La Convention (Jaurès)/308 - 349
pages 257 à 307
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n’ont que moitié de valeur, et la République perd 100 %. C’est pour détruire cet abus que votre Comité vous propose de décréter que les fermiers des biens nationaux payeront leurs baux en nature et que les graines et fourrages qui en proviendront seront employés à l’approvisionnement des armées. »
La Convention décréta : « Les fermiers, rentiers et débiteurs des biens des émigrés, de l’ordre de Malte, des princes possesseurs et généralement de tous les domaines invendus, situés en France, ou dans les pays actuellement occupés par les armées de la République, qui, d’après leurs contrats ou baux, sont obligés de payer en froment, méteil, seigle, avoine, foin, paille et légumes secs, l’entier montant ou partie de leurs fermages, rentes, etc., seront tenus de s’acquitter de la même manière qu’ils s’étaient obligés envers leurs bailleurs, dérogeant à cet égard à l’article 9 de la loi du 9 septembre 1791. »
Du coup les fermiers des émigrés ne pouvaient plus spéculer sur leurs grains. Mais aussi, ces grains étaient comme retirés du commerce proprement dit et de l’échange ; c’est à des gardes-magasins militaires qu’ils devaient être remis ; les produits des biens des émigrés étaient, pour ainsi dire, militarisés, réservés à l’entretien des armées ; et cette sorte de séquestre d’une importante quantité de blé au profit des subsistances militaires ne pouvait qu’ajouter aux tendances de hausse et tendre encore les ressorts de l’économie nationale. Ainsi, quels que fussent les mobiles des propriétaires et fermiers, qu’ils aient voulu retirer un intérêt plus élevé du capital plus grand engagé par eux dans l’achat du domaine d’Église, ou qu’ils aient été excités à la spéculation et entraînés à la demande de hauts prix par l’exemple des premiers marchés conclus par les grands fournisseurs militaires, ou encore que, fermiers des domaines des émigrés, ils se soient réservés le plus possible en vue de l’avenir, toujours une sorte d’appétit général de hausse se joignait à l’action des assignats et des grands achats militaires pour porter le blé et beaucoup de denrées à des prix presque violents, indice d’une situation violente et d’une tension générale des choses et des esprits.
La stabilité relative des prix qui s’était affirmée dans la routine de l’ancien régime finissant était bouleversée par le renouvellement universel, par les brusques déplacements de fortunes, par l’esprit de mouvement qui se communiquait à des forces économiques naguère immobilisées dans un sommeil d’Église. La riche proie de plusieurs milliards qui, avec les biens des émigrés, s’offrait brusquement aux ambitions, aux espérances et aux calculs, surexcitait aussi les pensées de spéculation.
Pour se mettre en état d’acheter le plus possible les domaines convoités, il fallait tirer le plus haut parti possible des domaines déjà possédés. Une flamme de convoitise courait dans les veines de la Révolution, et les prix s’enfiévraient comme les pensées ; la bourgeoisie était brûlante, et les cours des denrées, comme une sorte de thermomètre, montaient.
Si l’on ajoute à toutes ces causes de hausse la concurrence que se faisaient les diverses administrations municipales et nationales pour l’achat des blés, on comprendra les prix paradoxaux qui furent atteints. La Révolution n’avait pas su encore, à propos des subsistances, adopter un système lié, un plan d’ensemble. Ni elle ne s’en remettait à la seule initiative privée et à la liberté du commerce du soin d’approvisionner le pays ; ni elle n’organisait un service central des subsistances procédant avec méthode et unité.
Les municipalités des grandes villes faisaient des achats, et revendaient. Le ministre de l’intérieur achetait directement les blés ou subventionnait les municipalités. Et Cambon s’écriait le 3 novembre :
« Plus vous établissez de concurrence, plus le prix doit augmenter. »
Et la hausse, sous l’effort de ces causes multiples, était si vertigineuse que Cambon pouvait dire à la Convention, le 14 octobre :
« J’assure que, dans le département de l’Hérault, le pain vaut 8 sols la livre de 14 onces. »
Avec de tels prix, ou même avec le prix beaucoup plus général de 4 et 5 sols la livre de pain, tout le système économique aurait éclaté si les salaires n’avaient pas suivi une progression à peu près égale. Qu’on se représente en effet que beaucoup de salariés ne gagnaient même pas 20 sous, et que, par conséquent la consommation de pain d’une seule personne absorbait les trois quarts ou les deux tiers, ou tout au moins la moitié du salaire accoutumé. Or, ces hauts prix du blé et du pain durèrent plusieurs mois. On peut donc être certain, a priori, qu’il y eut un grand effort des salariés pour accroître le prix de la journée de travail, et un vaste mouvement des salaires. Il y eut nécessairement à cette date une des plus profondes et des plus générales agitations en vue d’un meilleur salaire, qu’enregistre l’histoire de la classe ouvrière. Il y eut nécessairement aussi, au moins dans le taux nominal des salaires, une des plus brusques progressions qui se soient jamais produites.
Je le répète, c’était pour le peuple une nécessité vitale d’un tel ordre qu’on peut être assuré d’avance qu’il demanda et obtint un grand relèvement du prix des journées.
Pour subir purement et simplement une telle hausse du blé et du pain et ne pas chercher un salaire compensateur, il aurait fallu que le peuple ouvrier et paysan fût tombé à ce degré de servitude léthargique où l’aiguillon même de la faim n’est plus ressenti. Or le peuple n’avait jamais été plus vivant, plus ardent et plus fier. Et c’est sans surprise que je note les affirmations précises et non démenties qui établissent le grand mouvement des salaires. C’est la caractéristique sociale de cette période. Féraud, qui combat, il est vrai, tout système de taxation et de réglementation des blés, dit, le 16 novembre :
« Si le prix du grain s’est accru, les salaires se sont accrus également ; et toutes choses bien compensées, c’est-à-dire la hausse des grains mise en balance avec l’augmentation des salaires, on verra que les différences ne sont sensibles que pour les propriétaires, et point du tout pour le consommateur salarié qui nous occupe tout particulièrement dans cet instant. »
Sans doute, l’affirmation de Féraud était trop générale, il donnait comme un fait universellement accompli ce qui n’était qu’un résultat partiel et une tendance générale. Beffroy et Isoré tiennent un autre langage ; mais qu’on étudie de près leurs paroles. Beffroy dit :
« Lorsque des cultivateurs avides, profilant du prétexte ou de la dévastation partielle d’un canton voisin, ou du défaut de bras, quand des milliers de citoyens offrent les leurs, qui ne sont refusés que parce qu’on ne veut point proportionner les salaires au prix de la denrée, lorsque enfin, sous le prétexte du haut prix de leurs fermages, ces hommes cupides se coalisent pour porter le blé à un taux fort supérieur à la faculté des ouvriers, alors le prix des salaires ne se trouvant plus en proportion avec le prix des comestibles, le journalier ne peut plus l’atteindre ; il ne peut plus fournir à ses premiers besoins. »
Ainsi, il ressort des paroles de Beffroy que le peuple n’a pas rétabli l’équilibre entre le salaire et le prix du blé, mais qu’il lutte pour le rétablir. Les manouvriers refusent leurs bras aux conditions anciennes, et comment devant cette grève des prolétaires ruraux les propriétaires et fermiers ne seraient-ils point obligés de faire de larges concessions ? Pour pouvoir dominer le marché et profiter des occasions, encore faut-il qu’ils aient leurs grains disponibles. Il faut donc qu’ils fassent procéder à l’opération du battage, et devant le refus de travail, ils seront bien réduits à hausser les salaires.
Isoré, parlant de la longanimité du peuple, dit :
« Ne vous imaginez pas que l’indigent veut avoir le blé à très grand marché, quoiqu’il souffre de n’être pas payé de ses sueurs proportionnellement au prix des denrées ; il sent, comme vous, que la grande quantité de numéraire qui circule tiendra tout ce qui est nécessaire à sa vie à un taux extraordinaire. »
Oui, mais quelle que soit la résignation du peuple, il se dit nécessairement que cette grande quantité de numéraire s’applique au prix de son travail comme au prix de toutes les denrées, et que son salaire peut et doit participer à la progression générale. Serre dit, le 2 décembre :
« Quand toutes les marchandises augmentent, la rétribution de l’industrie du journalier s’élève par gradation, et l’équilibre s’établit presque aussitôt ; en un mot, le prix des grains est presque toujours le régulateur ou le chronomètre de la hausse ou de la baisse des prix des autres marchandises. Je ne sais d’ailleurs si je m’abuse ou si ma mémoire me trompe, mais quand j’ai demandé au marchand de fer pourquoi il vendait son fer 16 sous la livre au lieu de 8, au cordonnier pourquoi il vend ses souliers 9 et 10 livres au lieu de 5 et de 6, au tailleur, etc., etc., tous me répondent que le blé se vend le double des années précédentes, et que les ouvriers coûtent le double de ce qu’ils gagnaient autrefois. »
Et Serre insiste sur l’injustice qu’il y aurait à taxer le blé tout « en laissant exister les salaires et les marchandises aux taux où les circonstances les ont élevés ». Et pas une voix dans la Convention ne s’élève pour contester le fait. Pas un député, pas un journaliste ne réplique que les salaires sont restés immuables. Et voici, au contraire, ce que dit Dorniez dans son Opinion imprimée du 8 décembre :
« Vous devez établir un juste équilibre entre les besoins de l’artisan et ses ressources ; il ne faut pas que le cultivateur l’opprime, ni qu’il le soit par l’artisan qui a bien su et justement faire augmenter sa main-d’œuvre à proportion de toutes les marchandises. Personne n’ignore que ce qui valait 6 livres vaut 9 livres, et que la journée de travail qui était à 20 sous est à 30 sous et ainsi de suite. »
Voilà qui est d’une précision extrême et d’un ton d’assurance tranquille qui semble défier le démenti. Aucun démenti ne vint. Il n’y a pas de discours plus pessimiste, plus sombre, que celui que Saint-Just prononça le 29 novembre à propos des subsistances. Or j’y lis ceci :
« On dit que les journées de l’artisan augmentent en proportion du prix des denrées, mais si l’artisan n’a point d’ouvrage, qui paiera son oisiveté ? »
Ainsi Saint-Just, quelque lugubre que soit le tableau tracé par lui de la condition économique du pays, ne conteste pas qu’en fait il y ait eu pour l’artisan progression des salaires. Et je rappelle ce que j’ai déjà cité du rapport de Roland, en janvier 1793, où, allant bien au delà de Dorniez, il prétend que c’est au détriment du cultivateur que l’équilibre se trouve rompu par l’élévation des salaires. Je note dans le Patriote français (numéro du 3 novembre) une curieuse lettre d’Orléans, datée du 21 octobre. Elle est tout naturellement écrite par un « brissotin » qui gémit sur l’anarchie et la propagande subversive du délégué de la Commune de Paris, mais elle abonde en traits précis :
« Nous sommes ici dans une espèce d’anarchie qui peut être pour nous et pour d’autres départements de la plus grande conséquence… La position d’Orléans est unique, mais si nous empêchons les embarquements, combien de départements allons-nous faire mourir de faim ! On ne peut pas persuader ici à la majorité de mes concitoyens que le département n’a pas de quoi se nourrir quatre mois, ayant beaucoup de terrains en friches et en bois ; au milieu de l’abondance, ils mourront de faim, puisque si les citoyens du département empêchent le transport des grains, le département d’Eure-et-Loir en fera autant. L’exemple de l’hiver dernier aurait dû les convertir ; le commerce des grains était parfaitement libre, et nous avons été la ville où le pain a été le moins cher : tout le monde nous en apportait. Au marché d’hier qui est le seul considérable par semaine, des députés de section en nombre assez considérable s’étaient répandus dans le marché, voulaient qu’on taxât le blé ; n’y ayant pas réussi, ils ont menacé les fermiers et en ont forcé, par la crainte, de diminuer leurs grains ; il en résultera que les fermiers effrayés ne reviendront pas samedi prochain, et qu’on nous prépare des troubles. Je ne vous laisserai pas ignorer qu’on égare mes malheureux concitoyens, qui tous viennent de faire augmenter leurs journées et qui, par conséquent, devraient moins se plaindre, et nous avons ici beaucoup de perturbateurs parisiens, peut-être envoyés par vos agitateurs. »
Vraiment, quel que soit le parti pris politique mêlé à toutes ces affirmations, il est impossible de douter d’un relèvement général des salaires constaté par tant de témoignages divers et si conforme d’ailleurs à la nature même des choses. Comment le peuple de France, tout remué encore par la victoire révolutionnaire du Dix Août, se serait-il laissé affamer sans résistance au moment même où l’immense appel d’hommes fait par l’armée, en diminuant le nombre des bras, donnait aux demandes des salariés une force irrésistible ?
Il y a un rapprochement qui saisit l’esprit.
