La Convention (Jaurès)/400 - 442
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qui lui conseillaient le calme, la modération. Le 24 septembre, aux Jacobins, Fabre d’Églantine dit de lui :
« C’est un homme après lequel les Cordeliers sont toute la journée à lui prêcher d’être sage, sans quoi il eût fait bien autre chose que ce qu’on lui reproche. »
Chabot dit aux Jacobins, le 14 octobre :
« Quant au parti qu’on appelle maratiste, je ne le connais pas, et ne puis le comprendre, car Marat est un porc-épic qu’on ne peut seulement pas toucher du doigt, et il n’est donné à personne d’entendre quelques traces de ses idées. »
Il ne paraissait donc pas, même en ce temps, très maniable. Et pourtant avec un grand sens politique, il s’efforce, en ces premières semaines de la Convention, de se surveiller, de se modérer. Il a compris que, s’il ne fournissait point de prétexte aux violences des Girondins, ceux-ci, résolus cependant à le perdre, se perdraient eux-mêmes par leur parti pris. Il les savait inconsistants, étourdis, il voulait leur laisser le loisir de se compromettre. Il s’applique d’ailleurs de bonne foi à défendre la Convention ; il comprend bien, malgré l’influence encore dominante qu’y exercent les rolandistes et brissottins, qu’elle est la suprême ressource de la Révolution et il tâche d’éviter les conflits entre elle et la Commune. À l’égard des généraux, il met le peuple et la Convention en garde contre l’engouement ; mais il s’efforce de leur rendre justice :
« Rétractez-vous donc au sujet de Dumouriez, me disaient hier matin deux collègues (no du 5 octobre), à l’ouïe des avantages qu’il dit avoir remportés sur l’ennemi. Point d’étourderie, mes chers confrères, je vous prie ; j’aurai grand plaisir, sans doute, de lui rendre justice ; mais je l’attends au bout de la carrière ; qu’il taille en pièce les Prussiens, qu’il aille prendre ses quartiers d’hiver à Bruxelles, après avoir favorisé l’insurrection des Flamands, qu’il presse ensuite le supplice de Capet le conspirateur, et compte sur ma rétractation. »
Dans le numéro du 5, il fait alterner l’allégresse et la défiance :
« Les nouvelles qui nous viennent de nos armées continuent d’être favorables. Les lettres de Dumouriez annoncent que les Prussiens sont en pleine retraite… Tant d’heureuses nouvelles ont dû exciter une vive allégresse ; les endormeurs en ont adroitement profité pour combler d’éloges nos généraux et plonger le public dans une sécurité qui pourrait encore devenir fatale et jeter les membres de la Convention hors des bornes.
« Sans doute, il faut aujourd’hui de la confiance dans nos généraux ; mais doit-elle être aveugle après toutes les trahisons dont nous avons été jusqu’ici les victimes ? La prudence ne doit-elle pas toujours marcher à côté ?… Il est certain qu’avant le Dix-Août, les mieux famés n’avaient rien fait qui fût digne d’éloges. Ainsi, tous étaient au moins suspects par leur relation avec l’ex-monarque parjure et conspirateur, par leur inaction, par leur conduite incivique. Et parce que quelques-uns réduits postérieurement à se montrer patriotes, auront fait quelques dispositions salutaires et pris quelques avantages sur l’ennemi, hors d’état de se défendre, on criera au miracle, on fera retentir les airs de leurs exploits, de leur loyauté, de leurs vertus civiques…
« Ce ne sont ni nos ministres, ni nos généraux, ce sont les événements, c’est la nature, c’est le civisme des soldats de la patrie qui ont combattu pour elle. L’astuce perfide de Poniatowsky, l’insurrection des Polonais et la décrépitude de Catherine nous ont débarrassés des hordes féroces de la Russie.
« Aukalstrom nous a débarrassés de Gustave et de ses Suédois.
« La voracité, l’ivrognerie, le flux de sang nous a débarrassés des Autrichiens et des Prussiens. Voilà la cause première de nos triomphes.
« Il s’agit de cerner les Prussiens et les Autrichiens, de leur couper toute retraite, et de les passer au fil de l’épée s’ils refusent de mettre bas les armes. Il s’agit aussi de mettre la Belgique en pleine insurrection. C’est là où j’attends Dumouriez, pour devenir son apologiste. Déjà, la Savoie, Genève, Neufchâtel et les cantons suisses aristocrates vont secouer le joug. La sainte épidémie de la liberté gagne partout de proche en proche : c’est elle qui nous délivrera bientôt de tous nos ennemis, en renversant les trônes des despotes, en faisant disparaître la servitude, en peuplant la terre d’hommes libres, en y faisant régner la justice et la paix. »
Il était inique de n’accorder aucune part, dans le succès de la campagne de l’Argonne, aux qualités personnelles de Dumouriez, à sa vivacité, à sa souplesse, à sa confiance. Mais le ton est sans âpreté, et même, à la fin, la défiance et l’amertume se fondent dans une sorte d’espérance universelle. Marat va jusqu’à louer Custine, non, il est vrai, sans dénigrer indirectement Dumouriez :
« Jamais les applaudissements n’ont été plus bruyants qu’après la lecture de la lettre de Custine ; l’allégresse était fondée, ce sont là les premiers avantages marqués des armes françaises sur nos ennemis. » (no du 6.)
Étrange parti pris qui met la prise de Spire au-dessus de Valmy ! Et comme le « prophète » avait parfois l’esprit médiocre et court ! Mais ce n’est pas d’un furieux. À ce qu’il dit de l’armée du Rhin et de ses succès il ne mêle aucune goutte de fiel. Je doute pourtant que même en « ces premiers rayons de la gloire » républicaine dont l’âme d’un Vauvenargues eût été pénétrée, et qui éblouissaient l’âme inconstante de la Gironde, Marat ait éprouvé une de ces minutes de joie pleine et profonde où la pauvre humanité oublie le poids du destin. C’est le châtiment de ces esprits vaniteux et amers.
Marat approuve (no du 10 octobre) les actes de rigueur par lesquels Custine a rétabli la discipline dans son armée et puni les soldats coupables de pillage.
« Le général les a fait arrêter chargés de butin, les volontaires eux-mêmes les ont dénoncés, ils ont été fusillés sur-le-champ (le journal, par une de ces coquilles si fréquentes dans la feuille hâtive de Marat, imprime surveillés), les effets pillés ont été restitués : exemple de justice indispensable, non pour l’honneur du nom français, comme le dit Custine, mais pour ne pas flétrir les armes des soldats de la patrie, et ne pas inspirer de l’éloignement, ou jeter de la défaveur sur la cause de la liberté qu’ils ont à soutenir. »
Sans violence, mais très justement, il fait porter à la Gironde, si violemment accusatrice, une part de responsabilité dans les massacres de septembre (6 octobre) :
« On prétend que ce sont des brigands qui ont massacré les traîtres et les scélérats contenus dans les prisons. Si cela était, Pétion serait criminel d’avoir laissé paisiblement des brigands consommer leurs forfaits pendant deux jours consécutifs, dans toutes les prisons de Paris ; sa coupable inaction serait le plus affreux des crimes et il mériterait de perdre la tête pour n’avoir pas mis sur pied toute la force armée pour s’y opposer. Il vous dira, sans doute, pour se disculper que la force armée n’a pas voulu obéir, et que tout Paris était à l’expédition, et c’est un fait : convenez donc que c’est une imposture que d’avoir rejeté sur des brigands une opération malheureusement trop nécessaire. »
Il affecte de répondre avec calme aux invectives des Girondins ; et même, chose curieuse, il me semble que je surprends dans tout ce qu’il dit de Buzot, une nuance de sympathie respectueuse. Tout d’abord, même dans la séance du 25, où Buzot commença l’attaque par une proposition contre la dictature, Marat ne paraît pas voir là un acte d’hostilité :
« Buzot, écrit-il, observe avec raison que ce n’est pas la dictature qu’on doit craindre, mais les moyens qu’on peut employer pour y conduire ; que la peine de mort demandée contre ceux qui proposaient la dictature doit être décernée avec réflexion et il en demande le renvoi aux six comités. »
Il est vrai que Marat aurait pu être frappé par la proposition directe de Danton. Après la séance du 4 octobre où les Girondins avaient accablé Marat d’injures, où Buzot lui avait lancé l’outrage le plus sanglant : « Les Prussiens demandent la parole pour Marat », il s’exprime avec une sorte de réserve. « Plusieurs membres de la Commission et quelques-uns de leurs collègues me couvrent d’invectives du haut de la tribune. Dans cette attaque magnanime se signalent le hardi Barbaroux, Guadet et Buzot. Je leur pardonne ces injures, elles ne peuvent décrier que leurs auteurs, et les tribunes qui restaient dans le silence au bruit des applaudissements répétés des acolytes de la clique Brissot, ont dû se demander avec surprise d’où pouvait venir l’acharnement de tant d’augustes législateurs contre le défenseur du peuple. Mais ce qui m’a peiné jusqu’au fond de l’âme, c’est l’art avec lequel le Frère tranquille Buzot, après avoir vomi sur moi son venin empoisonné, a soulevé l’amour-propre de ses collègues contre le comité de surveillance et les a provoqués à tirer vengeance de la dénonciation, lui dont l’âme platonique doit être au-dessus du soupçon, lui surtout qui a si longtemps été à portée de voir de près tous les moyens de corruption employés dans l’Assemblée Constituante. »
Marat gardait une sorte de respect pour l’indéniable probité de Buzot ; il ne démêlait pas bien, sans doute, les causes de son attitude soudainement agressive : il n’avait pas entrevu les sources profondes d’orgueil, d’amertume et d’amour d’où jaillissaient les paroles irritées : mais il sentait qu’il n’avait point en face de lui un adversaire méprisable.
C’est surtout dans le conflit entre la Convention et la Commune que Marat affirma sa tactique de sagesse et de modération. Tout son numéro du 8 octobre est remarquable d’esprit politique, de clairvoyance et de mesure.
« Je ne fais aucun reproche à la Convention d’avoir affecté le mode de scrutin secret à l’élection du maire et des municipaux ; je sais qu’il y a de bonnes raisons pour et contre ; mais je regrette infiniment qu’elle se laisse aller quelquefois aux impulsions des rhéteurs qui mettent en jeu sa sensibilité ou son amour-propre.
« Je regrette qu’elle néglige de consulter l’opinion publique avant de se décider, tant pour la suivre dans tout ce qui est convenable, que pour la ramener au vrai lorsqu’elle s’est égarée. C’est ce que la Convention a oublié de faire au sujet du mode d’élection ; plusieurs départements et plusieurs sections de Paris ont déjà adopté celui de l’appel nominal. Pourquoi donc, disent les citoyens, ne prendrions-nous pas pour nous un mode d’élection que l’assemblée conventionnelle a pris pour elle-même ? (Le fait est inexact ; il n’y eut qu’un très petit nombre d’élections à la Convention où il fut procédé par scrutin public.) Nous ne pouvons mieux faire. Or, une fois persuadés de cette opinion, ils ne voient plus qu’un caprice dans le décret qui leur enjoint de s’en tenir au scrutin secret, et bien convaincus qu’il n’y a point de lois stables sans la sanction du peuple, ils croient pouvoir jouir d’avance des droits qu’ils seront appelés à exercer dans le temps… Aujourd’hui que plusieurs départements se sont décidés, il importe d’arrêter des remontrances pour leur faire sentir les raisons que le législateur avait d’en agir autrement, et plier doucement les esprits à la loi sans les révolter en compromettant son autorité. Quelles que soient les préventions que mes ennemis ont inspirées contre moi, j’aurais fait sur cet objet quelques observations importantes à l’autorité et à la gloire de la Convention, si j’avais pu me promettre d’en être écouté favorablement ; quoi qu’il en soit, je vois avec douleur que les sections de Paris et les départements qui ont passé outre n’aient pas eu le bon esprit d’attendre quelque temps pour que l’Assemblée prononçât ; je les conjure au nom du salut public de ne pas lutter aujourd’hui avec le législateur. Il est de leur intérêt comme de sa gloire de l’environner de respect ; sans doute, il faut l’observer en silence, et le remettre doucement sur la voie, mais si jamais il venait à violer les droits du peuple et des citoyens c’est alors seulement qu’il sera temps d’opposer la résistance. »
C’était d’un sens politique très pénétrant. L’homme qui sait parler ainsi d’une Assemblée où il était couvert d’outrages, témoigne d’une singulière possession de soi et d’une confiance tranquille en l’avenir. Marat était convaincu (et les propos de Buzot, les écrits qu’il a laissés justifient parfaitement cette conviction) qu’au moindre prétexte, les Girondins demanderaient à la Convention de quitter Paris ; décision funeste qui aurait perdu à la fois la Révolution et la patrie. Et c’est pour échapper à ce péril, que Marat supplie Paris d’être calme et de toujours respecter la loi. Il écrit le 14 octobre :
« La cabale, poussée dans ses derniers retranchements est réduite à répandre l’alarme par le projet désastreux d’environner la Convention d’une force armée, d’une garde prétorienne suivant l’usage des tyrans, pour exciter des troubles dans Paris, accuser ses paisibles habitants des désordres occasionnés par les factieux conjurés avec elle, causer des inquiétudes aux députés purs, mais faibles, sur leur sûreté personnelle, crier au bouleversement de l’État, soulever les départements contre Paris : se ménager à eux-mêmes un prétexte de fuir ses murs, et d’entraîner la Convention nationale dans leur fuite. Événement fatal qu’ils ne cessent de provoquer pour fonder la république fédérative : événement désastreux que les Parisiens préviendront par leur modération, leur retenue, leur sagesse ; c’est l’Ami du peuple, toujours dépeint par les traîtres comme un boute-feu qui les y incite au nom du salut public. Encore quelques jours, et la clique infernale sera complètement démasquée ; bientôt la Convention nationale ouvrira les yeux, et c’est alors seulement qu’elle pourra travailler à sauver la république. »
Marat est si préoccupé, à ce moment, d’éviter toute agitation qu’il écrit le 8 octobre :
« La pétition des ouvriers du camp de Paris qui réclamaient contre la taxe proportionnelle à leur force et à leur activité (ils demandaient le remplacement du travail à la tâche par le salaire fixe à la journée) a certainement été rédigée par des boute-feux qui sous prétexte d’établir l’égalité travaillaient à semer la division dans le camp et à tout bouleverser. »
Il semble qu’à son étroite clairvoyance habituelle se joigne un sens nouveau et large des responsabilités. Il manœuvre avec précaution et sang-froid. Il a jugé ses adversaires ; il sent qu’ils sont véhéments mais inconstants et frivoles, qu’il faut les surveiller de près, mais qu’ils s’useront d’eux-mêmes en peu de temps à condition qu’on ne leur donne pas prise.
