle marche de l’auteur, qu’il va mettre une sourdine à ses attaques, faire violence à ses colères. Il sent qu’à continuer ses polémiques sans mesure ou ses excitations sanglantes, il deviendra suspect même aux plus ardents patriotes ; et plus encore que Robespierre, c’est à une attitude défensive que d’abord il est réduit :

« Depuis l’instant où je me suis dévoué pour la patrie, je n’ai cessé d’être abreuvé de dégoûts et d’amertume ; mon plus cruel chagrin n’était pas d’être en butte aux assassins, c’était de voir une foule de patriotes sincères mais crédules se laisser aller aux perfides insinuations, aux atroces calomnies des ennemis de la liberté sur la pureté de mes intentions, et s’opposer eux-mêmes au bien que je pouvais faire. Longtemps mes calomniateurs m’ont représenté comme un traître qui vendait sa plume à tous les partis ; des milliers d’écrits répandus dans la capitale et les départements propageaient ces impostures ; elles se sont évanouies en me voyant attaquer également tous les partis antipopulaires ; car le peuple dont j’ai toujours défendu la cause aux dépens de ma vie ne soudoie jamais ses défenseurs.

« Cette arme meurtrière, je l’ai brisée dans les mains de mes calomniateurs, mais ils n’ont cessé de m’accuser de vénalité que pour m’accuser de fureur : les lâches, les aveugles, les fripons et les traîtres se sont réunis pour me peindre comme un fou atrabilaire, invective dont les charlatans encyclopédistes gratifiaient l’auteur du Contrat social. Trois cents prédictions sur les principaux événements de la Révolution justifiées par le fait m’ont vengé de ces injures ; les défaites de Tournai, de Mons, de Courtrai, le massacre de Dillon, de Semonville, l’émigration de presque tous les officiers de ligne, les tentatives d’empoisonner le camp de Soissons, la destitution successive de Mottié, de Luckner, de Montesquieu ont mis le sceau à mes tristes présages, et le fou patriote a passé pour prophète.

« Que restait-il à faire aux ennemis de la patrie pour m’ôter la confiance de mes concitoyens ? Me prêter des vues ambitieuses en dénaturant mes opinions sur la nécessité d’un tribun militaire, d’un dictateur et d’un triumvir pour punir les machinateurs, protégés par le corps législatif, le gouvernement et les tribunaux jusqu’ici leurs complices ; me présenter comme le prête-nom d’une faction ambitieuse, composée des patriotes les plus chauds de l’empire. Imputations absurdes ! Ces opinions me sont personnelles, et c’est un reproche que j’ai souvent fait aux plus chauds patriotes d’avoir repoussé cette mesure salutaire, dont tout homme, instruit de l’histoire des Révolutions, sent l’indispensable nécessité : mesure qui pouvait être prise sans inconvénient en limitant sa durée à quelques jours, et en bornant la mission des préposés à la punition prévôtale des machinateurs ; car personne au monde n’est plus révolté que moi de l’établissement d’une autorité arbitraire, confiée aux mains même les plus pures, pour un terme de quelque durée. Au demeurant, c’est par civisme, par philanthropie, par humanité que j’ai cru devoir conseiller cette mesure sévère, commandée pour le salut de l’empire. Si j’ai conseillé d’abattre cinq cent têtes criminelles, c’était pour en épargner cinq cent mille innocentes. »

La monstrueuse puérilité du plan de dictature prévôtale de Marat éclate. La Révolution ne pouvait, sans tomber sous le plus affreux despotisme, donner ainsi à un homme, même pour quelques jours, le droit absolu et sans contrôle de vie et de mort. Comment, quand toute une nation fait ainsi l’abandon complet de son être, peut-elle ensuite le ressaisir à la date qu’elle a fixée ? La dictature sanglante se perpétue nécessairement. Et s’il était possible, en effet, d’y mettre un terme, de la borner à quelques jours, à quoi servirait-elle ? Il est enfantin de supposer qu’un homme armé du glaive pourra trancher toutes les résistances, frapper au secret profond des cœurs toutes les pensées hostiles.

Quand bien même il parviendrait à déraciner ainsi toutes les forces cachées de contre-révolution, le cours même des événements susciterait bientôt de nouveaux conflits, de nouvelles difficultés, et Marat devrait demander un nouveau tribunat militaire. Ce que Marat prenait pour une pensée profonde et hardie d’homme d’État n’était qu’un délire d’enfant. Mais ce qui importe, à cette date, c’est qu’il était condamné à se défendre, et que même cette méthode violente qu’il justifie, il est obligé d’en annoncer l’abandon.

« Le despotisme est détruit, la royauté est abolie, mais leurs suppôts ne sont pas abattus ; les intrigants, les ambitieux, les traîtres, les machinateurs sont encore à tramer contre la patrie, la liberté a encore des nuées d’ennemis. Pour la faire triompher, il faut découvrir leurs projets, dévoiler leurs complots, déjouer leurs, intrigues ; il faut les démasquer et les réprimer dans nos camps, dans nos sections, à nos municipalités, nos directoires, nos tribunaux, dans la Convention nationale, elle-même. Comment y parvenir si les amis de la patrie ne s’entendent pas, s’ils ne réunissent leurs efforts ! Ils pensent tous qu’on peut triompher des malveillants sans s’en défaire. Soit, je suis prêt à prendre les voies jugées efficaces par les défenseurs du peuple ; je dois marcher avec eux.

« Amour sacré de la patrie, je t’ai consacré mes veilles, mon repos, mes jours, toutes les facultés de mon être ; je t’immole aujourd’hui mes préventions, mes ressentiments, mes haines. À la vue des attentats des ennemis de la liberté, à la vue de leurs outrages contre ses enfants, j’étoufferai, s’il se peut, dans mon sein, les mouvements d’indignation qui s’y élèveront ; j’en tendrai, sans me livrer à la fureur, le récit du massacre des vieillards et des enfants égorgés par de lâches assassins ; je serai témoin des menées des traîtres à la patrie, sans appeler sur leurs têtes criminelles le glaive des vengeances populaires.

« Divinité des âmes pures, prête-moi des forces pour accomplir mon vœu ! Jamais l’amour-propre ou l’obstination ne s’opposera chez moi aux mesures que prescrit la sagesse ; fais-moi triompher des impulsions du sentiment, et si les transports de l’indignation doivent, un jour, me jeter hors des bornes et compromettre le salut public, que j’expire de douleur avant de commettre cette faute ! »

Ce que vaudra ce vœu de Marat et combien de temps il y sera fidèle, on le devine rien qu’aux imprécations qui s’y mêlent. Mais enfin ses amis, ceux qu’il appelle lui-même les défenseurs de la liberté, obtiennent de lui, à ce moment, qu’il renonce à toute provocation au meurtre, qu’il abandonne cette idée d’une dictature de sang qui était jusque-là tout son programme. Marat, à cette date, n’a plus confiance en lui-même, en ses conceptions et en ses méthodes. Il s’épouvante des suspicions qui grandissent autour de lui. Il se demande si, avec sa manie de tribunal militaire ou de triumvirs, il n’a pas fourni à la Gironde le prétexte souhaité à la terrible accusation de dictature et de triumvirat portée contre Robespierre, Danton, et lui-même. Et il était perdu si la Gironde avait eu assez de sagesse et de hauteur d’esprit pour le laisser se débattre en ces contradictions et ces désaveux, si elle avait eu assez de désintéressement pour ne pas tenter d’exploiter contre toute une partie de la Révolution, contre la démocratie robespierriste, contre Paris, contre Danton, l’horreur qu’inspirait Marat. Mais la Gironde, en cette première période décisive de la Convention, ne songea qu’à écraser ses rivaux. Il lui était facile de grouper à peu près toutes les forces, de hâter le jugement du roi, de préparer, par l’accord de tous les révolutionnaires, une Constitution démocratique et populaire où la force du pouvoir serait vraiment l’instrument de la volonté nationale. Il lui était facile de donner aux armées l’impulsion

Dévouement à la Patrie.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


décisive, d’établir, avec l’appui de Danton qui souffrait de l’anarchie administrative, l’ordre, la cohésion et la responsabilité dans les bureaux de la guerre. Et ainsi puissamment armée pour la lutte, elle pouvait surveiller et contenir les événements, guetter les occasions de paix, limiter l’expansion belliqueuse de la France, désarmer ou diviser l’Europe par sa modération éclatante et par son désintéressement et ramener peu à peu, vers les entreprises intérieures de richesse et de prospérité, les énergies de la France qui se déchaînaient et se dissipaient au dehors.

Ce programme ne supposait aucune clairvoyance surhumaine. Il répondait à l’idéal de Condorcet. Il répondait aussi à ce qu’il y avait de meilleur, de plus impersonnel et de plus sain dans la pensée de Robespierre et de Saint-Just. Il était conçu et voulu par Danton avec une netteté souveraine. Il ne dépendait donc que de la Gironde de le formuler et de l’accomplir. Elle l’aurait pu si elle s’était élevée, un moment, au-dessus des intérêts de faction, des rancunes, des vanités et des intrigues. Elle préféra se vouer tout entière à ses ambitions exclusives, à ses mesquines rancunes, à son orgueil frivole, à ses calomnies oratoires. C’est là, à mes yeux, son grand crime historique : et ce crime, elle l’expiera, car elle se perdit en compromettant la Révolution.

