La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VI/Chapitre X

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 129-131).
CHAPITRE X.
DE LA LIBERTÉ D’ESPRIT DE SÉNÈQUE, QUI S’EST ÉLEVÉ AVEC PLUS DE FORCE CONTRE LA THÉOLOGIE CIVILE QUE VARRON CONTRE LA THÉOLOGIE FABULEUSE.

Mais si Varron n’a pas osé répudier ouvertement la théologie civile, quelque peu différente qu’elle soit de la théologie scénique, cette liberté d’esprit n’a pas manqué à Sénèque, qui florissait au temps des Apôtres, comme l’attestent certains documents[1]. Timide dans sa conduite, ce philosophe ne l’a pas été dans ses écrits. En effet, dans le livre qu’il a publié contre les superstitions[2], il critique la théologie civile avec plus de force et d’étendue que Varron n’avait fait de la théologie fabuleuse. Parlant des statues des dieux : « On fait servir, dit-il, une matière vile et insensible à représenter la majesté inviolable des dieux immortels ; on nous les montre sous la figure d’hommes, de bêtes, de poissons ; on ose même leur donner des corps à double sexe, et ces objets, qui seraient des monstres s’ils étaient animés, on les appelle des dieux ! » Il en vient ensuite à la théologie naturelle, et après avoir rapporté les opinions de quelques philosophes, il se fait l’objection que voici : « Quelqu’un dira : me fera-t-on croire que le ciel et la terre sont des dieux, qu’il y a des dieux au-dessus de la lune et d’autres au dessous ? Et comment écouter patiemment Platon et Straton le Péripatéticien, l’un qui fait Dieu sans corps, l’autre qui le fait sans âme ? » À quoi Sénèque répond : « Trouvez-vous mieux votre compte dans les institutions de Titius Tatius ou de Romulus ou de Tullus Hostilius ? Titus Tatius a élevé des autels à la déesse Cloacina et Romulus aux dieux Picus et Tibérinus ; Hostilius a divinisé la Peur et la Pâleur, qui ne sont autre chose que de violentes passions de l’homme, celle-là un mouvement de l’âme interdite, celle-ci un mouvement du corps, pas même une maladie, une simple altération du visage ». Aimez-vous mieux, demande Sénèque, croire à de telles divinités, et leur donnerez-vous une place dans le ciel ? Mais il faut voir avec quelle liberté il parle de ces mystères aussi cruels que scandaleux : « L’un, dit-il, se retranche les organes de la virilité ; l’autre se fait aux bras des incisions. Comment craindre la colère d’une divinité quand on se la rend propice par de telles infamies ? Si les dieux veulent un culte de cette espèce, ils n’en méritent aucun. Quel délire, quelle aveugle fureur de s’imaginer qu’on fléchira les dieux par des actes qui répugneraient à la cruauté des hommes ! Les tyrans, dont la férocité traditionnelle a servi de sujet aux tragédies, ont fait déchirer les mamelles de leurs victimes ; ils ne les ont pas obligées de se déchirer de leurs propres mains. On a mutilé des malheureux pour les faire servir aux voluptés des rois ; mais il n’a jamais été commandé à un esclave de se mutiler lui-même. Ces insensés, au contraire, se déchirent le corps au milieu des temples, et leur prière aux dieux, ce sont des blessures et du sang. Examinez à loisir ce qu’ils font et ce qu’ils souffrent, vous verrez des actes si indignes de personnes d’honneur, d’hommes libres, d’esprits sains, que vous croiriez avoir affaire à une folie furieuse, si les fous n’étaient pas en si grand nombre. Leur multitude est la seule caution de leur bon sens ».

