Calmann Lévy (2p. 256-261).



LXXIV


Jennie fut entre la vie et la mort pendant trois semaines. Le médecin de Toulon que nous fîmes venir, car je n’avais aucune confiance dans le docteur Reppe, me disait en vain que c’était sans doute une maladie chronique déjà ancienne que Jennie avait trop cachée et trop brutalisée ; je n’en croyais rien ; je n’accusais que moi, ma lâche, mon égoïste personnalité, du chagrin qui l’avait brisée. Il y eut des jours affreux, des heures de souffrance atroce où Jennie elle-même, dans le délire, m’accusait de l’avoir tuée à petit feu par mes soucis et mes caprices. Aussitôt qu’elle avait un moment de calme, elle me jurait le contraire, et, n’ayant pas conscience de ce qu’elle avait dit, elle s’étonnait de mes remords. Elle me promettait alors de vivre pour moi, disant qu’elle saurait bien nous faire une existence heureuse, et s’impatientant de sa maladie comme d’un retard dont elle s’accusait ; mais, quand revenaient les crises, elle appelait la mort, disant qu’elle avait bien assez souffert dans sa vie et qu’il était temps d’en finir.

Je ne l’avais pas quittée d’un instant ; je n’avais confié à personne les soins les plus minutieux et les plus pénibles. Je n’avais pas dormi deux heures par semaine, je tombais de fatigue et de désespoir lorsque le médecin me fit tout oublier en me disant qu’elle était sauvée. Pourtant la convalescence fut encore plus pénible, moralement parlant, que la maladie. Je souffris dans mon cœur et dans mon esprit toutes les tortures imaginables. Jennie, qui était la perfection dans la force, ne s’était jamais trouvée aux prises avec un état physique qui paralysât l’action de sa volonté. Le rôle passif était tellement contraire à sa nature, qu’elle perdit le courage au moment où elle n’avait plus besoin que de patience. Elle avait lutté héroïquement contre l’agonie, et ses cris de désespoir avaient été rachetés par de sublimes efforts de résignation et de tendresse ; quand elle recouvra l’habitude de vouloir, l’équilibre entre sa force d’aspiration et sa force d’exécution se trouvant rompu, elle eut des faiblesses d’enfant, des impatiences et des caprices, des larmes et des révoltes ; elle fut ce qu’on appelle une mauvaise malade, et il y eut des jours entiers où elle sembla ne plus m’aimer.

J’avais mérité ce châtiment pour m’être laissé trop chérir. Aussi, malgré ses rudesses, mon adoration pour elle ne se démentit pas un instant. Mon cœur s’oublia lui-même et méprisa ses propres blessures pour recevoir et partager toutes les blessures du sien. Je savourai sans me plaindre et sans me lasser ce calice dont je me reprochais de lui avoir versé le fiel : ce fut mon expiation.

Jennie fut plus douce, plus soumise et plus reconnaissante envers Frumence qu’envers moi. Elle trahissait ainsi l’amour qu’elle avait tant caché, tant surmonté et tant voulu sacrifier. Elle trahissait aussi les moments de colère, d’aversion, de jalousie peut-être qu’elle avait dû éprouver en s’immolant pour moi. Chère Jennie, combien je l’admirai, combien je la connus et l’appréciai quand son délire, et son abattement qui était du délire encore, me révélèrent les combats intérieurs où son amour pour moi avait triomphé ! Je voyais enfin la femme percer à travers l’ange, et l’ange était d’autant plus céleste que la femme avait plus souffert. Mon unique consolation dans cette épreuve fut de dire à Frumence, dans les rares entretiens que je pus avoir avec lui, — car Jennie dormait peu, — tout ce que je découvrais d’amour pour lui dans le cœur si longtemps fermé de cette sainte. Je lui reprochai, à lui, de s’être trop soumis à ma destinée, et je lui fis promettre que, lorsque Jennie guérie reviendrait à son système d’absorption en moi, — car nous savions bien qu’elle y reviendrait, — il aurait la ferme volonté de m’aider à le combattre.

Il réfléchit un instant et répondit :

— Oui, Lucienne, il faut que cela soit, et cela sera, je vous le jure devant Dieu !

— Dieu ? m’écriai-je ; vous dites Dieu, Frumence ? C’est donc que vous l’avez prié pendant l’agonie de notre chère malade ?

— Non, ma chère Lucienne, je n’ai pas cru devoir prétendre à obtenir un prodige, et je savais que la nature avait en elle seule et en elle-même le don des miracles. Quand je dis Dieu, c’est pour nommer une des plus douces hypothèses que l’esprit humain puisse concevoir, c’est pour désigner le bien absolu dont nous portons en nous-mêmes l’aspiration. J’accepte ce que vous croyez, je n’y crois pas pour cela. Résignez-vous, Lucienne, à estimer sans réserve les gens qui aiment le vrai, quand même ils le voient sous un aspect qui vous semble faux.

— Prenez garde, mon ami, Jennie est croyante ; il ne faudra jamais la blesser.

— Si Jennie veut que j’aille à la messe, j’irai. Je la servirai même encore au besoin, et si elle veut que je ne dise jamais que je ne crois point, je ne le dirai jamais. C’est si facile !

Je vis que Frumence n’avait pas changé un iota à son programme. La vie qu’il menait aux Pommets n’était pas faite pour modifier ses idées. Il était toujours l’homme le meilleur, le plus généreux, le plus pur et le plus sûr ; mais l’idéal n’était pas nécessaire à sa conception métaphysique, et il n’avait pas besoin d’un autre Dieu que sa propre conscience. Le feu sacré lui manquait, même celui de la révolte contre les idées qui gouvernent la plupart des autres hommes. Ce qui était erreur à ses yeux ne l’irritait pas. Il était un admirable type de tolérance et de sagesse. Il manquait de flamme, et je ne pus m’empêcher de lui dire qu’il était une lumière froide.

Il sourit en me répondant :

— C’est pour cela que j’aime une femme plus âgée que moi, et que je vois la perfection où elle est, sans lui demander de m’embraser, pourvu qu’elle me pénètre.