« Voilà donc Roland tenant dans ses mains tous les ressorts de l’autorité au dedans et toutes les forces nationales dont il n’est encore malheureusement que trop facile d’abuser. Je sais bien que c’est trop faire d’honneur à Roland que de lui prêter des vues aussi élevées ; mais le bonhomme a des faiseur pleins d’action, d’intrigue et d’ambition. » (8 octobre.)
Et le 15, découvrant son mépris pour ses adversaires, il écrit :
« J’ai vu avec indignation les sourdes menées employées par la cabale
pour attirer à Paris les volontaires licenciés, effectuer sans décret leur projet de force armée, s’environner d’une garde prétorienne et faire passer leurs sinistres desseins. Au demeurant, cette clique est moins redoutable qu’on le pense, composée comme elle l’est d’hommes sans génie, de petits intrigants qui n’ont que de l’astuce, d’étourdis trop présomptueux pour mûrir leurs projets. »
Au moment même où la Gironde est débordante et triomphante, Marat, d’un regard sûr, en a démêlé la faiblesse. C’est la même politique de modération et de confiance qu’il soutient aux Jacobins. Il y dit dans la séance du vendredi 12 octobre :
« Une faction criminelle s’est manifestée au sein de la Convention nationale ; elle paraît l’influencer aujourd’hui comme elle menait auparavant le corps législatif. Il y a quinze mois que je la poursuis. Elle a des projets désastreux, puisqu’elle appelle à son appui une garde prétorienne. On veut entraîner la Commune hors des bornes de la loi, afin d’avoir un prétexte pour quitter Paris. Citoyens, soyez calmes, c’est l’Ami du peuple qui vous rappelle à la sagesse et à la mesure. Hier encore je lui arrachai son secret, à cette faction, je lui disais : « Vous ignorez ou vous feignez d’oublier les motifs de nos réclamations ; c’est que nous ne voulons pas de République fédérative. » À ces mots, la consternation s’est peinte, sur leurs visages. Croyez-moi, citoyens, la faction court à sa perte ; elle donnera dans des mesures violentes. Soyez modérés ; elle sera démasquée sous peu de jours. » (Vifs applaudissements.)
Marat ne veut pas que l’on soit effrayé et obsédé par l’idée de la garde départementale. Il connaît Paris ; il sait quelle est la puissance de ce foyer, et comme il transforme vite les éléments qui y sont jetés du dehors. Il désire presque qu’une armée de volontaires soit appelée en effet à Paris ; il croit qu’il la tournerait bientôt contre la Gironde elle-même :
« Citoyens, dit-il aux Jacobins le 15 octobre, permettez que j’interrompe un instant une discussion sur un vain fantôme auquel on attache trop d’importance ; le projet, proscrit par l’opinion publique, n’existe plus aujourd’hui que dans l’imagination de ceux qui l’ont proposé ; je doute fort qu’ils aient le courage de le reproduire, et, s’ils le faisaient, ce serait tant mieux pour la liberté. Ils appelleraient, au lieu des gardes prétoriennes, des surveillants qui les rappelleraient à leur devoir. »
Les vues de Marat s’élargissent. Il a compris, par la réaction de pitié et d’indignation qui a suivi les massacres de septembre, que ces moyens sanglants servaient la contre-révolution. Il a compris que son idée d’un tribunat militaire, d’un prévôt de Révolution, fournirait trop aisément prétexte à l’accusation de dictature. Et c’est sans violences, sans meurtres, c’est sous la seule influence de l’opinion conquise peu à peu par la sagesse des démocrates, qu’il espère rétablir dans la Convention l’unité d’action et de volonté, subordonner et réduire à l’impuissance l’intrigante faction de la Gironde. La Convention, une fois redevenue vraiment maîtresse d’elle-même, et affranchie des coteries, emploiera sa force une et son esprit libre à bien déterminer les périls dont la France révolutionnaire est enveloppée et à les combattre. Pas de griserie, pas de fanfaronnade ; une vue nette et sobre des choses, et un immense effort proportionné à l’immense danger.
« Il est certain que depuis quelques mois la France est dans un état de contention violente, tous les ressorts de l’État sont tendus, et elle s’est épuisée pour déployer de grandes forces. Plus de huit cent mille combattants sont à la solde du trésor public ; à peine la moitié sont-ils vêtus et armés, trois cent mille hommes exténués par la faim, les fatigues, les intempéries des saisons emplissent les hôpitaux, où ils empêchent les blessés de trouver place. Cinquante mille hommes rapidement enrôlés dans un âge trop faible ou trop avancé, ont péri de maladies. Ainsi, au lieu de nous en imposer éternellement par un faux étalage de nos forces et de nos succès, si nos généraux et nos ministres avaient exposé le véritable état des choses, la nation aurait enfin senti la nécessité de prendre de grandes mesures et nous aurions aujourd’hui des armées formidables. »
Il se garde bien de défier l’Europe ; il a hâte de voir se dissoudre la coalition formée contre la France. Il écrit le 15 octobre :
« Nos succès à l’égard des Prussiens ne paraissent pas douteux ; ils sont moins dus aux avantages de nos armes, qu’aux pertes qu’ont faites leurs troupes par le flux du sang, au découragement qui s’empare toujours des armées longtemps tenues en échec, et surtout aux regrets du roi de Prusse de s’être engagé dans une expédition qui n’est rien moins que glorieuse pour lui, et qui menace de lui devenir funeste par le mécontentement qu’elle a dû exciter dans ses États, mécontentement qui pourrait bien devenir le germe d’une insurrection prochaine.
« On a fait un crime à Dillon d’avoir parlementé avec lui, pour la reddition de Verdun, et on a demandé, de la tribune de la Convention, un décret qui interdît à nos généraux la faculté de traiter avec l’ennemi. Personne au monde n’eut moins de confiance que moi dans nos généraux, nommés par l’ex-monarque, pris parmi les courtisans, couverts de ses couleurs et comblés des faveurs de la Cour… Malgré mon rigorisme trop fondé, l’improbation des mesures prises par Dillon, à l’égard des Prussiens, pour la reddition de Verdun, ne m’a paru qu’une mauvaise chicane, et le décret proposé n’est qu’un moyen d’entraver les opérations de nos armées, et d’empêcher les chefs de fixer la victoire en profitant de leurs avantages. Dillon n’a fait, à l’égard du commandant prussien, que ce que doit faire un général, et ce que font tous les généraux avant d’assiéger une place, je veux dire demander sa reddition et capituler. Si l’on considère que la ville de Verdun est peuplée de Français, et qu’elle devait être assiégée par des Français, où est le citoyen sensé qui ose faire un crime à Dillon d’avoir cherché à épargner le sang de nos frères ? Où est l’homme sage qui ose trouver mauvais qu’il ait pris des mesures propres à accélérer la retraite des Prussiens, encore trop en état de nous faire beaucoup de mal, ne fût-ce qu’en soutenant par leur présence l’audace ou plutôt la férocité des Autrichiens, et en perpétuant leurs ravages meurtriers ?
« De quelque manière qu’on envisage la conduite de ce général, c’est un grand bien qu’il ait commencé par diplomatiser, comme on dit, car c’est un grand point gagné que de rompre la ligue des despotes conjurés, de détacher Guillaume de François, de nous débarrasser promptement et pour toujours des Prussiens, de n’avoir plus qu’à réduire par le fer les Autrichiens, devenus indignes de tout quartier, de prévenir les nouveaux désastres qu’ils nous apprêtent, et de nous voir bientôt dans une position assez avantageuse pour laisser enfin respirer un peu les Français et s’occuper à réparer leur pertes. »
C’est comme un suprême effort d’impartialité et de sérénité que fait Marat. Oh ! je sais bien que son esprit est encore traversé de noirs soupçons et prompt à l’injustice. La « diplomatie » qu’il glorifie chez Dillon, il l’a condamnée, quelques jours avant, chez Dumouriez (numéro du jeudi 4 octobre) :
« Venons à Dumouriez. La réponse qu’il dit avoir faite au roi de Prusse paraît très adroite au premier coup d’œil ; mais je n’aime point la négociation dans laquelle il paraissait vouloir entrer. Une pareille négociation aurait paru de saison, s’il eût été question de séparer un ennemi formidable de ses alliés. Mais lorsque cet ennemi est réduit à l’extrémité, lorsque la famine et les maladies l’assiègent et le minent, lorsqu’il ne peut plus tenir, la seule négociation est de tomber dessus et de l’exterminer. Or Dumouriez ne pouvait prétexter cause d’ignorance : sa réponse était donc déplacée. Quel était donc son but ? De s’entendre avec les ministres et les royalistes qui s’agitent pour sauver leur patron en ménageant au roi de Prusse le désavantage ( ?) de s’expliquer là-dessus et aux événements le soin de décider la question. »
Ainsi ce qui est sage diplomatie avec Dillon était trahison avec Dumouriez. Et pourtant quand Dillon négociait avec les Prussiens, ils étaient encore plus bas. Cruelles injustices qui, en aigrissant Dumouriez, ne sont pas, hélas ! tout à fait innocentes de la trahison où plus tard misérablement, il s’abîma.
Mais, malgré tout, il était insensé à la Gironde de paraître suspendre toute sa politique à la lutte contre Marat. On dirait que celui-ci, à ce moment, désire une détente ; mais quoi ! à l’heure même où il s’applique à se contenir, où il promet d’être modéré et s’y efforce, les clameurs et les menaces redoublent contre lui. Le voilà qui redescend, désespéré, dans son souterrain, d’où il mènera contre les Girondins une guerre à mort. Le voilà enfoncé de nouveau dans la haine et dans la nuit, et ne concevant plus le relèvement des humbles que comme l’abaissement des heureux : Ut redeat miseris, abeat fortuna superbis. C’est l’épigraphe de son journal.
« Frères et amis, écrit-il le 2 novembre, c’est d’un souterrain que je vous adresse mes réclamations. Le devoir de conserver pour la défense de la patrie des jours qui me sont enfin devenus à charge peut seul me déterminer à m’enterrer de nouveau tout vivant pour me soustraire au poignard des lâches assassins qui me poursuivent sans relâche. L’auriez-vous imaginé ? Dans ces jours prétendus de triomphe et de gloire, un de vos députés est outragé par nombre de ses collègues, au sein même du Sénat, pour avoir dévoilé les complots tramés contre le salut public. Eh ! quoi, pour se garantir des noirs attentats d’une horde de factieux, qui en veulent à sa vie, un représentant de la nation sera-t-il donc réduit à demander vainement secours à ses concitoyens à chercher un asile dans un sombre caveau pour se mettre à couvert du fer des brigands qui semblaient un corps de militaires égarés par des chefs perfides ; tandis que sa maison est menacée des flammes par une foule de ces militaires pris de vin ! »
Pauvre agneau bêlant sous le couteau : et comme il oublie aisément qu’il a sans cesse aiguisé les poignards ! Mais en cette débâcle de l’égorgeur gémissant et tremblant qui s’attendrit sur lui-même, quel crime à la Gironde d’avoir grossi le personnage, et même de n’avoir pas tenté, en ces jours de gloire où la générosité était facile, de l’apaiser un peu !
Elle chercha, pour rétablir son crédit ébranlé par ses agitations vaines et ses violences factices, à frapper un coup décisif. C’est le 23 octobre qu’elle essaya à écraser Marat, mais surtout Robespierre. C’est par un mémoire de Roland, acrimonieux et emphatique, que s’engagea la bataille. Écoutez avec quelle solennité prétentieuse et quelle affectation presque niaise d’héroïsme Roland introduit son mémoire :
« C’est le tableau de la situation de Paris que je viens présenter à la Convention, conformément au décret qui me l’ordonne. Si ma poitrine était aussi forte que mon courage, je lirais moi-même ce mémoire. »
C’est un des secrétaires, Lanjuinais, qui le lut. Ce n’était qu’un tissu de déclamations contre Paris. Il mêle les plus futiles griefs administratifs aux plus véhémentes accusations, et il revient à satiété sur les actes irréguliers de la Commune révolutionnaire, comme s’il n’eût pas suffi du tranquille exercice de l’autorité de la Convention pour ramener peu à peu l’ordre et la régularité partout.
« Lorsque j’observe que les fédérés qui arrivent à Paris, et dont jusqu’à présent la loi avait confié le soin à la Commune, sont mal logés, mal traités, souvent envoyés chez moi pour y avoir des emplacements, des lits, comme si j’eusse été chargé de ces objets, tandis qu’ils étaient à la disposition de la Commune, laquelle semblait avoir dessein de les laisser souffrir et de leur persuader que ces souffrances, qu’il doit tenir à elle de faire cesser, étaient l’ouvrage du ministère (quand on voit tous les efforts de la Commune pour trouver des approvisionnements et des armes, l’insinuation de Roland apparaît insensée) ; lorsque, fournissant des matelats ou des lits pour les casernes, je n’obtiens aucun compte de ces objets et j’apprends qu’ils disparaissent… ; lorsque j’apprends en même temps les fausses inculpations répandues contre les hommes publics qui réunissent au caractère quelques talents et se sont fait connaître par leur intégrité ; lorsqu’enfin les principes de la révolte et du carnage sont hautement professés, applaudis dans des assemblées et que des clameurs s’élèvent contre la Convention elle-même… je ne puis plus douter que des partisans de l’ancien régime, ou de faux amis du peuple, cachant leur extravagance ou leur scélératesse sous un masque de patriotisme, n’aient conçu le plan d’un renversement dans lequel ils espèrent s’élever sur des ruines et des cadavres, goûter le sang, l’or et l’atrocité. (Vifs applaudissements).
