La Cité de Dieu (Augustin)/Livre XIII/Chapitre XXIV

Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 281-284).

CHAPITRE XXIV.

comment il faut entendre ce souffle de dieu dont parle l’écriture et qui donne a l’homme une ame vivante, et cet autre souffle que jésus-christ exhale en disant : recevez l’esprit-saint.

Quelques-uns se sont persuadé avec assez peu de raison que le passage de la Genèse où on lit : « Dieu souffla contre la face d’Adam un esprit de vie, et l’homme fut créé âme vivante », ne doit pas s’entendre de Dieu donnant au premier homme une âme, mais de Dieu ne faisant que vivifier par le Saint-Esprit celle que l’homme avait déjà. Ce qui les porte à interpréter ainsi l’Ecriture, c’est que Notre-Seigneur Jésus-Christ, après la résurrection, souffla sur ses disciples et leur dit : « Recevez le Saint-Esprit s ; d’où ils concluent que, puisque la même chose se passa dans la création de l’homme, le même effet s’ensuivit aussi : comme si l’évangéliste, après avoir parlé du souffle de Jésus sur ses disciples, avait ajouté, ainsi que fait Moïse, qu’ils devinrent âmes vivantes. Mais quand il l’aurait ajouté, cela ne signifierait autre chose, sinon que l’Esprit de Dieu est en quelque façon la vie de l’âme, et que sans lui elle est morte, quoique l’homme reste vivant. Mais rien de semblable n’eut lieu au moment de la création de l’homme, ainsi que le prouvent ces paroles de la Genèse : « Dieu créa (formavit) l’homme poussière de la terre » ; ce que certains interprètes croient rendre plus clair en traduisant : « Dieu composa (finxit) l’homme du limon de la terre », parce qu’il est écrit aux versets précédents : « Or, une fontaine s’élevait de la terre et en arrosait toute la « surface » ; ce qui engendrait, suivant eux, ce limon dont l’homme fut formé ; et c’est immédiatement après que l’Ecriture ajoute « Dieu créa l’homme poussière de la terre », comme le portent les exemplaires grecs sur lesquels l’Ecriture a été traduite en latin. Au surplus, que l’on rende par formavit ou par finxit le mot grec eplasen, peu importe à la question ; finxit est le mot propre, et c’est la crainte de l’équivoque qui a décidé ceux qui ont préféré formavit, l’usage donnant à l’expression finxit le sens de fiction mensongère. C’est donc cet homme ainsi fait de la poussière de la terre ou du limon, c’est-à-dire d’une poussière trempée d’eau, dont saint Paul dit qu’il devint un corps animal, lorsqu’il reçut l’âme. « Et l’homme devint âme vivante » entendez que cette poussière ainsi pétrie devint une âme vivante.

Mais, disent-ils, il avait déjà une âme ; autrement on ne l’appellerait pas homme, l’homme n’étant pas le corps seul ou l’âme seule, mais le composé des deux. Il est vrai que l’âme, non plus que le corps, n’est pas l’homme entier ; mais l’âme en est la plus noble partie. Quand elles sont unies ensemble, elles prennent le nom d’homme, qu’elles ne quittent pas néanmoins après leur séparation. Ne disons-nous pas tous les jours : Cet homme est mort, et maintenant il est dans la paix ou dans les supplices, bien que cela ne se puisse dire que de l’âme seule ; ou : Cet homme a été enterré en tel ou tel lieu, quoique cela ne se puisse entendre que du corps seul ? Diront-ils que ce n’est pas la façon de parler de l’Ecriture ? Mais elle ne fait point difficulté d’appeler homme l’une ou l’autre de ces deux parties, lors même qu’elles sont unies, et de dire que l’âme est l’homme intérieur et le corps l’homme extérieur, comme si c’étaient deux hommes, bien qu’en effet ce n’en soit qu’un. Aussi bien il faut entendre dans quel sens l’Ecriture dit que l’homme est fait à l’image de Dieu, et dans quel sens elle l’appelle terre et dit qu’il retournera en terre. La première parole s’entend de l’âme raisonnable, telle que Dieu la créa par son souffle dans l’homme, c’est-à-dire dans le corps de l’homme ; et la seconde s’entend du corps, tel que Dieu le forma de la poussière, et à qui l’âme fut donnée pour en faire un corps animal, c’est-à-dire un homme ayant une âme vivante.