Les Roland et leur ami Buzot jouèrent surtout un rôle funeste. Il n’y avait pas, dans une commune de France, de désordre, si léger fût-il, sans que Roland vînt gémir auprès de la Convention et dénoncer l’anarchie. Des incidents les plus minuscules et que la seule action régulière de la Convention aurait apaisés ou prévenus, il tirait des conclusions mélodramatiques. La tactique à suivre pourtant était bien simple : que la Convention se mette à l’œuvre, qu’elle déploie contre le roi traître et parjure la vigueur des lois révolutionnaires, qu’elle fasse front à l’étranger, qu’elle organise la République par des lois sages et vastes et elle trouvera, dans son union et dans son action, assez de force pour que les prétentions excessives de la Commune de Paris tombent peu à peu d’elles-mêmes et que toutes les énergies de la Révolution retrouvent leur proportion et leur équilibre. Mais non : Roland cherche à agiter la Convention, en lui dénonçant les agitateurs. Il s’applique à la mettre tout de suite en défiance contre Paris. « La France se déchire, écrit-il à la Convention le 23 septembre ; tout se désorganise ; ce danger est extrême. Paris, qui a tant fait pour le bien de l’Empire, pourrait-il devenir la cause de ses malheurs ? » Et quels sont les faits qui justifient ces paroles tragiques, ce tocsin d’alarme ? Rien de précis, rien de grave. À peine peut-il, le lendemain 24 septembre, signaler les désordres de Châlons-sur-Marne. « Les exécutions populaires, qui ont nouvellement eu lieu à Chalons-sur-Marne, ont mis en fuite le procureur général syndic du département et le directeur des postes de cette ville. Je ne sais s’ils étaient coupables, mais ils le sont par leur fuite, car il faut savoir mourir à son poste. »

Ainsi, c’est pour un incident local et sans avoir même attendu un rapport c’est sans savoir les causes de l’émeute et la responsabilité des fonctionnaires en fuite, que Roland demande à la Convention des mesures de répression et de terreur ! Écoutez encore, et jugez du parti pris funeste d’affolement qui conduit la Gironde : « Le courrier, arrêté dernièrement sur la route des armées, a retardé les dépêches de douze heures, quelque précipités qu’aient été les mouvements qu’on s’est donnés pour réparer cette indiscrète maladresse. »

Quoi ! parce qu’au passage d’un courrier quelques citoyens auront eu une défiance indiscrète en effet et maladroite, parce que, hantés par le souvenir de Varennes, par toutes les trahisons du roi, des prêtres et des nobles, irrités contre l’émigration croissante des aristocrates qui vont grossir les rangs de l’ennemi, ils auront arrêté ce courrier qu’ils supposaient porteur de messages suspects, il faut bouleverser la Convention, réclamer des mesures de rigueur, dénoncer Paris ! Car il se trouve, dans le plan de Roland et des Girondins, que Paris doit être rendu responsable de toutes les agitations, même les plus lointaines. C’est parce que la Commune de Paris a été insolente, c’est parce qu’elle a envoyé en province des commissaires, c’est parce qu’elle y a répandu l’esprit d’anarchie, qu’un courrier a été arrêté par quelques citoyens soupçonneux. Paris répand « la défiance ». Que Paris soit suspect. Tant que les nouveaux Conventionnels n’étaient pas encore arrivés à Paris, on cherchait, par les journaux de la Gironde, par les articles de Brissot, par les proclamations tendancieuses de Pétion, par les communications de Roland à la Législative, par ses affiches gémissantes et ses lettres élégiaques, à persuader aux nouveaux élus que Paris n’était plus qu’une caverne de brigands.

À l’épreuve, et dès les premiers jours, il apparut sans doute à bien des Conventionnels qu’il y avait beaucoup d’exagération en ces noirs propos.

D’abord, le jour même où ils se réunirent il n’y eut, malgré les sombres rumeurs auxquelles Pétion complaisamment avait fait écho, aucun attentat sur les membres de l’Assemblée : ni violence, ni menace. Dès le lendemain même de son arrivée à Paris, le Conventionnel Le Bas écrit à son père : — Paris, 21 septembre, l’an 4e de la liberté, 1er de l’égalité. — Je suis arrivé ici hier à cinq heures, mon cher père. J’ai été sur-le-champ faire vérifier mes pouvoirs. La Convention nationale est formée… Paris est plus tranquille qu’on ne me l’avait annoncé. Les travaux du camp près cette ville avancent. Le zèle qui porte les citoyens aux frontières n’est pas ralenti. On ne peut s’en faire une idée juste dans notre froid pays. »

Ainsi les Conventionnels, au lieu d’entrer dans un enfer d’anarchie, dont la fumée ne tarderait pas à couvrir toute la France, trouvèrent la grande ville ordonnée et calme, ardente seulement de patriotisme. Alors la tactique de la Gironde se renversait ; elle faisait peur aux députés des désordres qui se produiraient au loin et où se répercutait l’action dissolvante de la Commune.

Pour ne pas laisser le temps à la Convention de s’apercevoir qu’elle était jouée, c’est de parti pris et dans l’intérêt d’une faction que toutes les couleurs avaient été poussées au noir, que Roland et ses amis l’étourdissent, dès les premiers jours, de propositions violentes. On vient de voir le rapport de Roland, plein d’insinuations et vide de faits. À ce rapport misérable, la Gironde fait écho dans la Convention par un mot terrible : l’échafaud. Ce serait à peine croyable si les procès-verbaux n’étaient pas là. À peine la lettre de Roland est-elle lue que Kersaint monte à la tribune : « Il est temps, en effet, d’appeler l’attention de la Convention nationale sur les excès, sur les violences, sur les brigandages, dont les départements se plaignent chaque jour. Il est temps d’élever des échafauds pour ceux qui commettent des assassinats et pour ceux qui les provoquent… On agite le peuple ; on le pousse dans l’anarchie ; c’est le dernier coup de nos ennemis. »

Visiblement, le coup a été préparé entre la Gironde et les Roland. Buzot intervint : il portait à la tribune les mesquineries pédantesques de Roland et les rancunes véhémentes de sa femme. Lui-même était aigri et meurtri. À la fin de la Constituante, il avait fait partie de l’opposition d’extrême gauche avec Robespierre. Rentré dans l’obscurité et dans le néant de sa province, il avait souffert silencieusement, orgueilleusement.

Il avait contracté une sorte de haine inconsciente contre ceux de ses compagnons de lutte dont le nom, comme celui de Robespierre, avait continué à grandir ; romantique, bilieux et faible, il avait pris pour les révoltes de sa fierté les souffrances obscures de sa vanité. Cette obsession maladive de soi éclate dans ses Mémoires. Médiocre disciple de Jean-Jacques, il en a retenu une disposition dangereuse à s’exalter dans la solitude, à se nourrir amèrement de sa propre vertu.

« Né avec un caractère d’indépendance et de fierté qui ne plia jamais sous le commandement de personne, comment pourrais-je supporter l’idée d’un maître héréditaire et d’un homme inviolable ? La tête et le cœur remplis de mon histoire grecque et romaine, et des grands personnages qui dans ces anciennes républiques honorèrent le plus l’espèce humaine, je professai dès mon plus jeune âge leurs maximes ; je me nourris de l’étude de leurs vertus. Ma jeunesse fut presque sauvage ; mes passions concentrées dans un cœur ardent et sensible, furent violentes, extrêmes, mais bornées à un seul objet, elles étaient toutes à lui. Jamais le libertinage ne flétrit mon âme de son souffle impur… Avec quel charme je me rappelle encore cette époque heureuse de ma vie qui ne peut plus revenir où, le jour, je parcourais silencieusement les montagnes et les bois de la ville qui m’a vu naître, lisant avec délices quelque ouvrage de Plutarque ou de Rousseau… Quelquefois, assis sur l’herbe fleurie, à l’ombre de quelques arbres touffus, je me livrais dans une douce mélancolie aux souvenirs des peines et des plaisirs qui avaient tour à tour agité les premiers jours de ma vie. »

À l’Assemblée constituante il souffrit de n’être pas au premier plan : « On ne peut pas me reprocher d’avoir porté envie à la gloire que mes collègues des communes se sont acquise dans cette assemblée. Si j’avais eu la volonté de mériter une réputation brillante, je n’avais qu’à suivre la marche facile et simple que je m’étais ouverte à Versailles dans les premiers jours de la Révolution française : cependant je me condamnai promptement au silence, il est inutile d’en expliquer ici la raison. »

Je ne sais point le sens de ces paroles mystérieuses. Buzot qui dès la Constituante connaissait Mme  Roland en fut-il dès lors amoureux ? Souffrit-il dans son amour de la place plus grande que Lanthenas et Bancal paraissaient tenir alors dans le cœur de la femme aimée ? Mais il lui resta de ce silence, de cette inaction prolongée, de cette rechute dans l’obscurité après quelques heures d’éclat, l’amertume secrète des hommes qui croient n’avoir pas rempli leur destinée et donné leur mesure. Il arrivait donc à la Convention avec un cœur impatient et troublé, qui devait pour ainsi dire, déformer toutes choses. À peine retrouva-t-il Mme  Roland, à peine conçut-il sans doute je ne sais quel espoir d’en être aimé, son inquiétude d’amour et son inquiétude de gloire se confondirent. À servir les haines et les passions de Mme  Roland, il soulageait l’orgueil amer de son propre cœur et il entrait dans les sympathies de la femme aimée. Mais quelle âpreté soudaine ! quel langage provocateur ! quel étalage du moi !

« Il faut que nous connaissions au vrai la situation de Paris, et lorsque mes frères vont sur les frontières défendre la patrie, il faut que je sache quel est le terrain mobile sur lequel je suis ; il faut qu’un comité vous propose une loi contre ces hommes infâmes qui, par des haines et des vengeances particulières, pourraient me poignarder, moi, en trompant ce même peuple dont ma voix doit être écoutée, car je suis le même qu’en 1791. »

Toute la Gironde a, dès lors, l’hallucination du poignard. Tandis que le jeune Le Bas, avec son esprit calme et son âme sobre, constate que Paris est tranquille, Buzot perdant tout sang-froid se crée à lui-même, avec une violence où je sens le factice et le parti pris, des fantômes d’horreur et de terreur. Il dit dans ses Mémoires :

« Je cédai donc, je partis pour la Convention ; mais je délibérai bientôt si je ne reprendrais pas le chemin de mon paisible ermitage, tant j’éprouvai d’horreur au spectacle hideux de la ville de Paris et de la Convention. »

Quels étaient donc ces spectacles hideux ? Il n’y a, en tout cela, que la rhétorique violente d’une âme faible, qui s’est obstinée par système dans ses propres terreurs, pour pouvoir mépriser et condamner. Et c’est sur des impressions aussi démesurées et aussi vagues que Buzot, reprenant la pensée de Roland, demande la création d’une garde des départements chargée de protéger la Convention.

