La Condition de la femme aux États-Unis - Notes de voyage/05

La Condition de la femme aux États-Unis - Notes de voyage
Revue des Deux Mondes4e période, tome 128 (p. 802-838).
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CONDITION
DE LA
FEMME AUX ÉTATS-UNIS

V.[1]
DEUX GRANDS MOUVEMENS FÉMINISTES. — A WASHINGTON. — L’ÉCOLE INDIENNE DE CARLISLE. — LES FEMMES DANS LES HOPITAUX.


I. — DEUX GRANDS MOUVEMENS FÉMINISTES : LA LIGUE DE TEMPÉRANCE ET LE SUFFRAGE

Rien ne blesse les Américains autant que la manière que nous avons de les retrancher, pour ainsi dire, des civilisations plus anciennes, en faisant de leur pays un continent à part où l’argent et les machines sont les monumens uniques d’une activité purement matérielle, tandis que l’archi-millionnaire y représente à lui tout seul ce qu’on appelle la classe élevée. Le fait que certains de leurs compatriotes, transplantés à l’étranger, soient, on grande partie, responsables de cette impression fausse, ne les en console pas, tout au contraire. La femme d’un professeur à l’Université de Chicago m’a parlé là-dessus très éloquemment :

« Après quelques mois passés à Paris, voyant comment on nous juge, j’en suis presque venue à considérer la prospérité de mon pays comme une disgrâce. Croyez-moi, on se trompe sur nous ; l’activité fondamentale ne consiste pas, en Amérique plus qu’ailleurs, dans la lutte pour s’enrichir ; côte à côte avec ce genre d’activité qui frappe tout d’abord, il y en a une autre, celle qui complète le succès matériel ; il y a l’effort généreux appliqué à la direction, à l’expansion des ressources acquises. Ce qui importe, — chacun de nous le comprend, — c’est de faire servir ces ressources immenses aux fins spirituelles, durables, qui doivent être la base d’une vraie démocratie. »

En réalité, tous ne sont peut-être pas pénétrés de ce devoir autant que la jeune optimiste qui s’exprimait ainsi avec la ferveur d’une intime conviction. Malgré mon enthousiasme pour tant de belles œuvres humanitaires et sociales qui ont fonctionné devant moi, dans les grandes villes d’Amérique, je suis obligée de dire que l’idée fondamentale d’une fin spirituelle très haute m’a paru se dérober bien souvent sous l’apparence de choses qui étaient en contradiction flagrante avec elle. Le jour, cependant, où, du dehors, on reconnaîtra qu’au fond cette idée subsiste, plus forte en effet que tout le reste, même que l’âpre appétit du gain, ce sera grâce aux femmes qui, réunies en légion, n’auront cessé de livrer le bon combat pour la faire triompher. J’ai déjà montré longuement l’impulsion qu’elles ont donnée à ces deux agens principaux du progrès : l’éducation et la philanthropie ; mais il me semble n’avoir encore rien dit, tant sont innombrables les prodiges accomplis par leurs soins, et avec de si faibles ressources au début ! Quand, il y a trente ans, une pauvre institutrice du Nord, Myrtille Miner, entreprit l’œuvre, apparemment folle, de fonder, sans appui, par ses propres mains, une école supérieure, à Washington, pour les filles de couleur, pouvait-on se douter que de cette tentative, tournée en dérision, sortirait l’école normale qui prospère aujourd’hui parmi une quarantaine d’autres également dédiées à la race méprisée ? — Lorsque Frances Willard s’arma d’une épée flamboyante, comme celle de saint Georges, contre un dragon plus terrible que tous ceux des légendes, — l’ivrognerie, l’effroyable ivrognerie américaine, — pouvait-on prévoir ce vote qui, dans beaucoup de provinces, a décidé de la fermeture des débits de liqueur ; les maisons de santé spéciales ouvertes pour la guérison des alcooliques ; l’enseignement scientifique de la tempérance établi dans les écoles ? D’abord le mouvement parut excessif : les Américaines, jusque-là, n’avaient jamais parlé en public ; ce ne furent peut-être pas les plus prudentes ni les plus distinguées qui pénétrèrent à l’improviste dans les bars et dans les saloons, se jetant à genoux, adjurant les ivrognes ou les accablant d’anathèmes. Leurs agissemens rappelaient ceux de l’armée du Salut ; ils leur attirèrent le titre de shriekers (braillardes). Avec elles point de compromis : ceux qui avaient le malheur d’arguer que la tempérance n’est pas l’abstinence passaient pour des traîtres. Toutes les sectes naissantes sont fanatiques ; peu à peu, cependant, les braillardes s’apaisèrent, ou plutôt elles firent place à de nouvelles venues, qui pratiquaient l’art d’exhorter avec calme et avec mesure. L’une de celles-ci, Mrs Mary Hunt, professeur de chimie dans un collège de l’Est, fut conduite par la sollicitude que lui inspirait l’éducation de son fils à étudier les effets de l’alcool sur le système humain : cette recherche la remplit d’inquiétude pour l’avenir d’une nation qui consomme une quantité si scandaleuse de liqueurs fortes ; elle en vint à conclure que les arrêts de la morale ne pouvaient à eux seuls servir de frein, que l’ivrognerie persisterait tant que le peuple ne serait pas instruit de la valeur réelle et des effets certains du poison dont il s’abreuvait. À son instigation, un manuel rédigé par miss J. Coleman fut introduit dans plusieurs écoles publiques, mais c’est au meeting de l’union chrétienne de tempérance des femmes, qui eut lieu en 1878, qu’il faut attribuer l’honneur d’avoir formulé d’énergiques résolu lions que fit prévaloir ensuite un comité permanent présidé par Mrs Hunt. Boston se mit à la tête de la croisade ; le clergé, les professeurs, les philanthropes, les médecins s’y enrôlèrent. Des livres pour tous les âges, depuis un abécédaire spécial, Child’s health primer, jusqu’à la Physiologie hygiénique de Steele, furent publiés, et en 1882 l’État de Vermont promulgua la loi éducationnelle obligatoire de tempérance qui ajoutait, aux branches du savoir enseigné dans toutes les écoles publiques, un cours d’hygiène et de physiologie élémentaires où l’effet des boissons alcooliques, des narcotiques et des stimulans sur la santé humaine devait être tout particulièrement exposé. Un grand nombre d’États suivirent cet exemple ; maintenant il n’y a guère de petit Américain qui, avant même de savoir lire couramment, ne connaisse les effets désastreux des boissons fermentées et ne soit averti que, — leur usage, même modéré, conduisant immanquablement à l’abus, — un homme soucieux de vivre sain d’esprit et de corps doit s’en abstenir tout à fait, ainsi que de cet autre poison : le tabac. Donc, point de vin, point de cidre, point d’alcool sous aucune forme. La rigueur de la loi est proportionnée, on le voit, à l’excès du mal.

L’importance des résultats obtenus par tel ou tel mouvement dont elles furent les instigatrices, a fait presque canoniser les sublimes énergumènes des premiers temps. Il faut toutefois féliciter celles qui tiennent aujourd’hui la bannière des droits de la femme, d’avoir changé de ton, de s’être assagies, de n’offrir plus rien de commun avec les shriekers dont il ne survit qu’un ou deux échantillons. Du reste, les cris n’auraient plus de raison d’être. Que manque-t-il à l’Américaine pour se sentir puissante ? Jeune fille, elle a la préséance en tout, elle est reine, avec une liberté que les reines ne possèdent pas toujours. Mariée à son gré, sans qu’aucun contrôle, aucune influence en décide, elle est l’enfant gâté de l’homme qui travaille sans relâche à réaliser ses fantaisies, en admettant du moins que cet homme soit bon, comme il l’est presque toujours. Dans le cas contraire, elle peut recourir au divorce, sans autre difficulté que celle d’entreprendre au besoin un petit voyage, comme le fit, l’année dernière encore, une charmante comédienne qui, pour convoler une cinquième fois en de justes noces sans péril de devenir bigame, dut traverser la rivière, sauter de l’État de New-York dans l’État de New-Jersey, où la loi est plus clémente. S’il est facile de divorcer, il n’est nullement impossible de passer pour mariée sans l’être et d’obtenir les avantages d’une union légitime, en dehors même de la régularité, puisque la justice, sinon le monde, considère deux amans comme des époux, à la condition que leur vie en commun ait été, pendant plusieurs années consécutives, de notoriété publique. L’existence d’un enfant, en ces conditions, rendrait fort douteux que la famille pût revendiquer avec la moindre chance de succès une part d’héritage.

La femme veut-elle s’affranchir et du mariage et de l’amour ? Toutes les carrières lui sont ouvertes, et dans toutes elle pourra vivre entourée de la considération générale, au théâtre comme ailleurs. Les Américains parlent de Charlotte Cushman du même ton que les Anglais de Fanny Kemble, et peut-être est-il plus aisé encore chez eux qu’en Angleterre de s’assurer la réputation d’une « Madone de l’Art. »

Tout ce qui est du théâtre inspire a priori l’engouement le plus sincère. Une fillette de dix-sept ans ne s’est-elle pas écriée devant moi : « La Duse est mon amie intime ! » Une dame, tout en applaudissant avec ardeur Jean de Reszké et Mlle Calvé, réunis à New-York dans le chef-d’œuvre de Bizet, ne songeait plus qu’au plaisir d’inviter Carmen à dîner ; j’ai vu le portrait de Mme Jane Hading à une place d’honneur, au milieu, de portraits de famille. En revanche plusieurs se sont privés d’applaudir au théâtre une grande artiste française parce qu’elle avait vraiment trop fait parler de sa vie privée ; mais Mlle Eames aurait, si la chose était possible, le droit de chanter faux impunément parce qu’elle s’appelle Mme Story. À certain concert j’entendis acclamer avec frénésie et rappeler à plusieurs reprises une pianiste assez ordinaire. C’était la femme du chef d’orchestre, un si excellent ménage ! Et, quand ils revinrent saluer ensemble, les bravos redoublèrent, s’adressant, je suppose, à leurs vertus domestiques.

La seule catégorie de femmes qui me paraisse mal traitée en Amérique est celle des représentantes de la galanterie professionnelle ; là-bas les jolis équipages, les premières loges, ne sont pas pour elles ; nul ne s’affiche en leur compagnie ; on les désavoue, on les cache ; leur isolement est presque tragique ; exemple, ce petit épisode qui marqua mon excursion à la Nouvelle-Orléans.

Le train énorme où j’avais trouvé place, non sans peine, emportait vers le carnaval, magnifiquement célébré en cette ville, un peuple de curieux venus de tous les États. Il y avait des dudes (dandys) de New-York, de jeunes ménages élégans et fort gais, recrutés tout, le long du chemin, des fermiers de l’Ouest, faisant une tournée circulaire, des joueurs qui engageaient de grosses parties dans le car où, à chaque station, se précipitent des marchands de journaux, de livres, de fruits et de bonbons.