C’est pourquoi, quand Notre-Seigneur souffla sur ses disciples en disant : « Recevez le Saint— Esprit », il voulait nous apprendre que le Saint-Esprit n’est pas seulement l’Esprit du Père, mais encore l’Esprit du Fils unique, attendu que le même Esprit est l’Esprit du Père et du Fils, formant avec tous deux la Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, qui n’est pas créature, mais créateur. En effet, ce souffle corporel qui sortit de la bouche de Jésus-Christ n’était point la substance ou la nature du Saint-Esprit, mais plutôt, je le répète, un signe pour nous faire entendre que le Saint-Esprit est commun au Père et au Fils ; car ils n’en ont pas chacun un, et il n’y en a qu’un pour deux. Or, ce Saint-Esprit est toujours dans l’Ecriture appelé en grec pneuma, ainsi que Notre-Seigneur l’appelle ici, lorsque l’exprimant par le souffle de sa bouche, il le donne à ses disciples ; et e ne me souviens point qu’il y soit appelé autrement : au lieu que dans le passage de la Genèse, où il est dit que « Dieu forma l’homme de la poussière de la terre, et qu’il souffla contre sa face un esprit de vie », le grec ne porte pas pneuma, mais pnoè, terme dont l’Ecriture se sert plus souvent pour désigner la créature que le Créateur ; d’où vient que quelques interprètes, pour en marquer la différence, ont mieux aimé le rendre par le mot souffle, que par celui d’esprit. Il se trouve employé de la sorte dans Isaïe, où Dieu dit : « J’ai fait tout souffle », c’est-à-dire toute âme. Les interprètes donc expliquent quelquefois, il est vrai, ce dernier mot par souffle, ou par esprit, ou par inspiration ou aspiration, ou même par âme ; mais jamais ils ne traduisent l’autre que par esprit, soit celui de l’homme dont l’Apôtre dit : « Quel est celui des hommes qui connaît ce qui est en l’homme, si ce n’est l’esprit même de l’homme qui est en lui ? » soit celui de la bête, comme quand Salomon dit : « Qui sait si l’esprit de l’homme monte en haut dans le ciel, et si l’esprit de la bête descend en bas dans la terre ? » soit même cet esprit corporel qu’on nomme aussi vent, comme dans le Psalmiste : « Le feu, la grêle, la neige, la glace, l’esprit de tempête » ; soit enfin l’esprit créateur, tel que celui dont Notre-Seigneur dit dans l’Evangile, en l’exprimant par son souffle : « Recevez le Saint-Esprit », et ailleurs : « Allez, baptisez toutes les nations « au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit », paroles qui déclarent clairement et excellemment la très-sainte Trinité ; et encore : « Dieu est esprit », et en beaucoup d’autres endroits de l’Ecriture. Dans tous ces passages, le grec ne porte point le mot équivalent à souffle, mais bien celui qui ne peut se rendre que par esprit. Ainsi, alors même que dans un endroit de la Genèse où il est dit que « Dieu souffla contre la face de l’homme un esprit de vie », il y aurait dans le grec pneuma et non pnoè, il ne s’ensuivrait pas pour cela que nous fussions obligés d’entendre l’Esprit créateur, puisque, comme nous avons dit, l’Ecriture ne se sert pas seulement du premier de ces mots pour le Créateur, mais aussi pour la créature,

Mais, répliquent-ils, elle ne dirait pas esprit de vie, si elle ne voulait marquer le Saint-Esprit, ni âme vivante, si elle n’entendait la vie de l’âme qui lui est communiquée par le don de l’Esprit de Dieu, puisque, l’âme vivant d’une vie qui lui est propre, il n’était pas besoin d’ajouter vivante, si l’Ecriture n’eût voulu signifier cette vie qui lui est donnée par le Saint-Esprit. Qu’est-ce à dire ? et raisonner ainsi, n’est-ce pas s’attacher avec ardeur à ses propres pensées au lieu de se rendre attentif au sens de l’Ecriture ? Sans aller bien loin, qu’y avait-il de plus aisé que de lire ce qui est écrit un peu auparavant au même livre de la Genèse : « Que la terre produise des âmes vivantes », quand tous les animaux de la terre furent créés ? Et quelques lignes après, mais toujours au même livre : « Tout ce qui a esprit de vie et tout homme habitant la terre péri », pour dire que tout ce qui vivait sur la terre périt par le déluge ? Puis donc que nous trouvons une âme vivante et un esprit de vie, même dans les bêtes, selon la façon de parler de l’Ecriture, et qu’au lieu même où elle dit : « Toutes les choses qui ont un esprit de vie », le grec ne porte pas pneuma, mais pnoè, que ne disons-nous aussi : Où est la nécessité de dire vivante, l’âme ne pouvant être, si elle ne vit, et d’ajouter de vie, après avoir dit esprit ? Cela nous fait donc voir que lorsque l’Ecriture n usé de ces mêmes termes en parlant de l’homme, elle ne s’est point éloignée de son langage ordinaire ; mais elle a voulu que l’on entendît par là le principe du sentiment dans les animaux ou les corps animés. Et dans la formation de l’homme, n’oublions pas encore que l’Ecriture reste fidèle à son langage habituel, quand elle nous enseigne qu’en recevant l’âme raisonnable, non pas émanée de la terre ou des eaux, comme l’âme des créatures charnelles, mais créée par le souffle de Dieu, l’homme n’en est pas moins destiné à vivre dans un corps animal, où réside une âme vivante, comme ces animaux dont l’Ecriture a dit : « Que la terre produise toute âme vivante » ; et quand elle dit également qu’ils ont l’esprit de vie, le grec portant toujours pnoè et non pneuma, ce n’est assurément pas le Saint-Esprit, mais bien l’âme vivante qui est désignée par cette expression.