Dans quelques mois, la Convention, acculée au maximum et à la taxation générale des denrées dont d’abord elle ne voulait pas, fixera tous les prix, prix des marchandises et prix du travail, sur la base des prix de 1790 augmentés d’un tiers. Il est certain qu’elle a cherché à se rapprocher le plus possible de l’état de fait créé par la crise des prix. Elle prétendait marquer une limite au mouvement désordonné de hausse qui se produisait depuis des mois. Mais elle s’appliquait à coup sûr à ne pas donner une nouvelle et inutile secousse à s’appuyer le plus possible sur les données mêmes de l’heure présente. Comment, par exemple, se serait-elle risquée à décréter ainsi une majoration d’un tiers sur les salaires si cette majoration n’avait pas été déjà presque partout réalisée par l’effort même des salariés ? Elle aurait soulevé contre elle, par un brusque relèvement des salaires, tous les cultivateurs, tous les fermiers tous les propriétaires. Il me paraît donc infiniment probable que la Convention crut devoir compter avec une hausse générale d’un tiers sur tous les prix, prix des marchandises et prix du travail comme avec une réalité préexistante. Et son but était de consolider cette hausse, de la fixer, de prévenir toute manœuvre de renchérissement ou d’avilissement.
Je suis donc très porté à croire que c’est à une hausse d’un tiers qu’avait abouti dans l’ensemble et en moyenne, pour les salaires comme pour les diverses denrées, la hausse des prix dans le dernier trimestre de 1792 et le premier semestre de 1793. Or, il se trouve que le député qui a fourni les indications de fait les plus catégoriques et les plus précises, Dorniez, donne précisément cette hausse générale d’un tiers comme un fait de notoriété publique : les marchandises de 6 livres portées à 9 livres, les journées de travail portées de 20 sous à 30 sous. C’est donc au moins d’un tiers qu’avait été la hausse des salaires. Je dis au moins, car je citerai plus tard une circulaire du Comité des subsistances aux ouvriers, où il leur rappelle qu’ils doivent se soumettre pour leurs salaires à la loi du maximum.
Il y eut en effet, en plusieurs points des réclamations assez vives. Les ouvriers se déclarèrent lésés par la loi qui élevait d’un tiers les salaires de 1790. Ils avaient donc dépassé déjà de plus d’un tiers ce niveau. Et quoique cette augmentation ne fût en somme que nominale, puisqu’elle ne faisait qu’équilibrer la hausse générale des marchandises, c’est un des plus notables mouvements de salaire que l’historien ait à enregistrer. L’effort du peuple était double. D’une part, il tâchait de limiter le prix des denrées, soit par la taxation directe sur les marchés, soit par les lois de taxation que dès lors il commençait à solliciter de l’État et qu’il finira par imposer. Et, d’autre part, les salariés exigeaient partout de leurs employeurs, propriétaires, fermiers, industriels de tout ordre, un relèvement de salaire.
Les prolétaires, les salariés exerçaient donc à ce moment, et avec un ensemble extraordinaire, une double action de classe : sur l’État et sur les salariants. Il ne reste rien en fait de la loi Chapelier, elle est débordée, réduite à rien par l’immense coalition du peuple ouvrier exigeant partout à la fois les moyens de vivre. Les vifs incidents qui se produisent çà et là et dont l’histoire a gardé la trace, les pétitions partielles et les mouvements partiels ne donnent qu’une faible idée du mouvement universel et profond par lequel le peuple signifia à la Révolution et à la bourgeoisie qu’il n’entendait pas faire les frais de la crise.
Et c’est cette vitalité universelle du peuple ouvrier, c’est cet esprit de revendication et de lutte qui est dans l’histoire du prolétariat un trait lumineux. Car partout la lutte, l’effort furent nécessaires ; nous pouvons en être sûrs quoique le détail en soit perdu pour nous. Comment saurions-nous, par exemple, sans le passage de Beffroy que j’ai cité, que les ouvriers agricoles allaient jusqu’à refuser leurs bras pour arracher au fermier avare une plus haute journée ? L’histoire, obsédée par les visions tragiques de cette période, a négligé de recueillir trait à trait cette prodigieuse revendication de salaire qui, en chaque usine, en chaque ferme, mettait les salariés aux prises avec la bourgeoisie révolutionnaire et possédante. Mais ce n’est pas d’un mouvement aisé, tout naturel et automatique, que le prix des journées de travail s’est ajusté au prix extraordinaire du blé et des denrées.
Condorcet, qui était ennemi de toute taxation et réglementation, ne peut contester, cependant, le déséquilibre survenu entre les salaires et les denrées. Il s’interroge avec inquiétude sur les moyens de rétablir l’harmonie et de dénouer la crise sans toucher à l’absolue liberté des échanges. Et tantôt, il paraît croire que l’État pourra équilibrer de nouveau le prix des denrées et le prix du travail, non par la loi, mais par l’exemple. Tantôt, il semble compter sur les seuls effets de la liberté elle-même. Il se demande le 18 novembre :
« Faut-il une loi générale sur les subsistances, ou des lois partielles ou des établissements à l’effet de prévoir et de prévenir les besoins dans les temps critiques ? Sera-t-il utile de créer, en ce moment, un département unique des subsistances qui ferait de cet important objet si grande et unique affaire ? Conviendrait-il d’établir à l’extérieur des agents responsables occupés d’observer les prix des grains et de faire des achats pour la République ? En supprimant la valeur fictive de l’argent, n’attaquerait-on pas radicalement l’agiotage qui, avec le signe du numéraire, attire le papier-monnaie, et avec celui-ci toutes les matières d’approvisionnement jusqu’à ce qu’enfin il pompe toute la substance du peuple ? »
Idée hardie, sur laquelle je reviendrai. Condorcet, comme nous l’avons vu, croyait que la hausse du prix des denrées n’était pas un effet direct des assignats. C’est seulement par rapport à la monnaie de métal, plus facile que toute autre marchandise à accaparer et à resserrer, qu’avait commencé la baisse des assignats ; et c’est seulement par contre-coup que la hausse de l’argent s’était étendue peu à peu aux autres marchandises. Condorcet se demande s’il ne conviendrait pas de mettre en communication directe et exclusive les assignats et les denrées par la suppression de la monnaie de métal, instrument décisif de l’agio. Par là, l’équilibre entre les salaires et le prix des denrées serait rétabli sans que la loi intervint dans les transactions et dans la détermination des prix.
Dans la Chronique de Paris, du 28 novembre, il dit :
« La Convention nationale sait trop bien que le blé appartient à celui qui l’a semé, et que dans une République unique le libre transfert des subsistances d’un lieu de son territoire à l’autre, est une condition nécessaire du pacte social. On ne sait pas pourquoi, d’ailleurs, si l’équilibre est rompu entre la valeur réelle des subsistances et les moyens d’en acheter, on s’obstine à préférer le parti dangereux de faire baisser le prix des subsistances, au parti beaucoup plus simple d’augmenter ces moyens. Si, dans les achats et les fournitures extraordinaires de graines le gouvernement cherchait à maintenir les mouvements naturels du commerce au lieu de les déranger, s’il faisait servir la masse considérable des salaires dont il dispose, à maintenir ce rapport entre eux et les besoins que tant de causes altèrent à chaque instant ; si les marchés des villes étaient également à l’abri et du pillage et des taxations arbitraires ; si les chemins et les rivières offraient une entière sûreté dans le moment du transport, alors on verrait les granges se vider successivement. »
L’État faisait, en effet, pour la marine et les armées, des achats immenses ; il payait aux soldats, aux matelots, aux ouvriers des arsenaux et de certaines manufactures, des salaires considérables. Condorcet aurait voulu qu’en ajustant ces salaires au prix accru des denrées, il donnât le signal d’un relèvement universel des prix du travail. Mais le 9 décembre, il paraît compter surtout sur les effets de l’activité économique et de la libre concurrence.
« Comment voulez-vous que la concurrence des travaux élève les salaires, si les citoyens riches sont forcés, par ces mêmes bruits (alarmants) à conserver, comme ressources pour un moment de crise, les sommes qu’ils emploieraient à l’amélioration de leurs propriétés, à des acquisitions mobilières ? Peuvent-ils se croire assurés de jouir de ces améliorations, de ces acquisitions ? Ils remettent donc ces dépenses à un autre temps, et en attendant, le peuple souffre de cette stagnation funeste.
« La Révolution, par un changement répandu dans la distribution des richesses ecclésiastiques et féodales, par l’émigration volontaire ou forcée d’un grand nombre de propriétaires, avait nécessairement déplacé la distribution des salaires ; la création d’un papier-monnaie avait dû changer le rapport de ces mêmes salaires avec le prix des denrées ; mais ce changement dans la distribution des richesses était favorable en lui même à la prospérité publique. Les inconvénients des variations dans les prix plus promptes et plus étendues que celles des salaires n’étaient pas sans remède ; et si l’activité qui devait naître de la Révolution n’était point arrêtée par ces inquiétudes factices, le mal serait déjà réparé, et l’équilibre rétabli avec avantage. »
Mais le peuple n’attendait point cette sorte de rétablissement naturel et lent de l’équilibre, qu’espérait l’optimisme révolutionnaire de Condorcet. Le peuple agissait de deux façons : en refusant son travail aux anciens prix, et en essayant d’imposer, soit à la Convention, soit directement aux marchands, la taxe des denrées. Hausser les salaires par une revendication énergique et au besoin par la grève, limiter par la loi ou par la force le prix des denrées, voilà le double effort des travailleurs en cette période. Lorsque la Législative, en janvier 1792, reçut la délégation des Gobelins protestant contre le renchérissement des denrées, les pétitionnaires demandèrent bien des mesures contre les « accapareurs » ; mais ils n’osèrent pas formuler l’idée d’une taxation légale. Maintenant, c’est cette idée qu’une députation du corps électoral de Seine-et-Oise formule devant la Convention en paroles précises et hardies. L’audace du prolétariat a grandi. Il se sent, en quelque sorte, plus près de la loi, et il songe à la faire servir à sa défense.
« Citoyens, disent les délégués dans la séance du 19 novembre, le premier principe que nous devons vous exposer, est celui-ci : La liberté du commerce des grains est incompatible avec l’existence de notre République. De quoi est composée notre République ? D’un petit nombre de capitalistes et d’un grand nombre de pauvres. Qui fait le commerce des grains ? Ce petit nombre de capitalistes. Pourquoi fait-il le commerce ? Pour s’enrichir. Comment peut-il s’enrichir ? Par la hausse du prix des grains, dans la revente qu’il en fait au consommateur.
« Mais vous remarquerez aussi que cette classe de capitalistes et propriétaires, par la liberté illimitée maîtresse du prix des grains, l’est aussi de la fixation de la journée du travail ; car chaque fois qu’il est besoin d’un ouvrier, il s’en présente dix et le riche a le choix ; or, ce choix, il le porte sur celui qui exige le moins : il lui fixe le prix, et l’ouvrier se soumet à la loi, parce qu’il a besoin de pain, et que ce besoin ne se remet pas pour lui. Ce petit nombre de capitalistes et de propriétaires est donc maître du prix de la journée de travail. La liberté illimitée du commerce des grains le rend également maître de la subsistance de première nécessité. Le sordide intérêt ne leur laisse pas calculer d’autre loi que celle de leur avidité. Il en résulte une disproportion effrayante entre le prix de la journée du travail et le prix de la denrée de première nécessité. La journée est à 16 et 18 sols, tandis que le blé est à 26 livres le setier pesant de 260 à 270 livres, poids de 16 onces à la livre. La journée ne suffit donc point pour vivre. De là, sort nécessairement l’oppression de tout individu qui vit du travail de ses mains.
« Mais si cette classe qui vit du travail de ses mains est la plus considérable, si, appelée par l’égalité des lois, à leur formation, elle est encore la seule et unique force de l’État, comment supposer qu’elle puisse souffrir un ordre de choses qui la blesse, l’écrase, et lui enlève et la subsistance et la vie ?
« Législateurs, ne vous effrayez point de la hardiesse de cette vérité : ce ne sont pas les vérités mises au jour qui font les révolutions, ce sont celles qu’on étouffe. La liberté illimitée du commerce des grains est oppressive pour la classe nombreuse du peuple. Le peuple ne la peut donc supporter. Elle est donc incompatible avec notre République… Nous voici parvenus à une seconde vérité : La loi doit pourvoir à l’approvisionnement de la République et à la subsistance de tous.
« Quelle règle doit-elle suivre en cela ? Faire en sorte qu’il y ait des grains ; que le prix invariable de ces grains soit toujours proportionné au prix de la journée du travail ; car si le prix du grain varie, le prix de la journée ne variant pas, il ne peut y avoir de proportion entre l’un et l’autre. Or, s’il n’y a pas de proportion, il faut que la classe la plus nombreuse soit opprimée ; état de choses absurde et qui ne peut durer longtemps.
« Législateurs, voilà donc des vérités constantes. Il faut la juste proportion entre le prix du pain et la journée du travail. C’est à la loi à maintenir cette proportion à laquelle la liberté illimitée est un obstacle.
« Quels sont les moyens qui doivent être employés ? Il ne faut pas vous le dissimuler, législateurs, tout moyen partiel est ici dangereux et impuissant ; point de termes moyens, ce sont eux qui nous ruineront : ce sont ceux sur lesquels comptent les économistes, pour faire triompher leur système de liberté illimitée. Pour compter sur le commerce, il faut que la liberté soit entière et, à la première entrave, il faut que le commerce soit détruit ; autrement il n’agira que pour vous enlever et non pour vous apporter : il n’existera que pour votre ruine… Supprimez, dès à présent, toutes ces mesures inégales qui entretiennent l’ignorance et favorisent le monopole.