Au milieu de tous ces voyageurs si mêlés, une femme attirait l’attention générale par sa beauté suspecte et la profusion de diamans dont elle était couverte ; on eût dit la vitrine d’un joaillier ; elle ruisselait de feux, ses cheveux roux, son cou, ses mains, son chapeau étincelaient. Une pareille exhibition semblait presque imprudente ; je pensais aux attaques de trains, moins fréquentes d’ailleurs sur les lignes du Sud que sur celles de l’Ouest, en me disant que ce serait une belle prise. La dame dîna seule à sa petite table, non loin de moi, et je remarquai qu’elle buvait sec. Le lendemain, elle resta dans son coin, toujours seule, le surlendemain aussi. Des conversations s’engageaient entre les voyageurs qui se connaissaient le moins, mais personne n’adressait la parole à celle-là. Quelques hommes de mauvaise mine la couvaient à la dérobée de regards avides qui en voulaient peut-être à ses diamans autant qu’à elle-même. Le matin du troisième jour l’un d’eux s’approcha brusquement ; très gauche et à brûle-pourpoint, avec une explosion de timide grossièreté, il lui demanda si elle n’était pas Lilian Russell, l’actrice bien connue. Elle secoua la tête en riant et donna son nom d’une voix rauque dont le contraste avec cette jolie bouche faisait peine. Je ne me lassais pas de l’observer ; ses yeux bleus, très durs, étaient des abîmes de tristesse, — tristesse morne, brutale et stupide. La situation de paria qui lui était faite m’inspirait tant de pitié, elle était si seule avec ses diamans, elle n’avait si évidemment qu’eux au monde et elle continuait à les exhiber plus ou moins dès l’aurore d’un air de défi si pathétique au fond, que deux ou trois fois je fus sur le point de lui parler comme on peut parler en voyage à n’importe qui, d’un beau site par exemple. Mais je craignis quelque insolence. Du reste elle ne regardait pas plus le paysage que les journaux empilés sur ses genoux ; elle contemplait ses bagues et demandait des sandwiches. Un peu avant d’arriver, au moment où les préposés nègres se ruent sur vous, la brosse à la main, pour vous enlever de force la poussière du voyage, un jeune homme glabre, rasé à la mode, l’air sournois et inquiet, s’avança furtivement vers elle, fit un signe, prit son sac ; elle se leva et le suivit sans mot dire ; j’essayai de me figurer avec quel sentiment de haine. Quant à moi je décernai à cet individu correct le coup d’œil que les femmes de tout âge et de toute catégorie ont en réserve pour les poltrons. Je suppose qu’il se sera relâché de sa réserve à la Nouvelle-Orléans. Le Sud est si corrompu ! Quoi qu’il en soit, voilà le peu que j’ai vu du demi-monde en Amérique. Seules de leur sexe, les réprouvées qui le composent auraient peut-être le droit de se plaindre, malgré les diamans dont on les couvre autant et plus qu’ailleurs. Ce ne sont pas elles pourtant qui provoquent les conventions à Washington, les appels à la Chambre et au Sénat, les articles d’une presse spéciale en faveur du suffrage. Toutes celles qui revendiquent le droit de voter sont des femmes parfaitement honnêtes et même ce que nous appellerions collet monté, exception faite d’une certaine avocate quelque peu émancipée dans le sens qu’on donne à ce mot en Europe.

Le porte-parole le plus fameux est la très honorable Elizabeth S tan ton, qui se rattache par son âge au groupe des shriekers. Elle a beaucoup de fougue et beaucoup d’humour. La raison si souvent invoquée pour refuser aux femmes leurs droits politiques au nom d’un respect qui les place au-dessus des partis et des orages de la tribune, lui fait hausser tes épaules : « Les pauvres créatures, dit-elle, qui se contentent de cela, oublient qu’elles occupent en commun avec les criminels, les idiots et les fous cette plate-forme privilégiée. Non, ce qui les retient dans l’ombre, c’est plutôt la crainte du ridicule, la même crainte qui leur fait accepter sans mot dire les modes absurdes que leur envoie Paris. Quels actes d’énergie et d’indépendance peut-on attendre de personnes qui se résignent à porter deux ballons en guise de manches et à se passer de poches pour avoir une jupe mieux ajustée ? Très certainement aucun homme ne penserait à exercer ses droits politiques avant d’avoir trouvé sur lui une poche ou même deux pour y mettre sa bourse, son mouchoir, ses lunettes, voire ses mains quand il en est embarrassé. »

Voilà le ton des guerrières de l’ancienne école ; les meneuses d’aujourd’hui emploient d’autres moyens ; elles se piquent de modération, elles travaillent sans bruit ; surtout elles ont le bon goût, pour la plupart, de ne pas séparer leur cause des progrès généraux qui intéressent également les hommes. Je l’ai constaté à New-York où, tout en me croyant bien souvent tantôt à Londres et tantôt à Paris, je pouvais, grâce à la variété infinie des rencontres, peser et vérifier tels renseignemens déjà pris dans les parties plus purement américaines du pays.

Miss Jeannette Gilder, qui dirige d’une main virile The Critic, une excellente revue hebdomadaire d’art et de littérature, m’a dit sans phrases : — « Je ne souhaite pas du tout que les femmes soient poussées outre mesure dans les carrières qui n’étaient pas autrefois celles de leur sexe, mais je tiens fort à ce qu’une femme soit libre d’entreprendre n’importe quoi pourvu qu’elle en ait l’envie et le talent. Si elle a la force de forger, eh bien, qu’elle forge ! »

Notons en passant que les femmes de lettres se distinguent aux États-Unis par une remarquable absence de prétention. D’abord, elles sont si nombreuses, que de leur part la pose qui s’attache à l’exception serait impossible ; c’est tout au plus si on leur accorde une place à part au milieu de la nuée des dames et des demoiselles, dilettantes en littérature, qui vous parlent de ce qu’elles ont écrit, de ce qu’elles veulent écrire avec une confiance en elles-mêmes qui tient au débordement incroyable de la personnalité. Chacune se croit autorisée à toucher à tout et croit avoir quelque chose à dire sans aucun souci des jugemens précédemment portés. Cette absence absolue de respect pour la convention empêche la dépense de banalité qui se fait chez nous, mais elle permet aussi une plus largo expansion de sottise. En France, il n’y a guère que deux catégories de femmes : les sérieuses et les futiles ; en Amérique, où les sérieuses sont plus sérieuses et les futiles plus futiles que partout ailleurs, j’ai découvert un troisième groupe, celui des femmes qui s’occupent futilement de choses sérieuses, tranchant, sans arrêter la course à la vapeur qui les emporte, des questions qui exigeraient l’attentif recueillement de toute une vie. Je ne rapporterai pas l’avis de celles-là pour ou contre le suffrage, pas plus que je n’insisterai sur l’indifférence des mondaines déclarées que le suffrage intéresse beaucoup moins que leurs robes et qui, comme l’a dit dédaigneusement un de leurs contempteurs, « s’habillent, babillent et se déshabillent », sans autre occupation dans la vie, en comptant sur leurs maris, comme sur un banquier complaisant pour payer les notes de couturière. — Voici le résumé des idées recueillies à New-York, dans les salons et au coin du feu, en causant avec les personnes qui apprécient comme il convient leur lot actuel :

« Aucun affranchissement ne doit marcher trop vite, nous faisons notre apprentissage, nous nous tenons prêtes sans hâte, notre but étant de servir le pays, non pas de lui créer des embarras nouveaux. Si l’on pouvait restreindre le suffrage, le remettre aux mains d’une élite d’hommes et de femmes, tout marcherait mieux ; mais le suffrage chez nous est censé universel, c’est-à-dire qu’on ne paralyse qu’à grand’peine l’effet des votes d’une nuée de vagabonds, venus de partout et ignorans autant qu’insoucieux des véritables intérêts de la nation, prompts à vendre leur voix au premier politicien qui les paye, — sans parler des nègres qui ont reçu leurs droits de citoyens en même temps que la liberté dont ils ne savaient pas encore se servir ! Lors de chaque vote il faut acheter une masse d’abstentions ; ce serait pire si le nombre des votans sans lecture et sans moralité s’accroissait d’un nombre égal de votantes de même espèce, les pareilles de ces hommes-là. Mais l’avenir modifiera beaucoup de choses, l’instruction se répand, l’assimilation se produit ; sachons attendre. »

Les femmes qui montrent cette patience me paraissent dignes de participer un jour, si ce jour doit venir, aux affaires de leur pays. Et cependant, je déclare que, sans exception, elles portent les modes de Paris incriminées par Mrs Stanton et jugées par elle incompatibles avec un cerveau bien équilibré. Les réformatrices à cheveux courts et sans corset se rattachent à une ère évanouie ; nul ne sait plus rien des excentricités qu’en Europe on attribua jadis aux bloomers. Une réforme trop radicale en matière de toilette serait celle qui se ferait le plus difficilement accepter.


II. — À WASHINGTON.

Faute d’être admises au suffrage, les Américaines s’occupent-elles quand même de politique ? Elles s’en gardent. Leur but en votant serait d’obtenir la preuve d’une égalité réelle avec l’homme. À quoi bon le reste ? Les femmes qui dans le vieux monde font de la politique se donnent corps et âme à une cause généralement représentée pour elles par un héros quelconque, prince, tribun ou aventurier. Mais on n’est l’Egérie de tel ou tel parti qu’à la condition que ce parti existe ; or, s’il y a un point où tous les esprits s’accordent aux États-Unis, c’est sur les mérites indiscutables du mode de gouvernement. La division des citoyens en démocrates et en républicains n’offre rien qui soit de nature à stimuler la passion chez une Roland ou une Staël. La liberté n’est pas menacée, on ne voit poindre à l’horizon ni tyran ni sauveur providentiel, ni aucun de ces prétendans auxquels les femmes se dévouent avec une exaltation proche parente de l’amour. La politique réduite à ce qu’elle est en Amérique tombe au rang de grosse besogne ; elle ne peut avoir d’attrait que si elle confère un pouvoir reconnu. Il n’existe donc pas de salons politiques comme nous l’entendons, même à Washington, où l’affluence des politiciens vous fait éprouver cependant l’impression que produisent les joueurs à Monte-Carlo. On se dit : « Quelle ville charmante ce serait sans cette lèpre ! » Ses blancs monumens de marbre, ses longues perspectives ombreuses, ses statues entourées de jardins, à l’intersection de presque toutes les rues, son luxe de parcs et de squares semble la consacrer à d’élégans loisirs ; et en effet les femmes s’y amusent beaucoup ; il paraît que la grande affaire mondaine est le triomphe des buds, des rose buds, boutons de roses à leurs débuts, autour desquels s’empressent les jeunes papillons, attachés d’ambassade. La chasse au mari, remplacée quelquefois ailleurs par le genre de flirt plus subtil qui a pour objet de conquérir des amis et de les garder sans engagement, la vieille chasse au mari fort antérieure à la chasse aux diplômes, est menée avec une ardeur naïve par ces demoiselles à travers les fêtes de la saison. Débuts, succès, toilettes, déplacemens, réceptions, tout cela trouve un écho dans le journal hebdomadaire qui a nom Kate Field’s Washington, le nom de la ville, allié à celui d’une femme, sa directrice.

Le Washington de Kate Field fait un peu penser à ce qu’était originairement le Figaro ; il réunit dans un cahier lancé chaque semaine toutes les nouvelles de l’endroit, et des articles souvent brillans sur des questions beaucoup plus générales. Ce fut ainsi qu’il s’évertua le premier, et nous devons lui en être reconnaissans, à obtenir l’abolition du tarif sur les œuvres d’art, au nom d’une courtoisie internationale bien entendue qui profiterait à l’éducation, cette pierre angulaire sur laquelle tout est fondé en Amérique. Kate Field n’est point ignorante de ce qui se passe à l’étranger ; elle a ses petites anecdotes parisiennes, elle demande qu’une décoration au moins nous soit empruntée par son pays, l’ordre du Cordon bleu récompensant les talens culinaires trop rares. Indiscrète et agressive comme il convient à un journaliste de tempérament, elle pénètre au Sénat, au Congrès, amène au jour un scandale quand l’occasion s’en présente, interpelle familièrement l’oncle Sam sur les affaires extérieures ; elle applaudit à tous les efforts individuels des femmes sans jamais être l’avocat attitré et systématique de leurs prétentions. Par Kate Field nous savons que l’initiative féminine a créé dans les États les plus reculés de l’Ouest des sociétés chorales, des orchestres, des compagnies d’opéra dont le premier effet est d’adoucir les mœurs ; rien ne lui est inconnu des choses du théâtre : elle a dans sa carrière errante et active touché un peu à tout. C’est encore le Washington qui a révélé au monde l’existence d’une colonie exclusivement composée de femmes sur le territoire d’Oklohama, dont la plus grande partie est jusqu’ici couverte par des tribus indiennes ; deux douzaines de femmes environ sont arrivées là en même temps que les premiers colons blancs ; elles se sont assuré des terres qu’elles exploitent et dont l’entrée est rigoureusement défendue aux hommes.