« Je reviens maintenant au véritable état de la question. On a beau parler du Code pénal, si nous n’avons pas une force suffisante pour faire exécuter cette loi, où sommes-nous ? Mais cette force dont je vous parle, n’est-elle pas encore un des moyens qui vous ont été présentés par le ministre de l’intérieur, ce ministre qui, malgré toutes les calomnies qu’on peut débiter contre lui, n’en est pas moins à mes yeux, aux yeux des départements éloignés, un des plus grands hommes de bien de la France ? (Applaudissements réitérés.)

« C’est une force publique que je demande, c’est une force envoyée par tous les départements ; car je n’appartiens pas à Paris, je n’appartiens à aucun d’eux ; j’appartiens à la République entière. Voilà mon vœu fortement exprimé, malgré les déclarations de ceux qui parlent des Prussiens et de je ne sais quels hommes que je ne connais pas, moi qui vivais paisiblement dans ma province, en cultivant mon âme forte contre toute espèce d’événements. »

Âme faible au contraire, car les âmes vraiment fortes s’attachent plus aux objets et moins à elles-mêmes… C’était un acte grave de défiance contre Paris. C’était le germe de la guerre civile entre Paris et la France, et j’observe qu’aucun des orateurs n’essaie même de justifier par des faits précis, par des attentats préparés ou annoncés contre la Convention, ces dispositions extraordinaires. Le souvenir des massacres de septembre, savamment exploité par la Gironde, troublait les esprits. Ah ! Marat, le clairvoyant, « le prophète », avait bien raison, après les avoir conseillés, de les appeler « désastreux » ! Ils faussaient à ce moment la Révolution. Ils fournissaient à l’intrigue girondine le spectre sanglant dont elle avait besoin ; et ils lui permettaient de prolonger la terreur du cauchemar bien après l’évanouissement du danger.

La Convention, sous l’influence de la Gironde vota le même jour, 24 septembre, la motion suivante :

« La Convention nationale décrète qu’il sera nommé six commissaires, chargés : 1o de rendre compte, autant qu’il sera possible, de l’état de la République et notamment de l’état de la ville de Paris ; 2o de présenter un projet de loi contre les provocations au meurtre et à l’assassinat ; 3o de rendre compte des moyens de donner à la Convention nationale une force publique qui sera à sa disposition et qui sera prise dans les 83 départements. »

Ainsi la Gironde prenait sa revanche contre Paris et la Révolution de ses mécomptes électoraux parisiens. Elle irritait, elle avivait toutes les blessures qu’il aurait fallu fermer. Et Roland, qui avait dit tout d’abord qu’il fallait tirer un voile, cherchait maintenant, pour perdre Danton dont le génie agissant l’offusquait, à ouvrir une vaste et insidieuse enquête sur les événements de septembre. Dût la Révolution se déchirer elle-même, il fallait que les amours-propres fussent vengés. Petitesse des vanités, bassesse des haines !

Le lendemain 25 septembre, l’orage gronda de nouveau. Merlin de Thionville protesta contre le décret rendu la veille, raconta que Lasource lui avait parlé d’un parti dictatorial qui existait à la Convention et le somma de s’expliquer. Lasource répondit par des paroles violentes et vagues : le régime de terreur et d’assassinat inauguré depuis des semaines n’était-il pas un régime de dictature ? Danton, Robespierre, Marat demandèrent la parole pour s’expliquer enfin sur ces accusations de dictature. Danton parla le premier, d’une parole claire et d’un grand cœur, moins préoccupé de se défendre lui-même que de désarmer les haines et de mettre un terme aux rivalités. Il se dégagea de Marat sans violence mauvaise et sans anathème :

« C’est un beau jour pour la nation, c’est un beau jour pour la République française, que celui qui amène une explication fraternelle au sein de cette assemblée… Je suis prêt à vous retracer le tableau de ma vie publique. Depuis trois ans, j’ai fait tout ce que j’ai cru devoir faire pour la liberté. Pendant la durée de mon ministère, j’ai employé toute la vigueur de mon caractère et j’ai apporté dans le conseil tout le zèle et toute l’activité du citoyen embrasé de l’amour de son pays. S’il y a quelqu’un qui puisse m’accuser à cet égard, qu’il se lève et qu’il parle. Il existe, il est vrai, dans la députation de Paris un homme dont les opinions sont, pour le parti républicain, ce qu’étaient celles de Royou pour le parti aristocratique : c’est Marat.

« Assez et trop longtemps l’on m’a accusé d’être l’auteur des écrits de cet homme. J’invoque le témoignage du citoyen qui vous préside (Pétion). Il lut, votre président, la lettre menaçante qui m’a été adressée par ce citoyen ; il a été témoin d’une altercation qui a eu lieu entre lui et moi à la mairie. Mais j’attribue ces exagérations aux vexations que ce citoyen a éprouvées. Je crois que les souterrains dans lesquels il a été renfermé ont ulcéré son âme… Il est très vrai que d’excellents citoyens ont pu être républicains par excès, il faut en convenir ; mais n’accusons pas pour quelques individus, une députation tout entière. Quant à moi, je n’appartiens pas à Paris, j’appartiens à un département vers lequel je tourne toujours mes regards avec un sentiment de plaisir ; mais aucun de nous n’appartient à tel ou tel département, il appartient à la France entière. Faisons donc tourner cette discussion au profit de l’intérêt public.

« Il est incontestable qu’il faut une loi vigoureuse contre ceux qui voudraient détruire la liberté publique. Eh bien ! portons-la, cette loi ; portons une loi qui prononce la peine de mort contre quiconque se déclarerait en faveur de la dictature ou du triumvirat ; mais après avoir posé ces bases qui garantissent le règne de l’égalité, anéantissons cet esprit de parti qui nous perdrait. On prétend qu’il y a parmi nous des hommes qui ont l’opinion de vouloir morceler la France ; faisons disparaître ces idées absurdes, en prononçant la peine de mort contre leurs auteurs.

« La France doit être un tout indivisible, elle doit avoir unité de représentation. Les citoyens de Marseille veulent donner la main aux citoyens de Dunkerque. Je demande donc la peine de mort contre quiconque voudrait détruire l’unité en France, et je propose de décréter que la Convention nationale pose, pour base du gouvernement qu’elle va établir, l’unité de représentation et d’exécution. Ce ne sera pas sans frémir que les Autrichiens apprendront cette sainte harmonie ; alors, je vous jure, nos ennemis sont morts. (Vifs applaudissements.) »

Mais c’est cette « harmonie sainte » que la Gironde ne voulait pas. Danton, par ses propositions loyales, par la double loi portée contre les projets de dictature attribués aux uns, contre les projets de fédéralisme attribués aux autres, réalisait l’union. Le désaveu infligé par lui à Marat réduisait celui-ci à l’isolement et à l’impuissance. Mais c’est la guerre à mort contre tous ses rivaux que la Gironde poursuivait.

Buzot répondit âprement à Danton. Qu’importerait, dit-il en substance, de voter une loi contre la dictature, si on ne votait une loi contre les moyens qui la préparent ? Ainsi, c’est une législation tendancieuse et captieuse qu’il voulait combiner : comme si ce n’était point la lutte des factions qui préparait la dictature, comme si, en cherchant l’union, Danton ne garantissait point par là même la liberté !

Robespierre intervint à son tour ; mais il indisposa la Convention, déjà animée contre lui, par la longueur de ses explications personnelles. Il célébra ses vertus son désintéressement, se mit au premier rang des révolutionnaires par la violence des haines suscitées. Et toujours l’irritant refrain : c’est moi qui… c’est moi que… c’est pour moi… Du reste, il se ralliait aux propositions de Danton.

Excité sans doute par l’accueil très froid et presque hostile que la Convention fit à Robespierre, Barbaroux se leva pour préciser l’accusation.

« Barbaroux, de Marseille, se présente pour signer la dénonciation qui a été faite. Nous étions à Paris, dit-il, avant et après le 10 août ; vous savez quelle conspiration patriotique a été tramée pour renverser le trône de Louis XVI, le tyran. Les Marseillais ayant fait cette Révolution, il n’était pas étonnant qu’ils fussent recherchés par les différents partis qui malheureusement divisaient alors Paris.

« On nous fit venir chez Robespierre. Là, on nous dit qu’il fallait se rallier aux citoyens qui avaient acquis de la popularité. Le citoyen Panis nous désigna nominativement Robespierre, comme l’homme vertueux qui devait être dictateur de la France. (Mouvements d’agitation et murmures.)

« Mais nous lui répondîmes que les Marseillais ne baisseraient jamais le front, ni devant un roi, ni devant un dictateur. (Vifs applaudissements.) Voilà ce que je signerai et que je défie Robespierre de démentir. »

Que de bruit pour peu de chose ! Je suis très porté à croire que le propos de Panis a été, en effet, tenu. Mais quelle importance cela a-t-il ? Et suffira-t-il de la parole indiscrète d’un ami trop zélé pour convaincre un homme d’avoir marché à la dictature ? Dans les jours qui précédèrent et dans les jours qui suivirent le Dix-Août le désarroi des esprits était grand. Il n’y avait plus d’autorité légale ; et en fait, c’est bien la dictature de la force révolutionnaire qui s’était spontanément organisée.