« Département sage, mais peu puissant ; Commune active et despote ; peuple excellent, mais dont une partie saine est intimidée ou contrainte, tandis que l’autre est travaillée par les flatteurs et enflammée par la calomnie ; confusion des pouvoirs, abus et mépris des autorités ; force publique faible ou nulle par un mauvais commandement : voilà Paris. »
C’est le radotage fielleux et vertueux d’un bureaucrate qui se plaint dans la même phrase de ne pas retrouver des matelas et d’entendre professer des principes de meurtre et de sang. Mais à qui s’appliquaient donc ces diatribes, et à quoi tendaient-elles, juste à l’heure où la Commune était visiblement assagie et où Marat lui-même reniait ses doctrines d’extermination ? Roland s’acharne à souffler sur les cendres qui se refroidissent pour en faire jaillir à nouveau le feu de la guerre civile. Et qui donc pouvait-il caractériser ainsi ? Quel était le parti qui cherchait à « goûter le sang et l’atrocité » ? Était-ce Robespierre ? Était-ce Danton ? Déclamation niaise ou calomnie forcenée. Ah ! les faux sages, que de mal ils ont fait avec leurs petites vues, leur vanité austère et leurs rancunes infinies !
Et Roland, une fois de plus, offre à des poignards imaginaires sa vie que nul ne menace :
« Je déplais aux faibles, qui craignent une lumière dont ils se sentent incommodés ; aux pervers, qui s’irritent de celle qui les fait connaître ; aux ignorants, toujours prêts à se fâcher de la preuve de ce qu’ils n’avaient pu soupçonner ; les bons eux-mêmes s’inquiètent un moment ; ils voudraient douter du mal qui les afflige et qu’ils n’ont pas su prévoir ; mais entre la vérité qui blesse et qui sert, la flatterie qui tue, ou le silence qui trahit, je n’hésiterai jamais un instant, ma vie même y fût-elle intéressée. (Vifs applaudissements.) »
Hé ! qui donc alors en voulait à sa vie ? Mais qui fera taire à temps cette vieille corneille lugubre et bavarde, perchée sur l’arbre de la liberté ? Ce triste ramage et ce sombre plumage sont un signal de guerre civile. Chaque fois que cet homme parle, et il parle toujours, chaque fois qu’il gémit, et il gémit toujours, les passions furieuses sont aux prises et la Révolution se déchire. À son rapport sinistre et creux, Roland annexe, pour en préciser l’effet, des rapports de police, dont un visait Robespierre, on va voir de quelle façon misérable.
« J’étais hier, au matin, chez le quidam féroce dont nous avons parlé plusieurs fois. Il est venu un particulier de la section de Marseille, et qui plus, membre du club des Cordeliers. Ce misérable fit une longue apologie de la journée du 2 septembre, et il ajouta que cette affaire n’était pas complète qu’il fallait encore une nouvelle saignée, mais plus copieuse que la première. « Nous avons, disait-il, la cabale Roland et Brissot dont il faut nous « défaire ; on s’en occupe, et j’espère, poursuivait-il, que sous quinze jours « au plus tard, ce sera fait. » Faites, je vous en conjure, le profit de la société de l’avis que je vous donne. Je n’ai pas voulu demander le nom de ce particulier, parce que j’ai craint que l’on soupçonnât l’usage que je voulais faire. Cependant si vous êtes jaloux de le savoir, je pourrais vous le dire sous deux jours au plus tard. Il est temps et grand temps d’arrêter la fureur des assassins. Je gémis à mon particulier de voir les horreurs qu’on nous prépare Buzot leur déplaît beaucoup, Vergniaud, Guadet, Lasource, etc., voilà ceux que l’on nomme pour être de la cabale de Roland ; ils ne veulent entendre parler que de Robespierre. »
Un membre : « Ah ! le scélérat ! »
« Je ne signe pas, et vous savez bien que ce n’est pas la confiance qui me manque, mais je crains de vous compromettre. Je ne connais guère qu’un moyen de tempérer l’ardeur des assassins : ce serait de solliciter la loi déjà proposée contre les provocations au meurtre, et sitôt qu’elle serait promulguée, de mettre à leurs trousses des gens sûrs qui les dénonçassent. Si on en punissait un seul, il n’y aurait plus de prédicateurs de l’assassinat, et l’ordre régnerait incessamment.
« L’accusateur public est grand ami du quidam chez lequel j’étais. Il lui a fait tenir une lettre au tribunal ; mais j’ignore ce qu’elle contient.
« L’homme dont on ne savait pas le nom c’est un nommé Fournier l’Américain, demeurant rue Neuve-du-Luxembourg, chez un apothicaire.
« Je soussigné, certifie que la présente lettre m’a été adressée par le citoyen Marcandier, qui connaît mon amour pour la patrie. En foi de quoi, j’ai signé le présent, aujourd’hui vingt-six octobre mil sept cent quatre-vingt douze, l’an premier de la République.
« Signé : Dubail, vice-président de la seconde section du tribunal criminel de Paris, rue de Vaugirard.
« Pour copie conforme : signé, Roland. »
Et le procès-verbal note : Vif mouvement d’émotion. Quoi ? de l’émotion pour ce chiffon de police inepte et abject ? Ce ne pouvait être qu’une émotion girondine, une émotion calculée et feinte : car que signifie ce document plus que bizarre ? D’abord la lettre est destinée à être mise sous les yeux du ministre de la justice, et elle est adressée au sieur Dubail qui la transmet. Son auteur ne signe pas pour ne pas compromettre le destinataire ; et le destinataire en connaît néanmoins le nom et s’empresse de le livrer à la publicité. Tout cela, ce sont évidemment de petits moyens de policiers cherchant à intriguer Garat, le ministre de la justice, et à se pousser auprès de lui. Je ne sais si je me trompe, mais je reconnais dans ce factum la manière prétentieuse, sententieuse, dilatoire et vague de « l’observateur Dutard » qui, à la fin d’avril, entrera officiellement au service de Garat. Quelle incohérence dans ce papier ! Il commence par dire qu’il ignore le nom de l’homme féroce qui annonce ce nouveau massacre : puis, à la fin de la lettre, il nomme Fournier l’Américain.
Visiblement il y a là une petite bande de policiers sans emploi qui cherchent à affoler Garat pour se faire pensionner. Le conseil discret qu’ils donnent au ministre, c’est de mettre des gens sûrs, c’est-à-dire des policiers bien payés, aux trousses des gens dénoncés par les policiers eux-mêmes : toute une prébende de police soi-disant révolutionnaire. Et que révèlent-ils comme coup d’essai ? Qu’un particulier annonce des desseins violents : ils font même la découverte subtile que Vergniaud et Brissot sont amis de Roland. Et parce que ce « particulier », tout en médisant de Roland, dit du bien de Robespierre, voilà Robespierre compromis ; le flegmatique Garat, cherchant à se couvrir de tous côtés, porte cette basse pièce de police au conseil des ministres ; Roland s’en empare avec un empressement vertueux ; et il la fait lire à la Convention pour charger le dossier contre Robespierre et amorcer l’accusation. C’est misérable, et je ne connais rien dans l’histoire des partis qui soit au-dessous de ce niveau. Quelque implacable que doive être pour elle le destin, la Gironde a perdu ce jour-là le droit de réclamer contre n’importe quelle infamie. Robespierre, appelé à la tribune par ce guet-apens, veut parler contre l’impression du rapport de Roland : il en obtient avec peine le droit. Et dès qu’il veut aborder le fond même du débat, se justifier contre les lâches incriminations policières, la Gironde lui coupe la parole et le couvre de huées. En vain Danton proteste :
« Président, maintenez la parole à l’orateur ; et moi aussi, je la demande après : il est temps que tout cela s’éclaircisse. »
Le président, qui est Guadet, sarcastique et amer, essaie, lui aussi, d’accabler Robespierre, de lier sa défense :
« Robespierre, vous n’avez la parole que sur l’impression du mémoire des ministres, car il ne s’agit pas encore du fond de la question. »
Comme si Robespierre n’avait pas besoin d’établir la fausseté de certaines allégations du rapport pour obtenir que l’impression en fût ajournée ! Le tumulte organisé, systématique, redouble :
« Si vous ne voulez pas m’entendre, dit Robespierre, si vous m’interrompez sous différents prétextes ; et si le président, au lieu de faire respecter la liberté des suffrages, emploie lui-même des prétextes plus ou moins spécieux… »
Quoi ! il insulte le président ! Il a déjà à la tribune l’expression dictatoriale ! Et Guadet, magnanime et venimeux, haineux et fourbe, dit doucereusement :
« Robespierre, vous voyez les efforts que je fais pour ramener le silence : c’est une calomnie de plus que je vous pardonne et que je prie l’Assemblée de permettre de vous pardonner. » (Vifs applaudissements.)
Mais quel abus de la force, à la fois hypocrite et furieux, chez ces hommes qui criaient à la dictature ! Ah ! le vertueux Roland et son digne policier avaient fait de bonne besogne ! Et comme, au travers des clameurs et des huées, Robespierre parvenait à dire enfin :
« Quoi ! lorsqu’il n’est pas un homme qui osât m’accuser en face et articuler des faits positifs contre moi ; lorsqu’il n’en est pas un qui osât monter à cette tribune et ouvrir avec moi une discussion calme et sérieuse… »
Louvet se jeta dans l’arène : il s’avança au pied de la tribune et, défiant Robespierre, il lui cria :
« Je m’offre contre toi, Robespierre, et je demande la parole pour t’accuser. »
C’est la formule des défis de chevalerie. Et Rebecqui et Barbaroux s’écrient alors :
« Et nous aussi, nous allons t’accuser. »
L’orage de cris s’apaise, et la Convention fait silence ; que sortira-t-il de ces défis tragiques et de ce combat ? Un moment Robespierre parut ému, presque troublé. Il avait le courage tenace et l’héroïsme réfléchi. Il n’avait pas cette audace physique et cette force de tempérament qui éclatent soudain dans les grandes crises en paroles souveraines. Il se sentait tout à coup enveloppé, assailli, et comme il se taisait, cherchant sans doute, de son regard un peu myope et incertain, à discerner l’adversaire :
« Oui, Robespierre, répéta Louvet, c’est moi qui t’accuse » et il monta à la tribune comme pour en rejeter à jamais le rival furieusement haï, précipité maintenant au rang des accusés.
« Continue, continue, Robespierre, cria Danton de sa grande voix ; les bons citoyens sont là qui t’entendent. »
Il savait bien, le grand homme, que la folie des haines allait emporter la Révolution si d’emblée on ne résistait pas. Il savait bien qu’au premier coup de cognée qui frapperait un des arbres, et un des plus grands, toute la forêt était menacée ; il communiquait à Robespierre un moment déconcerté sa force virile. Et c’est Robespierre un jour qui guillotinera Danton ! Mais retenons les éclairs de la pensée impatiente qui perce le sombre avenir ; restons dans le cercle des haines, des luttes et des prévisions où s’agitent en ce moment les hommes de 92. Robespierre conclut avec méthode et sagesse, mais sans chaleur et sans éclat, qu’il fallait examiner sérieusement le rapport, en discuter le pour et le contre, et fixer un jour où ses adversaires et lui-même seraient entendus. Danton, lui aussi, voulait un grand et clair débat pour ramener la sérénité dans la Convention : et tout de suite il essaya de ramener à une large concorde révolutionnaire les partis qui se déchiraient :
« Il est temps que nous sachions enfin de qui nous sommes les collègues, il est temps que nos collègues sachent ce qu’ils doivent penser de nous. (Applaudissements.) On ne peut se dissimuler qu’il existe dans l’Assemblée un grand germe de défiance entre ceux qui la composent… (Quelques interruptions). Si j’ai dit une vérité que vous sentez tous, laissez m’en donc tirer les conséquences. Eh bien, ces défiances, il faut qu’elles cessent, et s’il y a un coupable parmi nous, il faut que vous en fassiez justice. (Vifs applaudissements). Je déclare à la Convention et à la nation entière que je n’aime point l’individu Marat (Applaudissements) ; je dis avec franchise que j’ai fait l’expérience de son tempérament ; non seulement il est volcanique et acariâtre, mais insociable. Après un tel aveu, qu’il me soit permis de dire que moi aussi je suis sans parti et sans faction. Si quelqu’un peut prouver que je tiens à une faction, qu’il me confonde à l’instant… Si, au contraire, il est vrai que ma pensée est à moi, que je sois fortement décidé à mourir plutôt que d’être la cause d’un déchirement et d’une tendance à un déchirement dans la République, je demande à énoncer ma pensée tout entière sur notre situation politique actuelle (Applaudissements).
« Sans doute il est beau que la philanthropie, qu’un sentiment d’humanité fasse gémir le ministre de l’intérieur et tous les bons citoyens sur les malheurs inséparables d’une grande Révolution ; sans doute on a droit de réclamer toute la rigueur de la justice nationale contre ceux qui auraient évidemment servi leurs passions particulières au lieu de servir la Révolution et la liberté. Mais comment se fait-il qu’un ministre qui ne peut pas ignorer les circonstances qui ont amené les événements dont il vous a entretenus, oublie les principes et les vérités qu’un autre ministre vous a développés sur ces mêmes événements ? Rappelez-vous ce que le ministre actuel de la justice vous a dit sur ces malheurs inséparables des Révolutions (Murmures).