« Je voudrais les voir dans trois ans, s’écrie drôlement Kate Field, et juger de l’état de leur estomac, de leur toilette, etc. Trouveront-elles nécessaire d’avoir de bons dîners substantiels et une robe du dimanche, aucun homme n’étant présent pour apprécier ces choses ? Sauront-elles planter un clou et s’acquitter d’autres menues opérations du même genre pour lesquelles leur sexe est notoirement maladroit ? Et de quoi causer dans une communauté où il n’existe ni chiffons ni amoureux ? Quelles seront les récréations de ces célibataires endurcies ? Comment se recruteront-elles ? M’est avis que, s’il n’est pas bon que l’homme vive seul, il est plus mauvais encore pour la femme de se mettre à ce régime. Souvent elle a entrepris de le faire depuis que le monde existe ; le long du chemin de l’histoire s’échelonnent des myriades de communautés féminines, qui prouvent que la tentation de se débarrasser de l’homme une bonne fois nous est venue, puissante, irrésistible, dans tous les temps, mais l’expérience prouve que les seules de ces entreprises héroïques qui aient réussi sont celles que jadis protégeait du dehors la force et l’autorité de l’Eglise. »

Le bon sens ne manque pas plus que le franc parler à Kate Field. Elle s’est rendue fameuse par une campagne menée à ses risques et périls contre le mormonisme. D’abord la simple curiosité la conduisit au Lac Salé ; elle avait voulu visiter ce territoire d’Utah, où des gens réputés fort habiles en affaires se permettaient l’excentricité de la polygamie ; mais l’excursion, qui ne devait durer que quelques semaines, se prolongea pendant un an, la société mêlée des Saints, des Gentils et des Apostats intéressant au plus haut degré la voyageuse. Elle commença par être dupe de la prospérité matérielle du pays et de l’union apparente des familles où, par pure dévotion, plusieurs épouses s’attachaient à faire le bonheur d’un seul mari qui, de son côté, semblait n’avoir pour but, en prenant cette charge, que d’assurer le salut éternel à de pauvres femmes incapables de gagner le paradis toutes seules ; puis peu à peu, en observant, en recevant des confidences, elle découvrit les misères, les dégoûts, les infamies de ces harems censés chrétiens, fondés sur l’odieuse loi qui se résume en ces mots : « Si une femme refuse de donner d’autres épouses à son mari, il aura le droit légitime de les prendre sans son autorisation, et elle sera détruite pour avoir manqué à l’obéissance. » Le cri d’indignation qu’elle poussa lui fît autant d’ennemis qu’elle avait eu d’amis jusque-là parmi les Mormons ; mais Kate Field est intrépide ; elle se moqua des anges exterminateurs qui interviennent quelquefois, paraît-il, pour fermer la bouche aux imprudens ou arrêter les pas des déserteurs, et elle commença une série de conférences prononcées dans différentes villes. L’intérêt qu’excitaient ces dénonciations amusantes ou terribles parties de la bouche d’une personne qui arrivait de l’enfer polygame ne fut pas sans mélange de scandale, car elle osait tout dire, et dire tout ce qui se passe chez les Saints des derniers jours est fait pour choquer de chastes oreilles. Ce que Kate Field entreprit de plus brave fut lorsqu’elle alla relancer le monstre dans son antre, la Cité du Lac Salé, attaquant les Mormons avec véhémence chez les Mormons eux-mêmes. La première fois que je vis cette héroïne à Washington, elle fulminait contre le vote presque unanime par lequel la Chambre venait d’admettre leur territoire au rang d’État.

« Si le Sénat y prête les mains, disait-elle, il n’y a aucune raison pour que les prophéties de ces coquins ne se réalisent pas : nous les verrons établir sur la terre ce qu’ils appellent le royaume de Dieu ; j’ai toujours répété que l’église mormonne était la plus merveilleuse organisation qui fût au monde, en voilà bien la preuve ; le lion s’est dérobé sous une peau de renard, la polygamie a fait trêve, sans être abolie pour cela, car de bonne foi elle ne peut l’être en cette génération-ci, tant que vivront des femmes qui ont consenti à devenir seconde, troisième, quatrième, sixième ; épouse et ainsi de suite ad libitum. Que deviendraient ces malheureuses ? Les planter là comme certains, je n’en doute pas, sont disposés à le faire, serait une indignité de plus. D’ailleurs le mariage céleste demeure au fond la pierre angulaire de l’église mormonne ; ils en suspendent la pratique pour se garder contre les lois humaines et entrer en sympathie avec le reste du pays, voilà tout. Certes le mormonisnie n’est plus ce qu’il était quand je lis connaissance avec lui en 1883 ; il se modifie tous les jours grâce aux chemins de fer. aux écoles, à la presse, à l’affluence des Gentils ; le gouvernement aurait tort cependant de se fier à des gens qui, par leur nombre, représentent en matière politique un terrible levier : songez donc qu’ils tiennent la balance du pouvoir dans le Wyoming, l’Idaho, le Colorado, avec une croissante majorité en Utah, sans parler des Mormons de l’Arizona et du Nouveau-Mexique, du Montana et de la Californie. Ils auraient vite fait de devenir maîtres au cœur du continent ! »

On voit que l’intelligence de la politique n’est pas refusée aux Américaines, bien que, règle générale, elles la mettent sous le boisseau, leur sons pratique très aiguisé les engageant à ne rien entreprendre en pure perte. Mais Kate Field sait qu’elle peut se faire entendre, elle parle donc, elle parle beaucoup, hardiment, librement, avec une facilité singulière, que ce soit de bouche ou la plume à la main. Il y aurait à faire un joli croquis d’elle, assise devant son pupitre, au milieu d’une litière de papiers répandus sur tous les meubles, entre quatre murs couverts de pochades et d’esquisses qui font penser à un atelier autant qu’à un cabinet de travail. Il est, ce cabinet d’artiste, haut perché comme un nid d’hirondelle, au sommet du grand bâtiment qu’on appelle le Shoreham ; tous les bruits y montent, saisis au vol par celle plume alerte, attentive, toujours en mouvement. La personnalité fine, nerveuse, fureteuse, un peu bohème de Kate Field semble planer ainsi sur Washington mondain, l’œil et l’oreille au guet, prête à vibrer au moindre souffle et armée en guerre avant toute chose contre l’hypocrisie et le convenu. Que cette double qualité porte bonheur à son petit Washington, ennemi des Mormons et ami de la France !

Aux séances du Congrès et du Sénat où j’étais assidue, j’ai cherché à reconnaître le type de femme que nous a présenté naguère un romancier de talent qui tient ses états à Washington, Mrs Hogdson Burnett, le type de la lobbyiste[2], de l’entremetteuse, professionnelle ou non, qu’utilisent pour traiter les affaires de pots-de-vin et autres besognes véreuses des mains expertes en corruption. Il doit y en avoir parmi la foule qui entre au Capitole comme dans un moulin et arpente continuellement les couloirs, mais rien ne les révèle à mon attention. Somme toute, ce qui m’a le plus frappée durant les séances où le tapage des débats ne paraît troubler on rien le repos de quelques dormeurs sans gêne couchés tout de leur long sur les divans, c’est la dignité de cette prière quotidienne prononcée avant l’ouverture. Le chapelain aveugle fait une entrée majestueuse, appuyé à l’épaule d’un enfant. Tout le service est confié à de petits garçons en vestes courtes et en grands cols blancs qui ont l’air d’une troupe d’écoliers lâchés à travers les conversations sérieuses des grandes personnes. Ils doivent ce privilège à la prestesse de leurs mouvemens et, en effet, s’acquittent des commissions, portent les messages en un clin d’œil, d’un bond de jeunes singes. Mais le page qui guide les pas du chapelain Milburn semble comprendre le sérieux de sa mission ; il marche lentement, très grave, et tous ces hommes qui écoutent debout la prière sont graves aussi, avec l’apparence du respect, les pires comme les meilleurs. Je n’y vois pas de mal ; c’est une soumission à la forte discipline qui veut que dans chaque famille américaine le père ne se dispense jamais des signes extérieurs de la religion au lieu de la trouver bonne tout simplement pour les enfans et pour les femmes. Cet appel des lumières d’en haut sur la discussion des affaires du pays doit certes étonner les républiques européennes qui ne veulent plus de la prière dans les écoles, qui, à plus forte raison, la banniraient des assemblées politiques, si elle y avait jamais existé. Hypocrisie, dira-t-on ! Esprit public, répondent les races anglo-saxonnes. Elles ont compris mieux que d’autres, il me semble, la vertu qui résulte de l’exemple renforcé par une incessante et impitoyable police de l’opinion.

Une catégorie de femmes qui appartient par excellence à Washington est celle des fonctionnaires du gouvernement. D’année en année leur nombre augmente dans les divers ministères ; elles prennent part aux concours qui permettent d’atteindre les emplois les plus importans et les mieux rétribués.

Une heureuse fortune me mit en relation, dès mon arrivée, avec l’une des agentes spéciales de ce bureau du travail qui publie chaque année de si précieuses statistiques[3]. Miss de Graffenried a rédigé quelques-uns des principaux rapports sur le travail manuel des femmes ; sous son impulsion, l’Arundell, un nouveau club, présidé par miss Elizabeth King, s’attaque en ce moment à l’exploitation de l’enfance et au système pressurant des sous-contrats en matière de fabrication, sweating system. Elle fait dans toute l’Amérique de fréquens voyages d’enquête, elle est venue en France se livrer à une étude approfondie de nos écoles professionnelles, qu’elle place très haut et cite comme modèles. Personne n’aura contribué davantage à prouver que c’est un devoir national que d’élever le goût du peuple par une éducation d’art, au moins élémentaire, dans les écoles publiques de tout rang. Cette situation éminente d’une femme investie de fonctions administratives est remplie avec une simplicité remarquable. On s’assure, en voyant tour à tour miss de Graffenried dans les bureaux du départment of labor et dans l’agréable intérieur où elle vit auprès de sa mère, que la femme peut tout aussi bien que l’homme « aller à son ministère ». Chez elle, j’ai rencontré miss Fletcher, la bienfaitrice des Indiens, dont le nom est déjà venu sous ma plume à propos d’une des œuvres les plus considérables qui aient été entreprises en Amérique, la plus considérable peut-être puisqu’elle tend à résoudre le grand problème du rapprochement des races.

Miss Fletcher, seule de son sexe, compte parmi les fellows, les agrégés de Harvard. Elle a été conduite à la charité par la science, ayant entrepris pour l’amour de l’ethnologie des recherches longues et difficiles qui la forcèrent de vivre au milieu des Indiens, dans quelles dures conditions, il faut le lui entendre conter, si modeste, si oublieuse de soi qu’elle puisse être. Un témoignage visible de ses souffrances frappe les yeux avant qu’elle ait parlé ; elle boite, — infirmité glorieuse comme une blessure reçue au feu. C’est la trace d’une maladie grave qu’elle subit sous la tente, soignée par les Indiens. D’une de ses sauvages infirmières elle a fait un médecin, pourvu aujourd’hui de diplômes et qui exerce sa profession dans l’école de la réserve où elle vit. On sait que les réserves sont des terrains gardés aux indigènes et formant une ligne de frontière entre leur territoire et les États-Unis.

« — Mon travail scientifique, me dit miss Fletcher, commença il y a seize ans, et une grande partie de ce temps-là fut employé par moi en investigations personnelles. Vivant parmi les Omahas, je fus frappée des torts dont notre gouvernement se rendait coupable envers eux sans le savoir, me semblait-il. Je réclamai et je me fis entendre ; depuis lors, j’ai pris à tâche d’améliorer la situation des tribus, au moins en ce qui concerne leurs demeures et l’éducation de leurs enfans. J’ai divisé par lots et distribué à titre privatif, in severalty les terres des Omahas, des Winnebagos et des Nez Percés d’Idaho, environ 5 000 Indiens en tout, administrant un million d’acres ; chacun d’eux a son petit bien[4] ; ils cultivent maintenant près de 500 000 acres ; le reste est ou sera vendu à des colons blancs. Tandis que l’œuvre philanthropique proprement dite portait ainsi des fruits presque inespérés, j’attachais une tout autre importance encore à cette partie de ma tâche qui doit ouvrir l’esprit et le cœur des Indiens à la connaissance de notre race, et je découvrais de plus en plus que l’Indien est un homme digne de notre attentive considération. Des travaux minutieux accomplis avec amour sur les chants indigènes attesteront, j’espère, l’affection que je porte aux chanteurs. J’aurais voulu seulement pouvoir faire mieux et davantage. »

Parmi les travaux d’ethnologie et d’archéologie américaines que miss Fletcher a fournis au Peabody Muséum, la musique des Omahas tient une place particulièrement intéressante. Son long séjour parmi eux et la confiance qu’elle sut leur inspirer lui permirent de pénétrer le sens de beaucoup de choses qui pour un observateur ordinaire fussent restées incompréhensibles ; dans la musique notamment on peut dire qu’elle a surpris leur âme.

