La Cité de Dieu (Augustin)/Livre X/Chapitre I

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 195-196).
LIVRE DIXIÈME.
Saint Augustin établit que les bons anges veulent qu’on offre à Dieu seul, objet de leurs propres adorations, les honneurs divins et les sacrifices qui constituent le culte de latrie. Il discute ensuite contre Porphyre sur le principe et la voie de la purification et la délivrance de l’âme.

CHAPITRE PREMIER.
LES PLATONICIENS TOMBANT D’ACCORD QUE DIEU SEUL EST LA SOURCE DE LA BÉATITUDE VÉRITABLE, POUR LES ANGES COMME POUR LES HOMMES, IL RESTE A SAVOIR SI LES ANGES, QUE CES PHILOSOPHES CROIENT QU’IL FAUT HONORER EN VUE DE CETTE BÉATITUDE MÊME, VEULENT QU’ON LEUR FASSE DES SACRIFICES OU QU’ON N’EN OFFRE QU’A DIEU SEUL.

C’est un point certain pour quiconque use un peu de sa raison que tous les hommes veulent être heureux ; mais qui est heureux et d’où vient le bonheur ? voilà le problème où s’exerce la faiblesse humaine et qui a soulevé parmi les philosophes tant de grandes et vives controverses. Nous n’avons pas dessein de les ranimer ; ce serait un long travail, inutile à notre but. Il nous suffit qu’on se rappelle ce que nous avons dit au huitième livre, alors que nous étions en peine de faire un choix parmi les philosophes, pour débattre avec eux la question du bonheur de la vie future et savoir s’il est nécessaire pour y parvenir d’adorer plusieurs dieux ou s’il ne faut adorer que le seul vrai Dieu, créateur des dieux eux-mêmes.

On peut se souvenir, ou au besoin s’assurer par une seconde lecture, que nous avons choisi les Platoniciens, les plus justement célèbres parmi les philosophes, parce qu’ayant su comprendre que l’âme humaine, toute immortelle et raisonnable qu’elle est, ne peut arriver à la béatitude que par sa participation à la lumière de celui qui l’a faite et qui a fait le monde, ils en ont conclu que nul n’atteindra l’objet des désirs de tous les hommes, savoir le bonheur, qu’à condition d’être uni par un amour chaste et pur à cet être unique, parfait et immuable qui est Dieu. Mais comme ces mêmes philosophes, entraînés par les erreurs populaires, ou, suivant le mot de l’Apôtre, perdus dans le néant de leurs spéculations[1], ont cru qu’il fallait adorer plusieurs dieux, au point même que quelques-uns d’entre eux sont tombés dans l’erreur déjà longuement réfutée du culte des démons, il faut rechercher maintenant, avec l’aide de Dieu, quel est, touchant la religion et la piété, le sentiment des anges, c’est-à dire de ces êtres immortels et bienheureux établis dans les siéges célestes, Dominations, Principautés, Puissances, que ces philosophes appellent dieux, et quelques-uns bons démons, ou, comme nous, anges ; en termes plus précis, il faut savoir si ces esprits célestes veulent que nous leur rendions les honneurs sacrés, que nous leur offrions des sacrifices, que nous leur consacrions nos biens et nos personnes, ou que tout cela soit réservé à Dieu seul, leur dieu et le nôtre.

Tel est, en effet, le culte qui est dû à la divinité ou plus expressément à la déité, et pour désigner ce culte en un seul mot, faute d’expression latine suffisamment appropriée, je me servirai d’un mot grec. Partout où les saintes Ecritures portent λατρεία, nous traduisons par service ; mais ce service qui est dû aux hommes et dont parle l’Apôtre, quand il prescrit aux serviteurs d’être soumis à leurs maîtres[2], est désigné en grec par un autre terme[3]. Le mot λατρεία, au contraire, selon l’usage de ceux qui ont traduit en grec le texte hébreu de la Bible, exprime toujours, ou presque toujours, le service qui est dû à Dieu. C’est pourquoi il semble que le mot culte ne se rapporte pas d’une manière assez exclusive à Dieu, puisqu’on s’en sert pour désigner aussi les honneurs rendus à des hommes, soit pendant leur vie, soit après leur mort. De plus, il ne se rapporte pas seulement aux êtres auxquels nous nous soumettons par une humilité religieuse, mais aussi aux choses qui nous sont soumises ; car de ce mot dérivent agriculteurs, colons et autres. De même, les païens n’appellent leurs dieux cœlicoles qu’à titre de colons du ciel, ce qui ne veut pas dire qu’on les assimile à cette espèce de colons qui sont attachés au sol natal pour le cultiver sous leurs maîtres ; le mot colon est pris ici au sens où l’a employé un des maîtres de la langue latine dans ce vers :

« Il était une antique cité habitée par des colons tyriens[4] ».