« Ordonnez que tout le grain se vendra au poids. Taxez le maximum ; portez-le cette année à 9 livres le quintal (de 50 kilogrammes ; cela fait 18 francs les 100 kilogrammes), prix moyen également bon pour le cultivateur et le consommateur. Ordonnez que, pour les autres années, il sera fixé dans la même proportion d’après le rapport du produit de l’arpent avec le coût de la culture : rapport qui sera déterminé par des personnes choisies par le peuple.
« Interdisez le commerce des grains à tout autre qu’aux boulangers et meuniers, qui ne pourront eux-mêmes acheter qu’après les habitants des communes, au même prix, et qui seront obligés de faire leur commerce à découvert. Ordonnez que les mesureurs ne pourront acheter pour plus de trois mois de leur consommation ; que chaque fermier sera tenu de vendre lui-même son grain au marché le plus prochain de son domicile, sans pouvoir le vendre sur montre par des mesureurs, porte-faix ou facteurs, enfin que les grains restants à la fin du marché seront constatés par les municipalités, mis en réserve, et exposés les premiers en vente. Ordonnez que nul ne pourra prendre à ferme plus de 120 arpents, mesure de 22 pieds par perche ; que tout propriétaire ne pourra faire valoir par lui-même qu’un seul corps de ferme, et qu’il sera obligé d’affermer les autres ; que nul ne pourra faire payer les fermages en grains ; et enfin que nul ne pourra être, à la fois, meunier et fermier. Remettez ensuite le soin d’approvisionner chaque partie de la République entre les mains d’une administration centrale, choisie par le peuple, et vous verrez que l’abondance des grains et la juste proportion de leur prix avec celui de la journée de travail rendra la tranquillité, le bonheur et la vie à tous les citoyens. »
C’est un vaste plan très systématique et fortement conçu, Il procède de deux idées essentielles. La première, dérivée des théories de Turgot, d’Adam Smith et de Necker sur le salaire, est que les ouvriers sont toujours payés au plus bas, qu’ils ne peuvent attendre et se défendre, qu’ils se font les uns aux autres une concurrence presque illimitée, et que, par conséquent, la baisse du salaire déterminée par cette concurrence ne s’arrête qu’au point où s’arrêterait la vie elle-même, où la force de travail défaillirait. Si donc les spéculateurs, les capitalistes, parviennent encore par l’accaparement du blé à en hausser soudain le prix, le salaire tombe du coup au-dessous même du niveau vital et la loi d’airain s’aiguise en un glaive de famine et de meurtre.
Dès lors, et c’est la seconde idée maîtresse des pétitionnaires, l’État a le droit et le devoir d’intervenir pour empêcher le peuple ouvrier de tomber au-dessous de ce niveau vital. Il doit assurer le juste rapport du salaire au prix du grain, et en fixant un maximum au prix des grains, assurer en fait et indirectement un minimum de salaire. Pour maintenir dans des limites équitables le prix du blé, pour qu’il ne dépasse pas le niveau marqué par les frais de culture et le bénéfice honnête du cultivateur, il faut d’abord taxer, en effet, les grains. Il faut ensuite en prévenir l’accaparement à la source même, c’est-à-dire à la production, en divisant le plus possible les fermes, en empêchant la concentration des propriétés et des fermages.
C’est ce qu’on peut appeler, non pas la loi agraire des propriétés, mais la loi agraire des fermages. Plus nombreux, et obligés d’ailleurs de vendre leurs grains pour s’acquitter de leurs fermages qu’ils ne pourraient plus, selon le projet des pétitionnaires, acquitter en grains, les fermiers se feraient concurrence sur les marchés, et cette concurrence des fermiers, accrue et stimulée par des dispositions législatives multiples, conspirerait avec la taxe pour maintenir les blés à un prix modéré.
Ce sont les idées les plus hardies des cahiers paysans sur la division des fermes, sur l’organisation d’un service public d’approvisionnement, qui, après avoir été amorties et obscurcies par la bourgeoisie des villes, se rallument maintenant et jettent sur toute la Révolution une ardente lueur. Le peuple commence à prendre conscience de lui-même, à formuler avec une vigueur systématique des principes dont l’application ferait de l’État le gardien du droit populaire. Il commence à s’opposer comme classe non plus à la noblesse terrorisée ou émigrée, non plus au clergé exproprié, mais à la minorité des capitalistes, des grands propriétaires fonciers d’origine bourgeoise et des grands fermiers. Et le service public d’approvisionnement qu’il réclame, il entend que ce soit le peuple lui-même qui l’administre par des élus directs. C’est la démocratie populaire qui, après avoir au Dix Août forcé les portes de la cité politique, cherche maintenant à pénétrer dans l’administration des grands intérêts économiques.
Dans la Somme, dans l’Aisne, dans l’Eure, l’Eure-et-Loir, la Sarthe, le Loir-et-Cher, le Loiret, l’agitation fut vive en octobre et en novembre. Le peuple ne se contentait pas d’arrêter les convois de blé. D’un mouvement spontané il procédait à la taxation des denrées. Les Conventionnels se plaisaient à répéter qu’il y avait là une manœuvre contre-révolutionnaire. Il est fort probable, en effet, que le clergé cherchait à exploiter la souffrance momentanée du peuple, à lier la cause de la religion à la cause des pauvres. Il fanatisait le peuple contre la Convention, accusée d’affamer le pays et de le déchristianiser, de lui enlever le « pain de l’âme » et le pain du corps.
Les trois commissaires à la Convention, Lecointe-Puyraveau, Birotteau et Maure, envoyés en Eure-et-Loir, tentent de donner au mouvement, dans leurs explications verbales du 30 novembre, une couleur à la fois « anarchiste » et contre-révolutionnaire.
« Parmi les reproches que nous avons entendus, dit Lecointe-Puyraveau, on parlait beaucoup de prêtres et de religion. Une motion faite au sein de la Convention (celle de Cambon sur la suppression du budget des cultes), était connue : on voulait nous en punir. On a préludé avec autant d’audace que d’assurance devant nous à une loi agraire. Un homme couvert d’un uniforme national a demandé que tous les baux fussent diminués par un décret ; on n’a pas craint de dire que ça irait jusqu’à Paris et que cette Convention, qui ne voulait plus de prêtres et qui volait les deniers du peuple, le payerait bien. »
Birotteau ajoute :
« En vain nous observâmes que nous n’avions pas le droit de taxer les denrées. Ce refus allait nous coûter la vie. Ils me répétaient sans cesse que la Chambre de Paris était l’ennemie du peuple ; qu’elle allait perdre la France, que bientôt ils se rendraient ici pour la mettre à la raison ; que c’était une coquinerie que d’avoir supprimé le culte catholique et la contribution mobilière. Vous voyez, citoyens, combien il est dangereux d’énoncer même de pareilles propositions. Les attroupés ajoutaient que nous étions tous riches, que nous avions pillé le trésor national. Je les dissuadai, en leur détaillant le mode de comptabilité. Des curés, des prêtres étaient et parlaient au milieu de l’attroupement. Ils étaient les plus acharnés contre nous et portaient la parole au nom du peuple. Tous les principes de la loi agraire ont été mis en avant ; on disait que les bourgeois avaient assez joui, que c’était le tour des pauvres travailleurs. Ils ajoutaient qu’ils voulaient leurs prêtres et leurs églises ; qu’eux seuls feraient bientôt la loi. J’ai reconnu parmi les furieux un citoyen à moustaches qui fut à Orléans chercher les prisonniers de la Haute-Cour nationale. Ces hommes dictaient leur volonté à leurs officiers municipaux et à leur commandant de garde nationale, qui obéissaient pour sauver leurs jours. »
Le témoignage de Lecointe-Puyraveau et de Birotteau est un peu suspect, au moins d’exagération. Ils avaient eu en Eure-et-Loir, une attitude assez piteuse. Pour tout dire d’un mot, ils avaient eu peur, et pour sauver leur vie qu’ils crurent, peut-être à tort, menacée, ils avaient consenti à signer les taxes illégales, à revêtir de l’autorité de la Convention, eux, les gardiens et les vengeurs de la loi, la force populaire qui violait la loi. Ils cherchaient à s’excuser auprès de la Convention en grossissant le péril, et aussi en rendant le plus odieux possible le mouvement du peuple. C’était, à les en croire, l’effet d’une sorte de coalition monstrueuse des égorgeurs de septembre, émissaires attardés de la Commune de Paris, et du clergé factieux, et c’est la Convention surtout qu’ils haïssaient. Il ne paraît point douteux que le clergé, en effet, soufflait le feu des colères : à peine quelques mois plus tard, en janvier 1793, une pétition demandant presque avec menace « le maintien de la religion catholique » passait à la Convention de ce même département de l’Eure où les troubles avaient été les plus vifs.
Mais, malgré tout, ce qui reste, ce qu’il y a au fond du mouvement d’octobre et de novembre, c’est bien une protestation populaire et prolétarienne contre le haut prix de la vie. C’est une sorte d’agitation de classe ayant ses principes, ses formules et sa tactique. On a vu avec quelle brutalité, les pauvres ouvriers ruraux opposent à la « bourgeoisie » les « travailleurs ».
Les administrateurs des départements, les membres de la Convention affectent de croire que c’est sous le coup de la menace que se formaient et se grossissaient les puissantes colonnes qui allaient méthodiquement taxer les denrées sur les marchés. Visiblement, au contraire, le mouvement est spontané. La députation des corps administratifs du Loir-et-Cher, admise à la barre le 26 novembre, dit ceci :
« L’insurrection est partie du département de la Sarthe, de la forêt de Montmirail. Le rassemblement a forcé les ouvriers de la verrerie de Montmirail à se porter avec eux à Montdoubleau, où ils ont taxé le blé, et obligé les habitants et les corps constitués à les accompagner à Saint-Calais. De là ils se sont rendus à Vendôme, le 23 de ce mois, au nombre de 3,000, ayant à leur tête 300 hommes à cheval. Ils ont commencé par annoncer qu’ils ne venaient exercer aucune violence, mais taxer le blé et les autres denrées. Ils ont été logés chez les citoyens, ils apportaient du pain pour ne pas affamer la ville où ils n’étaient pas attendus ; ils ne demandaient que le couvert et de l’eau. Ils ont effectivement taxé le blé à 21 deniers la livre, et annoncé qu’ils iraient samedi prochain à Blois, pour l’y fixer au même prix, et que si les habitants de Vendôme ne les y suivaient pas, ils mettraient le feu à la ville. Il est presque certain que le rassemblement qui arriverait vendredi au soir à Blois ne serait pas moins de 12 ou 15.000 hommes. »
Et les administrateurs bourgeois de Loir-et-Cher, débordés par ce mouvement, préoccupés d’obtenir au plus vite des secours de la Convention, cherchent à l’effrayer par des nouvelles sinistres :
« Voilà les faits : il en résulte que dans plusieurs parties de ces départements les citoyens sont forcés de se faire une nourriture de son mêlé avec des choux et des pommes de terre. Une malheureuse femme de la paroisse de l’Hôpital n’ayant pu avoir de grains pour faire son pain, a égorgé son enfant pour ne pas le voir mourir et s’est pendue après. (Long mouvement d’horreur.) »
Mais, quoi qu’il en soit de ce fait divers sensationnel et assez grossièrement mélodramatique, comment imaginer que des hommes qui procédaient avec tant de prudence et d’ordre, qui portaient eux-mêmes leur pain et se contentaient de demander un peu d’eau, avaient provoqué des paniques folles ? Comment croire surtout qu’ils avaient besoin d’user de violence pour entraîner les verriers de Montmirail à protester avec eux contre le prix démesuré des denrées ? Le député Frécine, qui veut faire croire, lui aussi, à un régime de terreur, se dément lui-même :
« Au Mans, ils ont forcé les administrateurs du département à approuver par un arrêté l’irrégularité de leur conduite. Les administrateurs ont cédé : je ne les excuse pas. Il parait qu’ils ont préféré la sécurité avec un peu de honte à l’honneur dangereux de remplir leur devoir. Partout ce rassemblement s’est augmenté de la totalité des citoyens des villages par lesquels il passait. Partout ils n’ont laissé que les femmes, les infirmes et les enfants. Tout le reste a été forcé de se joindre à eux, sous peine de se voir incendier ses possessions. Ils ont eu soin de se faire précéder dans leur marche par les officiers civils et militaires des lieux dont ils emmenaient les habitants. »
Mais vraiment est-il admissible que toute une population ait suivi ainsi par peur ? Sans doute les paysans rusés se réservaient une excuse au cas où les choses tourneraient mal, et ils répondaient aux administrateurs : On nous a emmenés de force. Mais c’est de bon cœur qu’ils étaient entrés dans le mouvement. Pour les verriers de Montmirail, la violence prétendue qui leur a été faite est si illusoire, que plusieurs Conventionnels demandent au contraire s’ils n’ont pas agi à l’instigation perfide de leur patron verrier, Duval, suspecté un moment de contre-révolution. Non, c’est bien librement et délibérément que tous, ouvriers des usines et travailleurs de la terre, se soulevaient contre des prix excessifs, demandaient et imposaient la taxation des denrées, revendiquaient un plus haut salaire, exigeaient la division des grandes fermes et la diminution du prix des baux. Lecointe-Puyraveau, Birotteau et Maure durent sanctionner un tarif des prix, qui était déjà, pour les objets les plus essentiels, un premier tableau du maximum. Sous la menace, ils avaient signé la formule suivante :
« Arrêté aujourd’hui, le 29 novembre 1792, l’an premier de la République, par les commissaires de la Convention nationale que les prix des denrées ci-après sont à jamais fixés ainsi qu’il suit, savoir :
« La tête de blé, le setier à 17 livres, 6 sous. Qualité moyenne, le setier à 16 livres. Dernière qualité, le setier à 14 livres.