« — Chez eux, explique-t-elle, la musique enveloppe d’une atmosphère toutes les cérémonies religieuses et sociales, toutes les expériences personnelles. Les rites en sont comme embaumés : la reconnaissance pour la création du maïs et des animaux qui procurent la nourriture, la vénération des puissances de l’air et du soleil qui féconde, tout cela passe dans la musique. Des chants spéciaux accompagnent les exploits du guerrier et lui charment la mort, hâtant l’arrivée de l’esprit sur les plages de l’avenir ; les enfans composent des chansons pour leurs jeux ; les jeunes gens mêlent de la musique à leurs exercices, les amoureux se font écouter en chantant ; le vieillard évoque de la même façon les agens protecteurs de ses derniers jours ; la musique est aussi, pour les Indiens, le médium grâce auquel l’homme entre en communion avec son âme et avec les puissances qui règlent sa destinée. Les chants d’une tribu représentant son héritage, beaucoup se les sont transmis de génération en génération. »

Miss Fletcher n’arriva pas sans peine à comprendre le sens caché de ces mélodies très souvent sans paroles, car c’est un des reproches que nous font les Indiens : « Les blancs, disent-ils, parlent beaucoup en chantant. » D’abord, lorsqu’elle assistait à leurs danses et à leurs festins, elle n’entendait, qu’un bruit discordant de voix humaines couvertes par les tambours et le flageolet ; remarquant cependant que la multitude qui l’entourait semblait prendre grand plaisir à ce qui, pour elle, était un vacarme barbare, elle se persuada qu’elle avait tort dans ses préventions et se mit à écouter ce qui se passait sous le bruit ; elle ne tarda pas à faire des découvertes. Sa maladie de plus d’une année l’aida certainement : tandis que les Peaux-Rouges allaient et venaient autour d’elle avec une affectueuse sollicitude, elle leur demandait de chanter tout bas, pour ménager son extrême faiblesse ; la douceur de certains airs lui fut révélée ainsi. Puis elle goûta la beauté des symboles, son retour à la santé ayant été célébré par la cérémonie du Wa-Wan. On la transporta dans un chariot le long du Missouri, jusqu’à la grande cabane en terre où l’attendaient les vieillards, où hommes, femmes, enfans s’étaient rendus en grand nombre sur leurs petits chevaux. Des bras robustes la portèrent à l’intérieur ; là on avait dressé pour elle un lit de repos couvert de peaux de bêtes ; le peuple se réunit autour du feu central et deux ou trois cents voix entonnèrent le chant de l’approche, le chant qui précède l’arrivée des porteurs de calumets de paix. Ceux-ci défilèrent sous la galerie d’entrée : alors le sens de la musique apparut parfaitement clair à miss Fletcher. Elle se hasarda à mettre des vers amoureux sur d’autre musique qu’elle avait notée et les jeunes gens, quand elle chanta, se troublèrent, parce que c’était en effet une chanson d’amour qu’on ne doit chanter que lorsqu’on aime. Pourtant ils dirent, satisfaits : « C’est cela, vous nous avez compris. »

De plus en plus, elle entra dans leur vie intime, faisant connaître au monde les chants d’Omaha par centaines et aussi ceux des Dakotas, des Otoes, des Poncas, dont les dialectes sont de même famille. Maintenant elle s’occupe des Pawnies qui représentent une autre souche. On sent combien, à mesure que ces tribus auront cessé d’exister, absorbées par le reste de l’Amérique, il sera intéressant de trouver dans leurs chants ainsi conservés le point précis où s’arrêtèrent pour eux le développement de la vie mentale et la puissance d’expression. Miss Fletcher écrit aussi des rapports sur les origines présumées, l’histoire et les lois de ses protégés, leurs relations avec les Européens qui, à partir du XVIe siècle, les persécutèrent sous prétexte de les civiliser. J’espère pouvoir un jour donner la substance des travaux de cette chercheuse infatigable dans un cadre moins restreint que celui-ci.

Je la mis sur le chapitre des « réserves » et de la vie qu’y mènent les Indiens que l’école rend à leur tribu. On m’avait dit plus d’une fois que leurs jeunes filles élevées à l’américaine tournaient souvent fort mal une fois revenues au tepé paternel. Miss Fletcher ne nia pas que cela pût arriver ; la vie qui les attend dans ces cabanes où grouille misérablement une nombreuse famille, le voisinage des officiers, les tentations de toute sorte sont une excuse : « Je les aime comme mes enfans, dit-elle, et ils me donnent les soucis que pourrait avoir la mère de plusieurs centaines de garçons et de filles, mais ils m’ont donné aussi de grandes joies. L’important est de les faire travailler. » Elle préconise la vertu du travail, ayant travaillé plus qu’aucune femme à sa triple tâche scientifique, administrative et charitable. Ses voyages, d’une tribu à l’autre, par des canons où l’on passe à la file dans un étroit espace entre la montagne à pic d’un côté et le précipice de l’autre ne laissaient pas de la fatiguer, l’état de sa jambe ne lui permettant plus de monter à cheval. Bravement elle marchait là où nul véhicule ne pouvait passer.

Elle raconte ses expériences diverses avec un charme d’élocution qui explique le succès qu’eurent les conférences qu’elle fit sur les Indiens dans le présent et dans l’avenir à la grande exposition de la Nouvelle-Orléans où les industries indigènes étaient placées à côté des produits perfectionnés de toute espèce sortis de l’école si florissante de Carlisle.

Je l’entendis à la Société d’anthropologie dont elle est présidente et qu’elle a fondée dans un dessein dont les gens qui connaissent si peu que ce soit l’état social de l’Amérique ne peuvent méconnaître la très haute portée : elle veut amener les femmes, ces gardiennes de tous les préjugés, à se rendre compte scientifiquement d’un point fécond en controverses, la question des races ; et j’ai pu m’assurer qu’au moins dans l’enceinte du club il était traité sans passion.

« Le savoir, a coutume de dire miss Fletcher, est après tout la source de la plus grande charité. On ne peut donc jamais apprendre assez. »

Un incident me prouve, dès le premier pas que je fais dans la chambre, combien elle a raison. Au moment où j’arrive, une femme entre deux âges, d’apparence agréable, entretient l’assemblée du folk-lore. On me la nomme, c’est Mrs Douglass qui, par une exception presque unique, épousa, blanche, un homme de couleur, le fameux Frédéric Douglass, déjà vieux, élevé à d’importantes fonctions et entouré de l’estime générale. Rien n’est plus curieux que l’histoire de cet ancien esclave, échappé d’une plantation du Sud : il gagna l’Angleterre, y acquit toutes les connaissances dont on ne lui avait pas donné les premiers élémens, puisque vingt-trois ans il ne savait pas lire, et, rentré dans son pays, s’y révéla orateur éminent, n’employant ses dons d’éloquence et de persuasion que pour des causes justes. Il ne fut pas facile de calmer, après la guerre, l’effervescence des nègres frustrés des droits politiques et autres qu’on leur avait imprudemment promis, punis pour des abus inévitables, maltraités, volés, décimés par leurs prétendus sauveurs. Frédéric Douglass ne cessa d’agir dans un esprit de conciliation, fut chargé de missions délicates dont il s’acquitta toujours avec honneur, devint ministre à Haïti et, jusqu’à la fin d’une longue carrière, mérita d’être considéré par tous les partis.

Voici quelques-uns des sujets traités en cette séance du club : découverte de tombes indiennes ; — les origines du langage ; — « l’origine de l’attention chez les enfans. — Une jolie jeune fille propose quelques réformes à introduire dans les hôpitaux de Washington. On discute sans aucun emportement, à propos de la misère des nègres, leurs qualités et leurs vices héréditaires. Une dame signale l’indifférence de certaines négresses qui déposent leurs enfans à l’hospice de la maternité, sans même se retourner pour savoir ce qu’ils deviennent ensuite. Une autre cite en revanche les villes du Sud où elle a vu des blancs envoyer dans les fabriques, pour y peiner du matin au soir, des enfans de sept ans, pendant que les petits nègres s’en allaient à l’école, leurs parens se privant du gain qu’ils pouvaient attendre d’eux afin de leur assurer le bienfait de l’instruction. Des exemples fournis et comparés, il résulte que l’état moral de la population noire serait, à Washington, pire que partout ailleurs, ce qui n’est pas surprenant, car le rebut de la Caroline est arrivé derrière les armées de Sherman, des êtres abjects ne parlant qu’un patois inintelligible. On en rencontre encore à chaque pas les échantillons repoussans. Il y a 70 000 nègres à Washington et les conclusions du Club sont celles-ci : tâcher d’obtenir, pour les plus pauvres, le balayage des rues ; engager ceux qui vivent dans l’aisance à s’occuper davantage de leurs indigens. Ce n’est pas que la riche société de couleur manque de charité, tout au contraire, mais les œuvres ne s’organisent pas parmi elle : l’absence d’organisation en général est, jusqu’à nouvel ordre, un signe révélateur de la race.

Ils ne sont ni haineux, ni méchans, les pauvres nègres déguenillés et affamés de Washington. Je me rappelle toujours l’air d’amusement ravi avec lequel un groupe pittoresque de loqueteux coiffés de chapeaux informes regardait, à l’heure de la promenade du monde élégant, passer des cavalcades dans les allées plantées d’arbres qui se déroulent autour de l’obélisque. Les enfans et leurs poneys les enchantaient surtout. Ils les suivaient de l’œil avec d’affectueuses exclamations ; l’un d’eux, dont la peau noire apparaissait partout, comme des pièces d’étoffe sombre mises à un vêtement plus clair, lamentablement ivre, se frappait d’aise sur les cuisses en admirant le temps de galop d’un petit garçon qui avait perdu son chapeau dans l’ardeur de la course ; n’y tenant plus, il essaya de me faire partager son enthousiasme : D’ont he hâve a race there ! s’écria-t-il, toutes ses dents dehors, en agitant une lanterne éteinte qui paraissait être son seul bien en ce monde. Cette sympathie prompte, cet intérêt pris aux plaisirs des riches, sans arrière-pensée, sans envie, est sans doute aussi un signe caractéristique, un excellent signe qui me toucha fort.

Je fréquentais, par protestation, l’église de couleur, la belle église de Saint-Augustin, où le grand évêque d’Afrique apparaît au-dessus de l’autel, entre saint François-Xavier et un nègre en habit de dominicain, sa tête laineuse glorieusement nimbée d’or. Des voix de femmes, tendres, expressives et connue veloutées chantaient à l’orgue et je me rappelle un fougueux sermon, dirigé en partie contre la loi de Lynch, qui me fit grand plaisir. Le clergé noir et mulâtre, dont l’éminent cardinal Gibbons parle avec tant d’éloges, fournit de bons prédicateurs : leur parole ardente répond au tempérament de ceux qui les écoutent. Assemblée très recueillie, très nombreuse, composée en majorité de gens qui semblaient représenter une bourgeoisie fort à son aise, cette bourgeoisie même que le club d’anthropologie invitait à une charité mieux organisée en faveur de la plèbe immonde qui ne lui ressemble que par la couleur.


III. — L’ÉCOLE INDIENNE DE CARLISLE

— Il faudra, m’avait répété plusieurs fois miss Fletcher, si vous voulez avoir vraiment l’idée de ce que sont les Indiens, aller à Carlisle et causer avec le surintendant de l’école, capitaine Pratt.