« Je ne ferai point d’autre réponse au ministre de l’intérieur. Si chacun de nous, si tout républicain a le droit d’invoquer la justice contre ceux qui n’auraient excité des mouvements révolutionnaires que pour assouvir des vengeances particulières, je dis qu’on ne peut pas se dissimuler non plus que jamais trône n’a été fracassé sans que ses éclats blessassent quelques bons citoyens ; que jamais révolution complète n’a été opérée sans que cette vaste démolition de l’ordre des choses existant n’ait été funeste à quelqu’un, et qu’il ne faut donc pas imputer ni à la ville de Paris ni à celles qui auraient pu présenter les mêmes désastres, ce qui est peut-être l’effet de quelques vengeances particulières, dont je ne nie pas l’existence, mais ce qui est bien plus probablement la suite de cette commotion générale, de cette fièvre nationale qui a produit les miracles dont s’étonnera la postérité. »
C’est d’une ampleur et d’une vérité admirables. Quel irréparable malheur qu’il n’ait pu convaincre et concilier ! Il s’applique, sans blesser Roland, à écarter les sombres fantômes dont le ministre s’épouvante lui-même :
« Je dis donc que le ministre a cédé à un sentiment que je respecte ; mais que son amour passionné pour l’ordre et la loi lui a fait voir sous la couleur de l’esprit de faction et de grands complots d’État (murmures), ce qui n’est peut-être que la réunion de petites et misérables intrigues dans leurs objets comme dans leurs moyens (Nouveaux murmures). Pénétrez-vous de cette vérité qu’il ne peut exister de faction dans une République (murmures) ; il y a des passions qui se cachent ; il y a des crimes particuliers, mais il n’y a pas de ces complots vastes qui puissent porter atteinte à la liberté ' (Murmures prolongés). Et où sont donc les hommes qu’on accuse comme des conjurés, comme des prétendants à la dictature ou au triumvirat ? Qu’on les nomme ! Marat ? mais je vous l’ai dit… Oui, nous devons réunir nos efforts pour faire cesser l’agitation de quelques ressentiments et de quelques préventions personnelles, plutôt que de nous effrayer par de vains et chimériques complots dont on serait bien embarrassé d’avoir à prouver l’existence. Je provoque donc une explication franche sur les défiances qui nous divisent ; je demande que la discussion sur le mémoire du ministre soit ajournée à jour fixe, parce que je désire que les faits soient approfondis, et que la Convention nationale prenne des mesures contre ceux qui pourraient être coupables.
« J’assure que c’est avec raison qu’on a réclamé contre l’envoi aux départements de lettres qui inculpent indirectement des membres de cette assemblée. Roland aurait dû envoyer cette lettre où il est question de massacres au ministre de la justice ou à l’accusateur public pour la dénoncer aux tribunaux et là sans doute on aurait reconnu que tous ces projets sinistres sont de vaines chimères (Murmures). Je le déclare nettement, parce qu’il est temps de le dire ; tous ceux qui parlent de la faction Robespierre sont à mes yeux ou des hommes prévenus ou de mauvais citoyens (Applaudissements). »
C’est contre des murmures croissants et des résistances croissantes que parlait Danton. La Convention n’acceptait pas l’ajournement du débat. Elle avait cette hâte presque maladive qu’ont les grandes assemblées d’aller jusqu’au fond des émotions ; la lice était ouverte, que les champions soient appelés. Une impatience aussi d’en finir, de voir clair peut-être, était chez les meilleurs. Et la Gironde avait vu Robespierre troublé, ému ; qui sait si on n’allait pas le terrasser ce soir même ? Évidemment, entre les Roland, et Barbaroux, Louvet, Rébecqui, l’attaque était concertée. Louvet a un long discours tout préparé, et c’est ce discours qu’annoncent le rapport de Roland et la lettre de police. Touchante collaboration entre le ménage vertueux qui reprochait à Danton la liberté de sa vie, et le romancier de Faublas, qui, avant d’agencer de sombres histoires de complots, avait combiné des aventures d’alcôve et de canapé à lasser les plus exigeants ! Mme Roland dans les Portraits et Anecdotes qu’elle rédigea plus tard à Sainte-Pélagie, en août 1793, a pour Louvet de grandes complaisances :
« Louvet, que j’ai connu durant le premier ministère de Roland, et dont je rechercherai toujours l’agréable société, pourrait bien quelquefois, comme Philopœmen, payer l’intérêt de sa mauvaise mine ; petit, fluet, la vue basse et l’habit négligé, il ne parait rien au vulgaire, qui ne remarque pas la noblesse de son front et le feu dont s’animent ses yeux et son visage à l’expression d’une grande vérité, d’un beau sentiment, d’une saillie ingénieuse ou d’une fine plaisanterie. Les gens de lettres et les personnes de goût connaissent ses jolis romans où les grâces de l’imagination s’allient à la légèreté du style, au ton de la philosophie, au sel de la critique. La politique lui doit les ouvrages les plus graves, dont les principes et la manière déposent également en faveur de son âme et de ses talents. Il a prouvé que sa main habile pouvait alternativement secouer les grelots de la folie, tenir le burin de l’histoire, et lancer les foudres de l’éloquence. Il est impossible de réunir plus d’esprit à moins de prétention et plus de bonhomie ; courageux comme un lion, simple comme un enfant, homme sensible, bon citoyen, écrivain vigoureux, il peut faire trembler Catilina à la tribune, dîner chez les Grâces et souper avec Bachaumont.
« Sa Catilinaire ou Robespierride méritait d’être prononcée dans un Sénat qui eût la force de faire justice ! »
Hélas ! Et Mme Roland qui se fait presque minaudière et régence pour parler des Grâces et de Bachaumont accablait Danton de sa pruderie ! Comme l’esprit de parti et de coterie a des ressources profondes d’hypocrisie, même dans les âmes droites et nobles !
C’est un roman pitoyable que Louvet porta à la tribune ; et il tenta en vain d’imiter le bruit de la foudre en secouant des grelots fêlés. Dans ce corps à corps suprême avec Robespierre, il fallait des coups droits et sûrs, des accusations précises, des faits certains. Il ne fit que ressasser les vagues accusations de dictature, il reprocha à Robespierre son influence aux Jacobins ; et quand il voulut préciser, ses griefs ou furent misérables ou furent faux. Écoutez un des crimes de Robespierre : c’est d’avoir été prendre séance après le Dix Août, au Conseil général de la Commune provisoire dont Louvet lui-même faisait partie :
« Représentants du peuple, une journée à jamais glorieuse, celle du Dix Août, venait de sauver la France. Deux jours encore s’étaient écoulés ; membre de ce Conseil général provisoire (Murmures), j’étais à mes fonctions, un homme entre, et tout à coup il se fait un grand mouvement dans l’assemblée. Je regarde, et j’en crois à peine mes yeux… c’était lui, c’était Robespierre. Il venait s’asseoir au milieu de nous. Je me trompe, il était déjà allé se placer au bureau ; depuis il n’y avait plus d’égalité pour lui. »
Que penser de l’enfantillage de ce trait de Louvet ! Mais voici une accusation plus redoutable… si elle est vraie :
« L’Assemblée législative, elle, était journellement tourmentée, méconnue, avilie, par un insolent démagogue qui venait à la barre lui ordonner des décrets, qui ne retournait au Conseil général que pour la dénoncer, qui revenait jusque dans la Commission des vingt-et-un, menacer du tocsin… »
Là-dessus, et avant même que Louvet se soit expliqué, l’indignation contre Robespierre éclate. En vain, Billaud-Varennes s’écrie : « C’est faux ! » Sa voix est couverte par les clameurs, par les affirmations des témoins qui soutiennent Louvet. L’émotion semble déborder bien au delà de la Gironde. Pendant que de nombreux Conventionnels désignent Robespierre d’un geste accusateur et menaçant, Cambon, qui ne peut oublier les humiliations et les frayeurs de la Législative, s’écrie avec fureur et comme s’il maniait un poignard invisible, le poignard que se transmirent dans l’histoire les amants passionnés de la liberté : « Misérable, voilà, voilà l’arrêt de mort des dictateurs ».
Delacroix atteste solennellement la vérité du récit de Louvet : «… En descendant de la tribune, je me retirai dans l’extrémité de la salle du côté gauche, alors Robespierre me dit que si l’Assemblée n’acceptait pas de bonne volonté ce qu’on lui demandait, on saurait le lui faire adopter avec le tocsin. » Et là-dessus, le chœur des imprécations girondines recommence : « Misérable ! Misérable ! »
Et pourtant, Delacroix, en confirmant Louvet, le démentait : Louvet plaçait le propos à la Commission des vingt et un ; Delacroix, dans la salle même des séances, et ce n’était pas une parole publique, officielle, délibérée ; c’était un propos d’homme à homme et dont la lettre et le sens avaient pu être déformés. Effet de séance, mais qui ne devait pas résister à l’examen ! Même en séance d’ailleurs, l’effet fut bientôt neutralisé par la vigueur de Robespierre. Aidé de son frère, il luttait pour rompre le cercle dont ses ennemis gesticulants l’enveloppaient, et pour gravir la tribune. Il protestait violemment contre l’accusation de Louvet. Et déjà la Gironde voulait le transformer en accusé :
« J’observe à la Convention, s’écria un Conventionnel, qu’elle ne peut entendre à la tribune un homme accusé d’un pareil crime ; il faut qu’il descende à la barre. »
Malgré tout, la véhémente protestation de Robespierre éveillait un doute, brisait un peu le courant. Louvet avait dit un mot terrible et perfide : « Vous vengerez la Législative », et les souffrances d’amour-propre exaspéré de tous les députés qui, pour n’avoir pas su prendre à temps l’initiative et la direction de la lutte révolutionnaire contre la royauté, avaient dû subir quelques jours la dictature de l’audacieuse et victorieuse Commune, s’acharnaient en effet à la vengeance. Mais le discours de Louvet n’était qu’un point d’appui fragile, une déclamation vaine et qui tombait dans le vide. Elle trompait l’attente des haines. Sur les journées de septembre, le sophisme était trop criant ; il était impossible de compromettre à fond dans les massacres Robespierre et Danton, et de dégager entièrement la Gironde. Quand Louvet dit que « l’autorité tutélaire de Pétion était enchaînée, que Roland parlait en vain », c’est pure rhétorique de parti ; car le premier jour, ni Pétion ni Roland ne firent un effort visible ; et Louvet était réduit, pour solidariser Robespierre et Marat, à alléguer que le premier avait dans une assemblée électorale soutenu la candidature du second. Le discours de Louvet était donc passé comme un nuage boursouflé, fantastique et vain, gros de menaces mais piètre d’effet. Aussi bien, lui-même donnait un démenti à la violence de ses accusations par l’incertitude de ses conclusions et par leur incohérence :
« Robespierre, je t’accuse d’avoir depuis longtemps calomnié les plus purs, les meilleurs patriotes, je t’en accuse, car je pense que l’honneur des bons citoyens et des représentants du peuple ne t’appartient pas.
« Je t’accuse d’avoir calomnié les mêmes hommes avec plus de fureur à l’époque des premiers jours de septembre, c’est-à-dire dans un temps où les calomnies étaient des proscriptions.
« Je t’accuse d’avoir, autant qu’il était en toi, persécuté, avili la représentation nationale et de l’avoir fait méconnaître, persécuter, avilir.
« Je l’accuse de t’être continuellement produit comme un objet d’idolâtrie, d’avoir souffert que devant toi l’on dît que tu étais le seul homme vertueux de la France, le seul qui pût sauver la patrie et de l’avoir donné vingt fois à entendre toi-même.
« Je t’accuse d’avoir tyrannisé l’assemblée électorale de Paris par tous les moyens d’intrigue et d’effroi.
« Je t’accuse d’avoir évidemment marché au suprême pouvoir, ce qui est démontré, et par les faits que j’ai indiqués et par toute ta conduite qui pour t’accuser parlera plus haut que moi.
« Je demande que l’examen de ta conduite soit renvoyé à un Comité.
« Législateurs, il est au milieu de vous un autre homme dont le nom ne souillera pas ma bouche, un homme que je n’ai pas besoin d’accuser, car il s’est accusé lui-même. Lui-même il vous a dit que son opinion était qu’il fallait faire tomber 200,000 têtes ; lui-même il vous a avoué ce qu’au reste il ne pouvait nier, qu’il avait conseillé la subversion du gouvernement, qu’il avait provoqué l’établissement du tribunat, de la dictature, du triumvirat ; mais quand il vous fit cet aveu, vous ne connaissiez peut-être pas encore toutes les circonstances qui rendaient ce délit vraiment national ; et cet homme est au milieu de vous ! Et la France s’en indigne, et l’Europe s’en étonne. Elles attendent que vous prononciez.
« Je demande contre Marat un décret d’accusation (Murmures à l’extrême gauche ; applaudissements sur les autres bancs) et que le Comité de sûreté générale soit chargé d’examiner la conduite de Robespierre et de quelques autres »
Mais pourquoi cette différence entre Marat et Robespierre ? Pourquoi décréter d’emblée la mise en accusation du premier et demander une enquête seulement sur le second ? Louvet avouait donc par là que lui-même n’avait pas une confiance absolue dans la force de sa preuve, car si le crime de Robespierre prétendant au pouvoir suprême et y marchant en effet avait été démontré, il était bien plus grave que tous les propos de Marat. Ni Louvet, ni la Gironde ne se sentirent capables d’entraîner la Convention à un vote décisif contre Robespierre. La déception de la Convention était grande. Ce qu’elle attendait des Girondins, ce n’était point la preuve que dans la crise révolutionnaire d’où la République était sortie Robespierre avait manœuvré pour accroître le plus possible son influence politique et celle de la Commune.
Ce qu’il aurait fallu bien démontrer, c’est que Robespierre, par des actes précis, avait cherché à supprimer la volonté nationale, à substituer une faction dictatoriale au pouvoir légal de la Convention. Or, c’est Robespierre qui avait demandé la réunion de la Convention. L’accusation de Louvet s’effondrait. Il n’en restait rien de précis, mais un vague procès de tendance qui enveloppait, avec Robespierre, quelques autres, et logiquement le peuple de Paris, le peuple du Dix Août. Non, la Convention ne pouvait se risquer dans cette voie. La Gironde n’avait qu’une chance de l’entraîner ; c’était de l’éblouir, de la fanatiser, et de la lier par des responsabilités immédiates à de nouvelles et plus lourdes responsabilités. Puisque la Gironde n’avait pas consenti à l’ajournement du débat demandé par Danton, il fallait que le soir même et aussitôt après le discours de Louvet, Robespierre fût décrété d’accusation et arrêté.
En ajournant la conclusion après avoir refusé l’ajournement du débat, la Gironde trahissait à la fois sa faiblesse et sa jactance. Se borner à la mise en accusation de Marat pour un discours qui était tourné tout entier contre Robespierre, c’était découvrir ce qu’il y avait de factice dans les colères et les craintes étalées. Et c’était laisser à la froide raison le temps de dissiper les prestiges de passion et de rhétorique du romancier Louvet.