Procession des prêtres réfractaires.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Robespierre, avant le Dix-Août, et quand il cherchait encore à prévenir les mouvements violents, avait demandé : « Mais que fera le peuple sans chef ? »

Il avait écrit : « Ce grand changement fournira un prétexte à de nouveaux troubles. Il faudra donc des mains fermes et habiles pour tenir le gouvernail et conduire au port le vaisseau de l’État. Quels seront les pilotes qui le sauveront ? »

Il se peut, que quelques-uns de ses fanatiques amis aient interprété comme un vœu de dictature cette parole. Il se peut aussi que quelques-uns n’aient entrevu d’autre solution que la création d’un pouvoir révolutionnaire très fort où Robespierre tiendrait une grande place. Mais de là à convaincre Robespierre d’avoir formé un plan de dictature, il y a un abîme. En fait, c’est toujours pour une politique pacifique et légale, exclusive, par conséquent, de tout pouvoir dictatorial, qu’il se prononçait. Avant le Dix-Août il croyait que l’Assemblée pouvait légalement, constitutionnellement, sauver la liberté et la patrie. Et quand le mouvement révolutionnaire lui apparut enfin inévitable, il insista pour qu’une Convention nationale, nommée par le peuple, fût convoquée aussitôt. Qu’il ait espéré un moment, par la Commune de Paris, agir puissamment sur les élections-mêmes et sur l’Assemblée nouvelle, je le crois, et je ne m’explique qu’ainsi la monstrueuse accusation portée par lui contre la Gironde, dans la terrible nuit du 2 au 3 septembre. Mais, c’était là la suite de l’ébranlement du Dix-Août, et il était impossible, de ne pas faire le procès du Dix-Août même, si on faisait le procès aux mouvements et aux combinaisons qu’il suscita. Robespierre expiait maintenant, par cette fausse accusation de dictature, le détestable rêve d’ambition meurtrière, auquel un moment, dans le déchaînement des fureurs de septembre, il s’abandonna.

Panis jura que l’affirmation de Barbaroux était inexacte.

« J’atteste, sur mon serment, que je n’ai pas dit un seul mot à Barbaroux qui ne fût relatif à la translation des Marseillais, et que je ne lui ai jamais parlé de dictature. D’où a-t-il pu inférer une pareille accusation ? Quels sont ses témoins ? — Rebecqui : Moi, Monsieur. — Vous êtes son ami, je vous récuse. »

Panis n’avait pas sans doute gardé le souvenir de toutes les pensées qui, en ces journées terribles, avaient traversé son esprit ; mais encore une fois, à quoi pouvait aboutir la Gironde par ce système d’accusation ? À rien, ou à mettre en cause la Révolution même du Dix-Août. Et dans les deux cas elle se perdait.

Marat parla enfin, sans se troubler, sous une tempête de mépris et de haine, sous l’orage des colères vraies et des colères simulées. Tout d’abord les députés voulaient l’arracher de la tribune.

« J’ai donc dans cette assemblée un grand nombre d’ennemis personnels ? — Tous, tous ! — Si j’ai dans cette assemblée un grand nombre d’ennemis personnels, je les rappelle à la pudeur. »

Et il se défendit, ou plutôt il se glorifia de toutes ses paroles, de tous ses actes. Mais lui, si prompt à accuser et à faire appel au glaive, il plaida pour la liberté des opinions.

« J’ai soumis mes opinions à l’examen du public ; si elles sont dangereuses, c’est en les combattant par des raisons solides, et non en me vouant à l’anathème que mes ennemis devaient les proscrire ; c’est en les réfutant, et non en levant sur moi le glaive de la tyrannie, qu’ils devaient en détruire la funeste influence.

« Mes opinions, d’ailleurs, sur le triumvirat et le tribunal sont consignées dans des écrits signés de moi, imprimés et colportés publiquement depuis près de trois ans, et c’est aujourd’hui qu’on entreprend de les métamorphoser en crimes de lèse-nation. Pourquoi avoir tant attendu ? »

Et il revendiqua la responsabilité des journées de septembre :

« Et puis, que me reprochez-vous ?

« Au milieu des machinations, des trahisons dont la patrie était sans cesse environnée, à la vue des complots atroces d’une Cour perfide, à la vue des menées secrètes des traîtres renfermés dans le sein de l’Assemblée constitutive, enfin à la vue des suppôts du despotisme qui siégeaient dans l’Assemblée législative, me ferez-vous un crime d’avoir proposé le seul moyen que je crusse propre à nous retenir au bord de l’abîme entrouvert ? Lorsque les autorités constituées ne servaient plus qu’à enchaîner la liberté, qu’à égorger les patriotes sous le nom de la loi, me ferez-vous un crime d’avoir provoqué sur la tête des traîtres la hache vengeresse du peuple ? Non, si vous me l’imputiez à crime, le peuple vous démentirait ; car, obéissant à ma voix, il a senti que le moyen que je proposais était le seul pour sauver la patrie ; et, devenu dictateur lui-même, il a su se débarrasser des traîtres. »

Ainsi il assume les massacres de septembre, sûr que sa responsabilité se confondra dans celle du peuple lui-même. Et là éclate l’extraordinaire étourderie de la Gironde. À quoi bon soulever de tels débats et formuler de telles accusations quand on ne peut aller jusqu’au bout ? Or la Gironde ne pouvait pas aller jusqu’au bout. Elle ne pouvait pas nettement, directement, mettre en cause les exécutions de septembre parce qu’elle craignait d’être conduite par la chaîne révolutionnaire des événements jusqu’au Dix-Août. Vergniaud lui-même, quand il répond à Marat, quand il lit la terrible circulaire envoyée par le Comité de salut public de la Commune, s’efforce de distinguer les autorités qui n’auraient pas dû conseiller le massacre, et le peuple qu’on ne saurait accuser pour l’avoir accompli.

« Que le peuple, dit-il, lassé d’une suite de trahisons, se soit enfin levé, qu’il ait tiré de ses ennemis connus une vengeance éclatante, je ne vois là qu’une résistance à l’oppression. Et s’il se livre à quelques excès qui outrepassent les bornes de la justice, je n’y vois que le crime de ceux qui les ont provoqués par leurs trahisons.

« Mais que des hommes revêtus d’un pouvoir public, qui, par la nature même des fonctions qu’ils ont acceptées, se sont chargés de parler au peuple le langage de la loi et de le contenir dans les bornes de la justice par tout l’ascendant de la raison ; que ces hommes prêchent le meurtre, qu’ils en fassent l’apologie, il me semble que c’est là un degré de perversité qui ne saurait se concevoir. »

Quoi donc ? Ce n’est plus qu’une question de forme ? Le peuple est excusable, mais ses magistrats, parce qu’ils sont magistrats, sont coupables ? Et qu’aurait répondu Vergniaud si on lui avait dit que dans les périodes de calme les magistrats du peuple sont en effet les gardiens de la loi, mais que dans les jours révolutionnaires et quand les magistrats eux-mêmes sont suscités par la Révolution, ils ne sont que l’expression suprême de la passion et de la force du peuple ? Insondables abîmes que nul ne pouvait combler et qu’il ne fallait point ouvrir. Par ses attaques insensées, la Gironde aboutissait à ce singulier résultat : Marat et Vergniaud semblaient d’accord ou pour glorifier ou tout au moins pour excuser les massacres de septembre. Non, il n’y avait qu’une politique : tirer un voile, selon l’expression première de Roland répétée par Vergniaud, et se tourner vers l’avenir.

Marat, très habilement, après avoir constaté par l’audace même de ses paroles l’impuissance de la Convention à condamner les massacres de septembre, commence à glisser un désaveu partiel. Il sent, malgré tout, le poids de ces journées de meurtre, et après les avoir revendiquées avec une sorte de bravade, il semble les éloigner de lui.

« Ce sont les scènes sanglantes des 14 juillet, 6 octobre, 10 août, 2 septembre, qui ont sauvé la France… Que n’ont-elles été dirigées par des mains habiles ?

« J’ai frémi moi-même des mouvements impétueux et désordonnés du peuple lorsque je les vis se prolonger, et pour que ces mouvements ne fussent pas éternellement vains, et qu’il ne se trouvât pas dans la nécessité de les recommencer, j’ai demandé qu’il nommât un bon citoyen, sage, juste et ferme, connu par son ardent amour de la liberté, pour diriger ses mouvements et les faire servir au salut public. Suivez mes écrits : c’est dans cette vue que j’ai demandé que le peuple se nommât un dictateur ou tribun militaire. »

Ainsi c’est pour modérer les massacres qu’il demande un dictateur du meurtre, et comment la Gironde, qui n’ose pas, qui ne peut pas désavouer les massacres de septembre, pourra-t-elle flétrir la combinaison imaginée par Marat pour les modérer ? Il n’y avait vraiment de solution que l’amnistie générale et le silence. Mais comme Marat, sous prétexte que les mouvements populaires se corrompent par leur désordre et se perdent par leur anarchie, commence subtilement à désavouer les journées de septembre ! Un peu plus tard, comme je l’ai déjà noté, il accentuera le blâme et ne parlera plus que des désastreux événements de septembre. Et enfin il arrivera à se persuader à lui-même que c’est la contre-révolution qui a fait ces journées sinistres. Ou tout au moins il l’écrira dans son numéro du 17 novembre : « Après qu’un grand nombre de contre-révolutionnaires eurent provoqué le massacre des prisons, pour ensevelir dans la nuit éternelle de l’oubli quelques-uns de leurs complices qui s’y trouvaient renfermés, tremblants que ceux qui avaient trouvé moyen d’échapper au carnage ne vinssent à parler, ou que leurs propres machinations ne vinssent à être dévoilées, la plupart ne songèrent plus qu’à prendre la fuite. »

Ainsi, l’évolution est complète : le reniement est complet. Il semble que Marat ait oublié l’article monstrueux du 19 août où il invitait le peuple à massacrer les prisonniers de l’Abbaye. Il a commencé par déplorer, lui, l’homme d’État correct, que le peuple eût mis quelque désordre dans ces exécutions et qu’il n’eût pas le discernement exact des coupables : comme si Marat pouvait supposer que le meurtre provoqué par lui serait mesuré et clairvoyant ! Puis, sans explication et comme s’il les condamnait en bloc, il parle des désastreux événements de septembre, et enfin il y dénonce une manœuvre de la contre-révolution. Quelle lâche et vile palinodie ! Je ne connais pas de jugement plus sévère porté sur les journées de septembre et sur Marat lui-même. La seule excuse de ces meurtres était dans leur nécessité révolutionnaire. Mais s’ils ont été un désastre par la façon dont ils ont été conduits et dont ils ne pouvaient pas ne pas être conduits, si même ils ont servi les plans de la contre-révolution, et s’il apparaît qu’ils ont été son œuvre, quelle excuse reste-t-il au misérable prophète d’assassinat, qui n’est plus enfin, de son propre aveu, qu’une dupe ensanglantée ? Voilà le châtiment que l’immanente justice infligeait au conseiller de meurtre, et si la Gironde avait eu quelque sérénité d’esprit et quelque hauteur d’âme, si elle n’avait pas cherché à rassasier ses rancunes et ses haines, elle aurait attendu que l’inévitable et prochain rétablissement de la vie normale et de la conscience normale fissent de Marat, réduit à se flétrir lui-même, un objet d’universel dégoût.