L’histoire du capitaine Pratt se rattache à celle du général Armstrong[5]. Cet officier de l’armée des États-Unis pouvait se vanter d’une expérience déjà longue de la vie de frontière lorsqu’il commença son œuvre admirable en 1875 avec les prisonniers de guerre placés sous sa garde au fort Marion, Saint-Augustin, Floride. Il avait aidé à leur capture dans une de ces expéditions contre les tribus sauvages du territoire indien qui se sont toujours terminées par l’écrasement impitoyable des vaincus. Soixante-quinze des principaux chefs et leurs plus hardis partisans furent choisis pour servir d’exemple, chargés de chaînes, empilés dans des wagons et emportés ils ne savaient où. Quelques-uns essayèrent de se tuer, un seul y réussit, car ils étaient surveillés de près ; et, tout en chantant les chants qui forment l’âme contre la plus grande infortune, ils atteignirent la forteresse qu’ils croyaient devoir être leur tombeau. Mais le capitaine Pratt, chrétien convaincu autant qu’énergique soldat, avait décidé en lui-même que cette captivité serait pour eux le moyen d’une transformation. Tout en leur faisant sentir qu’il était leur maître, il adoucit autant que possible le sort de ces malheureux, les laissant d’abord presque libres sur parole, — mesure qui eut pour effet de relever leur fierté, — à la condition toutefois qu’ils travailleraient avec une activité disciplinée. Le capitaine Pratt alla même jusqu’à leur assurer de la besogne en ville. D’abord on se méfia un peu des Indiens du tort Marion, puis on les trouva bons ouvriers, et on ne cessa plus de les redemander. Le capitaine leur apprenait lui-même à lire, et les dames de Saint-Augustin venaient l’aider dans son enseignement. Il arriva ainsi que les plus terribles parmi les chefs indiens finirent par faire l’exercice sous l’uniforme des États-Unis et par monter la garde devant la porte de leur propre prison. Au bout de trois ans cette porte s’ouvrit pour eux. Deux étonnantes photographies existent qui les montrent à l’arrivée demi-nus sous la couverture, chaussés de mocassins, parés d’ornemens barbares, les cheveux pendans ; puis après l’épreuve, tondus, boutonnés et astiqués selon l’ordonnance. Mais c’est la physionomie surtout qui a changé beaucoup plus que le vêtement ; l’éveil de l’intelligence sur ces figures méfiantes et sinistres peut consoler de la perte d’un certain pittoresque assez douteux. Les costumes hybrides de Tête de Taureau, de l’Aigle Rouge, d’Astre Jaune, de Vent des Nuages, etc., ne rappellent plus guère les nobles descriptions de Chateaubriand ou de Cooper. Il ne reste que les beaux noms symboliques précédés de noms de baptême dont le rapprochement forme une étrange disparate. Tandis que les plus vieux d’entre les captifs du fort Marion regagnaient leurs foyers, les autres consentirent à suivre le capitaine Pratt à l’Institut de Hampton où il était détaché par le gouvernement. J’ai déjà parlé de cette école modèle, fondée au lendemain de la guerre, pour répondre au besoin d’apprendre qui dévorait les gens de couleur, persuadés que science devait être synonyme de pouvoir. La plupart des administrateurs avaient peu de confiance d’abord dans la perfectibilité de l’homme rouge, mais ils durent revenir de leurs préventions, car le capitaine fut chargé ensuite d’aller chercher sur les réserves une cinquantaine d’enfans des deux sexes, jugés aptes à profiter de l’éducation industrielle.

Aucune des collisions redoutées avec les noirs ne se produisit ; cependant R. R. Pratt jugea bientôt qu’il y aurait profit à isoler ses Indiens. En 1879, il obtint du gouvernement la permission d’installer une école à Carlisle dans les anciennes casernes de cavalerie ; 150 Indiens furent dirigés sur cette petite ville ; leur nombre s’élève aujourd’hui à 700, représentant 24 tribus différentes, c’est-à-dire qu’ils sont plus nombreux à eux seuls que tous les élèves de Hampton. Dans ma curiosité de les voir je retournai tout exprès de Washington à Harrisburg, capitale de la Pensylvanie, non loin de laquelle se trouve Carlisle. Jusque-là mes connaissances sur la question indienne avaient été des plus vagues et des plus embrouillées. Sous l’influence d’idées sentimentales puisées dans les Natchez et dans Atala, j’avais appris avec regret que 350 Indiens environ, garçons et filles, appartenant à une école industrielle, avaient défilé à l’exposition de Chicago, les garçons en uniforme, les filles en costume de serge bleue à la mode, musique en tête, marquant le pas gymnastique et portant triomphalement les insignes de leurs divers métiers.

— Pourquoi, m’étais-je dit, devant deux ou trois figurans du Midway, pittoresquement drapés dans leurs couvertures et ne faisant rien que fumer leur pipe, pourquoi ne les laisse-t-on pas comme ceux-ci à la simplicité des mœurs primitives ?

Plus tard, à Boston, j’avais déploré de même qu’une jeune Mohawke trop civilisée — qu’on appelait miss Johnson, tandis qu’elle eût pu être Hiawatha ou Celuta — récitât des vers au profit des écoles de sa réserve dans une vente de charité où les dames offraient aux acheteurs les ravissantes corbeilles d’herbes aromatiques ou de roseaux qui, avec les mocassins brodés de perles, représentent l’industrie autochtone. Puis, à New-York, je ne vis plus guère de Peaux-Rouges, sauf les innombrables figures de bois grossièrement peintes et taillées, qui au milieu du trottoir, devant chaque débit de tabac, sont censées rappeler les Iroquois ou les Mohicans ; je recueillais cependant d’affreux détails sur les réserves où certains agens du service civil sont trop souvent tentés de s’enrichir aux dépens des sauvages qu’ils devraient protéger. La rencontre d’un Indien tout à fait exceptionnel dans l’un des salons les plus intéressans de la ville la plus cosmopolite qui soit au monde, acheva de me dérouter. C’était au jour de Mrs Richard Gilder, la femme du poète, directeur d’un Magazine célèbre, et qui, artiste elle-même, sait attirer par la puissance de sa grâce et de son esprit toutes les notabilités littéraires. Vers la fin d’une après-midi d’hiver j’avais trouvé autour d’elle, dans un cercle éclectique, des hôtes de toute provenance : le peintre John La Farge, parent transplanté de Paul de Saint-Victor et coloriste comme lui ; le professeur Hjalmar Boyesen, un Américain Scandinave, critique et commentateur d’Ibsen, qui compose en anglais des nouvelles norvégiennes dont quelques-unes ont pour théâtre les États-Unis ; Thomas Janvier, qui connaît mieux que la plupart des Français ce qui concerne les félibres et la littérature provençale de tous les temps ; le docteur Eggleston, dont les premiers romans éveillèrent chez nous un si vif intérêt pour l’Ouest américain[6], enfin les sœurs de l’exquise poétesse juive morte trop jeune, Emma Lazarus, dont l’une, Joséphine, a écrit sur l’avenir de son peuple des pages d’une spiritualité très haute qui figurent dans le legs des précieux documens fait au monde par le Congrès des religions. Beaucoup de nationalités diverses étaient donc, sans me compter, réunies chez Mrs Gilder quand survint M. Antonio Apache, que j’avais eu déjà l’occasion d’apercevoir à Chicago, où il était à la tête du département archéologique. Une de ces personnes qui craignent toujours que les étrangers ne commettent quelque erreur de jugement, compromettante pour ceux qui les reçoivent, se hâta de me dire qu’il était fort rare qu’un Indien fût admis dans le monde. Tant pis, si beaucoup d’entre eux ressemblent à ce jeune Apache ! Il a voyagé en Europe après de bonnes études universitaires ; sa tenue, ses manières sont irréprochables ; son visage, d’un ton chaud, est éclairé par des yeux magnifiques. Il consentit à chanter, en s’accompagnant de la guitare, une mélodie sacrée, bourdonnement des lèvres qui imite la pluie. C’est, nous expliqua-t-il, une invocation adressée aux reptiles et elle est très impressionnante quand une foule nombreuse la chante en chœur. Il ajouta qu’il ne faudrait pas se méprendre sur la signification de cette prière symbolique, les grenouilles d’été, les lézards et les grands serpens qui sont supposés vivre au fond de la mer n’étant pas directement implorés, mais plutôt choisis comme intermédiaires auprès des esprits d’en haut.

— Les aspirations religieuses du sauvage sont au fond les mêmes que les nôtres, me dit avec beaucoup de simplicité cet Indien converti et civilisé.

J’en causai depuis avec miss Fletcher qui m’a démontré que mœurs et croyances changeaient d’une tribu à l’autre, mais qu’en effet les Indiens n’adoraient pas la nature de la manière que nous supposons. Ils l’ont appel à ses forces dans leurs cérémonies : la terre, les quatre vents, le soleil, la lune, les étoiles, les divers animaux exprimant tous une vie et un pouvoir mystérieux dont l’Indien se sent environné, possédé, qu’il redoute confusément et avec lequel il voudrait se créer des relations amicales. Au fond de tout cela, selon miss Fletcher, on trouve un vague, très vague sentiment d’unité. La vie de l’univers n’a pas été pour l’Indien analysée, clarifiée ; c’est une forme occulte envisagée avec crainte. Les fascicules ethnographiques de miss Fletcher cependant, tout en me renseignant admirablement sur les tribus livrées à elles-mêmes, ne me préparèrent que fort peu à ce qui m’attendait dans la curieuse école de Carlisle.

J’y arrivai de grand matin afin de pouvoir assister aux classes qui n’ont lieu qu’au commencement du jour, partagé entre l’étude et le travail manuel. À peu de distance d’une jolie ville, au milieu des meilleures influences agricoles et industrielles, se dressent les grands bâtimens épars, gaiment décorés de vérandas qui couvrent l’enceinte d’un ancien blockhaus où jadis les premiers colons du voisinage venaient chercher refuge contre les attaques de ces mêmes aborigènes dont les petits-fils s’instruisent ici dans les arts de l’homme blanc. Pendant la guerre de la Révolution, le blockhaus devint un lieu de détention pour les prisonniers ; le corps de garde qui reste de ce temps-là fut construit par les Hessois battus à Trenton en 1776. Les casernes qui s’élevèrent depuis, et qui servaient de point de départ ou de rendez-vous aux troupes américaines durant les guerres avec l’Angleterre, le Mexique, etc., furent brûlées par les confédérés à la veille de Gettysburg, puis reconstruites pour loger une école de cavalerie. Elles étaient redevenues sans emploi quand le gouvernement y établit son école indienne. On dirait un village derrière la haute palissade environnante. Je me rends droit à la demeure du surintendant et, au seul nom de miss Fletcher, je suis cordialement reçue par le capitaine Pratt, dont la physionomie napoléonienne me frappe au premier aspect ; un Napoléon très américanisé sans doute et de stature athlétique ; mais il doit avoir le sentiment de cette ressemblance, la mèche ramenée sur son front l’atteste. Je remets à plus tard de faire connaissance avec la femme intelligente et dévouée qui l’assiste dans sa tâche, et, sans perdre une minute, nous visitons les classes. La co-éducation règne à Carlisle sans plus d’inconvéniens entre Indiens qu’elle n’en a entre nègres ou entre blancs ; j’aurai vu fonctionner pour toutes les couleurs ce système, réputé en Europe à peu près impraticable. Il m’est donc impossible de séparer ici les filles des garçons, malgré le désir que j’aurais de m’en tenir strictement du haut en bas de l’échelle sociale à la condition des femmes en Amérique. Les classes, faites par des professeurs blancs qui s’adjoignent comme aides les élèves les plus avancés, formant une espèce de petite école normale, ne conduisent pas la masse des Indiens de Carlisle au-delà de ce qui dans les écoles publiques est nommé grammar school. Elles présentent un aspect bizarre par le mélange d’hommes faits et de tout petits enfans, — les plus vieux, arrivés tard de leurs réserves respectives, étant souvent ceux qui en savent le moins. Il y a là des figures destinées à rester opiniâtrement sauvages, mais le capitaine Pratt ne désespère pas de les modifier.

