La Cité de Dieu (Augustin)/Livre III/Chapitre XXV

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 66).
CHAPITRE XXV.
DU TEMPLE ÉLEVÉ À LA CONCORDE PAR DÉCRET DU SÉNAT, DANS LE LIEU MÊME SIGNALÉ PAR LA SÉDITION ET LE CARNAGE.

Ce fut assurément une noble pensée du sénat que le décret qui ordonna l’érection d’un temple à la Concorde dans le lieu même où une sédition sanglante avait fait périr tant de citoyens de toute condition, afin que ce monument du supplice des Gracques parlât aux yeux et à la mémoire des orateurs. Et cependant n’était-ce pas se moquer des dieux que de construire un temple à une déesse qui, si elle eût été présente à Rome, l’eût empêchée de se déchirer et de périr par les dissensions ? à moins qu’on ne dise que la Concorde, coupable de ces tumultes pour avoir abandonné le cœur des citoyens, méritait bien d’être enfermée dans ce temple comme dans une prison. Si l’on voulait faire quelque chose qui eût du rapport à ce qui s’était passé, pourquoi ne bâtissait-on pas plutôt un temple à la Discorde ? Y a-t-il des raisons pour que la Concorde soit une déesse, et la Discorde non ? celle-là bonne et celle-ci mauvaise, selon la distinction de Labéon[1] suggérée sans doute par la vue du temple que les Romains avaient érigé à la Fièvre aussi bien qu’à la Santé. Pour être conséquents, ils devaient en dédier un non-seulement à la Concorde, mais aussi à la Discorde. Ils s’exposaient à de trop grands périls en négligeant d’apaiser la colère d’une si méchante déesse, et ils ne se souvenaient plus que son indignation avait été le principe de la ruine de Troie. Ce fut elle, en effet, qui, pour se venger de ce qu’on ne l’avait point invitée avec les autres dieux aux noces de Pelée et de Thétis, mit la division entre les trois déesses[2], en jetant dans l’assemblée la fameuse pomme d’or, d’où prit naissance le différend de ces divinités, la victoire de Vénus, le ravissement d’Hélène et enfin la destruction de Troie. C’est pourquoi si elle s’était offensée de ce que Rome n’avait pas daigné lui donner un temple comme elle avait fait à tant d’autres, et si ce fut pour cela qu’elle y excita tant de troubles et de désordres, son indignation dut encore s’accroître quand elle vit que dans le lieu même où le massacre était arrivé, c’est-à-dire dans le lieu où elle avait montré de ses œuvres, on avait construit un temple à son ennemie. Les savants et les sages s’irritent contre nous quand nous tournons en ridicule toutes ces superstitions ; et toutefois, tant qu’ils resteront les adorateurs des mauvaises comme des bonnes divinités, ils n’auront rien à répondre à notre dilemme sur la Concorde et la Discorde. De deux choses l’une, en effet : ou ils ont négligé le culte de ces deux déesses, et leur ont préféré la Fièvre et la Guerre, qui ont eu des temples à Rome de toute antiquité ; ou ils les ont honorées, et alors je demande pourquoi ils ont été abandonnés par la Concorde et poussés par la Discorde jusqu’à la fureur des guerres civiles.

  1. Voyez plus haut, livre ii, ch. 11.
  2. Junon, Pallas et Vénus.