L’effet de la séance fut mauvais pour la Convention et déplorable pour la Gironde. Le journal les Révolutions de Paris, qui affectait l’impartialité, et qui d’ailleurs aimait peu Robespierre et Marat, sans doute parce qu’il n’avait pu exercer sur les assemblées électorales de Paris une action suffisante, traduit assez bien le malaise de l’opinion.
« Hélas ! nous en rougissons pour nos députés. Ils passent le temps à se dénoncer les uns les autres. Des séances prolongées jusque dans la nuit se consument à entendre Louvet accuser Robespierre ; Robespierre dénoncer Brissot et compagnie, Barbaroux dénoncer Marat ; Marat, brochant sur le tout, dénoncer à lui seul tous les généraux, tous les ministres, tous ses collègues à la Convention, à l’exception de Danton qui a l’ingratitude d’abandonner Marat au milieu de la mêlée ; quelle pitié que tout cela !… Louvet, si quelques ambitieux ont fait des tentatives criminelles pour changer le gouvernement, puisque la Convention eut le bon esprit de passer à l’ordre du jour, pourquoi revenir à la charge ? N’y a-t-il pas des juges et des licteurs ? Si Marat, Danton et Robespierre sont les triumvirs de cette dictature dont tu parles, tu n’avais qu’une parole à leur adresser : « Sortez de cette enceinte d’où vos crimes vous repoussent, et suivez-moi devant un tribunal ; je me porte votre accusateur, venez vous défendre. » Tu nous aurais épargné le long historique des débats de la société des Jacobins, le scandale d’une séance conventionnelle tout à fait nulle pour la politique, et la confusion de Robespierre, réduit à demander huit jours pour répondre. Huit jours pour se justifier à l’incorruptible Robespierre ! »
Le journal de Prudhomme parle avec tant d’amertume de l’assemblée électorale de Paris, de Robespierre, de Danton et de Marat qui y dominèrent, qu’il est visible que la bonne feuille doctrinaire et sentencieuse a eu des mécomptes électoraux. Elle se console en trouvant que tout est petit :
« Une Convention en général mal choisie, surtout la députation de Paris, qui aurait dû être la meilleure ; une Convention qui devrait être un Atlas, puisqu’elle a, pour ainsi dire, le globe entier à replacer sur l’axe de la raison, et qui éprouve les petites passions de l’enfant débile et mutin. »
Pour Danton, le bon journal a des mots féroces et perfides : « Et toi, Danton, tu te tais aussi, ou tu n’ouvres la bouche que pour désavouer lâchement ton agent subalterne ! »
La communauté des déceptions électorales, à Paris, devait donc rapprocher les journalistes du journal de Prudhomme et les Girondins, et pourtant l’impression produite par le discours de Louvet sur les démocrates fut si fâcheuse qu’il est obligé de le condamner. Carra, dans le compte rendu des Annales patriotiques, se dégage visiblement de la Gironde, il n’est point aimable pour Louvet.
« Louvet entreprend une longue dénonciation contre Robespierre, Marat, Danton, etc., mais c’est principalement Robespierre qu’il attaque et qu’il accuse comme chef d’un parti assassin et liberticide ; il mêle à son récit des mouvements oratoires, il emploie tous les grands ressorts de l’éloquence dans un sujet où peut-être il eût fallu au contraire les écarter… En parlant de Marat, l’orateur emploie un de ces tours qui, pour être exagérés manquent tout leur effet. Il le qualifie d’abord, sans le nommer, d’homme unique dans les fastes du monde, d’enfant perdu de l’assassinat, puis l’ayant nommé, il s’interrompt en s’écriant : « Dieux ! j’ai prononcé son nom ! » Ce mouvement pourra paraître heureux à d’autres ; nous ne le trouvons que froid et puéril. Nous n’approuvons pas davantage cet autre : « Ô comble d’horreur ! un mandat d’arrêt était déjà lancé contre le vertueux Roland ! » Car quelque scélérat qu’on suppose Marat, son nom est encore le meilleur moyen de le désigner, de le signaler à ceux à qui on veut le faire connaître, et quelque vertueux que soit Roland, le comble d’horreur n’est pas un mandat d’arrêt contre lui, lorsqu’on vient de parler de tant d’assassinats exécutés et projetés. »
Ainsi anatomisée, l’éloquence de Louvet n’avait pas des lendemains triomphants.
Le ton de Condorcet est d’une sévérité triste. Il écrit lui-même et sous sa signature, dans la Chronique de Paris du 31 octobre. C’est, sous une forme modérée et avec un accent de douleur contenue, un réquisitoire accablant contre Roland et la Gironde :
« Le ministre de l’intérieur est venu présenter un mémoire sur la situation politique de Paris. Le goût des préambules, si familier aux anciens ministres, y a paru un peu trop marqué pour ne pas laisser entrevoir d’avance l’intention de produire des effets qui, puisqu’il faut le dire, n’étaient pas ceux qu’un homme d’État devrait avoir en vue. Après avoir retracé tout au long le tableau des obstacles que les lois rencontrent à Paris dans leur exécution, les abus d’une administration illégale et anarchique, les torts de quelques hommes et les crimes de plusieurs, M. Roland a cru devoir dénoncer des complots qui, s’ils existaient réellement, feraient désespérer de l’établissement des lois et de toute liberté en France. Comment se prêter à l’idée de voir renouveler les crimes des 2 et 3 septembre ? Comment croire qu’il existe réellement un complot de faire égorger des citoyens qui, à tous égards, ont bien servi la patrie, et dont la vie est liée, jusqu’à un certain point, à la destinée de l’État ? Comment croire enfin à l’existence d’un complot aussi insensé qu’odieux ? On a cité à l’appui la lettre d’un juge du tribunal. Mais cette lettre contient-elle des inductions de preuves ? Pourquoi, dans ce cas, ne pas en suivre la trace devant les tribunaux ? Comment ne pas prévoir que de pareilles dénonciations adressées à la Convention même y jetteraient des ferments de trouble toujours funestes au bien public, y ranimeraient des haines et des préventions, que pour l’intérêt de la patrie, si ce n’est pour celui de la gloire, on devrait chercher à étouffer ? Croit-on que le peuple pourra voir d’un œil froid le temps des délibérations employé à des débats qui n’ont aucun rapport avec ses intérêts et avec les devoirs de ses représentants ? Celui qui les provoque n’est-il pas coupable, en supposant même que les craintes qui paraissent l’agiter ne soient pas chimériques ? Vouloir sans cesse occuper le public de soi, n’est-ce pas vouloir se rendre à tout prix un personnage important ? et cette prétention n’a-t-elle pas son danger dans les républiques, surtout quand elle s’environne avec un appareil de certaines formes austères, et qu’entre le parti qu’on attaque et celui qu’on soutient, on ne suppose d’autre intervalle que celui qui existe entre la scélératesse et la probité, entre le crime et la vertu ?
«… Le rapport de M. Roland semblait avoir pris assez de temps à l’Assemblée et peut-être à la chose publique. On aurait pu s’apercevoir qu’il avait assez envenimé les plaies, que les préventions, les haines, les craintes ont laissées après la journée du 10 ; mais Louvet avait demandé la parole pour accuser Robespierre ; et comme il est bien difficile que tout ce qui émeut les passions n’attire pas l’attention des hommes rassemblés, parce que telle est la nature de l’homme, l’orateur a pu se livrer à tous les ressentiments (la plupart bien justes d’ailleurs) dont son âme était pénétrée.
« On ne dira rien aujourd’hui de ce discours, sinon qu’il a paru préparé de manière à laisser des impressions malheureusement trop durables dans l’esprit d’un grand nombre d’auditeurs, et à faire déplorer aux autres les funestes effets des passions particulières. Ce n’est pas de tout cela dont la chose publique a besoin. »
Condorcet, hier encore pourtant l’ami de la Gironde, est révolté dans son esprit critique par l’ineptie de la pièce de police apportée par Roland, et il est excédé de l’austère et envahissante vanité de ce bureaucrate médiocre et fielleux qui, pour se faire valoir, crée des fantômes de complots et attise les haines ; Condorcet s’afflige et s’épouvante de l’esprit d’égoïsme et de vertige de la Gironde. Ô grand homme ! vous payerez de votre vie, comme Danton, les fautes commises par d’autres !
Un député proposa, le 31 octobre, qu’aucun membre de la Convention ne pût en dénoncer un autre : c’était une solution un peu naïve, mais, quoique la Convention passât à l’ordre du jour, c’était un indice du malaise croissant où les furieuses agitations de la Gironde jetaient les esprits. Le journal de Brissot s’irrita contre le malencontreux pacificateur :
« C’est ou un patriotisme bien peu éclairé ou un bien perfide esprit de faction qui a dicté à un membre une motion que l’anarchisme seul a pu applaudir ; il a demandé qu’aucun député ne pût en dénoncer un autre, sous aucun prétexte, et il a proposé différentes dispositions pénales contre les infracteurs de cette bizarre loi. Lorsque le reste impur des satellites de Sylla siégeait dans le sénat de Rome, à côté des vrais républicains ; lorsque Catilina et Cethegus paraissaient vis-à-vis de Cicéron et de Caton ; lorsque ces deux amis de la patrie élevaient la voix contre les cruels anarchistes qui voulaient marcher à la tyrannie par le démagogisme, qu’eût fait la majorité pure et inflexible des législateurs romains, si on eût proposé de fermer la bouche aux citoyens assez courageux pour braver les poignards et pour éloigner d’un doigt hardi les conspirateurs et leurs complices ? Le sénat de Rome aurait repoussé avec dédain ou avec indignation cette proposition ou criminelle ou absurde. C’est ce qu’a fait la Convention nationale ; elle est passée à l’ordre du jour malgré quelques clameurs. »
Avec quel art, avec quelle application la Gironde aiguise le couteau de la guillotine qui tranchera toutes ses têtes ! C’est elle qui sera frappée la première comme complice du tyran renversé au 10 août, comme un « reste impur des satellites de Sylla ». Mais la Convention commençait à être rassasiée de toutes ces attaques, et le discours déclamatoire de Louvet avait perdu tout son effet, quand Robespierre, huit jours après, le lundi 5 novembre, monta à la tribune pour se défendre. Il fut modéré, précis, modeste et habile. Visiblement il s’efforça d’opposer aux pompeuses paroles de Louvet une réplique mesurée et substantielle. Il réduisit aisément à rien certaines accusations puériles :
« On m’a fait un crime de la manière même dont je suis entré dans la salle où siégeait la nouvelle municipalité. Notre dénonciateur m’a reproché très sérieusement d’avoir dirigé mes pas vers le bureau. Dans ces conjonctures, où d’autres soins nous occupaient, j’étais loin de prévoir que je serais obligé d’informer un jour la Convention nationale que je n’avais été au bureau que pour faire vérifier mes pouvoirs. »
Voilà sur quoi Louvet appuyait son fameux : « Je t’accuse » Et sur l’autre fait, à propos duquel Robespierre, le 20 octobre, avait été comme submergé par l’indignation tumultueuse de la Gironde :
« Lacroix vous a dit que dans le coin du côté gauche, je l’avais menacé du tocsin. Lacroix, sans doute, s’était trompé. (Murmures.) Il n’y a aucune raison de m’interrompre, car il n’y en a pas même de ma part pour nier le fait s’il était exact. Mais, je le répète, Lacroix s’est trompé, et il était possible de confondre ou d’oublier les circonstances dont j’ai aussi des témoins, même dans cette assemblée, et parmi les membres du Corps législatif. Je vais les rappeler ; je me souviens très bien que dans ce coin dont j’ai parlé, j’entendis certains propos qui me parurent assez feuillantins, assez peu dignes des circonstances où nous étions, entre autres celui-ci qui s’adressait à la Commune : Que ne faites-vous résonner le tocsin ? C’est à ce propos, ou à un autre pareil, que je répondis : « Les sonneurs de tocsin sont ceux qui cherchent à aigrir les esprits par l’injustice. » Je me rappelle encore qu’alors un de mes collègues, moins patient que moi, dans un mouvement d’humeur, tint, en effet, un propos semblable à celui qu’on m’avait attribué, et d’autres m’ont entendu moi-même le lui reprocher. »
Regnaud : « J’atteste le fait que vient de dénoncer Robespierre. »
À l’examen donc, tout ce qu’il y avait d’un peu positif dans le discours accusateur s’évanouissait. Robespierre marqua la distance qui le séparait de Marat, il défendit nettement tous les actes de la Commune :
« Ne nous a-t-on pas accusés d’avoir envoyé, de concert avec le conseil exécutif, des commissaires dans plusieurs départements, pour propager nos principes, et les déterminer à s’unir aux Parisiens contre l’ennemi commun. Quelle idée s’est-on formée de la dernière Révolution ? La chute du trône paraissait-elle donc si facile avant le succès ? Ne s’agissait-il que de faire un coup de main sur les Tuileries ? Ne fallait-il pas anéantir dans toute la France le parti des tyrans, et par conséquent, communiquer à tous les départements la commotion salutaire qui venait d’électriser Paris ! Et comment ce soin pouvait-il ne pas regarder ces mêmes magistrats qui avaient appelé le peuple à l’insurrection ? Il s’agissait du salut public ; il y allait de leurs têtes ! Et on leur a fait un crime d’avoir envoyé des commissaires aux autres communes, pour les engager à avancer, à consolider leur ouvrage ? Que dis-je ! la calomnie a poursuivi ces commissaires eux-mêmes. Quelques-uns ont été jetés dans les fers. Le feuillantisme ou l’ignorance a calculé le degré de chaleur de leur style ; il a mesuré toutes leurs démarches avec le compas constitutionnel, pour trouver le prétexte de travestir les missionnaires de la Révolution en incendiaires, en ennemis de l’ordre public…
« Citoyens, voulez-vous une Révolution sans révolution ?