Il me montre ses ingénieuses photographies comparatives où sont marqués les progrès du type humain, abruti ou féroce au début, sculpté ensuite par l’initiation graduelle à des mœurs plus douces. Si l’on monte ainsi jusqu’à la classe des gradués de 1890 ou de 1894, on voit une réunion de jeunes gens des deux sexes qui ne serait déplacée nulle part. Cependant la beauté, telle que nous l’entendons, ne s’y rencontre guère ; la large face, les fortes pommettes et la conformation osseuse singulièrement massive, contribuent à donner une apparence lourde à presque tous les Indiens que j’ai vus en habits européens. Le teint chaud et vermeil qui ne peut se comparer qu’à l’éclatante coloration des feuillages d’automne en Amérique et que fait valoir encore le noir intense et brillant de la chevelure, étonne aussi, mais sans déplaire. Certains croisemens avec la race blanche ont produit de jolies figures ; entre toutes je citerai Mlle Rosa Bourrassa, une Chippewa qui a du sang français dans les veines et qui est à la fois un excellent professeur, une bicycliste émérite, et une charmante jeune fille. Il va sans dire que pour tous la transformation n’est pas également radicale ; les Indiens qui atteignent aux grades universitaires sont rares, mais il n’y en a pas de si déshérité qu’il ne puisse devenir cultivateur.

On commence par leur donner une instruction élémentaire en anglais dont j’ai vu les résultats dans des compositions d’orthographe et de style très amusantes. Les sujets proposés étaient les suivans : « Comment harnache-t-on un cheval ? » pour les garçons. « Comment se fait un lit ? » pour les filles. Une pauvre petite avait écrit à ce sujet : « Quand j’ai dû faire un lit pour la première fois, j’ai eu grand’peur… » Puis elle racontait assez clairement ses essais infructueux, son succès final, et achevait sur le ton du triomphe : « Je parie qu’il n’y a pas aujourd’hui dans toute l’Amérique un garçon ou une fille qui fasse un lit mieux que moi ! »

Quelques-unes en restent là, d’autres s’élèvent au rang de missionnaire, de maîtresse d’école ou d’infirmière ; plusieurs jouent agréablement du piano, comme une petite Nez Percé qui, sans se faire prier, exécuta devant moi un morceau à quatre mains avec une de ses compagnes. Elles m’ont paru avoir du goût pour le dessin ; j’ai vu quelques croquis d’après nature où l’on pouvait relever des qualités de verve et de sincérité quasi japonaises. Une élite se prépare aux plus hautes études ; mais peu importe au capitaine Pratt que les élèves des deux sexes sortis de chez lui accomplissent ou non des prodiges ; ce qu’il veut c’est les faire entrer tous dans la civilisation américaine, fût-ce par une porte modeste, en gagnant leur vie au milieu des blancs et aux mêmes titres.

— Ils ne sont que 250000 Indiens en tout, me dit-il, et sur ce nombre, 35 000 seulement comptent pour l’avenir. Nous devons arracher ceux-là aux fatalités de la tribu, les jeter bien équipés dans le monde sans étiquette spéciale, empocher par tous les moyens possibles qu’ils ne retournent aux réserves. L’école de la réserve ne peut pas grand’chose pour des enfans qui continuent à subir l’influence du milieu. Ce qui manque aux Indiens, comme aux nègres, c’est moins encore la science que l’expérience ; il s’agit de leur apprendre à penser clairement et consécutivement ; leur jugement n’est pas formé, c’est tout naturel ; peu à peu, pendant une longue suite de générations, la race blanche a fait l’apprentissage de la pensée ; l’éducation de nos enfans a commencé bien avant leur naissance. Les Indiens, longuement mis au régime des blancs, ne vaudront ni mieux, ni moins qu’eux… le peu qui en survivra du moins, ajoute le capitaine Pratt.

— Mais, osai-je hasarder, chacun de vos élèves a une famille pourtant ; il faudra bien que tôt ou tard il aille la retrouver.

— Pourquoi ? Les missionnaires parlent ainsi au nom d’un prétendu devoir et font beaucoup de tort à la cause indienne. Il faut savoir quelle dégradation existe dans ces tribus dont on se plaît à idéaliser les mœurs, comme les hommes y reviennent vite « à la couverture », et combien les filles, persécutées par leurs propres mères, ont de peine à échapper à d’ignobles unions polygames ou autres. Les Indiens qui, sortis d’un collège quelconque, retournent à la réserve, deviennent les pires de tous ; ils ont été élevés, ils connaissent leurs droits, ils ont vite fait de prêcher la révolte. Le tenir à l’écart de la tribu ou le laisser y retourner, c’est, selon le parti qu’on prendra, une affaire de vie ou de mort pour l’Indien. Cruauté, dites-vous, cruauté envers les parens ? Bah ! je voudrais savoir s’il existe une famille blanche de quelque valeur dont les membres ne soient pas dispersés. Les vieux s’opposent… eh oui ! sans doute ! Croyez-vous que les parens irlandais ne s’opposent pas aussi très souvent à ce que leurs garçons émigrent, et, cependant, Dieu sait que les Irlandais ne sont que trop nombreux chez nous ! Favoriser le développement de l’individualité et rompre les masses, voilà le bon système américain, et il convient à tous aussi bien qu’aux Indiens, qui ne sont pas des gens à part. Les 35 000 Italiens agglomérés dans Philadelphie donnent de la tablature, et si nous permettions à tous les Allemands qui nous arrivent de se rassembler dans le Wisconsin, nous aurions vite créé une Allemagne en Amérique ; ne perpétuons pas ce problème, ne transformons pas en nations hostiles les tribus qui s’effacent.

On voit que le capitaine Pratt a plus qu’une ressemblance physique avec Napoléon. C’est un politique habile, et il exprime a merveille ce qu’il conçoit très nettement. On en a chaque année la preuve à la conférence du lac Mohonk, où s’agitent les questions indiennes.

Tout en causant, nous visitons les boutiques et les ateliers. J’y vois fabriquer de la ferblanterie, des souliers, des harnais ; la bourrellerie est une spécialité des Indiens ; tout ce qui touche au cheval les intéresse, et le gouvernement fait ses commandes à Carlisle ; ils sont aussi très bons forgerons et charpentiers. Tout le pain consommé est pétri et cuit par eux à la boulangerie de l’école. Ils s’occupent de la laiterie, du jardin, travaillent à la ferme avec zèle. Les filles, dans leurs ateliers spéciaux, s’adonnent au blanchissage, à la lingerie, à la couture ; elles font elles-mêmes leurs robes d’uniforme en laine bleue et sont autorisées à les garnir comme bon leur semble ; dès qu’elles y mettent du goût et tiennent compte de la mode, on peut être sûr que l’œuvre de civilisation est accomplie. Le proverbe connu doit être modifié ainsi pour les Indiennes : « Dis-moi comment tu t’habilles, je te dirai qui tu es ! » Les élèves tailleurs et couturières fabriquent tous les vêtemens dont l’école a besoin.

Les quartiers respectifs des étudians des deux sexes sont absolument séparés, cela va sans dire. Les petits me semblent logés dans des conditions de confort toutes spéciales. Une dame dirige leur home avec la plus maternelle sollicitude. Le joli appartement qu’elle occupe au milieu d’eux doit leur apprendre de bonne heure ce que c’est que l’ordre et même l’élégance. Aussi rangent-ils soigneusement leurs petites chambres.

Les jeunes filles prennent l’habitude d’un intérieur bien tenu dans les agréables logemens qui leur sont assignés, chambres à deux ou trois lits qu’elles peuvent décorer à leur guise. J’y remarque un grand luxe d’images symboliques, par exemple : Jésus ressuscitant la fille de Jaïre, — ou bien une forêt touffue avec cette inscription : « Je te mènerai par des chemins que tu ne connais pas. » Nous pénétrons dans le petit hôpital admirablement aménagé ; deux ou trois pauvres filles y languissent ; elles portent les signes de cette consomption qui fait tant de ravages parmi les Indiens. La phtisie, les affections scrofuleuses, les maux d’yeux, la terrible hystérie sont leurs pires ennemis. Ils ont beaucoup moins de force vitale que les nègres qui, eux-mêmes, en ont moins que les blancs. Cependant, sous l’influence d’un entraînement physique et mental régulier, leur système nerveux se fortifie. Ceci m’est affirmé par un jeune médecin apache attaché à l’établissement.

L’imprimerie m’intéresse d’une façon toute particulière. On y imprime deux journaux que depuis lors j’ai continué à lire assidûment : l’un d’eux hebdomadaire : The Indian helper, l’Aide des Indiens, qui tient le monde extérieur au courant de tous les incidens caractéristiques de l’école ; l’autre : The Red Man, l’Homme rouge, où est traitée à fond la question indienne. Beaucoup d’articles de ces deux feuilles sont écrits par les gradués de Carliste, et il arrive qu’on y donne place aux compositions naïves de quelque nouveau venu.

Un grand silence règne dans les ateliers comme dans les classes : l’attitude de tous ces Indiens me frappe par une sorte de dignité un peu triste. Mais le capitaine répond à mes réflexions qu’il faut les voir dans les parties de base ball, de foot ball et autres exercices athlétiques, qui s’engagent entre eux et les jeunes gens des écoles voisines. Leur entrain ne le cède à celui de personne. — Violens, querelleurs ? Non, pas plus que d’autres ; depuis quatorze ans il n’y a eu qu’une rixe grave, et il s’en est remis pour le jugement des coupables à une espèce de cour martiale ; composée de leurs condisciples : les deux adversaires ont été condamnés à rester prisonniers au corps de garde jusqu’à parfaite réconciliation. — Et point de méfaits, de scandales d’aucune sorte ? — Nous avons eu un vol, répond le capitaine, un vol en quatorze ans ! J’ai arrêté moi-même le voleur et l’ai livré à la justice. — Quant à la moralité, il n’y a rien, absolument rien à reprendre.

Le capitaine Pratt surveille tout de ses yeux : — Non seulement, me dit-il, je parle leur langue, mais encore je comprends leurs gestes, un langage aussi compliqué, aussi rapide que celui des sourds-muets.

Il favorise très volontiers du reste les fiançailles, les mariages, surtout quand le jeune couple a le projet d’appliquer ses connaissances agricoles à la création d’une ferme. C’est le couronnement d’un système d’épargne auquel les Indiens s’habituent beaucoup plus facilement que les nègres. Un gain minime est attaché aux industries de l’école et pendant les vacances, quelquefois tout l’hiver, ils se louent dans les fermes d’alentour, ce qui leur fournit l’occasion de se mêler aux blancs : les hommes travaillent avec les fils de la maison ; les jeunes filles obéissent à la mère de famille ; et les notes de conduite envoyées régulièrement par le patron au directeur de Carlisle forment à la longue une sorte de dossier. Ce procédé ingénieux d’outing, comme on le nomme, a d’excellens résultats ; on ne peut suffire aux demandes qui sont faites de tous côtés, les Indiens du capitaine Pratt ayant la réputation, rare chez leurs pareils, d’excellens ouvriers. L’argent qu’ils gagnent ainsi est placé au nom de chacun et les intérêts s’accumulent. Ils peuvent devenir indépendans : c’est là le rêve du capitaine. Le Congrès n’est rien moins que magnifique à leur égard ; toutes ses libéralités sont pour les nègres, plus inquiétans par le nombre. Il faut donc que les travailleurs indiens se suffisent à eux-mêmes, qu’ils se joignent de plus en plus pour cela aux associai ions ouvrières, aux trades unions. Les outings sont le premier pas vers ce grand résultat : être absorbés dans la nation, qui n’aura plus alors de prétexte pour leur refuser les privilèges de citoyens.

Tandis que nous causons, l’heure du second déjeuner sonne ; on me fait entrer dans l’immense salle à manger, encore parée des guirlandes de Noël. Les élèves sont distribués autour de cinquante-huit tables et chantent en chœur ce que nous appellerions un benedicite avant de faire honneur au repas avec un appétit de cannibales.

Et à mon tour j’accepte le lunch, offert par Mrs Pratt dans la maison du surintendant. Je fais connaissance avec une femme absolument dévouée à l’œuvre qui absorbe la vie de son mari. Elle a la foi, elle croit que l’Indien peut s’élever tout aussi haut qu’un autre sous de bonnes influences morales et religieuses. Mais lorsque je demande là-dessus, avec une précision catholique, à quel culte ils appartiennent, on me répond qu’il n’y a guère que deux cents garçons et filles répartis entre les diverses églises de Carlisle. Ils sont parfaitement libres sur ce chapitre ; la morale chrétienne et la prière en commun, voilà tout ce qui est exigé. Qui sait si quelques-unes des croyances sur lesquelles a tant écrit miss Fletcher ne se confondent pas pour eux, de plus en plus épurées et spiritualisées, avec l’enseignement de l’Evangile ?