Mais ce n’est point Marat surtout qu’elle voulait frapper : derrière lui, à côté de lui, elle voulait frapper Robespierre et Danton, élargir autour de ces fronts détestés l’auréole sanglante. Déplorable calcul, car dès la première rencontre, à ces prises rageuses et incertaines Marat lui-même échappait. Pourtant, en cette même séance, un suprême effort est fait contre lui. Le député Boilleau donne lecture à la Convention de l’article où Marat invitait le peuple à l’investir, à la tenir toujours sous une surveillance menaçante et qui se terminait par un équivoque appel à l’égorgement : « Ô peuple babillard, si tu savais agir ! » L’article était vieux de quelques jours, et Marat avait eu le temps d’en écrire un autre, celui que j’ai cité, où il annonçait « une nouvelle marche » et abjurait toute violence. Le député Boilleau avait sans doute négligé de le lire. Marat en fit faire la lecture par un des secrétaires, et ainsi couvert par sa modération récente, il échappa. Le coup de la Gironde était manqué.

Marat, dans son numéro du 28 septembre, triompha de cette séance. Il marqua discrètement son mécontentement de Danton qui l’avait désavoué :

« Danton s’y présente (à la tribune), non pour repousser les calomniateurs, déjouer leurs complots et couvrir de ridicule leurs inculpations, mais pour rendre compte de sa vie politique, protester de son amour pour l’égalité, le défendre d’avoir été l’instigateur des placards et des écrits de Marat, le Royou de la Révolution (par une curieuse coquille, le texte porte : le noyau de la Révolution), invoquer à cet égard le témoignage du président, etc. »

Et il termine par ces lignes d’apothéose :

« C’est au milieu de ce soulèvement effroyable que je me présente à la tribune. Hommes bons et justes qui connaissez le cœur de l’Ami du peuple ; les motifs qui ont toujours conduit sa plume, la pureté de son dévouement à la patrie, vous trembliez de voir l’innocence immolée à la fureur d’une bande d’hommes barbares, vous trembliez de voir le plus ardent de vos défenseurs traîné au supplice comme un atroce machinateur ; déjà vous le représentiez sous le glaive de la tyrannie, et sa tête livide, à la main d’un bourreau, donnée en spectacle aux yeux d’une multitude égarée par les impostures et les applaudissements de ses féroces assassins. Rassurez-vous. Calme au milieu d’eux, fort de sa conscience, se reposant sur la justice de sa cause ; sur son courage indomptable, sur la justice de la majorité des membres de la Convention, sur le sens droit des tribunes, sur le pouvoir irrésistible de la vérité, il bravait, en souriant, les clameurs forcenées de ses ennemis, bien assuré de les couvrir de confusion et de sortir victorieux de cette lutte périlleuse. »

C’est la Gironde qui avait ménagé à Marat cette sorte de triomphe. Mais après tout, la victoire de Marat n’était qu’apparente : il avait commencé le désaveu des journées de septembre, il avait dû s’engager, pour ainsi dire, envers la Convention à répudier sa méthode de violence. Il ne s’était sauvé qu’en se reniant à demi. Et il était obligé de constater que Danton le repoussait. Il ne tenait qu’à la Gironde, en s’alliant au grand patriote et révolutionnaire, de réduire à rien la politique maratiste. Elle aima mieux continuer, sans suite d’ailleurs et sans plan, au hasard des fantaisies et des haines, sa lutte insensée. En quelques semaines, elle accumula tant de fautes qu’elle usa auprès des députés sans prévention presque tout son crédit. D’abord, avec son esprit de coterie, son goût des réunions occultes et exclusives où elle n’avait à souffrir ni la contradiction ni l’outrage et où elle machinait des plans secrets, elle négligea de rester aux Jacobins ou tout au moins d’y agir avec force. Elle y avait encore, au moment où la Convention se réunit, de sérieux appuis ; elle aurait pu les garder, si elle n’avait pas perdu contact avec l’esprit public, avec la démocratie parisienne. Dans la séance du 24 septembre aux Jacobins, c’est Pétion qui préside ; et lorsque Fabre d’Églantine attaque Buzot et sa motion de garde départementale, il est interrompu violemment.

« Combien donc cette garde appelée des départements, peut-elle occasionner de maux (Murmures.) Quel danger si chacune de ces forces se rangeant autour de sa députation, Paris voulait prendre fait et cause pour la sienne. (Murmures excessifs.) Ne serait-ce pas là un germe de guerre civile ? » Barbaroux fut acclamé au contraire : « Huit cents Marseillais sont en marche pour Paris et ils arrivent incessamment. (Applaudissements). Marseille, qui a prévu tous les bons décrets, qui a aboli la royauté quatre mois avant qu’elle le fût, a encore prévu le bon décret que la Convention va rendre. Certes, j’ai été bien surpris d’entendre Fabre, à qui je croyais quelque patriotisme, employer, pour combattre ce décret, les mêmes raisonnements qu’employa l’état-major parisien pour combattre le camp de vingt mille hommes.

« Quoi qu’il en soit, les Marseillais arrivent : ce corps est composé d’hommes entièrement indépendants du côté de la fortune ; chaque homme a reçu de ses père et mère deux pistolets, un sabre, un fusil et un assignat de mille livres. Ils viennent avec un corps de cavalerie de deux cents hommes aider leurs braves frères les Parisiens à assurer le règne de l’égalité et de la fraternité. (Applaudissements prolongés) »

Ainsi la majorité des Jacobins acclamait à ce moment la concentration à Paris des forces révolutionnaires départementales ; elle l’acclamait même quand Barbaroux disait nettement que c’étaient des forces bourgeoises, des fils de famille riches ; et elle ne demandait qu’une chose, c’est que, comme Barbaroux le disait habilement à la fin de son discours, ces patriotes venus de tous les points de la France n’eussent pas d’hostilité systématique contre Paris. La Gironde n’aurait donc pas rencontré d’emblée aux Jacobins un courant d’opposition violente et d’insupportable défiance. Mais elle alla peu aux Jacobins. Elle préférait les conciliabules mystérieux où se nouent les intrigues. Elle espérait que le vide et le silence se feraient peu à peu autour des Jacobins, que les députés ne s’y rendraient guère, les uns parce qu’ils étaient attachés à la politique girondine, les autres parce que les violences de ton et de langage de certains Jacobins, animés de l’esprit impérieux de la Commune, les dégoûteraient.

Réal, président de la séance du 30 septembre, s’y plaint du peu d’assiduité des Conventionnels.

« Pourquoi le nombre des membres de la Convention nationale est-il si petit dans cette assemblée qui devrait les réunir tous ? On parle d’une réunion de députés qui s’assemblent pour se concerter ailleurs que sous les yeux du peuple ; je ne crains pas de le leur dire, ces rassemblements nuisent à la chose publique ; car lorsqu’on veut véritablement le bien du peuple qu’on s’en dit les amis, c’est sous ses yeux que l’on concerte les moyens de lui être utile. »

Et Bourdon répondait : « Je suis bien loin d’approuver la réunion des députés ailleurs que dans cette enceinte ; mais de quelque importance que je croie au salut public de les y voir très assidus, je dois dire à la société que beaucoup de députés en ont été éloignés par le désordre qu’ils ont vu régner dans les premières séances auxquelles ils ont assisté, désordre qui est dû à l’esprit dominateur de certains sociétaires, bons patriotes, mais peu éclairés, qui veulent que leur avis, et rien que leur avis, soit écouté ici, esprit dominateur qui est encore fortifié par quelques habitués des tribunes particulières surtout… Après cela j’espère que tous mes collègues, sentant tous la nécessité indispensable de se tenir serrés les uns contre les autres, se rendront ici avec assiduité et avec zèle. »

Calou intervenait pour dire : « Je crois pouvoir lever tous les nuages qui paraissent s’élever contre la société intitulée la Réunion, en annonçant qu’elle vient de prendre l’arrêté de se réunir tout entière aux Jacobins et de ne former qu’une seule masse avec eux. (Applaudissements universels.) »

Ainsi les Jacobins allaient être de nouveau une grande force, mais une force encore un peu incertaine et indéterminée, qui n’était livrée à aucune faction exclusive et sur laquelle la Gironde aurait pu s’appuyer par une large et ferme politique. Mais les Girondins (je parle des chefs, des dirigeants) ne voulaient pas se rencontrer avec cette députation de Paris qu’ils méditaient de perdre en l’enveloppant presque tout entière dans les accusations d’anarchie et de meurtre qu’ils ressassaient contre Marat. Ils ne voulaient pas chercher le plan d’une politique commune avec ces démocrates parisiens contre lesquels, depuis les élections, ils avaient une implacable rancune. Ils ne voulaient pas délibérer avec Danton, de peur d’être entraînés dans sa grande pensée conciliante et active ; et avec un orgueil frivole et mauvais, ils s’isolaient des forces les plus ardentes de la Révolution.

Et quelle faute de tactique encore, au moment où ils proposaient une garde départementale, de manifester leur esprit de coterie et d’exclusion ! Du coup, les députés sans préjugés et sans haines devaient se dire que la garde départementale ainsi réunie serait au service non de la Convention, mais d’une faction étroite, égoïste et vaniteuse, dominant la Convention. Lorsque le 11 octobre, la Convention nomma neuf membres du Comité de Constitution elle choisit, sous l’influence de la Gironde : Sieyès, Thomas Paine, Brissot, (bientôt remplacé par Barbaroux), Pétion, Vergniaud, Gensonné, Barère, Danton, Condorcet. C’était presque exclusivement un Comité « rolandiste ». Aucune part n’était faite aux amis de Robespierre, et Danton était isolé. Il chercha un point d’appui aux Jacobins, et dans la séance du 14 octobre qu’il présidait, dans celle-là même où il donna l’accolade à Dumouriez, il dit : « Je ne doute pas que la société ne forme un comité auxiliaire de constitution ». Ainsi, la Gironde, par son esprit étroit, transformait en forces hostiles les grandes forces de démocratie dont Danton était le centre ; et ces forces s’organisaient. Le travail de désaffection et de défiance croissante qui se faisait dans les esprits à l’égard de la Gironde agitée, ambitieuse et vaine, se marque d’une façon très curieuse dans un discours de Couthon. Malade, infirme, il vivait presque hors des partis ; et il est visible qu’il n’avait tout d’abord qu’une sympathie médiocre pour Marat et les hommes de la Commune. Il est visible que sans les combinaisons et les prétentions exclusives de la Gironde il se serait volontiers uni à elle pour assurer à la Convention, pouvoir national et central, la primauté légale, pour enfermer dans des limites plus étroites la Commune de Paris et pour arrêter peu à peu, par la seule vertu de l’union et de l’action, les mouvements violents et les prédications meurtrières de la partie du peuple que l’esprit maratiste avait pénétrée.