« L’orge, le setier à 8 livres.
« La chandelle, à 16 sous la livre.
« Bœuf, 5 sous la livre.
« L’aune de toile à 2 livres. Celle de serge blanche à 55 sous.
« Le fer, 20 livres le cent.
« Les souliers à 4 l. 10 la paire. Ceux à forte semelle et à deux rangs de clous à 45 sous la paire. »
Ce sont très vraisemblablement les prix de 1790, ceux-là mêmes que la Convention, quand elle établira le maximum, prendra pour base, en les majorant d’un tiers. J’observe, en effet, en ce qui touche les souliers, que le cordonnier Gerdret venait de soumissionner pour les souliers de l’armée à raison de 6 livres 3 sous la paire. Or, dès l’été de 1792, les fournisseurs avaient, à raison du haut prix de la matière première, majoré sensiblement les prix : il est donc très probable que le prix de 4 livres 10 sous indiqué pour la paire de souliers par le peuple d’Eure-et-Loir représentait, le prix de 1790. De même, dans le tableau de la viande fraîche et salée, dressé en conformité de la loi du maximum, et portant cette indication : « avec les prix en 1790, augmentés du tiers, » je relève pour la viande fraîche de bœuf, en Eure-et-Loir, la somme de 10 livres, et, pour la viande fraîche de vache, 9 livres ; dans l’Eure, 8 livres pour certains districts, 10 livres et 8 livres pour d’autres. C’est un résultat sensiblement voisin de celui qu’on obtient en élevant d’un tiers le prix de 5 livres marqué pour le bœuf dans le tableau illégal imposé à la signature de Birotteau. En revenant ainsi tout simplement aux prix de 1790, alors que l’assignat avait baissé, le peuple de l’Eure et de l’Eure-et-Loir s’assurait en effet les denrées à un prix réellement inférieur à celui de 1790. Il est vrai que par la baisse de l’assignat, les salaires, s’ils étaient payés en papier, subissaient aussi une réduction.
Il ne semble pas qu’au moment où les commissaires de la Convention allèrent dans ces régions, les salaires y eussent déjà bénéficié d’un relèvement proportionné à la baisse de l’assignat et à la hausse générale des denrées. C’est même là une des causes principales de l’agitation. « La misère est grande, disent les délégués de Loir-et-Cher ; les blés, les vins, sont à un prix excessif ». Et Lecointe-Puyraveau et Maure disent que c’est moins encore à la cherté du blé et du pain, qui selon eux n’est pas très grande en ces départements, qu’à l’exiguïté des salaires, qu’il faut attribuer le mouvement. « Nous devons à la vérité, dit Lecointe, de dire que les hommes opulents abusent de la faculté de faire faire leurs ouvrages à un prix trop modique. » Maure dit : « Les attroupés observent que leur journée de travail n’est que de 20 sols et qu’ils ne peuvent obtenir davantage. »
Évidemment, la lutte était engagée un peu partout et avec des fortunes diverses autour de la question des salaires. Les ouvriers, les prolétaires n’aboutissaient qu’à des succès partiels et très disputés. De là, dans toute cette région de grandes fermes où la proportion des salariés était très forte, l’âpreté du combat. La lutte prenait-elle pour tous ces ouvriers ruraux une forme systématique ? Commençaient-ils à demander une réforme générale du système social ? A entendre les députations des corps administratifs, à prendre à la lettre les récits des commissaires de la Convention, il semblerait que la loi agraire était partout prêchée dans les groupes. Mais ce mot, dans les polémiques des partis, perdait peu à peu sa signification exacte. Il ne désignait plus le partage des terres, la distribution de la propriété. Il ne désignait plus que l’ensemble des mesures par lesquelles le droit de la propriété était réglé et sa puissance limitée. C’est ainsi que les commissaires de la Convention qualifient de loi agraire la limitation légale du montant des baux. Les ennemis de la Commune de Paris prétendaient pourtant que ses émissaires poussaient à la loi agraire, à la prise de possession violente des terres par le peuple.
Lidon dit à la Convention le 20 novembre : « J’ai chez moi des preuves écrites de toutes les malversations exercées par ces commissaires (de la Commune de Paris) ; les uns ont conseillé les administrateurs de s’emparer du domaine national pour leur usage. » Mais ces rumeurs ne sont-elles pas calomnieuses ? Duroy ajoute : « J’ai chez moi un procès-verbal qui constate que Momoro et Dufour, envoyés dans les départements de l’Eure et du Loir-et-Cher, ont voulu forcer des citoyens pauvres à s’emparer d’un château d’émigré ; j’ai même devers moi un écrit par lequel Momoro demandait la loi agraire ». Vraiment Duroy retarde et il retrace une histoire déjà vieille. Il s’agit évidemment des fameux propos que Momoro tint dans l’Eure peu après le Dix Août et de ses articles additionnels aux Droits de l’Homme.
Puisque les ennemis de la Commune de Paris étaient obligés de se référer à ces documents déjà anciens, il est permis de croire que les émissaires de la Commune, qui se sentaient maintenant très surveillés, s’abstenaient d’orienter visiblement vers la loi agraire le mouvement de protestation des prolétaires. Après tout, les plus habiles d’entre eux devaient bien comprendre qu’ils se briseraient à menacer et à attaquer de front le droit de propriété, mais qu’ils pouvaient peu à peu en réduire le contenu au profit du peuple et en resserrer la substance. Déjà, la taxation générale des denrées par la loi, émanée du peuple, n’était-elle point une première mainmise des prolétaires maîtres de l’État sur la réalité même du droit de propriété ? Je ne vois pas de brochure de Momoro à cette date précise ; mais j’en trouve une de lui, en avril 1793, où la loi agraire est ainsi comme atténuée en taxation et où sa fameuse formule sur les propriétés territoriales prend un sens un peu adouci : « Opinion de Momoro, administrateur et membre du Directoire du département de Paris, sur la fixation du maximum du prix des grains dans l’universalité de la République française, imprimée par ordre des comités d’agriculture et de commerce de la Convention nationale ». Voyez avec quelle prudence il s’avance.
« Première proposition : Viole-t-on la propriété par la fixation du maximum du prix des grains ? Pour répondre d’une manière claire et entraînante, il faut ici définir ce que l’on doit entendre par propriété. La propriété proprement dite, et dans le sens qu’on lui donne, est le droit d’user de la chose ainsi qu’on l’entend.
Un individu peut, sur le terrain qui lui appartient, bâtir une maison et la renverser le lendemain, parce que c’est sa propriété, et qu’il a le droit, sous la sauvegarde des lois, d’en user et d’en abuser (sans nuire toutefois à la société par ces abus).
Ce même droit appartient-il au cultivateur sur la production que la terre accorde à ses sueurs ?
« Non, sans doute.
« Et pourquoi ? C’est que ces productions sont destinées à la subsistance de la société, moyennant l’indemnité juste et préalable qui doit en être le prix. Cette indemnité, juste et préalable, doit être en rapport proportionnel avec les facultés de l’industrie du citoyen. C’est une des clauses sine qua non du contrat social.
« Personne ne peut contester cette vérité. Ce principe est constant ; s’il n’existait pas il n’y aurait pas de société.
« Les productions de la terre ne pouvant, par cette raison, être rangées dans la même classe que les autres propriétés proprement dites, et chaque être respirant sur la terre y devant trouver la subsistance, il est évident qu’en établissant la fixation demandée, on ne viole pas la propriété du cultivateur puisque cette fixation en est le prix ».
Quelle interprétation atténuée du fameux mot : les propriétés faussement appelées territoriales ! Atténuée, mais plus en apparence qu’au fond. Car ce droit de la société sur les productions de la terre, ce droit de la société d’en fixer le prix d’après les ressources des citoyens, c’est-à-dire d’après les ressources des plus pauvres, c’est bien une sorte d’expropriation partielle de la propriété foncière au profit de la communauté et du peuple. Et j’imagine que Momoro n’avait pas attendu le mois d’avril, pour comprendre que la tactique prudente et les voies détournées de la taxation le conduiraient plus sûrement au but qu’une déclaration de guerre imprudemment renouvelée aux propriétés territoriales. Dès le mouvement du peuple, en octobre et novembre, au sujet de la taxation, il entrevit sans doute que le principe de la taxation pouvait être conduit peu à peu jusqu’aux confins de la loi agraire. Ainsi la loi agraire était, pour ainsi dire, à fleur du sol. En cette période un peu indécise, nul encore, après l’éclat imprudent et universellement blâmé de Momoro, en septembre, ne se risque à mettre directement en cause la propriété foncière ; mais l’absolu de son droit est miné par un travail profond.
J’ai cité, à sa date, c’est-à-dire au commencement de l’été de 1792, la curieuse lettre à demi transparente, à demi énigmatique, par laquelle l’abbé Dolivier, à propos précisément des subsistances, posait bien discrètement encore le problème de la propriété foncière ou plutôt annonçait qu’il faudrait se décider enfin à le poser. On devine avec quelle passion contenue et croissante l’abbé Dolivier suivait le mouvement de pensée et d’action qui se développait chez les prolétaires. Il ne parlait pas encore, il ne se livrait pas ; il attendait qu’un plus haut essor de la Révolution et du peuple lui permît de déployer toute sa pensée ; mais sûrement, dès cette époque, sa méditation devenait plus pressante, plus précise.
Elle éclatera bientôt en une œuvre d’une importance capitale, que Gabriel Deville, qui l’a rencontrée au cours de ses recherches sur Babeuf, m’a signalée et qui est comme la transition entre l’extrême démocratie robespierriste et le communisme babouviste. Le germe tressaille et semble tout près de percer la terre. Dès octobre et novembre 1792, des pensées hardies passionnent secrètement le mouvement naissant, la conception naissante du maximum. Ce n’est plus une réglementation corporative des prix édictée de haut pour maintenir un équilibre industriel : c’est la mainmise projetée de la démocratie et des prolétaires sur toutes les valeurs, donc, logiquement, sur la propriété elle-même. Qui ne pressent, en cette sorte de socialisation prochaine de l’échange, l’ébauche d’un communisme démocratique, étatiste et centraliste ?
Or, par une merveilleuse coïncidence et qui atteste que le socialisme tient de ses racines les plus diverses à la démocratie et à la Révolution, au moment même où l’on devine au ras du sol la pointe à peine visible encore de ce qui sera le babouvisme, ce qui sera le fouriérisme commence aussi à pointer : le socialisme de coopération lève du même sillon révolutionnaire que le socialisme communiste, et, comme celui-ci, il s’affirme à propos du problème des subsistances soudainement agrandi. C’est Michelet qui, avec une pénétration incomparable, a démêlé les antécédents révolutionnaires du fouriérisme. Parlant de Lyon, il dit :
« Nulle part plus que dans cette ville, il n’y eut de rêveurs utopistes. Nulle part, le cœur blessé, brisé, ne chercha plus inquiètement des solutions nouvelles au problème des destinées humaines. Là parurent les premiers socialistes, Ange et son successeur Fourier. Le premier, en 1793, esquissait le phalanstère, et toute cette doctrine d’association dont celui-ci s’empara avec la vigueur du génie. »
Je l’avoue, cette phrase fut pour moi un éblouissement. Quelle joie, au moment où par Dolivier et quelques autres, nous saisissons le passage de Robespierre à Babeuf, de la démocratie au communisme, si nous pouvions saisir aussi, par Ange et le mouvement lyonnais que Michelet signale, le passage de la Révolution au fouriérisme ! Il me semblait, sous la terre bouleversée de la Révolution, entrevoir des germes sans nombre et la profonde évolution des forces. Mais comme la phrase de Michelet était sommaire ! M. Lichtenberger n’y a point pris garde ; car il n’y fait même pas allusion dans son livre sur le Socialisme et la Révolution française ; il ne paraît pas connaître Ange ou s’être inquiété de lui. Aux Archives, où Michelet a retrouvé l’admirable lettre que Chalier, à la veille de son exécution, adressait aux siens, il n’y a pas trace d’Ange. Je me suis adressé à M. Gabriel Monod, qui a, comme on sait, les papiers de Michelet, et dans les notes que Michelet a écrites, cinq ans après la publication de son livre sur la Révolution française, M. Monod a trouvé ceci :
« Qui a fait Fourier ? Ni Ange, ni Babeuf : Lyon, seul précédent de Fourier. »
Michelet veut dire que ce n’est pas l’action directe et précise de tel ou tel penseur qui a suscité le génie et l’œuvre de Fourier, mais le spectacle des misères lyonnaises, et aussi l’ardent besoin de justice qui travaillait l’âme de la cité. Mais Ange reste, dans la pensée de Michelet, un des grands précurseurs socialistes.