Vers la fin du lunch j’entends, à ma grande surprise, attaquer brillamment sous les fenêtres l’ouverture du Calife de Bagdad. C’est l’orchestre de trente instrumens qui donne une aubade à l’étrangère et qui, avec une courtoisie touchante, a choisi la musique de Boïeldieu pour lui rappeler la France. Dennison Wheelock, le chef d’orchestre, est un Oneida de pur sang, excellent musicien et même compositeur. L’orchestre de Carlisle obtint un immense succès à New-York le 10 octobre 1892, lors de la parade colombienne des écoles pour le quatrième centenaire de la découverte de l’Amérique. Il a été acclamé à l’ouverture de l’exposition de Chicago dans le défilé général dont le sens profond m’apparaît d’une façon toute nouvelle ; et maintenant encore, en se transportant d’une ville à l’autre pour diverses solennités, il sert puissamment la cause indienne : les descendans de Tecumseh et du Faucon Noir qui interprètent Mozart et Wagner s’imposent bon gré mal gré à la civilisation. Dans une de ces tournées instrumentales à Washington, un élève de l’école put, sans exciter autre chose qu’une sympathique gaîté, prédire, en terminant un speech fort bien tourné, le jour où les siens, non contens de siéger au Capitole, monteraient peut-être d’un degré à l’autre jusqu’à la Maison Manche du président. Les étudians de Carlisle, groupés par clubs, se préparent aux débats politiques de l’avenir, tandis que leurs sœurs se réunissent en sociétés littéraires comme dans les collèges blancs. J’ajouterai qu’à l’instar de beaucoup de faces pâles, les hommes rouges critiquent l’excès de culture chez le beau sexe, et que celui-ci se moque de la désapprobation masculine.

Tous ces longs détails sur une race qui ne compose aux États-Unis qu’une minorité infime, qui ne fait même point partie de la nation, n’ayant pas de représentans dans les assemblées politiques, seront trouvés, j’en ai peur, bien étrangers à mon sujet. Il m’a semblé cependant que l’effort fait pour marquer au sceau de l’individualisme américain ces enfans des dernières tribus, qui n’eurent point d’historien depuis Fenimore Cooper, méritait d’être signalé, d’autant plus que l’impulsion scientifique du mouvement en faveur des Indiens fut donnée par une femme ; que des femmes aident puissamment à les instruire ; et que, même dans les régions mondaines qui peuvent passer pour frivoles, les œuvres, les écoles, les missions indiennes sont à la mode. Autant que j’ai pu on juger, la méthode du capitaine Pratt est à beaucoup près la meilleure. Son défaut est de ne permettre aux Indiens civilisés d’honorer leurs parens que de loin. C’est dur, si l’on réfléchit que pour cette race la parenté constitue un lien quasi religieux qui ne peut sous aucun prétexte être rompu. Mais après tout, vous dira le Napoléon de Carliste, la société protectrice de l’enfance a, durant les trente dernières années, expédié dans l’Ouest, loin de leurs familles, plus de 75 000 petits blancs au nom de la morale chrétienne. C’est le cas d’en faire autant pour les Peaux-Rouges et d’arriver ainsi à supprimer les réserves, les agens civils, et même militaires, tout ce révoltant système d’exclusion qui refoule les premiers maîtres du pays hors de l’humanité civilisée.


IV. — LES ÉCOLES D’INFIRMIERES. — LES FEMMES DANS LES HOPITAUX

Ayant tant parlé des écoles, depuis les plus hautes jusqu’aux plus humbles, en ai-je fini du moins avec elles ? Non, car nous avons négligé de visiter celles qui rendent peut-être le plus de services, les admirables écoles de gardes-malades (nurses). Partout, on l’a déjà vu, les femmes affirment leur présence, — dans les universités, dans les instituts technologiques, dans les écoles professionnelles, — mais où elles sont en majorité c’est lorsqu’il s’agit d’élever les enfans ou de soulager ceux qui souffrent. La culture, si poussée qu’elle soit, laisse donc intacts chez elles les plus louables sentimens de leur sexe. Il y a dans 35 écoles 1 350 infirmières pour 75 infirmiers. Toutes ne se destinent pas au service des hôpitaux ; il en est qui, sans ambition professionnelle, n’ont d’autre but défini que d’apprendre à soigner. J’ai déjà dit qu’en Amérique on ne se fiait pas assez aux lumières de l’intuition, que le goût de l’enseignement systématique était porté un peu trop loin ; en ce cas pourtant un apprentissage qui peut profiter à la famille, à la société, à soi-même, empêcher beaucoup de méprises bien intentionnées, mettre fin aux remèdes dits de bonne femme, n’est pas sans utilité très grande.

C’est à Baltimore que j’eus l’occasion de voir de près une école d’infirmières en parcourant l’hôpital de Johns Hopkins, l’un des plus beaux qui soient au monde. Situés au milieu de vastes terrains plantés d’arbres, dans un quartier salubre sur une hauteur qui domine la ville, les bâtimens, d’aspect monumental, offrent à l’intérieur toutes les recherches nouvelles de l’hygiène. Le fondateur y a magnifiquement pourvu. Qui était-il ? — Un épicier, quoiqu’il eût connaissance, comme on dit là-bas, de son grand-père. La famille de Johns Hopkins était arrivée dans le Maryland avec les premiers colons ; durant plusieurs générations, elle appartint à cette société des Amis dont la réputation d’intégrité est encore si solide, qu’il suffit pour faire la meilleure des réclames à un produit quelconque de mettre le nom de Quakers sur l’étiquette : Quaker oats, avoine quaker, etc.

Le jeune garçon qui, sans argent, vint d’Annapolis, sa ville natale, à Baltimore, pour commencer le commerce au dernier échelon, pratiquait, entre autres vertus de sa secte, l’économie, si rare presque partout aux États-Unis. Il ne s’enrichit point par ces spéculations vertigineuses qui sont la source de tant de colossales fortunes, mais petit à petit, sans rien livrer à l’aventure. Le négociant en denrées coloniales dut accepter ensuite de grosses responsabilités, il fut président de la Banque nationale des marchands, directeur de la Compagnie du chemin de fer de Baltimore-Ohio ; comme capitaliste, il s’intéressa à de nombreuses entreprises financières ; mais jamais il n’entra dans la vie politique, jamais il ne se mit en avant pour les sociétés d’éducation et de bienfaisance, tout en contribuant à les soutenir avec une générosité dépourvue de faste. Aux momens de panique commerciale, il prêtait volontiers l’appui de son crédit, et préserva ainsi de la ruine plus d’une société, plus d’un individu, toujours sans bruit, sans ostentation ; de même il exerçait chez lui une hospitalité simple et large et rassemblait tranquillement de beaux livres. Lorsque à 79 ans il mourut, célibataire, on apprit qu’il laissait trois millions et demi de dollars pour chacune des deux institutions qui sont aujourd’hui la gloire de Baltimore : l’Université et l’Hôpital.

J’ai eu le privilège d’être guidée à travers l’hôpital par le docteur Hurd, son surintendant, et il m’est resté de cette longue excursion dans les diverses avenues de la souffrance un sentiment de respect pour tout ce que les progrès sans cesse croissans de la science, de concert avec l’éternelle pitié, de plus en plus affinée, de plus en plus éclairée surtout, font au profit de notre douloureuse humanité. Conduite du dispensaire aux laboratoires, aux amphithéâtres d’autopsie et d’anatomie, jusque dans les chambres de désinfection, où des jeunes filles vêtues de toile blanche des pieds à la tête, souliers compris, s’acquittaient de leur minutieuse besogne, j’ai été présentée à une étudiante de l’université, qui, ceinte du tablier de rigueur, faisait de la bactériologie, côte à côte avec ses condisciples masculins. Dans les différentes salles occupées par les malades, j’ai serré la main aux infirmières, graduées presque toutes et charmantes sous le petit bonnet d’uniforme. La plupart appartiennent à de bonnes familles, nombre d’entre elles étant du Sud, ruiné par la guerre. Elles sont bien payées ; leur demeure, indépendante du reste de l’hôpital, est plus que confortable ; on y trouve la même élégance que dans les collèges : salons garnis de fleurs, salles à manger qui n’ont rien de commun avec le réfectoire vulgaire, vastes chambres joliment meublées. Dans une de ces chambres, je lis, attachées au mur, les paroles suivantes : — « Rappelons-nous que le moment qui fuit ne reviendra jamais et qu’il faut l’employer de quelque façon au bien d’autrui, car l’occasion perdue ne se retrouve plus ; on ne passe pas deux fois par le même chemin. » La surintendante des infirmières est aussi la principale de l’école où elles prennent leurs degrés après deux ans d’étude : cours et conférences par les plus excellens professeurs. La classe de cuisine spéciale a une grande réputation.

Une Virginienne au type de princesse, dont les yeux de velours noir expriment une langueur que semble démentir son infatigable activité, me dit en souriant : « Dans le Nord, n’est-ce pas, on nous trouve si paresseuses ! » Dans le Nord on attribue bien d’autres défauts aux dames du Sud, et celles-ci rivalisent d’injustice avec les dames du Nord. Les dernières inimitiés politiques subsisteront certes entre ces deux camps féminins. Mais, quoi qu’on ait pu me dire, je crois que très souvent il y avait des trésors de charité chez les propriétaires d’esclaves. Il me suffit pour acquérir cette certitude de suivre la belle infirmière virginienne de salle en salle jusqu’à la chambre où deux pauvres nègres achèvent de mourir. Couchés sur le dos, immobiles, la blancheur immaculée des draps tranchant sur leur teint d’ébène terni, ils n’ont même plus la force de rouler les yeux, ces yeux africains incomparablement beaux quand l’expression grave de la fin prochaine y a remplacé une certaine mobilité animale. Les lèvres tirées sur les dents éblouissantes ont perdu leur épaisseur ; les pommettes saillent comme si elles allaient percer la peau. Penchée sur l’un d’eux, la jeune nurse redresse ses oreillers en lui adressant quelques mots de la voix douce qu’aurait une mère pour parler à son enfant.

— Ainsi, lui dis-je, malgré tous vos préjugés de race, vous n’éprouvez pas de répugnance à toucher, à servir les nègres ?

— Moi ! répond-elle avec étonnement : ce sont mes malades préférés. Je n’ai jamais parmi eux rencontré un ingrat.

Et je jurerais que, née quarante ans plus tôt, elle les eût soignés de même sur sa propre plantation.

Nous allons dans une salle voisine trouver d’autres nègres qui commencent à se lever après la fièvre typhoïde : ceux-là aussi sont bien bas. Ils gardent le silence morne et patient de la bête blessée. Une petite fille de leur race, une bambine de trois ans, ravissante statuette de bronze, joue dans une des salles de convalescence réservées aux femmes, courant et gambadant du droit que s’arroge à tout âge la beauté, quelle que soit sa couleur, de faire ce que bon lui semble.

