Calmann Lévy (2p. 251-256).



LXXIII


Je me relevai avec enthousiasme.

— Jennie, m’écriai-je, je vivrai pour toi et pour ma grand’mère. Voyons ! ma peine s’efface, je le veux, c’est fait. Agissons, voulons, décidons quelque chose à nous deux, tout de suite, sans le conseil et l’aide de personne. Allons-nous-en, surtout allons bien loin. Vivons ensemble du même travail et du même pain, des mêmes fatigues et des mêmes forces : notre joie sera de nous être mutuellement consolées et guéries !

Jennie ne savait pas tout ce que je lui avais sacrifié. Je lui appris que j’étais sans ressources désormais, ne voulant plus rien devoir à lady Woodcliffe d’une part, et de l’autre m’étant retiré les moyens de plaider pour rentrer dans mes droits. Je lui laissai croire que j’avais agi ainsi sous le coup du dépit causé par Mac-Allan sans qu’elle y fût pour rien. Aussi ne comprenait-elle rien à ma résolution ; elle essayait d’y trouver un remède, elle voulait consulter M. Barthez ; mais M. Barthez était absent, il avait été appelé à Marseille pour une affaire importante qui devait le retenir quinze jours. Je ne voulais pas l’attendre, et, d’ailleurs, je regardais mon désistement comme une chose sacrée sur laquelle j’aurais rougi de songer à revenir. C’était la seule résolution qui me consolât des humiliations dont j’étais abreuvée, et mon dénûment volontaire était l’unique protestation que je pusse élever contre les calomnies dont j’étais l’objet.

Jennie se résigna devant le fait accompli.

— Eh bien, dit-elle, faisons nos comptes. Nous avons en tout huit mille francs, dont six mille du traitement que je recevais de votre grand’mère, et deux, mille que j’avais auparavant. Avec cela, nous n’avons pas de quoi vivre. Il faut travailler, il faut, en cinq ou six années, gagner encore douze mille francs. Alors, nous aurons mille francs de rente et nous vivrons à la campagne, où vous voudrez, dans un beau pays, vous avec vos livres, moi avec le soin de notre ménage.

— Très-bien, Jennie, travaillons, me voilà prête. Qu’allons-nous faire ?

— La seule chose que je sache faire pour gagner assez vite ce qu’il nous faut. Je m’entends au commerce ; nous allons acheter un petit fonds que j’espère faire prospérer et revendre avec profit. Pendant que je tiendrai ma boutique, vous ferez des traductions. Il n’est pas possible qu’instruite comme vous l’êtes vous ne trouviez pas quelque chose à faire. Je soupçonne M. Mac-Allan de ne pas s’en être occupé du tout. Nous allons donc commencer par aller à Paris pour chercher un éditeur, puisqu’il faut cela ; après quoi, nous aviserons à nous établir dans quelque endroit favorable à mon travail et au vôtre. Si ce n’est pas encore pour le mieux, nous nous dirons que c’est en attendant le mieux.

Frumence consulté approuva courageusement Jennie en lui disant que, s’il devenait libre et que nous eussions besoin de lui, il ne serait jamais empêché par rien au monde de nous rejoindre ou de se consacrer à nous.

— Vous entendez bien, toutes deux ? ajouta-t-il ; où vous voudrez, comme vous voudrez : je vous aiderai de loin ou de près dans votre commerce, ou je prendrai un emploi. Ce qui est à moi est à vous aujourd’hui et toujours. Il n’y aura rien, jamais rien, après l’abbé Costel, qui soit un obstacle entre vous et moi dans ma vie ; fût-ce dans un an, fût-ce dans vingt ou dans trente, je suis à vous, je suis votre chose. Ne l’oubliez jamais ni l’une ni l’autre.

Nos paquets étaient à peine défaits, nous eussions pu partir le soir même ; mais il fallait que Frumence allât chercher une partie des fonds que Jennie avait déposés chez M. Barthez, qui les faisait valoir. Il était trop tard pour se rendre à Toulon, l’étude serait fermée. Nous décidâmes qu’il irait le lendemain matin, et que nous partirions le soir par la malle-poste.

Ma résolution prise, je me sentis plus calme et comme récompensée d’avance de la vie de travail que j’acceptais. Jennie était grave et pensive. Je l’emmenai promener sur le baou pour saluer avec elle une dernière fois le coucher du soleil de Provence sur la mer. Frumence nous accompagna, et nous parlâmes de nos projets ; mais le silence de Jennie nous inquiéta.

— Souffres-tu ? lui dis-je. Ce sentier est fatigant ; descendons.

— Non, dit-elle, marcher fait toujours du bien. Montons encore un peu.

Quand nous fûmes à mi-côte de la colline, je la fis asseoir, et, feignant d’admirer la Méditerranée en feu, je regardais Jennie à la dérobée ; je savais qu’elle n’aimait pas qu’on s’occupât d’elle. Je vis dans les yeux de Frumence la même anxiété que j’éprouvais. Jennie était de plus en plus pâle, et le chaud reflet du couchant qui teignait en rose ses vêtements clairs faisait paraître sa figure comme bleuâtre. Tout à coup sa tête se pencha en arrière, et je n’eus que le temps de la retenir dans mes bras. Elle s’évanouissait ; elle revint au bout d’un instant.

— Mes enfants, dit-elle, je me sens mal. J’étouffe. Laissez-moi reposer ici. Cela va passer ; tout passe.

Elle eut deux autres défaillances rapidement dissipées, et une troisième qui dura près d’une minute. J’étais épouvantée, je m’accusais du mal que je lui avais fait. Frumence voulait l’emporter.

— Non, dit-elle, vous me tueriez. Ne me touchez pas. Laissez-moi là. Ayez un peu de patience. Nous étions à un quart de lieue de toute habitation. Frumence sauta plutôt qu’il ne descendit dans le ravin le plus proche pour y cueillir des feuilles de menthe, afin de les lui faire respirer. Nous n’avions aucun autre remède sous la main. À peine eut-il disparu que Jennie eut une nouvelle syncope, et je sentis ses bras se roidir et ses mains se crisper. Je crus que j’allais mourir aussi. Je ne voyais plus le soleil étincelant. Tout devenait livide autour de moi. Je ne voyais même plus Jennie, et je ne la savais là qu’en sentant contre mes lèvres la sueur glacée de son front.

La menthe que Frumence apportait la soulagea un peu ; mais ce n’était pas de quoi lui rendre ses forces.

— Mes enfants, nous dit-elle encore, mais découragée cette fois, je crois que je vais mourir ici… Oui, je sens que je meurs. — Frumence, n’abandonnez jamais Lucienne… Ne me plaignez pas, je meurs sans avoir fait aucun mal… Jamais ! je meurs au soleil… à l’air… mais je ne le sens plus. — Frumence, adieu, je vous aimais plus que vous ne pensez ; sans elle, je vous aurais épousé. Aimez-la… comme votre sœur. Ah ! oui, je vous aimais bien tous deux ! Vous m’enterrerez auprès de ma chère dame…

Elle s’évanouit cette fois si profondément, que nous ne sentions plus son cœur battre. Frumence se résolut à l’emporter. Quand nous la déposâmes sur son lit, nous la crûmes morte, et je ne peux plus me faire de notre désespoir aucune idée que je puisse traduire par des paroles.