Rouget de Lisle (Auteur de La Marseillaise.)
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Mais il est visible aussi que tous les projets de la Gironde lui sont devenus suspects et même odieux en quelques jours, par les arrière-pensées qui y abondaient :

« Citoyens, dit Couthon aux Jacobins, le 12 octobre, c’est-à-dire le lendemain du jour où la Gironde, abusant de son influence sur la Convention encore novice, avait accaparé le Comité de Constitution et par là, semblait-il, l’avenir même de la République, citoyens, jamais les véritables amis du bonheur et de la souveraineté du peuple n’ont eu plus besoin de se rallier. Il ne faut pas se le dissimuler, il existe à la Convention deux partis, et croyez-en un vieux, quoique jeune républicain, il y a un parti de gens à principes exagérés dont les moyens faibles tendent à l’anarchie ; il y en a un autre de gens fins, subtils, intrigants et surtout extrêmement ambitieux ; ils veulent la République, ceux-ci ; ils la veulent parce que l’opinion publique s’est expliquée ; mais ils veulent l’aristocratie, ils veulent se perpétuer dans leur influence, avoir à leur disposition les places, les emplois, surtout les trésors de la République, et déjà n’en avons-nous pas des milliers de preuves ? Voyez les places, elles coulent toutes de cette faction. Voyez la composition du Comité de Constitution, c’est là surtout ce qui m’a dessillé les yeux. C’est sur cette faction, qui ne veut la liberté que pour elle, qu’il faut tomber à bras raccourcis. Pour cela, citoyens, il faut que les hommes véritablement purs, probes, en forment la résolution bien ferme, et puis se réunissent, où ? Ici, pour en concerter les moyens… La première mesure à prendre, c’est d’arrêter le projet de la prétendue garde de sûreté de la Convention nationale, projet que la Commission n’a proposé que pour de bonnes raisons. Dans le premier moment, je l’ai adopté moi-même, ce projet, parce que je pensais qu’il amènerait un lien de fraternité de plus entre les départements, et qu’il tendrait à consacrer l’unité de la République. Mais la composition du Comité de Constitution m’a ouvert les yeux ; je ne vois plus dans ce projet que le dessein de former un noyau de forces. À la vérité, on ne demande à présent que quatre mille cinq cents hommes, mais on peut égarer le peuple, amener quelques troubles, et disposer la Convention à augmenter cette force de dix, douze, quinze et trente mille hommes ; alors la faction aurait des moyens pour arrêter ou influencer toutes les délibérations qu’elle jugerait à propos ; la souveraineté du peuple serait annulée, et l’on verrait naître l’aristocratie des magistrats… Je demande par grâce à mes collègues de la Convention de se réunir ici, de se concerter pour combattre la faction, je ne crains rien pour moi, je crains tout pour la patrie ; il faut qu’on nous débarrasse de ces intrigants qui font tout le malheur de la République. (Applaudissements.) »

Et c’est douze jours avant, que les Jacobins acclamaient Barbaroux ; c’est quelques jours avant, que Couthon lui-même avait applaudi au projet de Buzot. Mais en ces deux semaines il avait apparu que la garde départementale était, dans le dessein de la Gironde, un instrument de guerre à mort contre Paris, une arme détestable d’ambition et de guerre civile. Buzot, avec une insolence maladroite et qu’il prenait pour de l’héroïsme, avouait, étalait cette politique de revanche et de haine contre Paris. Un conflit s’était élevé entre la Convention et quelques sections de Paris. La Commune de Paris voulait qu’il fût procédé au renouvellement des départements et de la municipalité par le scrutin à haute voix. Il lui paraissait qu’ainsi, sous la surveillance même des forces les plus véhémentes du peuple, les électeurs feraient les choix les plus conformes au vœu de la Commune. La Convention exige que le scrutin soit secret. Plusieurs sections protestent. Celle de la Butte des Moulins proclame, le 5 octobre, que le « scrutin à haute voix est seul digne des hommes libres et républicains ». Le 7 octobre, la section du Marais vote à haute voix ; la section de la Fontaine de Grenelle prie la Convention de rapporter le décret qui interdit les élections à haute voix.

La section des Gravilliers formule à la barre le même vœu et elle déclare « qu’elle ne souffrira pas que le despotisme sénatorial remplace le despotisme monarchique ». Chose curieuse : tandis qu’aujourd’hui, en période calme et légale, les prolétaires tiennent surtout à assurer le secret absolu du vote, condition de leur pleine liberté, à la fin de 1792 la Commune de Paris semble voir dans le vote à haute voix un des moyens de « dictature du prolétariat », pour parler le langage de Marx. Même quelques-unes de ces sections tentèrent d’organiser une action collective. Le 6 octobre, la section du Panthéon envoie une députation à celle de l’Arsenal, lui demandant de désigner deux délégués qui, réunis à ceux des autres sections, formeront un club à l’Évêché et discuteront sur les nominations à faire, sans doute aussi sur le mode de ces nominations (voir Mellié). C’est la première idée, c’est le germe du club de l’Évêché. Mais que pouvait cette agitation contre la puissance intacte, contre l’autorité immense de la Convention ? Elle était unanime, de Marat à Cambon et aux Girondins, à maintenir le scrutin secret, à exiger des sections et de la Commune l’application de la loi ; et nul n’eût osé s’insurger contre elle. Même les plus ardents sectionnaires, comme Momoro, hésitent à violer la légalité et à défier la Convention. La section du Théâtre Français, dite de Marseille, communique à la Convention, le 12 octobre, avec les signatures de son président Momoro et de son secrétaire Peyre, sa délibération du 6 :

« Sur l’invitation faite par la section des Marais de nommer deux commissaires, pour, de concert avec un pareil nombre de commissaires qui seraient nommés par les 47 autres sections, rédiger une adresse à la Convention nationale, à l’effet de l’engager à décréter le scrutin à haute voix et par appel nominal pour toutes élections, l’Assemblée considérant que la Convention nationale ayant établi elle-même le mode de ses élections par appel nominal et la section du Théâtre Français n’ayant fait que se conformer à ce mode qu’elle doit croire le meilleur possible, elle doit persister dans ses arrêtés à cet égard ; en conséquence, elle arrête qu’elle se réserve, s’il a été porté quelque décret contraire, de prendre tel autre arrêté que sa sagesse lui dictera contre un pareil décret, déclarant néanmoins qu’elle exécutera provisoirement ce même droit lorsqu’il lui aura été officiellement notifié. » En somme, et avec quelques rodomontades assez vaines et inoffensives, c’était la soumission à la loi, l’obéissance à la Convention.

Les hommes de la Commune, enivrés de la toute-puissance révolutionnaire qu’ils avaient un moment exercée, retenaient quelques habitudes hautaines de langage ; mais ils n’osaient pas engager la lutte contre l’Assemblée souveraine en qui toute la force révolutionnaire de la nation était légalement concentrée. Et comme quelques murmures accueillaient, à la Convention, la lecture de l’arrêté du Théâtre Français, Vergniaud, d’esprit plus large que la plupart des Girondins et d’âme moins puérilement batailleuse, rappela les plus échauffés au bon sens : « Je ne pense pas que nous puissions conclure des termes de cet arrêté, que la section qui l’a pris soit en état de rébellion ouverte à la loi. Il y est dit que, sur l’invitation de la section du Marais, elle se propose de vous présenter une pétition pour vous engager à décréter le scrutin à haute voix ; mais elle dit ensuite qu’elle se soumettra provisoirement à la loi. Je crois que, dans l’état présent des choses, le président et le secrétaire qui ont signé cet arrêté doivent être mandés à la barre. » Momoro démontra sans peine, le lendemain, que la section avait, dans l’élection du maire, observé la loi. Il assura qu’elle le ferait à l’avenir, et cet incident fut clos, malgré les efforts du président girondin Delacroix pour l’envenimer, par un décret de la Convention qui admettait Momoro et Peyre aux honneurs de la séance, et qui passait à l’ordre du jour sur l’arrêté de la section du Théâtre Français, par ce motif « que la loi avait été exécutée dans l’élection du maire, et le serait dans les autres élections ».

Ainsi s’affirmait la force tranquille de la Convention qui aurait peu à peu ramené aux conditions de la vie normale et sous la règle des lois toutes les forces un peu effervescentes que le grand mouvement du 10 août avait suscitées.

Mais écoutez le cri de rage qu’à propos de cet incident pousse le funeste Buzot, aigre interprète des rancunes du ménage Roland contre Paris : « Je ne sais, dit-il le 12 et sans tenir compte du rappel à la sagesse de Vergniaud, je ne sais si vous ne devez pas plus de pitié que de colère à ces hommes qui s’élèvent contre vos décrets ; je les appelle des hommes, car ils n’ont plus le titre de citoyens ceux qui cessent de reconnaître les lois de la République ; mais il est bien étonnant qu’une partie de cette ville, qui devrait environner de sa confiance et protéger contre les ennemis intérieurs la Convention nationale, soit prête à se mettre en insurrection contre elle. Vous en tirerez sans doute l’induction nécessaire que, puisque les 82 autres départements vous ont seuls conservé toute leur confiance, vous devez les avoir ici. »

Vraiment on dirait une gageure de guerre civile, un parti pris de suicide. Quoi ! à cause de l’arrêté d’une section de Paris, qui d’ailleurs s’était soumise à la loi, il faut que la Convention constate officiellement qu’elle ne peut plus compter sur Paris pour la défendre et pour défendre en elle la Révolution ! Il faut qu’elle oppose ouvertement, criminellement, la France à Paris, et que cette garde départementale, annoncée d’abord comme le lien vivant de toutes les forces de la patrie, soit maintenant une menace pour la capitale, une précaution expresse contre elle, le glaive de la France tourné contre le cœur de la France ! C’était le délire de la provocation.

