La Cité de Dieu (Augustin)/Livre X/Chapitre V

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 198-199).
CHAPITRE V.
DES SACRIFICES QUE DIEU N’EXIGE PAS ET QUI ONT ÉTÉ LA FIGURE DE CEUX QU’IL EXIGE EFFECTIVEMENT.

Qui serait assez insensé pour croire que Dieu ait besoin des choses qu’on lui offre en sacrifice ? L’Ecriture sainte témoigne le contraire en plusieurs endroits, et il suffira de rapporter cette parole du Psaume : « J’ai dit au Seigneur : Vous êtes mon Dieu, car vous n’avez pas besoin de mes biens[1] ». Ainsi, Dieu n’a besoin ni des animaux qu’on lui sacrifie, ni d’aucune chose terrestre et corruptible, ni même de la justice de l’homme, et tout le culte légitime qui lui est rendu n’est utile qu’à l’homme qui le lui rend. Car on ne dira pas qu’il revienne quelque chose à la fontaine de ce qu’on s’y désaltère, ou à la lumière de ce qu’on la voit. Que si les anciens patriarches ont immolé à Dieu des victimes, ainsi que nous en trouvons des exemples dans l’Écriture, mais sans les imiter, ce n’était qu’une figure de nos devoirs actuels envers Dieu, c’est-à-dire du devoir de nous unir à lui et de porter vers lui notre prochain. Le sacrifice est donc un sacrement, c’est-à-dire un signe sacré et visible de l’invisible sacrifice. C’est pour cela que l’âme pénitente dans le Prophète ou le Prophète lui-même, cherchant à fléchir Dieu pour ses péchés, lui dit : « Si vous aviez voulu un sacrifice, je vous l’aurais offert avec joie ; mais vous n’avez point les holocaustes pour agréables. Le vrai sacrifice est une âme brisée de tristesse ; vous ne dédaignez pas, ô mon Dieu ! un cœur contrit et humilié[2] ». Remarquons qu’en disant que Dieu ne veut pas de sacrifices, le Prophète fait voir en même temps qu’il en est un exigé de Dieu. Il ne veut point le sacrifice d’une bête égorgée, mais celui d’un cœur contrit. Ainsi ce que Dieu ne veut pas, selon le Prophète, est ici la figure de ce que Dieu veut. Dieu ne veut pas les sacrifices, mais seulement au sens où les insensés s’imaginent qu’il les veut, c’est-à-dire pour y prendre plaisir et se satisfaire lui-même ; car s’il n’avait pas voulu que les sacrifices qu’il demande, comme, par exemple, celui d’un cœur contrit et humilié par le repentir, fussent signifiés par les sacrifices charnels qu’on a cru qu’il désirait pour lui-même, il n’en aurait pas prescrit l’offrande dans l’ancienne loi. Aussi devaient-ils être changés au temps convenable et déterminé, de peur qu’on ne les crût agréables à Dieu par eux-mêmes, et non comme figure de sacrifices plus dignes de lui. De là ces paroles d’un autre psaume : « Si j’ai faim, je ne vous le dirai pas ; car tout l’univers est à moi, avec tout ce qu’il enferme. Mangerai-je la chair des taureaux, ou boirai-je le sang des boucs[3] ? » Comme si Dieu disait : Quand j’aurais besoin de ces choses, je ne vous les demanderais pas, car elles sont on ma puissance. Le Psalmiste, pour expliquer le sens de ces paroles, ajoute : « Immolez à Dieu un sacrifice de louanges, et offrez vos vœux au Très-Haut. Invoquez-moi au jour de la tribulation ; je vous délivrerai et je vous glorifierai[4] ». — « Qu’offrirai-je », dit un autre prophète, « qu’offrirai-je au Seigneur qui soit digne de lui ? fléchirai-je le genou devant le Très-Haut ? lui offrirai-je pour holocaustes des veaux d’un an ? peut-il être apaisé par le sacrifice de mille béliers ou de mille boucs engraissés ? lui sacrifierai-je mon premier-né pour mon impiété et le fruit de mes entrailles pour le péché de mon âme ? Je t’apprendrai, ô homme ! ce que tu dois faire et ce que Dieu demande de toi : pratique la justice, aime la miséricorde, et sois toujours prêt à marcher devant le Seigneur ton Dieu[5] ». Ces paroles font assez voir que Dieu ne demande pas les sacrifices charnels pour eux-mêmes, mais comme figure des sacrifices véritables. Il est dit aussi dans l’épître aux Hébreux : « N’oubliez pas d’exercer la charité et de faire part de votre bien aux pauvres ; car c’est par de tels sacrifices qu’on est agréable à Dieu[6] ». Ainsi, quand il est écrit : « J’aime mieux la miséricorde que le sacrifice[7] », il ne faut entendre autre chose sinon qu’un sacrifice est préféré à l’autre, attendu que ce qu’on appelle vulgairement sacrifice n’est que le signe du sacrifice véritable. Or, la miséricorde est le sacrifice véritable ; ce qui a fait dire à l’Apôtre : « C’est par de tels sacrifices qu’on se rend agréable à Dieu ». Donc toutes les prescriptions divines touchant les sacrifices du temple ou du tabernacle se rapportent à l’amour de Dieu et du prochain ; car, ainsi qu’il est écrit : « Ces deux commandements renferment la loi et les Prophètes[8] ».

  1. Ps. XV, 2.
  2. Ps. L, 18 et 19.
  3. Ps. xlix, 12, 13.
  4. Ibid. 14 et 15.
  5. Mich. vi, 6, 7 et 8.
  6. Hébr. xiii, 16.
  7. Osée, vi, 6.
  8. Matt. xxii, 40.