« Quel est cet esprit de persécution qui est venu reviser, pour ainsi dire, celle qui a brisé nos fers ? Mais comment peut-on soumettre à un jugement certain les effets que peuvent entraîner ces grandes commotions ? Qui peut, après coup, marquer le point précis où devaient se briser les flots de l’insurrection populaire ? À ce prix, quel peuple pourrait jamais secouer le joug du despotisme ?… Non, nous n’avons point failli ; j’en jure par le trône renversé et par la République qui s’élève. »
En cela, Robespierre était visiblement dans le vrai, et il ne faisait d’ailleurs que reprendre ce que Roland lui-même avait dit après le Dix Août et même après le 2 septembre. Ce qui reste vrai, et dont Robespierre, dans les explications qu’il donne des massacres, ne parvient pas à se disculper, c’est qu’il a voulu profiter du mouvement révolutionnaire pour perdre la Gironde, c’est qu’il a ramené, autant qu’il dépendait de lui, ces vastes commotions à son moi obsédant, à son implacable orgueil. Ce qui reste vrai, c’est qu’avec cette terrible préoccupation personnelle, Robespierre saisira toujours la hache des événements pour éliminer, pour émonder toutes les influences rivales. Mais quoi ! si la Révolution était restée unie avec elle-même, si la Gironde n’avait pas dès les premiers jours déchiré la Convention, qu’eût importé, dans le large développement des forces révolutionnaires, le lancinant orgueil de Robespierre ? C’est la Gironde, qui, en dénonçant sa « dictature », la prépare. À mesure que la Révolution se resserre, elle risque de n’être plus que le piédestal d’un homme ; et les Girondins se sont acharnés à la resserrer, en ce jour lumineux de victoire et d’espérance où elle aurait pu s’élargir dans la concorde et dans la joie, ils ne peuvent alléguer, pour se détendre devant l’histoire, que du moins leur passion fut sincère ; car c’est après coup, c’est de sang-froid, c’est dans un dessein de domination politique, qu’ils suscitèrent en eux toutes leurs indignations philanthropiques au sujet des événements de septembre. Il n’y a là qu’hypocrisie, émotion de théâtre.
« Je pourrais, s’écrie Robespierre, citer en faveur du Conseil général de la Commune M. Louvet lui-même, qui commençait l’une de ses affiches de la Sentinelle par ces mots : Honneur au Conseil général de la Commune ! Il a fait sonner le tocsin ! Il a sauvé la patrie !… C’était alors le temps des élections. (Applaudissements à gauche et dans les tribunes.)
« On assure qu’un innocent a péri. On s’est plu à en exagérer le nombre ; mais un seul, c’est beaucoup trop sans doute ; citoyens, pleurez cette méprise cruelle. Nous l’avons pleuré dès longtemps, c’était un bon citoyen, c’était donc l’un de nos amis. Pleurez même les victimes coupables, réservées à la vengeance des lois, qui sont tombées sous le glaive de la justice populaire ; mais que votre douleur ait un terme comme toutes les choses humaines.
« Gardons quelques larmes pour des calamités plus touchantes. Pleurez cent mille patriotes immolés par la tyrannie ; pleurez nos citoyens expirant, sous leurs toits embrasés. Mais consolez-vous si, supérieurs à toutes les viles passions, vous voulez assurer le bonheur de votre pays, et préparer celui du monde… La sensibilité qui gémit presque exclusivement pour les ennemis de la liberté m’est suspecte. Cessez d’agiter sous mes yeux la robe sanglante du tyran ou je croirai que vous voulez remettre Rome dans les fers. Envoyant ces peintures pathétiques des Lamballe, des Montmorin, de la consternation des mauvais citoyens, et ces déclamations furieuses contre des hommes connus sous des rapports tout à fait opposés, n’avez-vous pas cru lire un manifeste de Brunswick ou de Condé ? Calomniateurs éternels, voulez-vous donc venger le despotisme ? Voulez-vous flétrir le berceau de la République ? Voulez-vous déshonorer aux yeux de l’Europe la révolution qui l’a enfantée, et fournir des armes à tous les ennemis de la liberté ? Amour de l’humanité vraiment admirable, qui tend à cimenter la misère et la servitude des peuples, et qui cache le désir barbare de se baigner dans le sang des patriotes ! »
Les tribunes acclamaient cette grande parole qui aurait été plus grande encore sans le dernier trait. Même quand il s’élève, Robespierre ne peut secouer tout le fardeau des pensées mauvaises ; mais la Convention subjuguée écoutait en silence l’homme que, huit jours avant, les fureurs girondines avaient presque piétiné. Elle sentait en lui une des forces de la Révolution ; et elle s’étonnait de cet accent mesuré et impérieux. Robespierre triomphe enfin des misérables procédés de police imaginés par Roland et il le raille de ses perpétuelles alarmes et de ses perpétuelles vantardises :
« Citoyens, si jamais à l’exemple des Lacédémoniens nous élevons un temple à la peur, je suis d’avis qu’on choisisse les ministres de son culte parmi ceux-là mêmes qui vous entretiennent sans cesse de leur courage et de leurs dangers. (Applaudissements réitérés à gauche et dans les tribunes.)
« Mais comment parlerais-je de cette lettre prétendue, timidement et j’ose dire très gauchement présentée à votre curiosité ? Une lettre énigmatique adressée à un tiers, des brigands anonymes ! Des assassins anonymes ! et au milieu de ces nuages, un mot jeté comme au hasard : ils ne veulent entendre parler que de Robespierre ! Des réticences, des mystères, et ce s’adressant à la Convention nationale ! Le tout attaché à un rapport bien astucieux, après tant de libelles, tant d’affiches, tant de pamphlets, tant de journaux de toutes les espèces distribués à si grands frais et de toutes les manières dans tous les coins de la République. Ô homme vertueux, homme exclusivement, éternellement vertueux ! Où vouliez-vous donc aller par ces routes ténébreuses ? Vous avez essayé l’opinion ; vous vous êtes arrêté épouvanté. Vous avez bien fait. La nature ne vous a moulé ni pour de grandes actions ni pour de grands attentats. Je m’arrête ici moi-même par égard pour vous. Vous ne connaissez pas l’abominable histoire de l’homme à la missive énigmatique : cherchez-la, si vous en avez le courage, dans les monuments de la police. »
C’était à la fois nuancé et terrible : le vertueux Roland, tombé à d’aussi plats moyens policiers, est tout transpercé de cette ironie souveraine. Après ces appels à la concorde et à la paix, Robespierre descendit de la tribune au milieu des acclamations ; et la Convention libérée du joug de la Gironde refusa d’entendre la réplique de Louvet. C’était pour les Girondins une grande défaite ; ils avaient grandi leur adversaire ; ils l’avaient grandi en puissance, en prestige, en orgueil et en haine. Et eux-mêmes, pour avoir abusé de leur crédit, l’avaient ou brisé ou faussé. Barère, avec son habileté toujours un peu équivoque, essaya de préciser tout ensemble et de pallier la défaite de la Gironde.
Il demanda que la Convention passât à l’ordre du jour, mais en termes dédaigneux pour Robespierre :
« Que signifient, aux yeux d’un législateur politique, toutes ces accusations de dictature, d’ambition du pouvoir suprême, et les ridicules projets de triumvirat ? Citoyens, ne donnons pas de l’importance à des hommes que l’opinion générale saura, mieux que nous, remettre à leur place ; ne faisons pas de piédestaux à des pygmées. Citoyens, s’il se trouvait dans la République un homme né avec le génie de César, ou l’audace de Cromwell, un homme qui, avec le talent de Sylla, en aurait les dangereux moyens, je viendrais avec courage l’accuser devant vous ; un tel homme pourrait être dangereux pour la liberté. S’il entrait ici quelque législateur d’un grand génie, d’un caractère profond ou d’une ambition vaste, je demanderais d’abord s’il a une armée à sa disposition, ou un grand parti dans un Sénat ou dans la République.
« Et si de tels individus avaient laissé des traces de leur plan d’attenter aux droits du peuple ou à la majesté des lois, vous devriez les décréter d’accusation comme des conspirateurs audacieux. Mais des hommes d’un jour, de petits entrepreneurs de révolution, des politiques qui n’entreront jamais dans le domaine de l’histoire, ne sont pas faits pour occuper le temps précieux que vous devez aux grands travaux dont le peuple vous a chargés. »
Et comme pour marquer que tout ce débat était subalterne, Barère proposait comme ordre du jour :
« La Convention nationale, considérant qu’elle ne doit s’occuper que des intérêts de la République, passe à l’ordre du jour. »
Mais déjà il ne suffisait point à Robespierre d’être sauvé, il ne voulait pas être diminué :
« Je ne veux pas de votre ordre du jour si vous y mettez un préambule qui m’est injurieux. »
Ses amis et lui demandent l’ordre du jour pur et simple ; et aux applaudissements des tribunes, c’est l’ordre du jour pur et simple qui est voté. Chose inouïe ! La Gironde eut dans sa défaite si peu de dignité, si peu de sens politique qu’elle s’obstina à réclamer le vote de l’ordre du jour de Barère : comme s’il n’était pas avant tout la condamnation cruelle de la politique girondine qui avait ouvert le débat. Mais la Gironde affolée cherchait avant tout à dissimuler son échec. Elle voulait pouvoir dire au pays que si la Convention n’avait pas poursuivi Robespierre c’était par dédain. Ô contradiction misérable ! Et pourquoi donc alors n’avait-elle pas elle-même donné l’exemple du dédain ? Vraiment, elle n’était plus capable de dire la vérité, ni de la voir, elle n’était plus capable de comprendre la leçon des événements. Brissot dans son compte rendu du Patriote Français équivoque lamentablement. Après avoir parlé « du fastidieux et insignifiant plaidoyer de Robespierre », qui ne fut jamais aussi incisif, aussi varié et aussi éloquent, Brissot dit :
« Un nouveau débat s’est élevé : les uns ne voulaient point d’ordre du jour, parce qu’ils craignaient qu’il justifiât Robespierre, qui ne s’était point justifié ; les autres, et c’était le plus grand nombre, le voulaient parce que cet ordre du jour équivalait à un hors de cause et terminait le mépris de la Convention pour les agitateurs, et c’est dans ce sens qu’il a été adopté par une grande majorité ; la minorité même ne le condamnait que parce qu’elle ne voyait pas ce mépris assez profondément exprimé. »
Ô pauvres esprits aveuglés et se dupant eux-mêmes ! Pauvres politiques avertis par les premiers coups du destin, qui peuvent encore mettre ordre à leurs affaires, mais qui, pour se persuader vaniteusement à eux-mêmes que leur crédit est intact, vont droit à la faillite entière !
Partout la puissance de la Gironde fléchissait. Elle avait eu, avec Garat et avec Pache, avec le nouveau ministre de la justice et le nouveau ministre de la guerre, de graves mécomptes. Elle s’était imaginée qu’ils seraient des hommes à elle, et ils se détournaient d’elle dès les premiers jours. C’est Pache qui avait remplacé Servan malade, à la guerre. Il avait été le commis de Roland, et sa simplicité, sa modestie, ses habitudes de silence, de douceur et d’ordre avaient persuadé à Roland, observateur très superficiel, qu’il avait en Pache un instrument commode.
« Pache, écrit Mme Roland, porte le masque de la plus grande modestie ; elle est même telle, qu’on est porté d’adopter l’opinion qu’il paraît avoir de lui et ne pas le prendre pour une grande valeur. Mais on lui tient compte de cette modestie, quand on découvre qu’il raisonne avec justesse et qu’il n’est pas dénué de connaissances… Un homme qui parle peu, qui écoute avec intelligence tout ce dont on peut traiter et se permet quelques observations bien placées, peut aisément passer pour habile. Pache s’était lié avec Meunier et Monge, tous deux de l’Académie des sciences ; ils avaient même fondé une société populaire dans la section du Luxembourg, dont l’objet, disaient-ils, était l’instruction et le civisme. Pache était fort assidu dans cette société ; il semblait consacrer à la patrie comme citoyen tout le temps qu’il ne donnait point à ses enfants, et qui séparait les leçons de cours public auxquelles il les conduisait.
Il entra au cabinet de Roland, mais en refusant toute espèce de titre ou d’appointements… Il arrivait tous les matins à sept heures, avec son morceau de pain à la poche et demeurait jusqu’à trois heures sans qu’il fût possible de lui faire jamais rien accepter, attentif, prudent, zélé, remplissant bien sa destination, faisait une observation, plaçait un mot qui ramenait la question à son but, adoucissait Roland quelquefois irrité des contradictions aristocratiques de ses commis.
C’est sur la recommandation de Roland qu’il succéda à Servan au ministère de la guerre ; et tout de suite les Roland s’aperçoivent avec dépit qu’il n’est pas tout à eux, qu’il ne vient pas chercher chez eux le mot d’ordre, et qu’il s’entoure volontiers d’amis de Danton :
« Nous imaginâmes d’abord qu’une sorte de crainte de paraître la créature de Roland, et le mouvement de l’amour-propre étaient la cause de cette conduite. Mais j’appris que cet homme qui n’acceptait jamais les invitations de son collègue sous le prétexte de la retraite dans laquelle l’obligeait de vivre la multiplicité de ses travaux, recevait à sa table Fabre, Chabot et autres Montagnards, s’environnait de leurs amis, plaçait leurs créatures, tous valets de comédie ou des ignorants, des intrigants, leurs pareils, et que les honnêtes gens commençaient à murmurer et à gémir. Je crus qu’il fallait tenter un dernier moyen pour l’éclairer, s’il n’était que séduit, et avérer ses torts s’il était de mauvaise foi. Je lui écrivis, le 11 de novembre, sur le ton de l’amitié, pour lui faire part des murmures qui s’élevaient contre lui, des raisons qui les faisaient naître et de ce que son intérêt semblait dicter. Je disais un mot des sentiments non équivoques que nous lui avions témoignés, de l’ensemble qu’ils donnaient lieu d’espérer, de l’état de choses si contraire à ce qu’ils auraient fait présumer. Pache ne me fit pas la moindre réponse. »
Il trouva sans doute Mme Roland importune et indiscrète. Je crois que sa modestie était sincère, que sa droiture était absolue, il n’avait nullement intrigué pour arriver au ministère, et il se considérait comme lié à la chose publique, non à Roland. Plus tard, lorsque, oublié de presque tous, excepté du Directoire qui le persécute, il se sera retiré dans sa petite ferme des Ardennes, il écrira ces paroles simples et d’une évidente sincérité :
« Dès que je ne suis plus fonctionnaire, je ris de ma nullité comme de celle de tant d’autres. Je ne suis ni orateur, ni écrivain, ni riche, ni intrigant… dans une sincère appréciation de moi-même, sans être indifférent sur mon renom, je n’ai pas été tourmenté de la folie de la gloire » (Mémoire de Pache : sa retraite à Thin-le-Moutier par M. Louis Pierquin, Charleville, 1900).