Le souffle de Dieu, disent-ils encore, est sorti de sa bouche ; de sorte que si nous croyons que c’est l’âme, il s’ensuivra que nous serons obligés aussi d’avouer qu’elle est consubstantielle et égale à cette Sagesse qui a dit : « Je suis sortie de la bouche du Très-Haut ». Mais la Sagesse ne dit pas qu’elle est le souffle de Dieu, mais qu’elle est sortie de sa bouche. Or, de même que nous pouvons former un souffle, non de notre âme, qui nous fait hommes, mais de l’air qui nous entoure et que nous respirons, ainsi Dieu, qui est tout-puissant, a pu très-bien aussi en former un, non de sa nature, ni d’aucune chose créée, mais du néant, et le mettre dans le corps de l’homme. D’ailleurs, afin que ces habiles personnes qui se mêlent de parler de l’Ecriture et n’en étudient pas le langage, apprennent qu’elle ne fait pas sortir de la bouche de Dieu seulement ce qui est de même nature que lui, qu’elles écoutent ce que Dieu y dit : « Tu es tiède, tu n’es ni froid ni chaud ; c’est pourquoi je vais te vomir de ma bouche ».

Il ne faut donc plus résister aux paroles expresses de l’Apôtre, lorsque distinguant le corps animal du corps spirituel, c’est-à-dire celui que nous avons maintenant de celui que nous aurons un jour, il dit : « Le corps est semé animal, et il ressuscitera spirituel. Comme il y a un corps animal, il y a aussi un corps spirituel, ainsi qu’il est écrit : Adam, le premier homme, a été créé avec une âme vivante, et le second Adam a été rempli d’un esprit vivifiant. Mais ce n’est pas le corps spirituel qui a été formé le premier, c’est le corps animal, et ensuite le spirituel. Le premier homme est le terrestre formé de la terre, et le second homme est le céleste descendu du ciel. Comme le premier homme a été terrestre, ses enfants sont aussi terrestres ; et comme le second homme est céleste, ses enfants sont aussi célestes. De la même manière donc que nous avons porté l’image de l’homme terrestre, portons aussi l’image de l’homme céleste ». Ainsi le corps animal, dans lequel l’Apôtre dit que fut créé le premier homme, n’était pas composé de telle façon qu’il ne pût mourir, mais de telle façon qu’il ne fût point mort si l’homme n’eût péché. Le corps qui sera spirituel, parce que l’Esprit le vivifiera, ne pourra mourir, non plus que l’âme, qui, bien qu’elle meure en quelque façon en se séparant de Dieu, conserve néanmoins toujours une vie qui lui est propre. Il en est de même des mauvais anges qui, pour être séparés de Dieu, ne laissent pas de vivre et de sentir, parce qu’ils ont été créés immortels, tellement que la seconde mort même où ils seront précipités après le dernier jugement ne leur ôtera pas la vie, puisqu’elle leur fera souffrir de cruelles douleurs. Mais les hommes qui appartiennent à la grâce et qui seront associés aux saints anges dans la béatitude seront revêtus de corps spirituels, de manière à ce qu’ils ne pécheront ni ne mourront plus.

Reste une question qui doit être discutée et, avec l’aide de Dieu, résolue, c’est de savoir comment les premiers hommes auraient pu engendrer des enfants s’ils n’eussent point péché, puisque nous disons que les mouvements de la concupiscence sont des suites du péché. Mais il faut finir ce livre, et d’ailleurs la question demande à être traitée avec quelque étendue ; il vaut donc mieux la remettre au livre suivant.