L’émoi de la Convention fut vif, et l’agitation extrême. Pour beaucoup de députés le voile se déchira soudain et ils virent où on les menait. Après avoir défié et menacé Paris, Buzot défie et menace les Jacobins. Il crie à ceux qui murmurent et l’interrompent : « Si quelques citoyens, membres d’une société autrefois célèbre par son amour de la liberté, si ces citoyens ont osé dire dans cette société que les 82 départements ne pouvaient envoyer pour garder leurs représentants que des hommes qui ne sont point élevés encore à la hauteur de l’esprit public qui règne à Paris, je dirai, moi, que les départements enverront des hommes soumis à la loi, des hommes dont le patriotisme consiste à chérir et défendre jusqu’à la mort la liberté de leur pays. »

Mais on dirait que Buzot a lui-même le sentiment qu’il force les couleurs, qu’il dramatise à l’excès les événements. Sans doute il devait se demander tout bas, lui qui avait constaté naguère dans l’Eure à quel point les divisions du parti révolutionnaire y étaient inconnues, si son attitude soudain violente et agressive y était comprise. Et il éprouvait le besoin de se couvrir de l’opinion de ses commettants, sans doute sollicitée par lui. « Que les anarchistes ambitieux sachent bien, s’écrie-t-il, que déjà cette garde se lève dans nos départements, qu’ils sachent que notre vœu a été prévenu et qu’il sera rempli, et j’annonce déjà que mon département m’a déclaré que ce que j’ai fait est bien et conforme aux principes. »

Sans doute, et comment les commettants de Buzot, habitués à mettre en lui leur confiance, la lui auraient-ils soudain retirée ? Mais à coup sûr un étonnement douloureux et une croissante inquiétude les pénétraient : Que se passe-t-il donc à Paris ? Ils refuseront bientôt de s’associer à cette politique furieuse. Et comme on comprend que, le soir de ce jour, Couthon, aux Jacobins, ait retiré son adhésion première au projet de garde gouvernementale dont Buzot venait de livrer, avec une sorte d’exaspération maladive, le véritable sens ! Il mettait dans une situation terriblement compromettante ceux de ses amis qui essayaient encore de présenter comme un gage d’amitié envers Paris l’appel fait aux départements.

Le 9 octobre encore le journal de Brissot écrivait : « On avait cherché à alarmer les citoyens de Paris sur cette mesure. Buzot a prouvé qu’elle était hautement réclamée par l’intérêt de cette ville. Paris ne subsiste que par l’unité et l’indivisibilité de la République, que par son union intime avec les départements ; c’est là qu’est le secret de sa population et de ses richesses. Or, la mesure proposée, outre qu’elle est une garantie de l’indivisibilité de l’Empire, multiplie et resserre les rapports des Parisiens avec le reste des Français. » C’est ainsi que Brissot résumait la pensée de Buzot : « union intime de Paris et de la France. » Et trois jours après, le même Buzot dénonçait et menaçait Paris au nom de la France. Ainsi se révélait aux observateurs les moins attentifs, ce qu’il y avait de factice et d’incohérent dans la politique forcenée de la Gironde. Autour d’elle, en elle, les désaveux se multipliaient.

Le journal de Prudhomme, les Révolutions de Paris, fait en quelques jours la même évolution que Couthon. Dans le numéro du 22 au 29 septembre et à propos au premier discours de Buzot où il demande la garde départementale pour la Convention, le journal dit : « Mardi 25, Kersaint et Buzot ont demandé que l’Assemblée prît des mesures de rigueur contre les rassemblements, surtout contre les agitateurs. Leurs discours souvent applaudis et faiblement combattus ont déterminé l’assemblée à rendre le décret. » Il n’y a pas une nuance de blâme, mais au contraire une sorte de sympathie. À ce moment (numéro du 29 septembre au 6 octobre), les Révolutions de Paris sont très sévères pour le Comité de surveillance de la Commune : « C’est avec douleur que nous avons vu le Comité de surveillance de Paris s’écarter des principes et se livrer à des impulsions sans doute étrangères. Ces opérations paraissent avoir été la plupart abandonnées au hasard, et est-ce au hasard qu’il faut abandonner la liberté des citoyens ?… Quoi ! un innocent dont on ne s’est pas même donné la peine de vérifier le nom, a été jeté dans les prisons et massacré au 2 septembre… Il est temps que de pareils désordres, que l’appréhension même de pareils désordres cesse. Si la sûreté des individus souffre de telles atteintes, si tous les Français qui se trouvent à Paris sont ainsi menacés, si les députés se trouvent ainsi sous le glaive d’accusations vagues, hasardées et tardives, les départements croiront, non sans fondement, que ce Comité de surveillance est dirigé ou entraîné par une faction qui cherche à dominer la République ; ils oublieront les services que nous avons rendus à la Patrie ; ils se défieront de nous et finiront par nous haïr. Nous laissons au lecteur le soin de calculer les maux infinis qui sortiraient de cette scission ; mais nous observerons, en finissant, que les députés des départements sont venus pour la plupart dans nos murs avec cette idée : c’est pourquoi, oubliant que la meilleure garde des fonctionnaires publics est l’opinion, ils ont voulu donner à la Convention une garde composée par tous les départements garde très dangereuse à la liberté, si l’Assemblée succombait elle-même sous une faction. Nous n’avons plus de garde du roi : il nous faut selon eux une garde de la Convention et formée comme celle de Louis le Traître, et de 24 000 hommes. Parisiens ! voyez comme vous êtes avilis ! Hâtez-vous de reprendre votre dignité et les droits que vous avez à l’estime publique, en faisant de bons choix et en remplissant votre municipalité nouvelle d’hommes étrangers à tous les partis, et de patriotes raisonnables. »

Comme il eût été facile à la Gironde, dans cet état des esprits, avec le besoin d’ordre, de sécurité et de légalité qu’éprouvaient à Paris les démocrates les plus ardents, de rétablir, sans provocation, la force du pouvoir exécutif central, de mettre un terme aux arrestations arbitraires et aux empiètements de la Commune de Paris !

À ce moment, le journal de Prudhomme, tout en combattant le projet de garde départementale, accuse non les Girondins qui la proposent, mais le Comité de surveillance qui semble s’ingénier à la rendre nécessaire. Huit jours après, dans le numéro du 6 au 13 octobre, c’est un tout autre langage. Les déclarations et les menaces de Buzot ont produit leur effet. Le journal combat violemment le projet de « maison militaire » de la Convention nationale.

Il cite d’abord les fortes paroles de Montesquieu :

« L’opinion publique se trouve sans énergie ni liberté, lorsque le corps législatif met, comme les empereurs romains, une tête de méduse sur sa poitrine, lorsqu’il prend cet air menaçant et terrible que Commode faisait donner à ses statues, lorsqu’il méconnaît les bornes de son autorité, et lorsqu’il ne sent pas bien qu’il doit se juger en sûreté comme un despote doit se croire en péril. »

Et il ajoute : « La Convention nationale se met en garde contre Paris ; qu’a-t-il fait pour exciter la défiance des représentants du peuple ? Paris s’est sacrifié pour la Révolution… Un parti, dans la Convention nationale, sollicite une garde particulière. Citoyens, prenez-y garde ; cette mesure projetée nous menace du despotisme le plus affreux. L’Assemblée réunissant tous les pouvoirs, celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, qui sont les siennes propres, et celui de juger, si tel est son bon plaisir, les crimes ou les individus, si nous lui fournissons des janissaires, autant vaudra-t-il vivre sous la dynastie du sultan, ou sous l’aristocratie vénitienne… Pourquoi veut-on donner une garde à la Convention nationale ? Ce n’est pas qu’on croie qu’elle en a besoin. Le Parisien n’a-t-il pas respecté même les Maury et les Mirabeau cadet ? Mais c’est que cette garde semblerait dire hautement à toute la République : « Citoyens, les Parisiens sont des factieux » ; et c’était là le langage de Coblentz, des Tuileries, et des aristocrates de tous les partis.

« Buzot ne s’en est point caché à la séance du vendredi 12 du courant. Ce député du département de l’Eure a levé tout à fait le masque, à l’occasion d’un arrêté de la section de Marseille… Dis, Buzot, ce langage que tu as tenu n’est-il point d’un véritable factieux ? »

Ainsi la Gironde, par ses provocations imprudentes et insensées, avait tourné contre elle des esprits d’abord assez favorablement disposés.

Carra que Mme  Roland appelle « un fort bon homme à très mauvaise tête »… dont « les Annales réussissaient merveilleusement dans le peuple par un certain ton prophétique toujours imposant pour le vulgaire », refusait nettement de s’associer à la campagne de Buzot.

Je lis dans le numéro du 9 octobre : « Quoique nous ayons lu les débats sur la force armée des départements dont la Convention croit devoir s’entourer nous sommes encore à chercher la grande utilité de cette mesure… Ce n’est pas sur la force armée que doit reposer l’indépendance et la liberté de la Convention ; cette force ne peut ni l’assurer ni la garantir à la République, elle est bien plus propre à produire un effet contraire ; ce sont les tyrans qui s’entourent de gardes, parce qu’ils craignent. » Et le 28 octobre, les Annales marquent leur désapprobation de la lutte systématique engagée contre la Commune : « On dirait que la Convention que rien ne peut rivaliser, et qui doit être au-dessus de toute crainte, comme elle est au-dessus de tout danger, a cependant la crainte puérile de trouver une rivale dans la Commune de Paris. »

Mais ce qui était plus grave pour la Gironde, c’était le blâme discret, mais sévère, et le désaveu public de Condorcet. Mme  Roland, qui ne lui pardonne point de s’être refusé à la tactique de coterie et de haine qui a perdu la Gironde et ébranlé la Révolution, l’accuse d’avoir cédé à la peur d’être hué par les tribunes. C’est une calomnie. C’est dans son cabinet de travail, c’est la plume à la main, qu’il a jugé et condamné la politique d’exaspération de Buzot et de Roland. Dès le 10 octobre, et quand il est visible que sous prétexte de demander à la Commune de Paris compte des objets qu’elle a reçus en dépôt le 10 août, les rolandistes cherchent simplement à assouvir leurs rancunes, Condorcet écrit avec force :

« Dans la mémorable journée du 10, un grand nombre d’effets précieux en matières d’or et d’argent ont été déposés entre les mains de la Commune de Paris ou de son comité de surveillance. Il est maintenant question de lui demander des comptes qu’elle s’offre elle-même de rendre.