À la Bibliothèque Nationale, sous le nom de Ange, absolument rien. J’ai fait part de ma curiosité et de ma détresse à M. Charléty, professeur d’histoire à l’Université de Lyon, qui a fait sur la Révolution de si pénétrantes études ; il m’a mis en mains la clef des recherches. Ce n’est pas Ange, c’est L’Ange qui est le nom du Lyonnais : c’est le nom de L’Ange que portent toutes ses brochures, et c’est sous le nom de L’Ange que j’en ai retrouvé quelques-unes à la Bibliothèque Nationale. Ou plutôt son vrai nom est très probablement Lange. Il semble bien en effet qu’il soit d’origine allemande. De son interrogatoire il résulte, suivant des notes que m’a communiquées M. Charléty, qu’il était né à Kehl, qu’il avait été élevé à Munster et qu’il était à seize ans venu à Paris. La Bibliothèque Nationale n’a pas malheureusement la brochure de 1793, celle que Michelet a vue et où L’Ange exposait tout son système pour assurer « la félicité publique ». Elle n’est pas non plus dans les bibliothèques lyonnaises, mais M. Charléty ne désespère point de la trouver dans les collections privées. Ce serait une grande bonne fortune pour l’histoire du socialisme et de la démocratie. Mais il en existe un bref résumé dans un catalogue bibliographique.
Michelet l’a-t-il eue réellement en mains ? On en pourrait douter à voir l’erreur qu’il commet sur le nom de L’Ange : peut-être est-ce par la tradition qu’il a été averti de la propagande « sociétaire » que L’Ange faisait à Lyon en 1793, à une date où Fourier lui-même, âgé de vingt-un ans, s’y était établi. Mais ce qui est tout à fait remarquable, et ce qui ressort avec éclat des brochures de L’Ange que j’ai pu étudier, c’est qu’il n’a pas attendu les grandes commotions d’idées de 1793 pour affirmer d’abord une pensée socialiste, et pour la préciser ensuite en des formes toutes voisines du fouriérisme. De 1790 à 1792 sa propagande s’étend et s’anime, et ainsi, c’est par des nœuds multiples que la pensée fouriériste se rattache aux moments divers de la Révolution.
Il y a dans la pensée de L’Ange trois mouvements successifs correspondant à des crises politiques et sociales de la Révolution. D’abord, c’est la contradiction entre la Déclaration des Droits de l’homme et le système électoral oligarchique et censitaire établi par la Constituante qui révolte sa conscience et qui l’induit à poser en termes hardis le problème de la propriété. En second lieu, la crise universelle des prix et des subsistances, l’évident désordre du mercantilisme, qui va s’aggravant du printemps à l’automne de 1792, le conduisent à préciser un plan d’organisation nouvelle et d’universelle association destiné surtout à pourvoir à l’approvisionnement du pays. Enfin, en 1793, sous l’action de la grande crise lyonnaise, il élargit sa pensée jusqu’à la refonte totale du système social.
Il fait paraître à Lyon, en 1790, à l’imprimerie de Louis Cutty, les Plaintes et représentations d’un citoyen décrété passif aux citoyens décrétés actifs. C’est d’un bel accent à la fois véhément et fraternel, audacieux et tendre.
« Messieurs, vous allez procéder à l’élection de nouveaux représentants : mais où sont vos frères ?…
« Quand l’univers retentit du sublime arrêté du 17 juin 1789, dans lequel l’Assemblée nationale reconnaît qu’à cette époque elle était déjà composée des représentants envoyés directement par les quatre-vingt-seize centièmes de la nation ;
« Quand, le 4 août, cette masse de députations, accrue, complétée par les quatre autres centièmes, détruisit le régime féodal, abolit les privilèges et décréta que les citoyens, sans distinction de naissance, pouvaient être admis à tous les emplois ecclésiastiques, civils et militaires, et que nulle profession n’emportait dérogeance ;
« Quand les représentants du peuple français déclarèrent que tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits, que le but de toutes les associations politiques est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme ; que l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance des mêmes droits, que ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi qui est l’expression de la volonté générale ; que tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par représentants à sa formation ; qu’émanant de tous, elle doit être la même pour tous, et que tous étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes les places, emplois et dignités selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ;
« Enfin, quand ils reconnurent et déclarèrent que le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation, et que nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément, on ne dut pas s’attendre qu’ils tourneraient leur activité contre eux-mêmes ; que retranchant une grande masse du souverain, divisant la nation, ils se réduiraient à n’en représenter que la moindre partie ; que le pouvoir qui leur était conféré leur servirait à ôter à leurs commettants le droit de les commettre, et à les transformer en esclaves ou citoyens passifs, ce qui est la même chose.
« N’était-ce donc pas assez de restreindre la souveraineté de la nation au simple voter pour ses représentants ? Fallait-il encore nous faire l’outrage de nous exclure des assemblées primaires, sous prétexte de notre laborieuse pauvreté dans laquelle vous puisez vos richesses ? Si par pauvreté notre entendement reste inculte, au point qu’on nous croie incapables de délibérer nous-mêmes sur ce qui nous convient, si par la nature de nos besoins nous sommes dans l’impossibilité de vaquer à la chose publique, dans laquelle nous sommes les plus intéressés vu que nous y mettons nos facultés personnelles, le droit de se faire représenter est notre unique ressource, l’unique garantie de nos intérêts, et c’est de ce droit-là qu’une politique perfide et cruelle a suggéré à nos députés de nous frustrer. »
La démonstration est forte. Il est certain que proclamer le droit de tout homme et priver ensuite du droit politique une partie des hommes, reconnaître l’admissibilité de tous à tous les emplois, et refuser ensuite l’emploi souverain, celui de nommer les législateurs, et de faire la loi, à des millions de citoyens, c’est une contradiction intenable. La Déclaration des Droits de l’homme conduisait nécessairement à la démocratie, et cette démocratie, L’Ange l’aurait voulue la plus large, la plus directe possible. C’est le gouvernement direct, la législation directe par le peuple qu’il désirait, et il avait indiqué déjà, dans un opuscule paru la veille de la Révolution, le moyen pratique de constater, dans toutes les questions importantes, la volonté individuelle de tous les citoyens. Quelle colère de voir le peuple privé, non plus seulement de ce droit direct de législation, mais du droit de représentation ! Et quelle fière revendication de la dignité du pauvre !
« Je n’entreprendrai point, dit-il, de peindre la douleur profonde dont cette privation nous affecte : vous en trouverez une idée exprimée dans la pétition illégale des domestiques, qui sut émouvoir les entrailles de l’Assemblée nationale. Ah ! si l’on eût suivi une marche entièrement libre de préjugé ; si l’on eût considéré le saint respect pour la propriété d’autrui que l’homme pauvre manifeste quand il se dévoue à gagner le superflu du maître au prix de son corps ; si l’on eût considéré que le riche contracte une dette sacrée envers le pauvre dont il se fait servir, que le titre de créancier relève celui de valet, que le titre de débiteur ravale celui de maître, que dans leur convention le maître et le valet vont de pair, et qu’au moral leur ressemblance a passé en proverbe, l’inconséquence, les ironiques persuasions, les subtilités, les sophismes captieux finement expliqués pour adoucir leurs regrets ulcérants n’auraient point obscurci la majesté du peuple français qui brillait d’un pur éclat dans la Déclaration des Droits de l’homme. »
Ce ne sont plus les frivoles impertinences de Figaro : c’est d’un accent sérieux et profond que L’Ange, constituant le valet à l’état de créancier du maître, lui assure la primauté. Il n’élude point la difficulté, il n’atténue pas le problème. Lui, le peintre, l’artisan aisé et évidemment cultivé, il ne sépare pas la cause des artisans pauvres de celle des domestiques, des serviteurs à gages. Pour tous, même pour ceux qui semblent dans une condition dépendante et abaissée, il réclame la plénitude du droit :
« Mais que vois-je ? et vos fronts, Messieurs, s’obscurcissent aussi ; le sentiment de l’orgueil s’irrite en vous ; l’orgueil, toujours injuste, vous peint la condition servile des serviteurs à gages comme trop abjecte pour être compatible avec la dignité de citoyen, et vous applaudissez à la loi qui les chasse, qui les met à la porte de la société, qui les confond avec les animaux domestiques irraisonnables.
« Hé bien ! mes frères, c’est pourtant à ces gens-là que la loi nous assimile, et ce n’est point de cette assimilation là que nous nous plaignons. »
Non, les citoyens passifs se plaignent que la loi les assimile à tous ceux qui, par le vice, le crime, l’infidélité, perdent le droit de vote : c’est toute une partie de la nation qui est flétrie, sans avoir commis aucun acte coupable, du châtiment qui atteint les criminels. Mais L’Ange démontre, avec une grande force, que la bourgeoisie révolutionnaire sera punie de son égoïsme, que peu à peu, sous prétexte de ne confier la direction de la société qu’à ceux qui ont en effet les lumières, la fortune, l’indépendance, on élèvera le cens, et qu’une grande part des citoyens actifs d’aujourd’hui tombera par le resserrement inévitable du privilège qu’elle institue au rang des citoyens passifs. Ainsi se créent dans une même société les défiances et les antagonismes, et les riches ayant dépouillé le peuple de son droit vivent dans la crainte perpétuelle de représailles :
« Contre qui dirige-t-on les armes ? Contre qui vous mettez-vous si fort en garde ? Ce n’est pas contre les ci-devant privilégiés, qui reconnaissent l’impossibilité de rétablir leur chimère que la raison vient de faire évanouir ; il en est sans doute qui ne vous pardonnent pas de n’être plus à genoux devant eux ; mais que vous feraient-ils si leur vengeance ne comptait pas sur nos forces ? C’est donc nous que vous craignez ; nous, décrétés passifs, inactifs, c’est notre activité que vous appréhendez. Oh ! mes frères, c’est la peur de Caïn. Car en effet le décret qui nous exclut des assemblées primaires, qui nous sépare de vous et nous frappe d’une mort civile, est un véritable fratricide qui ne peut rester impuni.
« Eh ! de quel crime pouvons-nous jamais nous rendre coupables à votre égard ? Ne sommes-nous pas en état de guerre ? C’est vous qui nous avez très grièvement lésés ; c’est vous qui nous avez à tort expulsés de la société ; c’est vous qui nous avez rayés du contrat social ; vous nous avez empêché, tyranniquement défendu d’y délibérer ; même vous avez trop méprisé ou trop craint une ratification libre de notre part : c’est vous-mêmes qui nous avez remis dans l’état de nature, vous nous avez dégagés de la convention qui nous liait à vous. »
Ainsi le pacte social est rompu, et la société est divisée en deux camps ennemis : c’est la guerre sociale, ou mieux c’est la guerre de nature rétablie dans la société. Et à quels hasards les égoïstes citoyens actifs se sont livrés eux-mêmes ! Non seulement la loi, resserrant peu à peu le privilège, peut les dépouiller du droit de vote, mais s’ils tombent dans la misère, ils tombent dans le néant politique.
« Je vous prie de regarder à droite et à gauche vos concitoyens qui sont avec vous sur la même ligne, sur la bascule constitutionnelle. À tout instant votre droit de citoyen hausse ou baisse suivant le poids de votre inconstante fortune. Ô vous qu’elle abandonne et qui tombez dans notre classe, sur le bord de votre fosse, cinquante ans de vie irréprochable, exemplaire, l’invincible habitude à la vertu, votre expérience, votre sagesse, vous assuraient la couronne civique, l’estime publique la mieux fondée… et vous voilà jetés dans la fange des méchants. »
Faudra-t-il donc, pour s’assurer le droit politique, s’enrichir à tout prix ?
« Usurpez, rendez-vous riches dans les ténèbres : apportez un marc d’argent au grand jour, vous serez citoyens et l’on comptera les vertus après. Alors, soyez avares et durs, de peur d’écorner votre droit de citoyen. »
Mais quoi ! à cette classe aussi imprévoyante qu’égoïste qui, en déliant le peuple du contrat social, a créé la guerre profonde et l’insécurité générale, et qui, en abaissant la pauvreté, où elle peut tomber, s’est abaissée elle-même L’Ange va-t-il lancer une parole définitive de combat et de mépris ? Est-ce la lutte des classes qu’il va organiser pour conquérir d’abord la démocratie et pour faire valoir ensuite cette créance qu’il a reconnue à tous les serviteurs sur tous les maîtres ? L’état de guerre, il le constate, mais va-t-il en tirer parti et préparer l’assaut contre le privilège politique et social de la bourgeoisie ? Non, la pensée de L’Ange prend soudain un autre tour. Soit qu’il n’ait pas confiance en la force des prolétaires et en leur faculté d’action, soit qu’en son grand rêve fraternel il veuille épargner à l’humanité les convulsions sanglantes, c’est à de pacifiques espérances qu’il s’abandonne. La pensée de ceux qu’on appellera plus tard les socialistes utopistes est déjà en lui. Il rêve d’un grand homme, d’un grand sauveur de l’humanité, qui fera honte aux privilégiés de leur égoïsme et de leur aveuglement et qui les amènera par la persuasion à une politique plus juste. Et qui sait si le roi lui-même, qui a convoqué les États Généraux, qui a dit plus d’une fois qu’il aimait le peuple, ne joindra pas sa force à la force du peuple pour transformer la société, assurer le droit et le bonheur de tous ? C’est à la réhabilitation du travail, rétabli dans le droit politique et dans la possession des richesses créées par lui, que L’Ange convie, dès 1790, le héros de sa pensée, le sauveur inconnu que des générations de socialistes attendront dans un mystique espoir.