Sans doute il avait jugé Roland ; il avait vu tout ce que son austérité recouvrait d’orgueil sénile, et comme son action était vaine, toute tournée en ostentation. Il voulait modestement agir ou laisser agir autour de lui les forces révolutionnaires qui émanaient de Danton. Fâcheuse aventure pour les Roland, ainsi « trahis » par leur « créature », et isolés de plus en plus.
Garat avait commis envers la Gironde un crime bien plus impardonnable. C’était un philosophe un peu indécis et terne, sans grande vigueur d’esprit ni chaleur d’âme ; il était assez équilibré et mesuré, mais jusqu’au médiocre, et il cherchait les voies moyennes, par timidité plus encore que par sagesse. Or, en cet état d’esprit, ni il ne se décidait à absoudre les massacres de septembre, ni il ne les condamnait. Tout en les réprouvant, il les rattachait au mouvement insurrectionnel du 10 août. Il allait ainsi, plus peut-être qu’il ne l’avait prévu ou voulu d’abord, contre la tactique de la Gironde qui était obligée de dissocier complètement le Dix Août et les journées de septembre pour pouvoir indéfiniment flétrir celles-ci tout en glorifiant celui-là. De là à accuser Garat de s’être fait l’apologiste du meurtre, il n’y avait pas loin, et la Gironde d’abord, plus tard les thermidoriens, franchirent le pas.
L’infortuné Garat se défend désespérément, dans ses Mémoires, contre cette inculpation. Toute chose grande a en ce monde sa parodie. La haute et ferme raison de Danton, dominant les factions et les haines, a sa caricature dans l’impartialité débile du philosophe effaré. Écoutez comment il explique les méprises et les malentendus où il fut submergé, pauvre nageur à bout de souffle qui hésite entre deux rivages.
« Dans le sein même de la Convention nationale, lorsque j’y parlai des journées des 2 et 3 septembre, siégeaient des hommes dont les uns étaient soupçonnés d’avoir été les provocateurs et les ordonnateurs des massacres, dont les autres leur donnaient une approbation haute et publique ; il y en avait d’une autre part qui, ayant en horreur les massacres et ceux qui avaient pu les encourager et les protéger, tenaient cette accusation en réserve pour la lancer comme la foudre, dans l’occasion, sur des rivaux de puissance ou d’influence. Aux premiers mots que je prononçai sur les journées des 2 et 3 septembre, à ces mots qui exprimaient et qui appelaient les imprécations de l’humanité tout entière contre ces journées, ceux qui en étaient, au moins, les protecteurs crurent que je venais proposer de les poursuivre : un murmure s’éleva, et je posai les questions et mes principes au milieu d’un bruit confus. Lorsque ensuite, au milieu de ce bruit et de mes paroles qu’il couvrait, on entendit sortir les mots de pitié, de miséricorde, de jubilé politique, ceux qui avaient leurs projets contre les auteurs des massacres crurent que c’était pour ces forfaits que je venais demander une amnistie ou une approbation, et le murmure passa d’un côté de l’Assemblée à l’autre, ou plutôt il fut dans les deux côtés. Le commencement de mon discours fut donc trop bien entendu par les uns, et tout le discours beaucoup trop mal par les autres. Mais de ce que quelques membres du côté droit crurent avoir des reproches à me faire, quelques membres du côté gauche en prirent acte pour me donner des éloges. »
Cette claire analyse idéologique à la Condillac appliquée à ce désastre oratoire a quelque chose d’invinciblement comique ; mais il y a quelque rouerie dans cette affectation d’équilibre ; car qu’importait à la Montagne qu’il gémît au nom de l’humanité sur les massacres de septembre ? Elle gémissait aussi. L’essentiel pour elle était que le ministre de la justice, en liant Septembre à Août, rompit toute la manœuvre scélérate d’ailleurs et funeste de la Gironde. Or Garat avait dit :
« Si ces affreux événements n’ont pas été le produit de l’insurrection, comment donc n’ont-ils pas été prévenus ? Comment n’ont-ils pas été arrêtés ? Comment ne sont-ils pas déjà punis ? Comment tant de sang a-t-il coulé sous d’autres glaives que ceux de la justice, sans que les législateurs, sans que le peuple lui-même aient porté toutes les forces publiques aux lieux de ces sanglantes scènes ? »
De ces paroles, très sensées du reste, Danton s’emparait à bon droit contre la Gironde, et celle-ci, au lieu d’accuser la violence odieuse et effrénée de sa politique, qui mettait naturellement contre elle non seulement les grands cœurs, mais la médiocrité même, accusait Garat de fourberie et de complicité morale avec les meurtriers. Ainsi peu à peu s’élargissait autour d’elle le désert.
Les élections pour la municipalité de Paris, qui eurent lieu en décembre, furent pour les Girondins un désastre. Il est bien vrai que le maire Chambon n’est pas un Montagnard, et le journal de Brissot, qui n’avait plus le droit de se montrer difficile, célèbre bruyamment ce succès.
« Le résultat du ballottage entre Chambon et Lhuillier a donné 7.558 voix au premier et 3.906 au dernier. (Comme on votait peu ! comme le peuple s’empressait encore médiocrement à faire usage du droit de vote récemment conquis !) Voilà donc enfin le patriote Chambon maire de Paris, malgré les clameurs et les intrigues des anarchistes. Ce triomphe des vrais républicains, l’énorme majorité qui l’a assuré doivent prouver aux départements que le règne des factieux passe même à Paris, et que la réunion des gens de bien parviendra à sauver cette ville et la république. Les anarchistes, tant fripons que dupes, ne sont que trois mille neuf cent six ! Car on ne doit pas ignorer qu’ils avaient mis toutes leurs forces en campagne ; il n’y avait pas de séance aux Jacobins le jour des scrutins, et il faut dire, parce que c’est la vérité, parce que c’est une consolation pour les gens de bien, que sur ce nombre de votants celui de fripons est infiniment petit.
« Républicains de Paris, ne vous reposez pas après cet effort momentané ; opposez aux faux patriotes, aux royalistes déguisés une fermeté soutenue ; c’est à ce prix qu’est la liberté. Vous avez encore d’importantes élections à faire. Le zèle d’un maire vertueux serait impuissant s’il n’était secondé par des collègues à la fois patriotes et éclairés. Le premier choix que vous aurez à faire est celui d’un procureur de la Commune. Cette place demande un homme qui joigne la fermeté aux lumières et à l’amour des lois. Nous croyons que Réal répond à ce caractère. »
Oui, mais à cet appel du journal girondin, qui est du 2 décembre, les électeurs parisiens répondent dès le 9 en donnant la majorité relative à Chaumette Anaxagoras : Chaumette, le secrétaire de Danton à la section du Théâtre-Français, le fougueux enthousiaste de la Commune révolutionnaire, « un des aigles de la Commune du 2 septembre », dit le Patriote français. Et il l’emporte décidément quelques jours après ; le 22 décembre, Hébert, le Père Duchesne, est nommé substitut, et Chambon débordé, impuissant, sera réduit bientôt à se démettre. Pendant que le crédit de la Gironde baisse dans la Convention, pendant que Roland perd peu à peu toute influence sur le ministère, Paris va résolument aux ennemis les plus vigoureux de la Gironde.
Dans le peuple, les diatribes d’Hébert contre Roland, tantôt grossières et bassement démagogiques, tantôt pénétrantes et aiguës, ont un succès croissant. Par ses dîners politiques, que la presse populaire pouvait trop aisément transformer en orgies, par ses perpétuelles jérémiades, le ménage Roland prêtait de plus en plus à la moquerie, à la satire insultante ou fine. Hébert n’est que grossier, cynique et vil dans son 199e numéro (décembre 1792), avec une pointe de verve populaire et de gaieté ; mais comment aurions-nous tout le grondement de Paris si nous ne laissions pas cette voix ordurière et crapuleuse, mais puissante parfois, se faire entendre ?
« Je dis donc, foutre, que Coco Roland, ou le roi Roland, si on veut, se dédommage calément des anciens carêmes qu’il a faits, et il faut à ce sujet que je raconte certaine aventure très véridique qui pourra former un jour un bon chapitre de l’histoire du vertueux Roland.
« Il y a quelques jours, foutre, une demi-douzaine de sans-culottes, que je ne craindrai pas de nommer : Grenard, administrateur du département ; Moulinet Duplex, membre de la Commune ; Poussin et Auger, commissaires de la section de la République, vint en députation chez ce vieux tondu ; malheureusement c’était le moment de la bouffaille. — « Que fouloir-vous ? » leur dit le suisse en les arrêtant à la porte. — « Nous voulons parler au vertueux Roland. » — « L’être point ici de virtueux, » répliqua le gros portier, bien gras et bien tondu, en allongeant la patte ni plus ni moins qu’un ci-devant procureur de la Normandie. — « Ce n’est pas à nous à la graisser. » lui dit l’ami Grenard ; « nous devons passer francs comme des capucins, car nous sommes envoyés par les sans-culottes. »
« À ce mot, le suisse rentre dans sa loge comme un colimaçon dans sa coquille aussitôt qu’il a montré ses cornes. Nos sans-culottes enfilent le corridor et arrivent dans l’antichambre du vertueux Roland. Ils ne peuvent se faire jour à travers de la valetaille dont il était rempli. Vingt cuisiniers chargés des plus fines friandises criaient à tue-tête : « Gare, gare ; ouvrez le passage, ce sont les entrées du vertueux Roland ; d’autres : « les hors-d’œuvre du vertueux Roland » ; d’autres : « les rôtis du vertueux Roland » ; d’autres : « les entremets du vertueux Roland. » — « Que voulez-vous ? » dit le valet de chambre du vertueux Roland à la députation. — « Nous voulons parler au vertueux Roland. — Il n’est pas visible maintenant. — Dites-lui qu’il doit toujours l’être pour les magistrats du peuple. »
« Le valet va rendre le propos tout frais au vertueux Roland, qui vient en rechignant, la gueule pleine et la serviette sur le bras. — « La République est sûrement en danger, dit-il, pour me faire ainsi quitter mon dîner, etc. » Roland conduit mes bougres dans son cabinet ; d’abord par la salle à manger, où il y avait plus de trente piqueurs d’assiette. Au haut bout et à la droite du vertueux Roland était placé Bussatier ; à la gauche, le dénonciateur de Robespierre, le petit foutriquet de Louvet qui, avec sa figure de papier mâché et ses yeux creux, lançait des regards de convoitise à la femme du vertueux Roland ; Barbaroux, etc. »
Dans ce brouhaha, le dessert est bousculé ; les commissaires repartent pour « rendre compte de leur démarche au département, et surtout du copieux dîner du vertueux Roland ».
Et en apprenant la perte de son dessert « la femme du vertueux Roland s’arrachait de rage ses cheveux postiches ». (Article cité par M. Dauban, qui remarque avec raison que les articles d’Hébert ne sont pas toujours faciles à trouver ; même la collection de la Bibliothèque nationale n’est pas tout à fait complète.)
Hélas ! au moment où je transcris ces lignes, je sens déjà venir sur Mme Roland l’ombre tragique de la mort, je vois rayonner son courage, et il me semble qu’à reproduire ces grossières injures il y a comme une profanation. Mais l’histoire humaine est un grand fleuve mêlé et trouble. Je n’ai pas le droit de choisir. Et je dis encore, avec une croissante tristesse, que la femme héroïque et infatuée qu’Hébert outrage bassement a fait à la Révolution et à ses propres amis un mal immense. C’est d’une source de vérité profonde que jaillit le ruisseau fangeux du Père Duchesne. Girondins brillants, égoïstes et frivoles, que je vous en veux d’avoir fait un moment la force d’Hébert, et détourné vers lui le cœur du peuple, sevré par vos fautes de toute noble sympathie ! Quelle tristesse que ce débat où les insultés sont coupables et où l’insulteur est abject !
Dans le no 202, Hébert insiste (vers la fin de décembre) :
« Nous avons détruit la royauté et, foutre, nous laissons s’élever à la place une autre tyrannie plus odieuse encore. La tendre moitié du vertueux Roland mène aujourd’hui la France à la lisière, comme les Pompadour et les du Barry. Brissot est le grand écuyer de cette nouvelle reine ; Louvet, son chambellan ; Buzot, le grand chancelier ; Fauchet, son aumônier ; Barbaroux, son capitaine des gardes, que Marat appelle mouchard ; Vergniaud, le grand maître des cérémonies ; Guadet, son échanson ; Lanthenas, l’introducteur. Telle est, foutre, aujourd’hui, la nouvelle cour qui fait maintenant la pluie et le beau temps dans la Convention et les départements.
« Elle se tient tous les soirs, à l’heure des chauves-souris, dans le même lieu où Antoinette manigançait une Saint-Barthélémy avec le Comité autrichien. Comme la ci-devant reine, madame Coco, étendue sur un sopha, entourée de tous ses beaux esprits, raisonne à perte de vue sur la guerre, la politique, les subsistances. C’est dans ce tripot que se fabriquent toutes les affiches. »
Dans le no 204, le Père Duchesne met en scène Brissot parlant à Buzot :
« Pour toi, mon cher Buzot, tu aurais été bougrement buse de rester simplement honnête homme, conviens-en. Après l’Assemblée constituante, tu t’en es allé dans ton département, chargé de gloire et léger d’argent. Il a fallu reprendre le train de vie d’un petit avocat de campagne, et tu as été réduit à manger des pommes de terre. Devenu Conventionnel, tu n’as pas manqué cette occasion de devenir un grand personnage. Conviens qu’il est beau de servir de bras droit à un homme tel que moi. Je t’ai faufilé parmi les beaux esprits qui gouvernent la France ; sans moi, tu ne serais pas chéri des adorateurs de la vertueuse épouse du vertueux Roland. Quel plaisir de répéter à ses pieds le rôle que tu dois jouer le lendemain à la Convention, de la voir t’applaudir quand tu récites quelque bonne tirade contre Robespierre, de la voir se pâmer entre tes bras quand tu as emporté d’emblée quelque bon décret, soit pour bannir ceux qui ont fait la Révolution, soit pour allumer la guerre civile entre Paris et les départements. »
Là, les coups d’Hébert portaient juste. Par Buzot Mme Roland exerçait, en effet, à la Convention une influence détestable.
