La Cité de Dieu (Augustin)/Livre XIV/Chapitre V

Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 288-289).
◄   IV
VI  ►
CHAPITRE V.
L’OPINION DES PLATONICIENS TOUCHANT LA NATURE DE L’ÂME ET CELLE DU CORPS EST PLUS SUPPORTABLE QUE CELLE DES MANICHÉENS ; TOUTEFOIS NOUS LA REJETONS EN CE POINT QU’ELLE FAIT VENIR DU CORPS TOUS LES DÉSIRS DÉRÉGLÉS.

Il ne faut donc pas, lorsque nous péchons, accuser la chair en elle-même, et faire retomber ce reproche sur le Créateur, puisque la chair est bonne en son genre ; ce qui n’est pas bon, c’est d’abandonner le Créateur pour vivre selon un bien créé, soit qu’on veuille vivre selon la chair, ou selon l’âme, ou selon l’homme tout entier, qui est composé des deux ensemble. Celui qui glorifie l’âme comme le souverain bien et qui condamne la chair comme un mal, aime l’une et fuit l’autre charnellement, parce que sa haine, aussi bien que son amour, ne sont pas fondés sur la vérité, mais sur une fausse imagination. Les Platoniciens, je l’avoue, ne tombent pas dans l’extravagance des Manichéens et ne détestent pas avec eux les corps terrestres comme une nature mauvaise[1], puisqu’ils font venir tous les éléments dont ce monde visible est composé et toutes leurs qualités de Dieu comme créateur. Mais ils croient que le corps mortel fait de telles impressions sur l’âme, qu’il engendre en elle la crainte, le désir, la joie et la tristesse, quatre perturbations, pour parler avec Cicéron[2], ou, si l’on veut se rapprocher du grec, quatre passions, qui sont la source de la corruption des mœurs. Or, si cela est, d’où vient qu’Énée, dans Virgile, entendant dire à son père que les âmes retourneront dans les corps après les avoir quittés, est surpris et s’écrie :

« Ô mon père, faut-il croire que les âmes, après être montées au ciel, quittent ces sublimes régions pour revenir dans des corps grossiers ? Infortunés ! d’où leur vient ce funeste amour de la lumière[3] ? »

Je demande à mon tour si, dans cette pureté tant vantée où s’élèvent ces âmes, le funeste amour de la lumière peut leur venir de ces organes terrestres et de ces membres moribonds ? Le poëte n’assure-t-il pas qu’elles ont été délivrées de toute contagion charnelle alors qu’elles veulent retourner dans des corps ? Il résulte de là que cette révolution éternelle des âmes, fût-elle aussi vraie qu’elle est fausse, on ne pourrait pas dire que tous leurs désirs déréglés leur viennent du corps, puisque, selon les Platoniciens et leur illustre interprète, le funeste amour de la lumière ne vient pas du corps, mais de l’âme, qui en est saisie au moment même où elle est libre de tout corps et purifiée de toutes les souillures de la chair. Aussi conviennent-ils que ce n’est pas seulement le corps qui excite dans l’âme des craintes, des désirs, des joies et des tristesses, mais qu’elle peut être agitée par elle-même de tous ces mouvements.

  1. Voyez le traité de saint Augustin De hæres., hær. 46, et tous ses écrits contre les Manichéens.
  2. Tusc. Quæst., lib. iv, cap. 6 et alibi.
  3. Énéide, liv. vi, v.  719-721.