La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VIII/Chapitre XXVII

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 177-178).
CHAPITRE XXVII.
DE L’ESPÈCE D’HONNEURS QUE LES CHRÉTIENS RENDENT AUX MARTYRS.

Et toutefois, nous n’avons en l’honneur des martyrs, ni temples, ni prêtres, ni cérémonies, parce qu’ils ne sont pas des dieux pour nous, et que leur Dieu est notre seul Dieu. Nous honorons, il est vrai, leurs tombeaux comme ceux de bons serviteurs de Dieu, qui ont combattu jusqu’à la mort pour le triomphe de la vérité et de la religion, pour la chute de l’erreur et du mensonge ; courage admirable que n’ont pas eu les sages qui avant eux avaient soupçonné la vérité ! Mais, qui d’entre les fidèles a jamais entendu un prêtre devant l’autel consacré à Dieu, sur les saintes reliques d’un martyr, dire dans les prières : Pierre, Paul ou Cyprien, je vous offre ce sacrifice ? C’est à Dieu seul qu’est offert le sacrifice célébré en leur mémoire ; à Dieu, qui les a faits hommes et martyrs, et qui a daigné les associer à la gloire de ses saints anges. On ne veut donc par ces solennités que rendre grâce au vrai Dieu des victoires des martyrs, et exciter les fidèles à partager un jour, avec l’assistance du Seigneur, leurs palmes et leurs couronnes. Voilà le véritable objet de tous ces actes de piété qui se pratiquent aux tombeaux des saints martyrs : ce sont des honneurs rendus à des mémoires vénérables, et non des sacrifices offerts à des morts comme à des dieux[1]. Ceux mêmes qui y portent des mets, coutume qui n’est d’ailleurs reçue qu’en fort peu d’endroits, et que les meilleurs chrétiens n’observent pas, les emportent après quelques prières, soit pour s’en nourrir, soit pour les distribuer aux pauvres, et les tiennent seulement pour sanctifiés par les mérites des martyrs, au nom du Seigneur des martyrs[2]. Mais, pour voir là des sacrifices, il faudrait ne pas connaître l’unique sacrifice des chrétiens, celui-là même qui s’offre en effet sur ces tombeaux.

Ce n’est donc ni par des honneurs divins, ni par des crimes humains que nous rendons hommage à nos martyrs, comme font les païens à leurs dieux ; nous ne leur offrons pas des sacrifices, et nous ne travestissons pas leurs crimes en choses sacrées. Parlerai-je d’Isis, femme d’Osiris, déesse égyptienne, et de ses ancêtres qui sont tous inscrits au nombre des rois ? Un jour qu’elle leur offrait un sacrifice, elle trouva, dit-on, une moisson d’orge dont elle montra quelques épis au roi Osiris, son mari, et à Mercure, conseiller de ce prince ; et c’est pourquoi on a prétendu l’identifier avec Cérès. Si l’on veut savoir tout le mal qu’elle a fait, qu’on lise, non les poëtes, mais les livres mystiques, ceux dont parla Alexandre[3] à sa mère Olympias, quand il eut reçu les révélations du pontife Léon, et l’on verra à quels hommes et à quelles actions on a consacré le culte divin. À Dieu ne plaise qu’on ose comparer ces dieux, tout dieux qu’on les appelle, à nos saints martyrs, dont nous ne faisons pourtant pas des dieux ! Nous n’avons institué en leur honneur ni prêtres, ni sacrifices, parce que tout cela serait inconvenant, illicite, impie, étant offert à tout autre qu’à Dieu ; nous ne cherchons pas non plus à les divertir en leur attribuant des actions honteuses ou en leur consacrant des jeux infâmes, comme on fait à ces dieux dont on célèbre les crimes sur la scène, soit qu’ils les aient commis, en effet, quand ils étaient hommes, soit qu’on les invente à plaisir pour le divertissement de ces esprits pervers. Certes, ce n’est pas un dieu de cette espèce que Socrate aurait eu pour inspirateur, s’il avait été véritablement inspiré par un Dieu ; mais peut-être est-ce un conte imaginé après coup par des hommes qui ont voulu avoir pour complice dans l’art de faire des dieux un philosophe vertueux, fort innocent, à coup sûr, de pareilles œuvres. Pourquoi donc nous arrêter plus longtemps à démontrer qu’on ne doit point honorer les démons en vue du bonheur de la vie future ? Il suffit d’un sens médiocre pour n’avoir plus aucun doute à cet égard. Mais on dira peut-être que si tous les dieux sont bons, il y a parmi les démons les bons et les mauvais, et que c’est aux bons qu’il faut adresser un culte pour obtenir la vie éternelle et bienheureuse ; c’est ce que nous allons examiner au livre suivant.

  1. Saint Augustin a traité à fond cette question dans son écrit Contre Fauste, ch. 21.
  2. Comp. Confessions, livre vi, ch. 2.
  3. Sur cette prétendue lettre d’Alexandre à Olympias, voyez plus haut, ch. 5. Comp. Diodore de Sicile, livre i, ch. 13 et suiv.