Sénèque rappelle ensuite avec le même courage ce qui se passe en plein Capitole, et, en vérité, de pareilles choses, si elles ne sont pas une folie, ne peuvent être qu’une dérision. En effet, dans les mystères d’Égypte, on pleure Osiris perdu, puis on se réjouit de l’avoir retrouvé et sans avoir, après tout, rien retrouvé ni perdu, on fait paraître la même joie et la même douleur que si tout cela était le plus vrai du monde : « Toutefois, dit Sénèque, cette fureur a une durée limitée ; on peut être fou une fois l’an ; mais montez au Capitole, vous rougirez des extravagances qui s’y commettent et de l’audace avec laquelle la folie s’étale en public. L’un montre à Jupiter les dieux qui viennent le saluer, l’autre lui annonce l’heure qu’il est ; celui-ci fait l’office d’huissier, celui-là joue le rôle de parfumeur et agite ses bras comme s’il répandait des essences. Junon et Minerve ont leurs dévotes, qui, sans se tenir près de leurs statues et même sans venir dans leurs temples, ne laissent pas de remuer les doigts à leur intention, en imitant les mouvements des coiffeuses. Il y en a qui tiennent le miroir ; d’autres prient les dieux de s’intéresser à leurs procès et d’assister aux plaidoiries ; tel autre leur présente un placet ou leur explique son affaire. Un ancien comédien en chef, vieillard décrépit, jouait chaque jour ses rôles au Capitole, comme si un acteur abandonné des hommes était encore assez bon pour les dieux. Enfin, il se trouve là toute une troupe d’artisans de toute espèce qui travaille pour les dieux immortels ». Un peu après, Sénèque ajoute encore : « Toutefois, si ces sortes de gens rendent à la divinité des services inutiles, du moins ne lui en rendent-ils pas de honteux. Mais il y a des femmes qui viennent s’asseoir au Capitole, persuadées que Jupiter est amoureux d’elles, et Junon elle-même, fort colérique déesse, à ce qu’assurent les poëtes, Junon ne leur fait pas peur[3] ».

Varron ne s’est pas expliqué avec cette liberté ; il n’a eu de courage que pour réprouver la théologie fabuleuse, laissant à Sénèque l’honneur de battre en brèche la théologie civile. À vrai dire pourtant, les temples où se font ces turpitudes sont plus détestables encore que les théâtres, où on se contente de les figurer. C’est pourquoi Sénèque veut que le sage, en matière de théologie civile, se contente de cette adhésion tout extérieure qui n’engage pas les sentiments du cœur. Voici ses propres paroles : « Le sage observera toutes ces pratiques comme ordonnées par les lois et non comme agréables aux dieux ». Et quelques lignes plus bas : « Que dirai-je des alliances que nous formons entre les dieux, où la bienséance même n’est pas observée, puisqu’on y marie le frère avec la sœur ? Nous donnons Bellone à Mars, Vénus à Vulcain, Salacie à Neptune. Nous laissons d’autres divinités dans le célibat, faute sans doute d’un parti sortable ; et cependant les veuves ne manquent pas, comme Populonia, Fulgora, Rumina, qui ne doivent pas, j’en conviens, trouver aisément des maris. Il faudra donc se résigner à adorer cette ignoble troupe de divinités, qu’une longue superstition n’a cessé de grossir ; mais nous n’oublierons pas que si nous leur rendons un culte, c’est pour obéir à la coutume plutôt qu’à la vérité ». Sénèque avoue donc que ni les lois ni la coutume n’avaient rien institué dans la théologie civile qui fût agréable aux dieux ou conforme à la vérité ; mais, bien que la philosophie eût presque affranchi son âme, il ne laissait pas d’honorer ce qu’il censurait, de faire ce qu’il désapprouvait, d’adorer ce qu’il avait en mépris, et cela parce qu’il était membre du sénat romain. La philosophie lui avait appris à ne pas être superstitieux devant la nature, mais les lois et la coutume le tenaient asservi devant la société ; il ne montait pas sur le théâtre, mais il imitait les comédiens dans les temples : d’autant plus coupable qu’il prenait le peuple pour dupe, tandis qu’un comédien divertit les spectateurs et ne les trompe pas.

  1. Que Sénèque ait vécu au temps des Apôtres, ce n’est pas matière à conjecture ; c’est un fait connu et certain, pour saint Augustin comme pour nous. Il est donc probable que les documents dont il est question ici sont les prétendues lettres de Sénèque à saint Paul. Nous voyons, par un autre passage de saint Augustin (Epist., 153, n. 14), qu’il ne doutait pas de l’authenticité de ces lettres, restées suspectes à la critique.
  2. Cet ouvrage de Sénèque, mentionné aussi par Tertullien dans son Apologétique, ch. 12, n’est pas parvenu jusqu’à nous.
  3. Voyez encore dans Sénèque la lettre XCV.