« La commission dès 24 a été chargée de présenter un projet de loi à ce sujet. L’article 2 du décret porte que les déclarations qui seront faites des effets déposés demeureront secrètes. On a vainement demandé la publicité de ces déclarations, en se fondant sur ce principe aussi incontestable en matière judiciaire qu’en matière politique, que toute déclaration qui n’était point publique prenait par cela même un caractère suspect. M. Danton, en développant cette opinion, a poussé plus loin encore les arguments, en montrant que la publicité qu’on réclamait pour ces déclarations était le moyen le plus sûr de porter de la clarté dans les comptes de la Commune et de s’assurer de leur exactitude.

« Ceux qui ont conçu contre la Commune de Paris des préventions bien ou mal fondées, mais qu’ils ne veulent pas sacrifier pour le bien public, (ceux qui cèdent) à quelques ressentiments particuliers, ou peut-être même à la terreur que leur a inspirée durant quelques instants cette Commune révolutionnaire ; ceux qui voient dans les fautes qu’elle a pu commettre un prétexte de faire le procès à la révolution du 10 et d’attaquer indirectement la république, dont ils n’osent encore dire du mal hautement ; ceux qui, éloignés du théâtre de Paris où se tramaient tous les complots, où l’on machinait la ruine de la liberté, n’ont pas eu occasion de voir combien cette dernière révolution était nécessaire, et qui ne voient peut-être pas encore qu’ils n’existeraient déjà plus sans elle ; ceux enfin qui, au lieu de vouloir soumettre la Commune de Paris à une comptabilité envers le peuple et l’opinion publique, veulent faire de ses comptes un labyrinthe de formes judiciaire et chicanières, ceux-là se sont élevés en grand nombre contre l’avis de M. Danton. L’article du Comité a été adopté après une discussion où quelques membres ont mis, puisqu’il faut le dire, et sans néanmoins entendre inculper la majorité de l’assemblée qui est digne de la confiance de la république, plus d’humeur que de raison et plus de cet esprit de modérantisme qui naquit en 89, pour aller former le club des Feuillants, que de véritable patriotisme.


La Marseillaise.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


« Au reste, quelque sévérité qu’on veuille mettre à exiger des comptes de la Commune de Paris, on verra aisément, si l’on n’est pas prévenu, que n’ayant point exigé de récépissé de ceux qui sont venus déposer des effets entre ses mains, il sera toujours impossible de la convaincre d’autre délit que de négligence. »

C’était pour la Gironde un avertissement terrible et qui allait au fond même des choses. Condorcet voyait nettement qu’à accuser ainsi les événements de septembre, épisode douloureux et détestable du mouvement révolutionnaire qui avait son origine au Dix-Août, on était logiquement conduit à faire le procès du Dix-Août même et de la République. Les funestes connivences finales de la Gironde et de la contre-révolution, les anathèmes rétrogrades que bientôt, du fond de son cœur ulcéré, Buzot lancera à la République elle-même justifieront l’avertissement et le pressentiment de Condorcet. L’infortuné grand homme, qui avait su s’élever au-dessus des rancunes et des terreurs, mais qui n’y pouvait élever les autres, commençait dès lors à s’épuiser en vains efforts de conciliation et de sagesse. Chose remarquable : à la minute même où il sent le plus vivement la nécessité de l’union, la frivolité coupable et meurtrière des querelles et des haines, c’est Danton qu’il soutient. C’est à un avis de Danton qu’il se rallie.

Acculés par l’offensive de la Gironde, les Jacobins prirent nettement position contre elle. Ils sommèrent Brissot de venir défendre les passages de son journal où il diffamait systématiquement la Commune de Paris et où il dénonçait l’existence à la Convention d’un parti désorganisateur. Brissot n’ayant pas répondu, les Jacobins prononcèrent son exclusion, dans la séance du 12 octobre, par un ordre du jour longuement motivé. De plus, convaincus que si les Girondins animaient les indignations et les colères contre les journées de septembre, ce n’était point pour frapper Marat seul, mais pour atteindre toute la députation de Paris et Paris même, ils se décidèrent à publier un plaidoyer atténué et habile. Peu à peu les Girondins obligeaient une partie de la démocratie à paraître se solidariser à demi avec Marat, à accepter, au nom du peuple, une plus large part de responsabilité dans les événements de septembre que peut-être il ne convenait. Ainsi, c’est devant tout le bloc de la démocratie parisienne que la Gironde allait se trouver.

Quand Couthon eut prononcé aux Jacobins le discours que j’ai cité, et où il déplorait l’existence à la Convention de deux partis, et quand il fut question d’envoyer ce discours aux sociétés affiliées, des objections se produisirent. Bentabole, Chabot, Tallien, Desmoulins, déclarèrent qu’il n’y avait pas à la Convention un parti des têtes exaltées, qu’à supposer que Marat put être justement accusé d’exaltation, il était seul et que cela ne formait point un parti. Ainsi l’instinct de conservation révolutionnaire avertissait les Jacobins de ne pas dépenser leurs coups, de ne pas frapper en même temps à droite et à gauche et de porter tout leur effort contre « les intrigants », c’est-à-dire contre la Gironde. Hardiment, et en hommes qui sentent que les Girondins, si redoutables d’abord, s’usent vite et se perdent, ils couvrent et glorifient en tous ses actes le peuple de Paris. Dans la circulaire qu’ils lancent le 15 octobre, ils parlent nettement du 2 septembre dont « la faction et le ministre de l’intérieur » veulent tirer parti contre Paris.

« Voici ce qui se passa à cette époque : les ennemis avaient entamé notre territoire et s’avançaient sur Paris. La Commune de Paris, sur le rapport du patriote Manuel, et voyant que la législature, loin de prendre des mesures dictées par des circonstances aussi impérieuses, recevait avec aigreur les moyens de salut public qu’on lui présentait, prit la résolution, après l’avoir annoncé à tout Paris, de faire tirer le canon d’alarme et sonner le tocsin, pendant que les officiers municipaux proclameraient, dans Paris, l’imminence du danger. Trente mille hommes, quelques heures après, se présentèrent au Champ de la Fédération et s’y enrôlèrent pour aller combattre l’ennemi. Ce bel enthousiasme fut toujours croissant et fut en même temps suivi par tous les départements. Ces nombreuses armées assurèrent le salut de la République.

«  Eh bien ! la faction veut répandre des nuages sur cette impossible journée ; elle l’impute à crime à ses auteurs, parce que des citoyens, arrachés brusquement des bras de leur famille pour voler à la défense de leurs foyers crurent devoir immoler à la sûreté publique les scélérats, les conspirateurs restés impunis, entassés dans les prisons au mépris de la promesse de leur punition dans les vingt-quatre heures. Il était d’ailleurs prouvé que de nouveaux complots existaient, et que ces traîtres devaient être élargis pour porter le carnage et la mort dans toute la ville à une heure indiquée. On voit donc bien que les crimes des patriotes, des défenseurs de la patrie, ne sont autre chose, aux yeux des tyrans et des factieux, que l’amour de leur pays. »

Détestable politique que celle de la Gironde qui, en cherchant une arme de parti dans ces événements lugubres où les responsabilités ne peuvent être démêlées, où la part du patriotisme et la part du crime sont indiscernables obligeait la Révolution elle-même à assumer ces tristes jours, à les faire siens !

L’offensive des Jacobins contre la Gironde était merveilleusement secondée par la réserve et l’habileté de Robespierre et de Marat. Jamais ils ne furent plus prudents, plus avisés qu’en cette période où les Girondins se dépensaient en motions retentissantes et furieuses, se discréditaient par des propos et des gestes forcenés. Le mot d’ordre avait été donné à la Convention de ne pas laisser parler Robespierre. Dès qu’il se dirigeait vers la tribune, c’était un orage bien préparé d’imprécations, d’invectives et de huées. La Gironde faisait violence à la liberté de la parole. Elle supprimait en Robespierre le droit de ses commettants : elle annulait dans la Convention le mandat de celui qui, avec un sens révolutionnaire admirable, avait le premier proposé la réunion d’une Convention nationale comme solution de la crise du Dix-Août. Mais la Gironde ne discutait plus, elle s’emportait et elle frappait. Elle avait peur aussi que la grave parole de Robespierre, où parfois l’accent de la conviction intérieure et de la passion démocratique remuait les esprits ne dissipât quelques préventions. À la façon dont Brissot parle de lui dans son journal du 29 octobre, il est visible que le plan de la Gironde est, non pas de contenir Robespierre, mais de l’anéantir.

« Robespierre, enseveli sous le poids du mépris qu’il s’était attiré à la seule fois qu’il avait pris la parole, Robespierre qui semblait s’être apprécié enfin en se condamnant au silence… »

Non, ce n’est pas à un silence éternel qu’il s’était condamné. Mais lui, si empressé d’habitude à se produire, si obstiné à imposer de longs discours à des auditoires à demi hostiles qu’il dompte enfin par sa ténacité, il a compris cette fois qu’il s’userait en vain et dans une lutte sans dignité, à parler contre cette tempête de haines sincères ou factices ; et silencieux, attendant son heure, il laissait la Gironde s’épuiser et s’abaisser par ses fureurs.

Quant à Marat, il dut, sans doute, donner du mal plus d’une fois à ses amis