« Ne croyez pas cependant que cette loi financière et corruptrice les rende incapables de toute vertu, de tout noble essor. Que le héros philantrope paraisse. Qu’il les ramène à eux-mêmes, à la dignité de l’homme… La révolution allait être salutaire ; un renversement des idées l’a pestiférée ; par le plus affreux abus des richesses on a métamorphosé le souverain ; on l’a constitué de membres paralysés, citoyens inactifs, de membres sensibles, mais sans volonté, citoyens passifs, de membres actifs mais enchaînés par la loi de l’élection, de membres nobles mais indélibérants ; de membres arbitres enfin, mais en petit nombre, et dépendant d’un membre impulsif ou roi qui transmet, impulse à son gré leur volonté dans l’assemblage de tous les membres.
« Ah ! comme vous voilà lotis, logés, nourris, dressés caninement (ce sont les gardes nationales lyonnaises, toujours en mouvement pour rétablir « l’ordre » que L’Ange fait interpeller ainsi par le héros philanthrope) et chargés d’armes, de poudre et de plomb au double de votre poids personnel ; vous raidissant contre toutes les intempéries de l’air, faisant sentinelle, veillant jour et nuit à la sûreté de vos ennemis (les nobles dont les paysans menaçaient les châteaux), accourant de cent et de deux cents lieues et de plus, pour les rassurer lorsque la moindre chose les inquiète, lorsqu’à la moindre rumeur la conscience de leur iniquité les épouvante, et ne cessant de ranimer leur audace oppressive que lorsque, excédés de fatigue, vous succombez à la rigueur vengeresse des saisons ou à la sanglante résistance des hommes libres !Vous êtes des hommes ; employez donc votre force comme il convient à votre noble caractère, soyez les héros de l’humanité… Vous avez juré d’être fidèles à la nation, c’est-à-dire à vous-mêmes. »
C’est l’appel à la bourgeoisie, dépouillant son esprit de classe et revêtant l’esprit d’humanité. Et voici l’appel au roi en vue d’un partage de toute la richesse entre la royauté et le peuple.
« La vérité se découvre et nous voyons clairement que l’existence de l’homme est le seul titre au droit de cité ; nous voyons clairement que l’impôt au contraire (comme condition de l’électorat et de l’éligibilité) est un titre absolument faux à l’égard de ceux qui s’en prévalent contre nous. »
Cet impôt, en effet, payé par les citoyens les plus aisés, et qui leur donne le droit exclusif de vote, ne représente pour eux ni un sacrifice, ni une privation, car ils le prélèvent sur le travail :
« Sire, celui qui paye la valeur locale de trois journées de travail, de dix ou de plus, jeûne-t-il ? Le loge-t-on gratis pendant trois ou dix jours et plus ? Ah ! si les jeûnes, si les privations donnaient le droit de citoyen, qui, plus que nous, pourrait y prétendre ? Mais l’impôt n’a d’autre base que l’industrie en général, et personne ne le paye qu’en le butinant sur nous, artistes, artisans et manœuvres. Voyez, Sire, le produit net d’une terre, premier résultat de notre industrie et de nos peines ; quand l’administration y lève un impôt direct, que fait-elle ? Elle entre avec les vendeurs en partage de la vente. Elle partage avec eux la rançon de nos besoins, et, comme si les affermeurs et les vendeurs ne suffisaient pas à nous rançonner, on leur ajoute d’impitoyables aides : et ces monstres naissent, respirent parmi nous, pour lever directement des impôts indirects sur notre consommation forcée des choses qui n’existent, qui ne sont utiles, qui n’ont de valeur que par le travail de nos mains. »
Ainsi, c’est le travail des sans-propriété qui crée toutes les valeurs et tout le produit net de la terre. Ce produit net, les travailleurs l’abandonnent aux propriétaires oisifs : c’est « la rançon de leurs besoins », c’est-à-dire le prix qu’ils sont obligés de payer aux possédants pour trouver l’emploi de leurs bras et les moyens de vivre. Et lorsque l’administration de l’impôt prélève sur le propriétaire une part de ce produit net, en réalité elle ne charge pas le propriétaire qui, n’ayant rien produit, n’a droit à rien. Elle s’associe simplement au partage des dépouilles prélevées par la violence sur le travail : elle prend une part du butin propriétaire. Et voici maintenant que l’impôt indirect, en aggravant le prix des produits créés par le travailleur et qu’il est obligé de racheter, entame encore ce que le propriétaire avait laissé aux salariés. Tout est donc pris sur le travail, l’impôt comme la rente de la terre, et l’impôt direct comme l’impôt indirect. Ainsi, si ceux qui payent l’impôt devaient avoir seuls le droit politique, les travailleurs seuls devraient être des citoyens actifs.
« Enfin la vérité qui nous éclaire perce le voile ridicule des propriétés dont s’enveloppent nos ennemis avec l’impudent orgueil de l’oisiveté. L’or dont ils se targuent n’est utile et salutaire qu’entre nos mains laborieuses ; il devient virulent quand il s’accumule dans les coffres des capitalistes, qui sont aux corps politiques ce que les ulcères sont aux corps physiques. Partout, Sire, où Votre Majesté portera ses regards, elle ne verra la terre occupée que par nous ; c’est nous qui travaillons, qui sommes les premiers possesseurs, les premiers et derniers occupants effectifs. Les fainéants qui se disent propriétaires ne peuvent recueillir que l’excédent de notre subsistance ; cela prouve du moins notre copropriété. Mais si, naturellement, nous sommes copropriétaires et l’unique cause de tout revenu, le droit de borner notre subsistance et de nous priver du surplus est un droit de brigand. »
C’est l’attaque la plus véhémente, la plus brutale et la plus nette qui ait été dirigée, avant Proudhon, contre la propriété. Ce n’est pas une boutade comme le mot de Brissot, c’est toute une théorie. En fait, les travailleurs occupent la terre : ils sont les seuls qui l’occupent d’une manière continue. « Le fainéant qui se dit propriétaire » peut s’absenter sans que la fécondité du sol s’arrête. Au contraire, les prolétaires exercent et doivent exercer une occupation permanente : premier titre de propriété. En outre, si l’on conçoit la disparition possible des propriétaires fainéants, l’existence des travailleurs est nécessaire. Elle doit donc être nécessairement entretenue par les produits du sol, et les propriétaires ne peuvent commencer à percevoir le produit net que quand l’existence des travailleurs est assurée. Ceux-ci ont donc au moins déjà la copropriété de la terre et même, dans cette copropriété, la primauté. Et enfin, comme ce droit de copropriété ils sont les seuls à le faire valoir, comme seuls ils donnent fécondité et valeur à toute propriété, comme « ils créent seuls le revenu », leur droit de copropriété devient un droit de propriété exclusive, et le prélèvement que fait le pseudo-propriétaire est « un brigandage ». La propriété oisive, c’est le vol.
Et ce brigandage flétrit la royauté elle-même ; car lorsque le roi accepte des propriétaires fainéants, c’est-à-dire des brigands, les sommes nécessaires à son entretien, à l’entretien de ses armées et de sa justice, il accepte en réalité une part du produit du vol. Que cette complicité de la royauté avec les brigands prenne fin, pour l’honneur de la royauté et pour le bien du peuple.
Seuls, les travailleurs qui créent la richesse ont le droit d’en donner une part, et voici l’offre qu’au nom des prolétaires L’Ange fait au roi. Tous les fainéants seront expropriés du produit net de la terre, de ce que L’Ange appelle « l’abondance », et ce produit net sera partagé par moitié entre le peuple producteur et le roi. Au roi, il permettra d’assurer les grands services publics ; au peuple, il permettra d’assurer l’éducation des générations nouvelles.
« Rejetez donc, Sire, les vingt-cinq millions de votre liste civile, la solde de vos armées, le gage de votre justice que vous offrent leurs mains impures et daignez vous rendre dispensateur équitable de toute la moitié de l’abondance, ne nous réservant l’autre moitié que pour élever nos enfants, de manière qu’il ne soit plus dit que nous sommes un peuple sans éducation. Sire, il est digne, il est du devoir de Votre Majesté d’accepter cette proposition équitable et juste que nous avons évidemment le droit de faire et la force de soutenir. »
C’est l’expropriation révolutionnaire de toute la propriété foncière, ecclésiastique, noble et bourgeoise, opérée de compte à demi par les prolétaires et par la royauté. C’est le socialisme de 1790, socialisme mêlé d’utopie et de démocratie. Il est utopique par l’attente du héros philanthrope et du sauveur ; il est utopique par l’appel au roi. Il est vague en ce qui concerne l’industrie ; car si L’Ange, artisan lui-même et vivant parmi les artisans et manœuvres innombrables de la ville de Lyon, ne peut oublier le problème industriel, s’il parle de l’industrie en général, il semble pourtant que le partage de « l’abondance » ne s’applique avec précision qu’au produit net de la terre. Mais si par tous ces traits le socialisme lyonnais de 1790 est imprégné d’utopie, il est imprégné aussi de démocratie.
C’est au nom des Droits de l’homme que L’Ange affirme à la fois le droit des travailleurs à la vie publique et leur droit souverain à la propriété. Et s’il compte sur le concours du roi pour réaliser la Révolution sociale, s’il conçoit celle-ci comme un compromis entre la nation et le roi analogue au compromis constitutionnel élaboré par la Constituante, il offre aussi au roi, pour l’exécution du plan général d’expropriation, la force du peuple. Le socialisme n’est mêlé d’utopie en 1790 que parce que la démocratie n’est pas pleinement développée ; et plus tard, avec Fourier, il ne prendra un caractère réellement utopique que parce que la démocratie aura été refoulée. Il n’aurait pas été réduit à compter sur la générosité des classes privilégiées et sur l’initiative des grands de la terre si un régime d’entière démocratie avait donné au peuple producteur la force d’espérer, de vouloir et d’agir.
Mais voici que la royauté traîtresse est démasquée et chancelle. Voici que dans l’été de 1792 les symptômes d’une prochaine Révolution républicaine commencent à apparaître, et qu’en même temps le déséquilibre économique, la crise du pain et des subsistances, posent d’une manière pressante le problème social.
Du coup, L’Ange, que la démocratie lyonnaise a porté, dans l’intervalle, à la municipalité, formule à nouveau ses vues de réorganisation sociale. Mais cette fois, en juin 1792, ce n’est plus au roi qu’il s’adresse, c’est à la municipalité de Lyon, et, par elle, à l’Assemblée nationale, ou mieux, c’est à la démocratie tout entière, c’est au peuple tout entier. Il insiste et répond aux objections après le Dix Août. Et il ne se borne pas à une affirmation générale contre la propriété, il semble même avoir renoncé à tout plan d’expropriation générale : c’est le problème précis des subsistances qu’il veut résoudre, et c’est pour résoudre ce problème précis qu’il trace tout un système d’association qui est le germe évident du fouriérisme.
Quel prodigieux mouvement d’idées en cette fin de 1792 ! Pendant que s’élabore et que s’affirme la République, s’élaborent les systèmes de rénovation sociale. Et ce ne sont pas de vagues rêveries ou des utopies de philosophes qui s’ébauchent. C’est une expropriation partielle et précise, c’est un démembrement précis du droit de propriété qui s’annonce. Les idées encore à demi enveloppées de Dolivier, le plan tous les jours plus agréable au peuple d’une taxation générale des denrées, les projets de magasins et de greniers publics administrés par des délégués du peuple, le vaste système de coopération et d’association de L’Ange, toutes ces forces diverses tendent à une sorte de démocratie sociale, forme suprême de la démocratie politique.
« Moyens simples et faciles de fixer l’abondance et le juste prix du pain (Lyon, ce 9 juin 1792 — de l’imprimerie Louis Cutty — ) par L’Ange, officier municipal. » — « Vous avez, dit-il aux propriétaires et aux marchands, spéculateurs et capitalistes, une grande soif de l’or : tout le Pérou ne suffirait pas à l’étancher. Cependant vous vous soumettez à la nécessité de vous contenter d’une portion, pourvu qu’elle soit la plus grande possible. Supposons que pour l’acquérir vous n’ayez d’autres moyens que de donner aux mineurs les denrées qui vous restent nettes, après en avoir défalqué suffisamment pour tous les frais de culture, sous la condition qu’ils vous livrent tout l’or qu’ils pourront exploiter des mines pendant le temps qu’ils vivront de votre superflu. Vous demanderiez l’impossible, vous seriez fous, si vous demandiez davantage.
« Donc si vous avez fourni soixante mesures de froment, soixante de seigle et soixante d’autres graines, légumes, ou matières équivalentes, le tout de la première qualité, mais différents des deux cinquièmes du prix, et si pour cette fourniture on n’avait pu vous rendre qu’une quantité d’or qui, divisée en neuf cents parties égales, serait évaluée à vingt sous chacune, ce qui ferait au plus haut prix sept livres pour la mesure de froment, cinq pour celle de seigle et trois pour celle de blé noir ou autres objets, il en résulte que vous mériteriez la haine exterminatrice du peuple si vous préfériez de laisser gâter vos denrées, plutôt que de les donner à ce prix, et si ce taux ne vous paraissait pas assez libéral pour y borner la liberté du commerce. »
Ainsi, selon L’Ange, le blé que ne consomment pas les propriétaires, l’excédent qu’ils peuvent porter sur le marché, vaut ce que l’ensemble des consommateurs peut le payer. Le peuple consommateur travaille pour pouvoir acheter sa subsistance, et quand il livre à ceux qui lui vendent sa subsistance toute la valeur de son travail, il est pareil à ces mineurs qui livreraient en échange des denrées nécessaires à la vie tout l’or extrait par eux. L’or extrait par le peuple consommateur c’est la valeur de son travail. Si cette valeur ne suffisait pas à lui procurer sa subsistance, si elle ne déterminait pas la valeur correspondante de ces subsistances, il y aurait une crise vitale et le peuple aurait le droit de se venger par l’extermination de ceux qui, en effet, l’exterminent par la faim.