Combien sont-elles blanches et claires ces vastes salles attiédies à l’eau chaude, ventilées d’après les plus savantes méthodes ! De grandes plantes vertes les décorent, égayant les yeux des malades, et sur la terrasse se promènent, roulées dans de petites voitures, des femmes pâles encore, mais à demi guéries. La vue s’étend de la magnifique sur Baltimore qui, avec les toits plats et rouges de ses maisons peu élevées, les dômes et les flèches de ses monumens, son doux climat et ses jardins, fait penser un peu, embrassé ainsi de loin et d’en haut, à l’Italie. Il doit être moins pénible de souffrir et de mourir ici qu’ailleurs. Jamais je n’aurais cru qu’un hôpital pût avoir autant de charme : c’est le seul mot à employer pour rendre l’effet qu’il a produit sur moi, si riant, si ensoleillé, si largement ouvert à toutes les meilleures influences, influences religieuses comprises, car feu Johns Hopkins, s’il était quaker par les beaux côtés, ne l’était pas par l’étroitesse. Les ministres de tous les cultes sont admis librement dans la maison. Quoi contraste avec l’intolérance d’un philanthrope libre penseur, d’origine française, hélas ! Stephen Girard, qui, fondant à Philadelphie, sur une échelle énorme et magnifique, sa maison des orphelins, en défendit l’accès à aucun prêtre, d’aucune confession que ce fût ! Du reste, l’impiété n’y règne pas pour cela : ce sont des laïques qui instruisent les écoliers dans les choses divines. Je n’ai cessé, durant mon séjour en Amérique, de constater avec une surprise ravie combien harmonieusement le double élément laïque et religieux concourait aux mêmes résultats. Ces mots qu’on entend souvent chez nous lorsqu’il s’agit de se donner, en dehors des congrégations établies, à un ministère quelconque : « Il y a des prêtres, il y a des religieuses pour cela, » ne sont jamais prononcés ; l’initiative privée est infatigable en matière de bonnes œuvres, et les églises n’en prennent point ombrage ; elles s’accommodent de toutes les collaborations, sans que le désir de primer, d’accaparer, se manifeste d’un côté ni de l’autre. Longtemps je me suis demandé si cette tolérance était spéciale aux églises protestantes ; ceux de mes lecteurs qui m’ont suivie jusqu’ici auront deviné, — car cela se reconnaît pour ainsi dire à l’accent, — que toutes les organisations féminines si indépendantes dont je leur ai parlé, relevaient du protestantisme. Les États-Unis, malgré ce que nous savons des progrès qu’y fait l’Eglise catholique, tiennent fortement à lui par leurs racines mêmes, la multiplicité des sectes qui le représentent prouvant, mieux que tout le reste, combien il est vivace. J’attribuerais volontiers au libre examen l’exubérance de l’individualité, ce caractère essentiel de l’Amérique.

On ne se figure pas la culture bostonienne fondée sur une autre base que le vieil esprit puritain ; le mélange de morgue et de simplicité qui distingue Philadelphie, où de si grosses richesses se cachent dans des maisons petites et uniformes, atteste la présence de l’élément quaker plus ou moins mitigé ; partout l’église unitaire, grâce à sa remarquable élasticité, est le refuge de ceux qui tiennent à une profession religieuse aussi peu dogmatique que possible, tandis que l’église épiscopale, à laquelle le grand prédicateur Phillips Brooks amena, par son exemple et l’entraînement de sa parole, tant de recrues nouvelles, satisfait les consciences plus timorées qui tiennent à s’appuyer sur les formes précises d’un christianisme très proche du culte romain. Mais celui-ci ne m’a paru dominer franchement au Nord que dans le cosmopolite New-York : or tout le monde sait que, sur les deux millions et demi d’habitans que New-York renferme, un quart seulement peut revendiquer le nom d’Américains ; le reste appartient à toutes les nations du globe plus au moins complètement assimilées. Hors de là j’ai toujours eu, de l’Est à l’Ouest, le sentiment que le catholicisme devait son accroissement à l’immigration continue, et qu’il fallait tout le tact, toute la prudence, toute la supériorité de deux ou trois grands prélats animés du plus pur patriotisme pour éviter des chocs regrettables avec les écoles publiques, qui sont au fond pour les vrais Américains l’arche sainte. Lorsqu’on approche du Sud au contraire, il semble que le climat et les caractères se prêtent mieux aux influences latines, que la fusion devienne beaucoup plus facile. Je l’ai compris à l’hôpital de Johns Hopkins, qui réunit parmi ses infirmières des protestantes nées avec un tempérament de sœurs de charité ; des catholiques entraînées par goût vers les études médicales sans avoir le moyen de les pousser très loin ; des personnes obligées simplement, science et religion à part, de gagner leur vie d’une façon honorable ; mais toutes elles ont un trait en commun ; elles sont consciencieuses et dévouées.

Une blonde Baltimorienne dont je vois encore la svelte silhouette, la démarche légère, m’a dit, en m’offrant gaiement ses services :

— Avec quel chagrin nous avons appris que la France se privait du secours des religieuses dans les hôpitaux ! Il était si facile de les garder avec les nurses laïques ! Pourquoi ne pas travailler côte à côte ? Chez nous il en est ainsi quelquefois, et la tâche n’est que mieux faite.

Une très jolie Pensylvanienne, dont les cheveux bruns frisottés semblent soulever un tout petit bonnet de mousseline à la paysanne, me répond avec franchise, lorsque je lui demande indiscrètement si c’est une vocation qui l’a conduite à soigner les malades ou bien le désir de se créer une carrière :

— C’est l’un et l’autre.

Vraiment ceux d’entre nous qui ne comptent pas uniquement sur l’administration et sur l’assistance publique pour moraliser et secourir les déshérités d’ici-bas apprendront avec plaisir que la charité séculière peut être religieuse à ce point.

Devant les fondations charitables de Baltimore, j’ai senti partout la présence d’un élément de tendresse qui n’existe pas toujours, bien loin de là, dans l’âme américaine. La philanthropie du Sud n’est pas tout à fait celle du Nord ; elle m’a paru plus instinctive, plus chaude, plus colorée pour ainsi dire, et moins savante dans son organisation ; elle ne s’inspire point au même degré de la sociologie moderne ; ses bienfaits pleuvent indistinctement sur le juste et sur l’injuste, que d’ailleurs on aurait quelque peine à catégoriser, quand il s’agit de nègres par exemple. J’expliquerai mieux ce que je veux dire en donnant un aperçu de l’hôpital de la Charité à la Nouvelle-Orléans. Beaucoup plus ancien que celui de Baltimore, il a dû rendre bien des services dans ce climat longtemps meurtrier où sévissait la fièvre jaune, et avec quelle fureur ! Son premier bienfaiteur fut, en 1784, un pauvre marin français qui légua ses économies à la ville en reconnaissance des soins qu’il avait reçus, afin que d’autres fussent soulagés de même. Dès 1832, le misérable petit hôpital se transforma, grâce aux dons de citoyens riches, qui, avec l’aide de l’État, lui ont donné les proportions voulues pour loger à l’aise le contingent ordinaire de huit cents personnes, nombre qui est même susceptible de s’accroître. Là j’ai trouvé l’idéal de la tolérance : j’ai vu travailler de concert, comme on m’en avait avertie, les sœurs de Saint-Vincent de Paul et les nurses protestantes. Rien de plus touchant que cette association de l’expérience et de la science, formée, malgré les différences du dogme, par la religion de l’humanité. Les bonnes sœurs furent un peu émues d’abord lorsqu’on leur adjoignit ces alliées relativement mondaines : elles leur rendent justice maintenant, et la supérieure, l’une des plus aimablement autoritaires qui aient jamais coiffé la cornette blanche, est restée du consentement de tous à la tête de l’administration générale. Son nom est vénéré dans la ville, où elle compte comme une puissance.

Ah ! cet hôpital de la Nouvelle-Orléans, au lendemain du carnaval, comment l’oublier jamais ? Tous ces lits occupés par de jeunes négresses, à la physionomie farouche, plus ou moins tailladée de coups de couteau, — c’est souvent la fin des nuits de mardi gras, — fort peu malades, du reste, grignotant des biscuits d’un air boudeur et détournant leurs têtes hérissées de petites nattes !

— Elles ne recommenceront plus, elles se rappelleront la grâce que Dieu leur a faite en les amenant ici, elles seront de bonnes filles, disait la supérieure en passant auprès d’elles.

Puis elle caressait la toison crépue d’un diablotin noir, tout petit, qui mangeait à belles dents, lui aussi, comme s’il n’avait pas eu la jambe cassée.

— Ses parens ne se sont même pas donné la peine de l’apporter eux-mêmes ; nous avons de bonnes voitures d’ambulance qui ramassent tout cela, Dieu merci !

Et enfin, dans les chambres, trop belles au dire de certaines personnes austères qui jugent que tant de gâteries équivalent à un périlleux encouragement, dans les chambres réservées aux nouvelles accouchées, des blanches celles-là, dont aucune n’avait l’anneau de mariage au doigt :

— Voyez-moi ces deux jumeaux ! — Et l’excellente supérieure avait tout de bon un sourire de grand’mère. — Les dames de la ville fabriquent pour nos enfans des layettes qui ne sont pas du tout des layettes de pauvres. On les promène dehors avec de grandes pelisses et ces gentils petits bonnets. Les mamans ont regret de laisser tout cela derrière elles lorsqu’elles s’en vont. Mais ce sont quand même quelques bonnes journées pour elles et pour les petits. Pauvres filles !

J’admirai les broderies, les dentelles, les petits béguins de soie, mille fanfreluches trop coquettes au gré du rigide lion sens, avec un battement de cœur extraordinaire, celui qui nous prend quand, après une longue traversée, nous découvrons d’un peu loin encore les rives déjà visibles de la patrie. Le contraste de ce langage ingénu, passionné, avec tout ce que, pendant six mois, j’avais entendu de scientifique au Nord, sur le même sujet, m’avait saisie ; je me trouvai soudain dans un pays proche parent du nôtre, où les habitans d’origine française sont presque aussi nombreux que les Anglo-Américains ; dans un pays qui appartint à Louis XV et à Napoléon, et qui s’en vante et qui le rappelle sans cesse avec une rancune émue. Que peut-il avoir de commun avec la Nouvelle-Angleterre ou la Pensylvanie ? Non, la charité du Sud n’est pas et ne sera peut-être jamais celle du Nord, mais quel que soit le caractère qu’elle prenne dans les climats les plus divers, au nom de la morale ou au nom de la pitié, la charité entre les mains des femmes reste toujours ce qu’il y a de meilleur au monde. L’essentiel est qu’elle soit faite, comme on la fait dans tous les États-Unis, catholiques ou protestans, d’une manière qui mette étroitement en rapport les riches avec les pauvres et qui, tout en respectant les droits des congrégations, partout où celles-ci existent, ne décerne à personne le monopole des devoirs légués par l’Evangile à tous.

Mais en parlant d’une vertu commune à l’Amérique entière, j’ai passé inconsidérément la ligne qui s’appelait, avant la guerre, celle de Mason et Dixon. Cette fameuse ligne, tracée entre la Pensylvanie et le Maryland, séparait deux sociétés alors tout à fait dissemblables et qui offrent aujourd’hui encore, malgré l’unité accomplie, des oppositions frappantes. Les mœurs, les caractères, les traditions ne se laissent pas modifier d’un trait de plume comme les frontières, et, quoi que paraisse en penser le Nord, qui a sur ce chapitre les illusions naturelles aux vainqueurs, la complète assimilation d’idées et de sentimens ne sera point parachevée de longtemps, si la reconstruction politique est faite. Je reviendrai bientôt au Sud, et je ne m’attarderai que trop peut-être à la Nouvelle-Orléans où m’attendait cette inoubliable impression d’un quasi-retour dans la patrie. On ne peut nier toutefois que la condition des femmes américaines soit beaucoup plus intéressante à étudier dans le Nord, justement parce qu’elle diffère de la nôtre d’une façon plus radicale.

Dans le Nord seulement, les femmes portent une agitation de parole et d’opinion autour des problèmes sociaux. Les dames du Sud en sourient avec un peu de malice et gardent quant à elles l’attitude, sinon précisément des jeunes filles, du moins des épouses et des mères françaises. Elles vivent pour leurs maris, pour leurs enfans, pour leur intérieur, pour le monde, sans sortir de ce cercle étroit, à moins de circonstances graves, comme par exemple celles de la guerre de Sécession qui, sous l’éperon du patriotisme, les transforma toutes, du jour au lendemain, en héroïnes.


TH. BENTZON.

  1. Voyez la Revue des 1er juillet, 1er septembre, 15 octobre et 1er décembre 1894.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er mars 1890, Through one administration.
  3. Condition de la femme aux États-Unis, Homes et clubs d’ouvrières, 1er décembre 1894.
  4. En vertu du bill obtenu par miss Fletcher, et signé par le président des États-Unis le 7 août 1882, les chefs de famille ont droit chacun à 160 acres de terre ; les orphelins et les célibataires au-dessus de dix-huit ans, à 80 acres ; tout individu au-dessous de cet âge à 40 acres.
  5. Condition de la femme aux États-Unis, Revue du 1er décembre 1894.
  6. Voir dans la Revue : le Maître d’école du Flat-Creek, 1er novembre 1872 ; le Prédicateur ambulant, 1er et 15 octobre 1874.