Calmann Lévy (2p. 261-267).



LXXV


Enfin Jennie se calma, et, à mesure que les forces physiques revinrent, l’exaspération nerveuse diminua. Le jour où elle put faire ce qu’elle souhaitait depuis longtemps, qui était de remonter au baou où elle s’était sentie foudroyée par son mal, et où elle voulait, disait-elle, renouveler son bail avec la vie afin de nous la consacrer, elle fut véritablement guérie. Elle chercha sur l’herbe de la colline la place où elle s’était affaissée ; mais l’automne était venu, et l’herbe brûlée avait repoussé et reverdi. La mémoire de Frumence suppléa aux indices qui nous manquaient. Il retrouva aisément le creux où croissait la menthe et le talus où nous avions cru nous dire un éternel adieu. Nous enlaçâmes nos mains tous trois en ce lieu terrible, et Jennie nous dit :

— Mes enfants, je remercie Dieu ! Il n’eût été ni difficile ni cruel de mourir ce jour-là. Je ne souffrais pas, je voyais déjà de l’autre côté de la vie, et les peines de celle-ci ne me paraissaient plus rien devant le beau ciel où nous devions nous retrouver. J’oubliais d’être inquiète pour ma Lucienne ; j’oubliais de vous plaindre, mon pauvre Frumence. Je m’en allais ! La mort rend égoïste apparemment, car je ne voyais plus que Dieu. Vous ne croyez pas à cela, Frumence, n’importe : ma Lucienne me comprend. Je vous en ai voulu, quand je me suis retrouvée sur mon lit de douleur, de ne m’avoir pas laissé finir ici, dans un si bel endroit et par un si beau soir ! Vous n’avez pas voulu laisser partir Jennie, c’était votre droit, puisqu’elle est à vous deux, et à présent je vous en remercie ; car, si cette vie ne vaut pas l’autre, elle a du bon tant qu’on est aimé. Vous m’avez soignée comme des anges que vous êtes, et je crois que j’ai été souvent méchante. Je ne me souviens pas bien de ce que j’ai pu vous dire, même en ces derniers temps où j’ai beaucoup parlé, je crois, dans la fièvre. Oubliez-le, ce n’était pas Jennie qui parlait. Un malade n’est pas une personne, ou c’est comme une personne ivre. Rendez-moi tout à fait la vie, parlez-moi de l’avenir. Écoutez, Lucienne, Frumence m’en a déjà dit quelque chose hier et ce matin : s’il ne se trompe pas, nos projets vont être bien changés ; mais il faut qu’il ne se trompe pas et que vous jugiez vous-même.

Frumence revint alors à son idée fixe de justifier Mac-Allan.

— Voyons, me dit-il, supposons qu’il ait eu des relations avec lady Woodcliffe avant son mariage avec le marquis de Valangis, et que ces relations eussent dès lors complètement cessé, le trouveriez-vous bien coupable d’avoir songé, après tant d’années écoulées sur cette faute, à vous offrir son nom ?

— Non, sans doute ; mais ces relations ont recommencé après la mort de mon père ; elles existaient lorsque Mac-Allan s’est chargé de venir ici contester mes droits.

— Et si ces relations n’avaient recommencé que dans des termes parfaitement désintéressés et même froids de la part de Mac-Allan ?

— Cela n’est pas probable, puisqu’il y a deux mois encore il la voyait assidûment sous prétexte de plaider ma cause auprès d’elle.

— Ce n’est peut-être pas probable ; mais si cela était prouvé ?

— Si cela pouvait être prouvé, John en aurait fait le serment.

— Et si John, ne sachant pas la vérité, n’avait pu l’affirmer ?

— Encore une invraisemblance ! D’ailleurs, ce lien coupable qui a existé autrefois — cela n’est que trop avéré et trop prouvé par le silence de Mac-Allan depuis ma rupture avec lui — me laisserait encore un sentiment de répulsion invincible. Je suis la fille de M. de Valangis ! Qu’il ait été outragé avant son mariage ou depuis sa mort, l’outrage rejaillit sur moi, et je le trouve ineffaçable.

— Alors, reprit Frumence en me regardant attentivement, pour que Mac-Allan fût absous, à quarante ans, d’avoir aimé avant de vous connaître, il faudrait que vous ne fussiez en aucune façon la fille du marquis de Valangis.

— Oui, Frumence, voilà ce qu’il faudrait.

— Mais vous ne désirerez jamais que cela soit ?

