La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VI/Chapitre IX

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 127-129).
CHAPITRE IX.
DES ATTRIBUTIONS PARTICULIÈRES DE CHAQUE DIEU.

Que dire de ces attributions partagées entre les dieux d’une façon si minutieuse et si mesquine, et dont nous avons déjà tant parlé sans avoir épuisé la matière ? Tout cela n’est-il pas plus propre à exciter les bouffonneries d’un comédien qu’à donner une idée de la majesté divine ? Si quelqu’un s’avisait de donner deux nourrices à un enfant, l’une pour le faire manger et l’autre pour le faire boire, à l’exemple des théologiens qui ont employé deux déesses pour ce double office, Educa et Potina, ne le prendrait-on pas pour un fou qui joue chez lui une espèce de comédie ? On nous dit encore que le nom de Liber vient de ce que, dans l’union des sexes, ce dieu aide les mâles à se délivrer de leur semence, et que le nom de Libéra, déesse qu’on identifie avec Vénus, a une origine analogue, parce qu’on croit que les femelles ont aussi une semence à répandre, et c’est pour cela que dans le temple on offre à Liber les parties sexuelles de l’homme et à Libéra celle de la femme[1]. Ils ajoutent qu’on assigne à Liber les femmes et le vin, parce que c’est Liber qui excite les désirs. De là les incroyables fureurs des bacchanales, et Varron lui-même avoue que les bacchantes ne peuvent faire ce qu’elles font sans avoir l’esprit troublé. Aussi le sénat, devenu plus sage, vit cette fête de mauvais œil et l’abolit[2]. Peut-être en cette rencontre finit-on par reconnaître ce que peuvent les esprits immondes sur les mœurs des hommes, quand on les adore comme des dieux. Quoi qu’il en soit, il est certain que l’on n’oserait rien faire de pareil sur les théâtres. On y joue, il est vrai, mais on n’y est pas ivre de fureur, encore que ce soit une sorte de fureur de reconnaître pour des divinités des esprits qui se plaisent à de pareils jeux.

Mais de quel droit Varron prétend-il établir une différence entre les hommes religieux et les superstitieux, sous prétexte que ceux-ci redoutent les dieux comme des ennemis, au lieu que ceux-là les honorent comme des pères, persuadés que leur bonté est si grande qu’il leur en coûte moins de pardonner à un coupable que de punir un innocent ? Cette belle distinction n’empêche pas Varron de remarquer qu’on assigne trois dieux à la garde des accouchées, de peur que Sylvain ne vienne les tourmenter la nuit ; pour figurer ces trois dieux, trois hommes font la ronde autour du logis, frappent d’abord le seuil de la porte avec une cognée, le heurtent ensuite avec un pilon, puis enfin le nettoient avec un balai, ces trois emblèmes de l’agriculture ayant pour effet d’empêcher Sylvain d’entrer ; car c’est le fer qui taille et coupe les arbres, c’est le pilon qui tire du blé la farine, et c’est le balai qui sert à amonceler les grains ; et de là tirent leurs noms : la déesse Intercidona, de l’incision faite par la cognée ; Pilumnus, du pilon ; Deverra, du balai ; en tout trois divinités occupées à préserver les accouchées des violences de Sylvain. Ainsi la protection des divinités bienfaisantes ne peut prévaloir contre la brutalité d’un dieu malfaisant qu’à condition d’être trois contre un, et d’opposer à ce dieu âpre, sauvage et inculte comme les bois où il habite, les emblèmes de culture qui lui répugnent et le font fuir. Oh ! l’admirable innocence ! Oh ! la parfaite concorde des dieux ! En vérité sont-ce là les dieux qui protègent les villes ou les jouets ridicules dont le théâtre se divertit ?