C’est dans le même sens qu’on appelle colonies les États fondés par ces essaims de peuples qui sortent d’un État plus grand. En somme, il est très-vrai que le mot culte, pris dans un sens propre et précis, ne se rapporte qu’à Dieu seul ; mais comme on lui donne encore d’autres acceptions, il s’ensuit que le culte exclusivement dû à Dieu ne peut en notre langue s’exprimer d’un seul mot.

Le mot de religion semblerait désigner plus distinctement, non toute sorte de culte, mais le culte de Dieu, et c’est pour cela qu’on s’en est servi pour rendre le mot grec θρησϰεία (thrêskeia). Toutefois, comme l’usage de notre langue fait dire aux savants aussi bien qu’aux ignorants, qu’il faut garder la religion de la famille, la religion des affections et des relations sociales, il est clair qu’en appliquant ce mot au culte de la déité, on n’évite pas l’équivoque ; et dire que la religion n’est autre chose que le culte de Dieu, ce serait retrancher par une innovation téméraire l’acception reçue, qui comprend dans la religion le respect des liens du sang et de la société humaine[5]. Il en est de même du mot piété, en grec εὐσέβεια. Il désigne proprement le culte de Dieu[6] ; et cependant on dit aussi la piété envers les parents, et le peuple s’en sert même pour marquer les œuvres de miséricorde, usage qui me paraît venir de ce que Dieu recommande particulièrement ces œuvres et les égale ou même les préfère aux sacrifices. De là vient qu’on donne à Dieu même le titre de pieux[7]. Toutefois les Grecs ne se servent pas du mot εὐσέβεῖν dans ce sens, et c’est pourquoi, en certains passages de l’Écriture, afin de marquer plus fortement la distinction, ils ont préféré au mot εὐσέβεια, qui désigne le culte en général, le mot θεοσέβεια qui exprime exclusivement le culte de Dieu. Quant à nous, il nous est impossible de rendre par un seul mot l’une ou l’autre de ces deux idées. Nous disons donc que ce culte, que les Grecs appellent λαθρεία, et nous service, mais service exclusivement voué à Dieu, ce culte que les Grecs appellent aussi θρησϰεία, et nous religion, mais religion qui nous attache à Dieu seul, ce culte enfin que les Grecs appellent d’un seul mot, θεοσέβεια, et nous en trois mots, culte de Dieu, ce culte n’appartient qu’à Dieu seul, au vrai Dieu qui transforme en dieux ses serviteurs[8]. Cela posé, il suit, de deux choses l’une : que si les esprits bienheureux et immortels qui habitent les demeures célestes ne nous aiment pas et ne veulent pas notre bonheur, nous ne devons pas les honorer, et si, au contraire, ils nous aiment et veulent notre bonheur, ils ne peuvent nous vouloir heureux que comme ils le sont eux-mêmes ; car comment notre béatitude aurait-elle une autre source que la leur ?

  1. Rom. I, 21.
  2. Eph. VI, 5.
  3. Ce terme est δουλεία. Saint Augustin développe en d’autres ouvrages la distinction de la δουλεία et de λατρεία (Voyez le livre XV Contra Faust., n. 9 et le livre XX, n. 21. Comp. LettresCII, n. 20 et ailleurs). Il résume ainsi sa pensée dans ses Quæst. in Exod., qu. 94 : « La δουλεία est due à Dieu, en tant que Seigneur ; la λατρεία est due à Dieu, en tant que Dieu, et à Dieu seul ».
  4. Virgile, Énéide, livre I, vers 12.
  5. Voyez Cicéron, Pro Rosc. Amer., cap. 24.
  6. Voyez Sophocle, Philoct., vers 1440-1444.
  7. II Par., XXX, 9 ; Eccli. II, 13 ; Judith, VII, 20.
  8. Ps. LXXXI, 6 ; Jean, X, 34, 35.