C’est donc sur les ressources des consommateurs, non sur les prétentions des propriétaires et marchands, que doit être réglé le prix des denrées. Pour qu’une société dure, pour qu’elle soit possible, il faut qu’il y ait équivalence des travaux, équivalence des fonctions de la vie. Il faut, précisément, que le travail puisse payer l’entretien du travailleur. C’est cette équivalence que L’Ange veut assurer par une détermination des prix d’après les facultés de la nation. Ainsi les consommateurs, les prolétaires seront protégés contre une exploitation vraiment meurtrière, mais ainsi les propriétaires et les marchands seront protégés contre les crises des prix.
L’Ange propose un vaste système d’abonnement par lequel l’ensemble des consommateurs achètera à des conditions constantes l’ensemble de la récolte à l’ensemble des propriétaires et marchands. Et c’est pour faire fonctionner ce système d’abonnement et l’équivalence vitale dont il est l’expression, que L’Ange organise toutes les familles du pays en groupements à la fois autonomes et solidaires. Ainsi, ce n’est pas d’une fantaisie individuelle ou de l’esprit de système que naît la théorie de l’association. Elle procède de la crise des subsistances, se développant dans la crise révolutionnaire. Elle naît d’un besoin vital dans une société où la démocratie aborde au pouvoir. Ce sont des préoccupations toutes réalistes et c’est une vaste inquiétude collective qui donnent jour à ces formes du socialisme que plus tard, et par un jugement très sommaire, le marxisme qualifiera d’utopiques.
Cet abonnement collectif et universel, L’Ange ne veut pas l’imposer, il le propose. Et il compte, pour le faire accepter, d’abord sur l’évidente nécessité d’un arrangement sans lequel la nation entre dans les convulsions de la faim et de l’anarchie, et puis, sur les avantages éclatants que les vendeurs eux-mêmes retireront de l’organisation coopérative et rationnelle des échanges. Et par ce trait décisif, par le recours à la libre association universelle qui agira par la seule force attractive de ses bienfaits, le système de L’Ange annonce certainement et ébauche celui de Fourier et il se distingue du communisme de réglementation et de taxation légale vers lequel à ce moment la pensée de la France évoluait.
C’est un germe bien original et distinct qui éclôt, avec bien d’autres germes mais sans se confondre avec eux, du sol historique de la France révolutionnaire et qui ajoute à son incomparable richesse. « Vous seriez donc forcés de vendre à ce prix, et libres de vendre à moins. Mais sans civiliser votre liberté, (c’est-à-dire au fond sans la socialiser), sans y mettre la moindre borne, si l’on vous proposait de vous acheter vos récoltes, afin que vous n’eussiez plus à craindre ni l’eau, ni le feu, ni grêle, ni tempête ; si tous les ans on vous les payait le même prix une fois convenu de gré à gré, soit que l’année fût bonne ou mauvaise ; si l’on vous sauvait de toute inquiétude et même des embarras de la vente, ainsi que des frais de transport, ne seriez-vous pas très aises de pouvoir accepter librement une telle proposition ? Hé bien ! il ne manque à cet effet que l’occasion qu’il sera bien facile de faire naître.
« Et vous, marchands de blés et farines, et vous, meuniers et boulangers, ne seriez-vous pas bien aises de trouver dans votre commerce et vos possessions plus de profit et moins de risques ? Ne seriez-vous pas bien aises de travailler à votre fortune avec un succès certain, de jouir en même temps de l’estime publique, et de n’être plus exposés à l’animosité du peuple ? Hé bien ! il est facile d’améliorer votre existence jusqu’à ce degré-là.
« Et vous tous, citoyens, qui n’êtes ni cultivateurs ni marchands de blé, ne seriez-vous pas bien aises de n’être plus dans le cas de perdre du temps en allant aux marchés où l’on ne va jamais sans soucis et d’où l’on ne revient trop souvent qu’avec des regrets et des plaintes ? Ne seriez-vous pas bien aises d’être assurés que chacun de vous eût en tout temps sa provision sous sa main avant de l’acheter ; que, dans tous les temps et tous les lieux de la France, chacun mangeât du bon pain, sans aucun changement de prix ? Ne souhaiteriez-vous pas que la valeur d’une journée de travail et de toute main d’œuvre fût la même partout ? Que les huiles et les vins, les laines, les cuirs, les chanvres, les lins, les soies, les bois et charbons, les fers, en un mot tous les objets de commerce fussent moins chers partout ? Que de toute chose autre que le pain, la consommation fût plus grande, par conséquent l’aisance plus générale, et si générale qu’aucun pauvre ne pût être dans le cas de mendier ? »
C’est un programme éblouissant, programme d’universelle abondance, et par l’abondance, d’universelle paix.
La vaste et libre association réalisera de tels miracles, et L’Ange, comme plus tard Fourier, prévoit une si large effusion de richesse et de bien être pour tous, qu’il laisse tomber les pensées de combat qui l’animaient en 1790. Ou plutôt des pensées de lutte et du rêve fraternel et tendre qui en 1790 se disputaient son esprit, c’est le rêve lumineux et doux qui seul a survécu. À quoi bon animer encore les prolétaires contre les « fainéants qui se disent propriétaires », à quoi bon menacer ceux-ci d’expropriation totale si par l’association universelle plus de bien doit être fait aux hommes et à tous les hommes qu’une révolution sociale ne leur en ferait ? C’est sous l’abondance même des richesses et de la joie que seront doucement submergées les inégalités anciennes ; pourquoi se préoccuper, quand le large flot joyeux a couvert de grandes étendues, des inégalités du fond ? Ainsi L’Ange avait laissé tomber ses haines de classe dans la grande mer montante, dans la grande idée d’association qui sous ses ondes épandues et lumineuses effaçait les privilèges et les misères.
M. Charléty m’écrit qu’il ne trouve pas l’action personnelle de L’Ange dans les événements antérieurs au siège de Lyon ni dans les événements mêmes du siège. Je ne m’en étonne point : bien des mois avant la crise suprême, dès le printemps de 1792, il était tout entier à son vaste rêve d’harmonie et de fraternelle richesse ; et sans doute, quand s’irritèrent les souffrances et les haines, les hommes lui parurent insensés de se déchirer, de se ruiner les uns les autres quand il suffisait d’ouvrir à tous le système de l’association pour que tous fussent heureux et bons.
« Oui, dit-il à tous ceux dont il vient d’éveiller l’espérance, oui, vous le souhaitez ; eh bien ! il est facile de vous satisfaire. Cessez seulement de vous abuser. Cessez de compter sur les moyens et les volontés des particuliers, même sur les volontés et les moyens du gouvernement et des administrations. Ouvrez enfin les yeux et voyez combien les premiers sont abusifs et précaires, combien les autres sont faibles, onéreux, dangereux, perfides ; mais détournez vos regards avec indignation de toute compagnie ou régie financière, telle qu’un abbé seul a pu l’imaginer sous Louis XV. »
Ainsi, en un merveilleux effort de pensée, L’Ange rejette à la fois l’ancien régime et la Révolution. L’ancien régime ne connaissait la grande action économique que sous la forme de compagnies privilégiées, investies par l’arbitraire du pouvoir de monopoles oppresseurs. Et la Révolution, défiante à l’égard des associations, semblait ne connaître que l’État et les individus. Le pré-fouriériste lyonnais repousse tout ensemble les compagnies privilégiées, l’action purement individuelle et l’action administrative. Il fait appel au-dessus de la Révolution, à une force toute neuve, à la force de la vaste association libre.
Vaste, ou plutôt immense. Car pourquoi, puisqu’elle fera du bien à toute la nation, ne comprendrait-elle pas en fait toute la nation ? Et comment, si elle ne s’étend pas à tous les citoyens, si elle n’est point universelle, pourrait-elle conjurer la crise universelle des prix et assurer en toutes les régions le niveau uniforme et rationnel des cours des denrées et de la main-d’œuvre que L’Ange a prévu ?
« S’il faut un concours, une association d’hommes capables d’introduire et de fixer l’abondance jusque dans la plus petite cabane, si la félicité du peuple ne peut naître et subsister que par les intérêts d’une compagnie, il faut la créer cette compagnie, et la former sans délai ; mais tout à coup si grande qu’elle ne puisse avoir besoin de privilège exclusif et que le monopole ou l’accaparement ne puisse offrir aucun profit à personne ; il faut en même temps l’amalgamer avec la nation et la distribuer si bien qu’elle ne puisse engendrer aucun abus. Voici comment je la conçois. Daignez m’entendre.
« Le pouvoir législatif ouvrira une souscription d’un million dix-huit cent mille actions de mille livres chacune ; ce qui fera la somme d’un milliard huit cent millions de livres.
« Cette somme sera divisée en trente mille parties égales ; chacune sera en conséquence de soixante actions, subdivisibles si l’on veut.
« Ces soixante actions serviront de fonds pour approvisionner de blés, de farines et légumes cent familles, pour deux ans ; lesquelles cent familles auront un grenier d’abondance en commun à leur charge et pour la commodité de leur usage.
« Il y aura par conséquent trente mille greniers d’abondance régulièrement distribués dans l’intérieur du royaume. Tous ces greniers seront construits aux frais de la nation, sur un plan uniforme et sur les avances des actionnaires.
« Chacun des trente mille greniers sera placé le plus près possible du centre des cent familles, et comprendra le logement d’un pourvoyeur en chef ainsi que les hommes nécessaires au service et à la garde du grenier.
« Les pourvoyeurs et leurs subordonnés sont salariés sur la moitié du revenu des actions. Les greniers seront tous les jours ouverts aux besoins des familles pour lesquelles ils seront construits, et les chefs de ces familles nommeront quelques-uns d’entre eux pour empêcher par leur inspection et leur surveillance qu’aucun abus ne puisse s’y commettre, ce qui sera d’autant plus facile que par la multitude des greniers l’abondance se trouve moins morcelée.
« A chaque récolte, sans prohiber la concurrence, l’approvisionnement public se fera d’obligation et de manière qu’à un terme fixé par la loi il se trouve dans chaque grenier une quantité suffisante pour nourrir environ quinze cents hommes, afin que cent familles soient abondamment pourvues pendant deux ans. Cet article cependant ne sera de rigueur qu’à la première récolte de l’établissement.
« Tous les cultivateurs, quel que soit le genre de leur culture pourront traiter avec la Compagnie pour le transport de leurs denrées, ainsi que pour l’assurance de leurs récoltes, bêtes et meubles contre la grêle, les inondations, les incendies et les voleurs. Ils trouveront aussi dans la Compagnie toutes les avances, toutes les ressources dont ils pourront avoir besoin, parce qu’étant intéressée à la consommation, elle le sera nécessairement aux progrès de l’agriculture et de la population.
« La Compagnie sera obligée de fournir le pain, le blé, à tous les consommateurs de France invariablement à un seul et même prix fixe qui sera le prix moyen des trois derniers lustres dans tous les départements, et ce prix ne pourra changer que de vingt-cinq en vingt-cinq ans.
« Pour arriver à cette salutaire et cette constante égalité du prix du pain, et par conséquent de toute chose pour toute la France, si digne de l’union fraternelle du peuple français, il faudra faire deux opérations… »
La première sera, après avoir subdivisé la France en cinq régions, de faire pour chacune de ces régions une moyenne des prix pour en déduire ensuite une moyenne générale. La seconde sera de répartir également sur toute la consommation les frais de transport :
« Si le total des frais de transport s’élevait à cinq millions, la Compagnie recevrait deux millions, perçus sur les fours ou boulangeries des contrées agricoles où les frais de voitures ne portent pas le pain à son prix moyen, et, recevant cette somme, elle serait obligée à livrer le pain au dit prix moyen dans tous les lieux où les frais de transport le rendent plus cher. Réciproquement les habitants des contrées agricoles payeront de deux millions moins cher les huiles, les vins et toutes les matières dont ils font un usage journalier. Alors, les établissements des manufactures n’arracheraient plus des champs les bras si précieux à l’agriculture. Ils peupleraient les campagnes désertes, car on n’y vivrait pas plus chèrement que dans les campagnes qui récoltent les plus riches moissons. »
C’est donc un plan très précis, et dont il a étudié le détail, que L’Ange propose à la Révolution. Tous les éléments de la pensée fouriériste y apparaissent : le capitalisme ordonné et organisé, le collectivisme, la coopération, la mutualité et le « garantisme ». La combinaison de L’Ange est capitaliste puisque c’est sur la constitution d’un capital-actions de dix-huit cent millions qu’elle repose. Elle est collectiviste, puisque c’est « le pouvoir législatif » qui prend l’initiative de la souscription, puisque c’est lui qui règle la construction sur un plan uniforme des trente mille greniers et qui donne force légale aux transactions intervenues entre les associations d’approvisionnement et les cultivateurs. Elle est coopérative et « garantiste » puisque chacun de ces greniers est librement administré par les cent familles dont il est le centre, et puisque ces trente-six mille associations, qu’elles assurent les cultivateurs contre les risques, se garantissent les unes aux autres, par la répartition fraternelle des frais de transport, l’uniformité des prix. À vrai dire, en ces heures tragiques de la fin de 1792 où la nation luttait pour sa liberté et pour sa vie, L’Ange ne pouvait pas l’écarter des combinaisons vitales par lesquelles l’approvisionnement de tous serait assuré. Mais surtout collectivisme et coopération se pénètrent et se confondent nécessairement, là où la collectivité se régit elle-même démocratiquement, et où la coopération a une extrême ampleur. Quand la communauté nationale se gouverne elle-même par le suffrage universel, les divers groupes d’intérêts compris dans le grand intérêt national sont administrés par des groupes de volontés ; et le collectivisme se diversifie en coopération. Et réciproquement, quand la coopération se propose, comme dans le système de L’Ange, de régler des intérêts universels communs à tous les citoyens, elle prend la forme d’un organisme national, et à la limite se confond avec la nation elle-même. De là, dans la pensée de L’Ange, cette riche combinaison d’éléments et d’idées que l’on pourrait appeler ou la coopération collectiviste ou le collectivisme coopératif.