Je baissai la tête et ne pus mentir, bien que le ressentiment ne fût pas encore éteint dans mon âme. Si Mac-Allan eût pu prouver tout ce que supposait Frumence, je l’eusse aimé encore, je le sentais bien.

— Il m’importe assez peu, répondis-je enfin, d’être ou de n’être pas la fille d’un homme que je n’ai pas connu et qui ne m’a point aimée ; mais il m’importe beaucoup de n’être jamais la femme d’un homme qui manque de délicatesse. Je vous en supplie, mes amis, ne me parlez plus de lui, à moins que vous n’ayez les moyens de le disculper entièrement. Je suis en train de me réhabiliter à mes propres yeux de toutes mes erreurs de jugement et de toutes mes prétentions au bonheur idéal. Je suis forte ci présent, j’ai véritablement souffert. Depuis deux mois, je n’ai pas vécu un seul moment pour moi-même. Dieu m’a pardonné, j’en suis sûr, car, à l’idée de perdre Jennie et en voyant ses souffrances, j’ai maudit mon orgueil et abjuré toutes mes ambitions. À présent, je suis certaine que nous pouvons vivre heureux tous trois avec le peu qu’elle possède et le peu que je pourrai gagner. Restons donc ici tant que vivra l’abbé Costel. Après cela, si nous n’avons plus rien, nous irons chercher de l’ouvrage ailleurs. La misère ne s’appesantit jamais sur ceux qui se respectent, et je suis certaine qu’avec de l’ordre et de l’activité nous n’en subirons pas les extrêmes conséquences ; mais, fallût-il mendier, je ne me plaindrai pas, pourvu que Jennie vive et soit votre femme. Lucienne de Valangis N’existe plus, et vous ne devez plus chercher à la faire revivre ; celle qui prend sa place vaut mieux. Ne l’empêchez pas de le prouver.

Ma résolution était si bien prise de ne plus souffrir de rien pour mon propre compte, que mes amis durent me croire. La maladie avait un peu usé les forces d’initiative et de résistance de Jennie, et je profitai de cette disposition pour la décider à laisser publier ses bans la semaine suivante. Comme désormais je ne voulais à aucun prix la quitter, elle comprit enfin que son mariage mettrait fin aux suppositions dont je pouvais avoir encore à souffrir. Six semaines plus tard, l’abbé Costel bénit son union avec Frumence.

Aussitôt qu’elle fut mariée, elle s’ingénia pour trouver de l’ouvrage pour nous deux. Il n’y eut aucun moyen d’utiliser mes talents à domicile. Toulon n’est point une ville littéraire, et, ne connaissant personne à Paris, je ne pouvais espérer de trouver par correspondance un éditeur. M. Barthez l’essaya en vain, et, comme je ne voulus accepter aucun secours, il dut m’offrir des rôles à copier. Il était à la fois avoué et avocat, comme, cela était toléré encore dans les provinces. J’acceptai avec empressement la tâche qu’il me confiait, et je m’en tirai fort bien. En outre, Jennie ayant pris des dentelles à remettre à neuf, je l’aidai, et à nous deux nous pûmes gagner une cinquantaine de francs par mois. C’était bien assez pour vivre aux Pommets dans des conditions d’hygiène, de propreté et d’indépendance. Le presbytère étant à moitié ruiné, en attendant qu’on pût m’y redresser un peu de logement, j’avais pris, dans une maison abandonnée appartenant à Pachouquin, un gîte dont il ne voulut jamais se laisser payer le loyer. Il était aisé, et, comme c’était un très-honnête homme, je ne rougis en aucune façon d’accepter son hospitalité. Tout à coup il me prit en si grande estime, qu’un beau jour il m’offrit son cœur, sa main et ses vingt mille francs de capital. C’était certes un beau parti pour une fille sans nom et sans avoir, et, si le nom de Pachouquin était bizarre, il n’avait rien que d’honorable. Mais le bon paysan veuf avait cinquante ans et ne savait pas lire très-couramment. Je l’aidais à tenir les registres de sa mairie, et je lui persuadai d’épouser une pauvre cousine qu’il avait à Ollioules, et à laquelle il m’avoua avoir souvent songé. C’était une excellente personne qui amena une servante avec elle, et la population des Pommets se trouva ainsi en voie de renouvellement et d’augmentation, car le garde champêtre épousa la servante au bout de trois mois, et la présence de quatre femmes, Jennie et moi comprises, modifia un peu l’aspect morne et désolé du village.