Dans le no 205, au commencement de janvier 1793, ce sont les ridicules terreurs de Roland, ses perpétuels radotages sur des complots alors inexistants, que le Père Duchesne raille avec une verve basse et comique ; mais quoi ! par la production d’un document inepte où un policier en disponibilité avait fabriqué un plan de complot et tenté de.compromettre Robespierre, Roland n’avait-il pas provoqué ces grossières représailles ?
« No 205 : Les visites de l’an du Père Duchesne, 1er janvier 1793. Et les étrennes bougrement patriotiques qu’il a données à la femme de Coco Roland. Son grand combat avec ce vieux tondu, qu’il a relevé du péché de paresse pour lui apprendre à vivre et l’empêcher de chercher noise aux habitants de Paris ; grand malheur arrivé au tapissier Louvet en voulant tapisser les coins de rues avec un placard couleur de rose contre les sans-culottes.
« La voilà donc finie cette fameuse année qui aurait été la dernière des rois s’il n’avait pas existé un Roland et un Brissot. J’espère que celle qui commence va nous délivrer de tous les jean-foutres qui mettent des bâtons dans les roues et qui retardent le règne de la liberté et de l’égalité. Une nouvelle révolution se mitonne ; l’année 1793 sera la dernière des Rolandins et des Brissotiers. Ils s’y attendent, les bougres, et comme les anguilles de Melun, ils crient avant d’avoir mal. Le ministre Coco ne rêve qu’insurrections et lanternes. Toutes les nuits il est suffoqué plus encore par la peur que par la pituite. Il y a quelques jours, il s’est cru à sa dernière heure. C’est une farce à mourir de rire et dont il faut régaler nos camarades les sans-culottes.
« Il était bien minuit, et la vertueuse Roland, dans les bras de son négrillon Lanthenas, se consolait des plaisirs moraux que lui procure son foutu tondu de mari.
« Grosse d’un discours dont le tapissier devait accoucher le lendemain, elle était dans les douleurs de l’enfantement, lorsque le garçon Louvet entre tout hors d’haleine et vient déranger leurs ébats.
« Ce petit bougre de calibourgnon en sentinelle avait vu commencer l’insurrection. — « L’anarchie, dit-il, est au comble. Ils vont éventrer Louis Capet, éventrer les ministres, les honnêtes membres de la Convention, et châtrer tous nos amis brissotins. » — A ces mots, la bougresse s’évanouit. Son Lanthenas beugle, Louvet court avertir le vertueux Roland. Le bougre se réveille en sursaut, secoue ses longues oreilles. — « Qu’est-ce ? Où sont-ils ? Ma femme, Lanthenas, une circulaire, des courriers, les quatre vingt-quatre départements, mes ordonnances, Brissot, Brissot… Le maire ne m’a pas écrit. Les ministres ne sont pas là, on m’abandonne… Convoquez la Commune, convoquez la Convention… le tocsin, le canon. Mes pantoufles, ma calotte… Aux armes ! Ah ! madame Roland ! Louvet, appelez-la, non laissez-la… Mon discours ne serait pas prêt. Et toi, sentinelle Louvet, à ton poste ; imprime, mon ami, affiche, affiche… Cours au cercle social. » — Voilà mes bougres qui tapissent de leurs sottises toutes les rues où devait passer la sainte insurrection.
« Vous auriez, foutre, ri de voir le calibourgnon Louvet, le tendre Lanthenas et le Castru de Bancal ; mille millions de pipes, ils vous portaient leur charge de sottises ; mais en voilà bien d’autres. Le pauvre bougre de Louvet veut monter un échelon de plus pour coller le grand conte moral couleur de rose (le compte rendu de la gestion ministérielle de Roland : Hébert joue sur le mot compte), ses flûtes à la comtoise s’entrelacent et voilà mon bougre qui se fout les reins sur la tête de ce crapaud de Lanthenas ; le pot à colle va servir de bonnet de police à Bancal et lui met son nez de singe en couleur de pain d’épice. Après avoir ri un moment des mines que faisaient tous ces bougres-là, je fus, en fumant ma pipe, voir ce qui se passait chez Roland ; tout était sens dessus dessous. Moi, j’entre partout. Est-ce que je ne trouve pas cette foutue femme ? « — Ah ! c’est vous, monsieur Duchesne… — Eh ! oui, foutre, c’est moi, le plus véritable des véritables pères Duchesne ; où est ton cocu de mari ? — Ne vous fâchez pas, monsieur Duchesne ! — Et je veux me fâcher, moi… Il y a longtemps que je m’aperçois de toutes vos machinations. Tu veux aussi te foutre des airs de politique… Mais, mille noms d’une bombe, le père Duchesne te les fera passer. Où est-il ce vertueux ? — Monsieur Duchesne, il est au Conseil. — Allons, foutre, il faut voir ce Conseil. — Attendez ; éclairez M. Duchesne. — Eh ! foutre, je n’y vois que trop clair pour vous autres. » — Je m’en vais dans les ruisseaux ; il faisait un temps de bougre… je cherche partout l’insurrection, et foutre, elle n’avait jamais existé que dans la tête de ce vieux fou. Enfin j’arrive à ce Conseil ; je comptais trouver des honorables membres ; ce bougre était tout seul dans un coin. Moi, foutre, je tousse fort : il croit, lui, que c’est le canon, et le voilà qui court à la cheminée. — « Ce n’est que moi, ce n’est que moi. — Et qui donc ? — Le père Duchesne, foutre. — Ah ! monsieur Duchesne, que vous venez à propos ! — Mille noms d’une pipe, tu te fous de moi, avec ton monsieur Duchesne ; mais je te pardonne, tu as peur. Voilà aussi ce que c’est que de faire des sottises. — (Roland tremblant encore plus fort) : Ah ! monsieur,… citoyen Duchesne : que vous êtes heureux, vous, de n’avoir pas peur ! — Pas de monsieur, mais citoyen, véritable père Duchesne. — Ma femme qui a la constitution si robuste, est encore toute tremblante. — Mais qui m’a bâti un bougre foutu de ton espèce ? A quoi te sert donc de faire faire bombance à tous ces goinfres qui vont chez toi godailler les deux millions ? Est-ce pour te faire une belle oraison funèbre quand tu seras mort, et que la foutue carcasse servira de mortier à mes fourneaux ! »
Et l’homme qui traînait ainsi la Gironde et son ministre dans le ruisseau était l’élu de Paris ; le peuple des faubourgs par un large rire joyeux ou haineux, se vengeait sur les Girondins de leurs provocations et de leurs menaces. À Paris, qui après la commotion du Dix Août et les sanglantes épreuves de septembre ne demandait que l’oubli et la concorde, ils avaient déclaré la guerre. Tous ces révolutionnaires hardis qui avaient joué leur tête au Dix Août et qui, ayant abattu la royauté, se croyaient hors de peine, s’étaient demandé un moment si la Gironde n’allait pas les frapper. Quoi ! Échapper au glaive du roi pour tomber sous le couteau de la Révolution ! Il y avait eu en eux une terrible révolte ; et la Gironde les avait obligés à se dire que s’ils ne tuaient pas, ils périraient. À force d’ailleurs d’annoncer des insurrections imaginaires et de prétendus complots dont elle avait besoin pour sa politique de répression et de terreur, la Gironde suggérait au peuple dès la fin de 1792 qu’il faudrait en finir par une insurrection. Et dès le début de janvier le Père Duchesne déclare « qu’une révolution nouvelle se mitonne ». La Gironde est perdue d’avance ; elle a ruiné comme à plaisir les points d’appui sur lesquels elle reposait d’abord. Elle a aliéné ou découragé les sympathies. Elle a tourné contre elle les consciences sobres et droites qui n’avaient ni préventions ni haines.
Le travail qui se fait alors, jour par jour, dans un esprit comme celui de Lebas est bien caractéristique ; c’est le même qu’en l’esprit de Couthon. Et encore l’âme de Lebas était plus neuve, plus nette d’abord de toute impression de parti, plus ouverte à la confiance. J’ai déjà noté sa surprise de ne pas trouver Paris à son arrivée, aussi agité que les journaux et placards de la Gironde l’avaient dépeint ; et sans doute cette première expérience du mensonge girondin fut pour lui un avertissement. Mais il ne s’y arrête pas. Même après les premières séances si pénibles où Buzot sonne un tocsin de guerre civile, il ne prend pas parti ; il se refuse à croire à un déchirement définitif. Il écrit à son père le 29 septembre :
« La Convention va assez bien. Les nouvelles des armées sont satisfaisantes et tout semble nous promettre le succès de la bonne cause. » Le 3 octobre, c’est encore la confiance qui domine, et dans la joie des victoires de la liberté l’impression triste des discordes intérieures est atténuée :
« Les nouvelles que nous avons reçues aujourd’hui et que vous connaîtrez en détail par le bulletin que je vous adresserai demain augmenteront votre espoir que bientôt la terre de la liberté sera purgée des brigands qui avaient voulu la désoler, et qui avaient déjà commencé l’exécution de leurs affreux projets. Indépendamment de quelques petites divisions inséparables des grandes Assemblées surtout en temps de Révolution, la Convention paraît toujours en général animée d’un bon esprit, et destinée à remplir ses hautes destinées. Trop de grands talents s’y font distinguer pour que j’émette sans nécessité une opinion que d’autres développeront mieux que moi. L’essentiel est de bien faire, de bien écouter pour bien opiner, et de ne parler que quand on a à dire une vérité qui sans vous échapperait aux autres. Ce n’est pas de notre gloriole personnelle qu’il s’agit aujourd’hui, mais du salut de la République. Voilà mes principes, et j’y tiens d’autant plus fortement qu’ils sont ceux de beaucoup de députés à la supériorité desquels je me plais à rendre hommage. »
Ah ! comme il eût été facile à la Gironde, si elle était entrée dans la large politique de Danton, de grouper toutes ces volontés honnêtes, modestes et fières, et de créer une force révolutionnaire et nationale incomparable, à la fois enthousiaste et réglée ! L’ordre public aurait été appuyé au roc inébranlable des consciences et des esprits. Mais non : les Girondins ont agité, déclamé, calomnié, et le voile de concorde que Lebas s’obstinait encore à jeter sur les hommes furieux et sur les événements désordonnés se déchire enfin. Le 27 novembre il écrit à son père :
« Je vous envoie une petite brochure ; elle vous donnera une idée de la division qui règne au milieu de nous. Quels que soient les projets de ceux qui crient si fort aux agitateurs, il est certain que pour un bon observateur, leur conduite n’est pas celle de vrais patriotes, et ressemble beaucoup à celle des feuillants dont ils ont à peu près adopté le style et les maximes, et qu’il est assez curieux de voir figurer avec les aristocrates, parmi leurs partisans, et se joindre à eux pour égarer l’opinion, dépopulariser les plus ardents défenseurs de la liberté, et provoquer des décrets liberticides. »
C’est fini, le pas est franchi. La Gironde a jeté violemment du côté de Robespierre ceux qui ne demandaient que la grande union révolutionnaire. Sous la plume de Lebas, les griefs contre la Gironde iront se précisant et se multipliant.
Mais si la Gironde est affaiblie, si elle s’est portée à elle-même des coups dont l’effet plus ou moins lent sera mortel, elle est puissante encore ; et à défaut de la grande et belle unité qui naît de la concorde, la Convention n’a pas encore l’unité étroite et farouche qui naît de l’élimination totale d’une faction par une autre. Elle est déchirée, bouleversée ; et c’est pourtant devant cette grande assemblée chaotique et orageuse que se posent les plus redoutables problèmes. Voilà maintenant la Révolution en contact avec l’Europe, on peut dire avec le monde. Ses armées débordent par delà les frontières ; mais que fera-t-elle au dehors ? Quelle organisation donnera-t-elle aux peuples ? Quel concours réel, profond, trouvera-t-elle auprès d’eux ? Quel est le secret de l’âme allemande, de l’âme anglaise ? Quel sera l’effet sur les peuples, des événements qui se déroulent ou qui se préparent en France ? Comment accueilleront-ils le jugement du roi, sa mort peut-être ? En renouvelant l’univers, la Révolution va-t-elle se heurter à une force réfractaire et irréductible ou éveiller au contraire des sympathies décisives, ou encore susciter des efforts contradictoires, incertains et mêlés, un mouvement trouble d’adhésion et de résistance ? Que pense vraiment le monde de notre Révolution ? Problème terrible, problème vital : le levier que la France a en main pourra-t-il soulever la masse humaine ? ou se faussera-t-il, et l’universelle servitude
retombera-t-elle de tout son poids sur la libératrice accablée ? Voilà ce qu’à la fin de 1792 les révolutionnaires se demandaient sans doute ; voilà, malgré l’éblouissement des premières victoires, l’angoisse qui opprimait sans doute plus d’une pensée. Un grand souffle d’espérance semblait tout soulever, tout emporter. Mais, par la guerre, la France devenait maintenant solidaire du monde : que voulaient les peuples ? Que seraient-ils ? Que feraient-ils ? Quelle était la valeur des premières adresses parvenues à la Convention et quelle partie du sentiment public exprimaient-elles ? Et dans quelle mesure les hommes étaient-ils préparés ou à seconder ou à recevoir la Révolution ? Trop souvent, dans les histoires de la Révolution, c’est la France presque seule qui occupe la scène. Les autres peuples sont dans une sorte de lointain. Les révolutionnaires de 1792 n’avaient du reste du monde qu’une idée superficielle et vague. On dirait, à la façon dont la conscience française a simplifié ce grand drame, qu’il n’y eut à ce moment que deux forces actives : la force de la France révolutionnaire et la force des tyrans coalisés ; les multitudes européennes n’apparaissent que comme une puissance incertaine et confuse disputée par des tendances contradictoires. C’est le devoir de l’historien, surtout de l’historien socialiste qui veut briser les étroits préjugés nationaux, d’interroger de près la pensée et la conscience des peuples mêlés diversement au grand drame de la Révolution.