Mais quel prodigieux élan la démocratie et la Révolution donnent aux esprits ! C’est d’un nid ardent et frémissant, secoué aux vents chauds de l’orage, que s’envolent les pensées et les rêves ; et dès l’origine, le grand frisson de la vie collective soulève les prétendues « utopies ». Comment L’Ange aurait-il songé à proposer une émission de un milliard huit cent millions sans les grandes audaces financières de la Révolution ? Jamais sous l’ancien régime un financier n’osa proposer des emprunts de cette envergure. Mais parce que la Révolution, dans la vente des biens nationaux, dans l’émission constante des assignats gagés par un domaine immense, remuait des milliards, toutes les pensées, tous les calculs s’élargissaient. C’est le vent de la Révolution qui a porté l’esprit de l’homme dans la haute mer ; et ceux-là mêmes qui, comme Fourier, la renieront à demi sont entraînés et soulevés par son vaste flot. C’est cette force et cette abondance révolutionnaires qui, dès 1792, donnent à la source même du fouriérisme l’ampleur du plus grand des fleuves. Sans doute, avec L’Ange, ce n’est pas encore le phalanstère, toute la vie de l’homme n’est pas prise dans les cercles enchantés et mobiles de l’association, dans ses souples et libres anneaux s’enroulant et se déroulant au soleil. Mais déjà le magasin d’approvisionnement est bien l’ébauche du phalanstère, le premier centre et le point d’appui de l’association universelle. Dans ce grenier logeront le pourvoyeur et ses hommes. Ainsi commence à s’annoncer la vie en commun. De plus, là, sera un centre d’assurance et de crédit. La Compagnie dont tous ces magasins seront les libres succursales, ou mieux les sections coopératives, assurera les cultivateurs contre tous les risques, et elle leur fera des avances ; par là, L’Ange le dit expressément, elle interviendra dans la direction de la production pour en susciter et en encourager les progrès. Centre d’approvisionnement, centre de vie, centre d’assurance, centre de crédit, centre de production et de progrès : comme ce germe, né de la seule question des subsistances, s’émeut, se subdivise en feuilles multiples, s’épanouit en promesses variées !
Sous le vivant contrôle de ces groupements harmonieux, toutes les richesses vont s’ordonner et s’accroître, et la face même du pays sera transformée ; c’est la transfiguration fouriériste de la terre qui commence.
« Alors les propriétés seront bien gardées. Alors les dépenses pour les ponts et chaussées seront vraiment profitables à la nation. Alors les chemins seront toujours beaux, les rivières et les canaux seront toujours navigables à toute charge ; dans peu de temps les lits des rivières seront des bornes insurmontables, les marais seront desséchés, les terres arides bientôt abreuvées ; même les eaux des torrents seront contraintes bientôt à circuler doucement par des prairies nouvelles ; en un mot, du jour au lendemain, nous verrons la France devenir un paradis terrestre ; car ce prodige d’amélioration générale naîtra nécessairement avec ces fortunes particulières que chacun des membres de la Compagnie aura l’occasion de faire et fera nécessairement. »
C’est comme une prairie immense et douce qui se déroule toute foisonnante de richesses et de forces ; la terre inégale et chaude de la Révolution se revêt d’abondance, de douceur et de joie, et les plus hautes herbes, les fleurs les plus éclatantes et les plus riches se font pardonner leur richesse et leur éclat par la prodigalité des germes qu’elles abandonnent au souffle égal et pur qui partout les dissémine.
Mais quoi ! Est-ce seulement la production agricole que les centres d’association ainsi formés vont organiser et accroître ? Non certes, et le grand rêveur lyonnais ne pouvait laisser hors de son rêve le commerce et l’industrie.
Ces associations deviennent des associations de banque : la Compagnie, constituée sur un capital aussi important et appuyée sur la croissante richesse du pays, inspirera une confiance universelle. Elle pourra donc endosser le papier des commerçants dans leurs relations avec les nations étrangères ; elle s’engagera à acquitter pour eux les traites tirées sur la France. Elle trouvera aisément à emprunter au dehors du numéraire, car elle offrira comme caution tout un vaste développement industriel suscité par elle. Elle aura ainsi le fonds métallique de roulement nécessaire pour les opérations de banque internationales ; et, ayant pu se procurer tout l’or nécessaire pour les payements à l’étranger, elle pourra accepter des négociants, pour le compte desquels elle aura payé les traites, des assignats au pair de l’argent. Elle contribuera ainsi doublement à rétablir le crédit de l’assignat, d’abord en ne l’offrant pas à perte aux étrangers, et ensuite en l’acceptant au plein de sa valeur pour les échanges intérieurs.
C’est dans une nouvelle brochure, Réponse aux objections, parue après le Dix Août, que L’Ange étend aux opérations commerciales et industrielles l’association : « Son crédit chez l’étranger sera solide et grand ; et c’est en portant à la plus grande valeur la main-d’œuvre du peuple français qu’elle soutiendra ces emprunts. De cette manière, elle aura des fonds dans toutes les places de commerce, pour payer peu à peu toutes les traites sur la France à l’acquit des négociants français qui pourront alors payer à la Compagnie en assignats au pair de l’argent. »
C’est donc dans la suite même des opérations révolutionnaires et dans le mécanisme financier de la Révolution que L’Ange insère son système, rattaché ainsi à toute la vie révolutionnaire. Et ce n’est plus dans un cercle agrarien étroit que se meut la pensée, c’est à toute l’étendue de la production que s’applique le nouveau système : c’est tout le travail humain, c’est toute l’existence humaine qui seront renouvelés par la vaste et libre association. Ces trente mille centres d’assurance et de crédit reliés les uns aux autres, se soutenant les uns les autres, solidaires les uns des autres, deviennent vraiment l’âme multiple et une de la nation ; et c’est avec une exaltation presque mystique que L’Ange célèbre quelques-uns de leurs bienfaits. Il écrit dans sa brochure de juin : « Solidairement engagé à garantir quiconque voudra, des orages, des inondations et incendies, et même des voleurs nocturnes, chaque grenier sera une tour de guet, un dépôt de secours, un œil de prévoyance ». C’est comme une litanie enthousiaste de l’association. Et L’Ange (c’est un autre trait qui lui est commun avec Fourier) a une foi absolue dans l’efficacité totale et immédiate du système. C’est du jour au lendemain qu’il produirait des effets magnifiques. Il suffirait pour cela de le faire comprendre par tous les citoyens : car comment, l’ayant compris, ne l’adopteraient-ils point d’emblée ? « Que ne puis-je, s’écrie-t-il avec une ardeur douloureuse, que ne puis-je exposer ce projet aux yeux de tous les Français à la fois ? Que ne peut-on recueillir les avis individuels de tous les citoyens ensemble ? Ce n’est plus à un roi, comme il le faisait hier, que L’Ange s’adresse ; ce n’est pas à un puissant de ce monde, à un riche bienfaiteur inconnu, comme y sera contraint Fourier. C’est la grandeur de la Révolution que tout rêve y soit proposé à tout homme, que toute pensée y soit confiée à tous.
Le système de L’Ange ne laissa pas les esprits indifférents. Les objections lui vinrent nombreuses, et il y répondit avec une grande force. On craint que la Compagnie ainsi constituée ne ressemble bientôt aux compagnies monopoleuses d’ancien régime ? Mais celle-ci sera « entée sur la nation » et soumise partout au contrôle du peuple, des chefs de famille. On croit que la bourgeoisie riche ne voudra pas mettre ses fonds dans une entreprise qui ne sera pas très rémunératrice pour le capital et qui aura d’ailleurs pour effet de briser le mercantilisme où cette bourgeoisie est intéressée ? Mais ce n’est pas d’une oligarchie, c’est de la démocratie elle-même, c’est des petits possédants que doit venir le capital. Les dix-huit cent millions pourront être souscrits par neuf cent mille souscripteurs.
On redoute que les intérêts vitaux de la nation soient remis à de tumultueuses assemblées délibérantes ? Mais au contraire ces délibérations sérieuses et substantielles des chefs de famille donneront partout l’exemple du calme, de la sagesse et de la méthode : « Vous verrez les inconvénients attachés aux assemblées du peuple réduits à leur moindre mesure et les avantages portés au contraire à leur mesure la plus grande, parce que ces assemblées se tiendront par sections, et que chacune sera bornée à des hommes mariés. »
Non, non : il n’y a plus à hésiter ; que la Commune de Lyon fasse sien le projet et qu’avec son autorité grande elle le recommande à la Convention. Et c’est presque d’un ton de Messie pauvre, à la fois humble et superbe, que L’Ange adjure ses concitoyens : « Vous aurez la gloire de terminer cette guerre (la guerre civile des intérêts) ; Messieurs, vous la terminerez si vous offrez au Corps législatif les moyens que le ciel vous indique par moi, parce que, en pareil cas, il ne se sert pas des grands. » C’est le premier balbutiement de ce messianisme socialiste qui va continuer pendant trois quarts de siècle en de grands et nobles esprits et que la dialectique de Marx transférera au prolétariat. L’Ange n’entraîna pas la Commune de Lyon dans son système. Il était trop compliqué pour ces jours de crise aiguë, et il était prématuré. Il supposait d’une part un élargissement des conceptions capitalistes, de l’autre un sens de la coopération, de la mutualité, qui ne pouvait se développer qu’en des temps plus calmes et par une lente évolution.
C’est par des moyens plus brutaux et plus simples, c’est par l’utilisation immédiate de la force de l’État taxant les denrées ou même au besoin absorbant la propriété, que le peuple voudra agir, parer aux souffrances pressantes. La théorie de L’Ange est un germe profond d’avenir ; mais c’est l’idée du maximum qui est la force présente. C’est sous cette forme que la revendication prolétarienne commence à presser et assaillir la Convention.
Quelques jours à peine après le si important discours du délégué du Loir-et-Cher, le 3 décembre, le procureur-syndic du département d’Indre-et-Loire, après avoir soulevé les applaudissements de la Convention par le récit de ses efforts pour faire respecter la loi, la trouble et la heurte par la brusque demande de la taxation des denrées : « Citoyens, nous vous proposons le seul remède que nous croyons efficace dans une circonstance aussi délicate. Mettez à la portée du peuple, par une taxe générale sur tous les comestibles, ces objets de première nécessité ; alors vous ajouterez au bienfait d’avoir créé la République, celui de la sauver. » Une partie de la Convention applaudit, l’autre murmura. Mais le problème était irrévocablement posé.
Les hésitations de la Convention étaient extrêmes. Tout d’abord, elle ne discuta même pas l’idée du maximum et de la taxation ; celle-ci lui paraissait trop violemment contraire à la liberté des échanges et au droit de la propriété individuelle, sans doute aussi d’une application trop malaisée. La seule question qu’elle se risque à aborder est celle-ci : Comment obliger les propriétaires et les fermiers à apporter leur blé sur les marchés ? Mais ici encore son embarras est grand. Les comités d’agriculture et de commerce réunis proposèrent le 3 et le 16 novembre, par le rapport de Fabre de l’Hérault, un projet assez mêlé :
« Art. 1er. — Immédiatement après la publication du présent décret, tout propriétaire, fermier ou dépositaire quelconque sera tenu de faire, devers la municipalité du lieu de son domicile, la déclaration de la quantité de grains qu’il possède dans ses greniers et, par approximation, celle qui lui reste à battre dans ses granges ; les directoires du district nommeront des commissaires pour surveiller l’exécution dans les diverses municipalités.
« Art. 2. — D’après lesdites déclarations les officiers municipaux pourront requérir tout propriétaire, fermier ou dépositaire quelconque, de porter dans le marché public qu’il désignera lui-même, la quantité de grains qui sera jugée nécessaire, sans qu’en aucun cas et sous aucun prétexte on puisse en taxer le prix.
« Art. 3. — Les bladiers et muletiers pourront continuer leur commerce, mais ne pourront vendre que dans les marchés publics.
« Art. 18. — Les marchands qui voudront faire des achats de grain hors les lieux de leur domicile seront tenus de se pourvoir d’un certificat de leur municipalité, visé par le directeur du district, constatant la quantité de grains qu’ils ont dessein d’acheter et les lieux de leur destination ; ces certificats seront représentés à la municipalité du lieu de l’achat et visés par elle, et ils seront déchargés par la municipalité du lieu pour lequel lesdits grains sont destinés. »
Air : Que le Sultan Saladin.
Que le grand roi des hulans, | Que le capitan Brunswick, |