Que le dieu Jugatinus préside à l’union des sexes, je le veux bien ; mais il faut conduire l’épousée au toit conjugal, et voici le dieu Domiducus ; il faut l’y installer, voici le dieu Domitius ; et pour la retenir près de son mari, on appelle encore la déesse Manturna. N’est-ce point assez ? épargnez, de grâce, la pudeur humaine ! laissez faire le reste dans le secret, à l’ardeur de la chair et du sang. Pourquoi, quand les paranymphes eux-mêmes se retirent, remplir la chambre nuptiale d’une foule de divinités ? Est-ce pour que l’idée de leur présence rende les époux plus retenus ? non ; c’est pour aider une jeune fille, faible et tremblante, à faire le sacrifice de sa virginité. Voici en effet la déesse Virginiensis qui arrive avec le père Subigus, la mère Préma, la déesse Pertunda, Vénus et Priape[3]. Qu’est-ce à dire ? s’il fallait absolument que les dieux vinssent en aide à la besogne du mari, un seul dieu ne suffisait-il pas, ou même une seule déesse ? n’était-ce pas assez de Vénus, puisque c’est elle dont la puissance est, dit-on, nécessaire pour qu’une femme cesse d’être vierge ? S’il reste aux hommes une pudeur que n’ont pas les dieux, les mariés, à la seule pensée de tous ces dieux et de toutes ces déesses qui viennent les aider à l’ouvrage, n’éprouveront-ils pas une confusion qui diminuera l’ardeur d’un des époux et accroîtra la résistance de l’autre ? D’ailleurs, si la déesse Virginiensis est là pour dénouer la ceinture de l’épousée, le dieu Subigus pour la mettre aux bras du mari, la déesse Préma pour la maîtriser et l’empêcher de se débattre, à quoi bon encore la déesse Pertunda ? Qu’elle rougisse, qu’elle sorte, qu’elle laisse quelque chose à faire au mari ; car il est inconvenant qu’un autre que lui s’acquitte de cet office. Aussi bien, si l’on souffre sa présence, c’est sans doute qu’elle est déesse ; car si elle était divinité mâle, si elle était le dieu Pertundus, le mari alors, pour sauver l’honneur de sa femme, aurait plus de sujet d’appeler au secours contre lui, que les accouchées contre Sylvain. Mais que dire d’une autre divinité, cette fois trop mâle, de Priape, qui reçoit la nouvelle épousée sur ses genoux obscènes et monstrueux, suivant la très-décente et très-pieuse coutume des matrones ? Nos adversaires ont beau jeu après cela d’épuiser les subtilités pour distinguer la théologie civile de la théologie fabuleuse, la cité du théâtre, les temples de la scène, les mystères sacerdotaux des fictions poétiques, comme on distinguerait l’honnêteté de la turpitude, la vérité du mensonge, la gravité du badinage, le sérieux du bouffon, ce qu’on doit rechercher de ce qu’on doit fuir. Nous devinons leur pensée ; ils ne doutent pas au fond de l’âme que la théologie du théâtre et de la fable ne dépende de la théologie civile, et que les fictions des poëtes ne soient un miroir fidèle où la théologie civile vient se réfléchir ? Que font-ils donc ? n’osant condamner l’original, ils se donnent carrière à réprouver son image, afin que les lecteurs intelligents détestent à la fois le portrait et l’original. Les dieux, au surplus, trouvent le miroir si fidèle qu’ils se plaisent à s’y regarder, et qui voudra bien les connaître devra étudier à la fois la théologie civile où sont les originaux, et la théologie fabuleuse où sont les copies. C’est pour cela que les dieux ont forcé leurs adorateurs, sous de terribles menaces, à leur dédier les infamies de la théologie fabuleuse, à les solenniser en leur honneur et à les mettre au rang des choses divines ; par où ils ont laissé voir clairement qu’ils ne sont que des esprits impurs, et qu’en faisant d’une théologie livrée au mépris une dépendance et un membre de la théologie respectée, ils ont voulu rendre les pontifes complices des trompeuses fictions des poëtes. De savoir maintenant si la théologie païenne comprend encore une troisième partie, c’est une autre question ; il me suffit, je pense, d’avoir montré, en suivant la division de Varron, que la théologie du théâtre et la théologie de la cité sont une seule et même théologie, et puisqu’elles sont toutes deux également honteuses, également absurdes, également pleines d’erreurs et d’indignités, il s’ensuit que toutes les personnes pieuses doivent se garder d’attendre de celle-ci ou de celle-là la vie éternelle.

Enfin, Varron lui-même, dans son dénombrement des dieux, part du moment où l’homme est conçu : il met en tête Janus, et, parcourant la longue suite des divinités qui prennent soin de l’homme jusqu’à la plus extrême vieillesse, il termine cette série par la déesse Nænia, c’est-à-dire par l’hymne qu’on chante aux funérailles des vieillards. Il énumère ensuite d’autres divinités dont l’emploi ne se rapporte pas directement à l’homme, mais aux choses dont il fait usage, comme le vivre, le vêtement et les autres objets nécessaires à la vie ; or, dans la revue scrupuleuse où il marque la fonction propre de chaque dieu et l’objet particulier pour lequel il faut s’adresser à lui, nous ne voyons aucune divinité qui soit indiquée ou nommée comme celle à qui l’on doit demander la vie éternelle, l’unique objet pour lequel nous sommes chrétiens. Il faudrait donc avoir l’esprit singulièrement dépourvu de clairvoyance pour ne pas comprendre que, quand Varron développe et met au grand jour avec tant de soin la théologie civile, quand il fait voir sa ressemblance avec la théologie fabuleuse, et donne enfin assez clairement à entendre que cette théologie, si méprisable et si décriée, est une partie de la théologie civile, son dessein est d’insinuer aux esprits éclairés qu’il faut les rejeter toutes deux et s’en tenir à la théologie naturelle, à la théologie des philosophes, dont nous parlerons ailleurs plus amplement au lieu convenable et avec l’assistance de Dieu.

  1. Cicéron et Plutarque expliquent autrement les noms de Liber et de Libéra. Voyez Cicéron, De nat. deor., lib. ii, cap. 24 ; et Plutarque, Quæst. Bom., qu. 104. Voyez aussi Sénèque, De Benef., lib. iv, cap. 8 ; et Arnobe, Contra gent., lib. v, p. 167 et seq.
  2. Voyez Tite-Live, lib. xxxix, cap. 17, 18.
  3. Rapprochez la description de saint Augustin de celle de Tertullien, Adv. Nat., lib. ii, cap. 11. Voyez aussi Arnobe, Contr. Gent., lib. iv, p. 124 ; et Lactance, Instit., lib. i, cap. 20.