La Cité de Dieu (Augustin)/Livre X/Chapitre VI

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 199-200).
CHAPITRE VI.
DU VRAI ET PARFAIT SACRIFICE.

Ainsi le vrai sacrifice, c’est toute œuvre accomplie pour s’unir à Dieu d’une sainte union, c’est-à-dire toute œuvre qui se rapporte à cette fin suprême et unique où est le bonheur. C’est pourquoi la miséricorde même envers le prochain n’est pas un sacrifice, si on ne l’exerce en vue de Dieu. Le sacrifice en effet, bien qu’offert par l’homme, est chose divine, comme l’indique le mot lui-même, qui signifie action sacrée. Aussi l’homme même consacré et voué à Dieu est un sacrifice, en tant qu’il meurt au monde pour vivre en Dieu ; car cette consécration fait partie de la miséricorde que chacun exerce envers soi-même, et c’est pour cela qu’il est écrit : « Aie pitié de son âme en te rendant agréable à Dieu[1] ». Notre corps est pareillement un sacrifice, quand nous le mortifions par la tempérance, si nous agissons de la sorte pour plaire à Dieu, comme nous y sommes tenus, et que loin de prêter nos membres au péché pour lui servir d’instrument d’iniquité[2], nous les consacrions à Dieu pour en faire des instruments de justice. C’est à quoi l’Apôtre nous exhorte en nous disant : « Je vous conjure, mes frères, par la miséricorde de Dieu, de lui offrir vos corps comme une victime vivante, sainte et agréable à ses yeux, et de lui rendre un culte raisonnable et spirituel[3] ». Or, si le corps, dont l’âme se sert comme d’un serviteur et d’un instrument, est un sacrifice, quand l’âme rapporte à Dieu le service qu’elle en tire, à combien plus forte raison l’âme elle-même est-elle un sacrifice, quand elle s’offre à Dieu, afin qu’embrasée du feu de son amour, elle se dépouille de toute concupiscence du siècle et soit comme renouvelée par sa soumission à cet être immuable qui aime en elle les grâces qu’elle a reçues de sa souveraine beauté ? C’est ce que le même apôtre insinue en disant : « Ne vous conformez point au siècle présent ; mais transformez-vous par le renouvellement de l’esprit, afin que vous connaissiez ce que Dieu demande de vous, c’est-à-dire ce qui est bon, ce qui lui est agréable, ce qui est parfait[4] ». Puis donc que les œuvres de miséricorde rapportées à Dieu sont de vrais sacrifices, que nous les pratiquions envers nous-mêmes ou envers le prochain, et qu’elles n’ont d’autre fin que de nous délivrer de toute misère et de nous rendre bienheureux, ce qui ne peut se faire que par la possession de ce bien dont il est écrit : « M’attacher à Dieu, c’est mon bien[5] », il s’ensuit que toute la cité du Rédempteur, c’est-à-dire l’assemblée et la société des saints, est elle-même un sacrifice universel offert à Dieu par le suprême pontife, qui s’est offert pour nous dans sa passion, afin que nous fussions le corps de ce chef divin selon cette forme d’esclave[6] dont il s’est revêtu. C’est cette forme, en effet, qu’il a offerte à Dieu, et c’est en elle qu’il a été offert, parce que c’est selon elle qu’il est le médiateur, le prêtre et le sacrifice. Voilà pourquoi l’Apôtre, après nous avoir exhortés à faire de nos corps une victime vivante, sainte et agréable à Dieu, à lui rendre un culte raisonnable et spirituel, à ne pas nous conformer au siècle, mais à nous transformer par un renouvellement d’esprit, afin de connaître ce que Dieu demande de nous, ce qui est bon, ce qui lui est agréable, ce qui est parfait, c’est-à-dire le vrai sacrifice qui est celui de tout notre être, l’Apôtre, dis-je, ajoute ces paroles : « Il vous recommande à tous, selon le ministère qui m’a été donné par grâce, de ne pas aspirer à être plus sages qu’il ne faut, mais de l’être avec sobriété, selon la mesure de foi que Dieu a départie à chacun de vous. Car, comme dans un seul corps nous avons plusieurs membres, lesquels n’ont pas tous la même fonction ; ainsi, quoique nous soyons plusieurs, nous n’avons qu’un seul corps en Jésus-Christ et nous sommes membres les uns des autres, ayant des dons différents, selon la grâce qui nous a été donnée[7] ». Tel est le sacrifice des chrétiens : être tous un seul corps en Jésus-Christ, et c’est ce mystère que l’Eglise célèbre assidûment dans le sacrement de l’autel, connu des fidèles[8], où elle apprend qu’elle est offerte elle-même dans l’oblation qu’elle fait à Dieu.

  1. Eccli. xxx, 24.
  2. Rom. vi, 13.
  3. Rom. xii, 1.
  4. Rom. xii, 2.
  5. Ps. lxxii, 27.
  6. Philipp. ii, 7.
  7. Rom., xii, 3-6.
  8. On le cachait aux païens et aux catéchumènes.