La Cité de Dieu (Augustin)/Livre X/Chapitre III

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 197-198).
CHAPITRE III.
BIEN QU’ILS AIENT CONNU LE CRÉATEUR DE L’UNIVERS, LES PLATONICIENS SE SONT ÉCARTÉS DU VRAI CULTE DE DIEU EN RENDANT LES HONNEURS DIVINS AUX BONS ET AUX MAUVAIS ANGES.

Cela étant, si les Platoniciens et les autres philosophes qui acceptent ces mêmes principes, connaissant Dieu, le glorifiaient comme Dieu et lui rendaient grâces, s’ils ne se perdaient pas dans leurs vaines pensées, s’ils n’étaient point complices des erreurs populaires, soit qu’ils en aient eux-mêmes semé le germe, soit qu’ils n’osent en surmonter l’entraînement, ils confesseraient assurément que ni les esprits immuables et bienheureux, ni les hommes mortels et misérables ne peuvent être ou devenir heureux qu’en servant cet unique Dieu des dieux, qui est le nôtre et le leur.

C’est à lui que nous devons, pour parler comme les Grecs, rendre le culte de latrie, soit dans les actes extérieurs, soit au dedans de nous ; car nous sommes son temple, tous ensemble comme chacun en particulier[1], et il daigne également prendre pour demeure et chaque fidèle et le corps de l’Église, sans être plus grand dans le tout que dans chaque partie, parce que sa nature est incapable de toute extension et de toute division. Quand notre cœur est élevé vers lui, il est son autel ; son Fils unique est le prêtre par qui nous le fléchissons ; nous lui immolons des victimes sanglantes, quand nous versons notre sang pour la vérité et pour lui ; l’amour qui nous embrase en sa présence d’une flamme sainte et pieuse lui est le plus agréable encens ; nous lui offrons les dons qu’il nous a faits, et nous nous offrons, nous nous rendons nous-mêmes à notre créateur ; nous rappelons le souvenir de ses bienfaits, par des fêtes solennelles, de peur que le temps n’amène l’ingratitude avec l’oubli ; enfin nous lui vouons sur l’autel de notre cœur, où rayonne le feu de la charité, une hostie d’humilité et de louange. C’est pour le voir, autant qu’il peut être vu, c’est pour être unis à lui que nous nous purifions de la souillure des péchés et des passions mauvaises, et que nous cherchons une consécration dans la vertu de son nom ; car il est la source de notre béatitude et la fin de tous nos désirs. Nous attachant donc à lui, ou plutôt nous y rattachant, au lieu de nous en détacher pour notre malheur, le méditant et le relisant sans cesse (d’où vient, dit-on[2], le mot religion), nous tendons vers lui par l’amour, afin de trouver en lui le repos et de posséder la béatitude en possédant la perfection. Ce souverain bien, en effet, dont la recherche a tant divisé les philosophes, n’est autre chose que l’union avec Dieu ; c’est en le saisissant, si on peut ainsi dire, par un embrassement spirituel, que l’âme devient féconde en véritables vertus. Aussi nous est-il ordonné d’aimer ce bien de tout notre cœur, de toute notre âme et de toute notre vertu. Vers lui doivent nous conduire ceux qui nous aiment ; vers lui nous devons conduire ceux que nous aimons. Et par là s’accomplissent ces deux commandements qui renferment la loi et les Prophètes : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et de tout ton esprit ». — « Tu aimeras ton prochain comme toi-même[3] ». Pour apprendre à l’homme à s’aimer lui-même comme il convient, une fin lui a été proposée à laquelle il doit rapporter toutes ses actions pour être heureux ; car on ne s’aime que pour être heureux, et cette fin, c’est d’être uni à Dieu[4]. Lors donc que l’on commande à celui qui sait déjà s’aimer comme il faut, d’aimer son prochain comme soi-même, que lui commande-t-on, sinon de se porter, autant qu’il est en son pouvoir, à aimer Dieu ? Voilà le vrai culte de Dieu, voilà la vraie religion, voilà la solide piété, voilà le service qui n’est dû qu’à Dieu. Quelque hautes, par conséquent, que soient l’excellence et les vertus des puissances angéliques, si elles nous aiment comme elles-mêmes, elles doivent souhaiter que nous soyons soumis, pour être heureux, à celui qui doit aussi avoir leur soumission pour faire leur bonheur. Si elles ne servent pas Dieu, elles sont malheureuses, étant privées de Dieu ; si elles servent Dieu, elles ne veulent pas qu’on les serve à la place de Dieu, et leur amour pour lui les fait au contraire acquiescer à cette sentence divine : « Celui qui sacrifiera à d’autres dieux qu’au Seigneur sera exterminé[5] ».

  1. I Cor. III, 16, 17.
  2. Dans ce passage étrange, saint Augustin paraît faire allusion à Cicéron, qui dérive quelque part religio de relegere : « Qui omnia quæ ad Dei cultum pertinerent diligenter pertractarent et quasi relegerent sunt dicti religiosi ex relegendo (De nat. Deor.II, 28) ». Lactance veut que religio vienne de religare (Inst.IV, 28).
  3. Matt. XXII, 37-40.
  4. Ps. LXXII, 28.
  5. Exod. XXII, 20.