La Cité de Dieu (Augustin)/Livre II/Chapitre XIII

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 32-33).
CHAPITRE XIII.
LES ROMAINS AURAIENT DÛ COMPRENDRE QUE DES DIEUX CAPABLES DE SE COMPLAIRE À DES JEUX INFAMES N’ÉTAIENT PAS DIGNES DES HONNEURS DIVINS.

Scipion, s’il vivait, me répondrait peut-être : Comment ne laisserions-nous pas impunies des injures que les dieux eux-mêmes ont consacrées, puisque ces jeux scéniques, où on les fait agir et parler d’une manière si honteuse, ont été institués en leur honneur et sont entrés dans les mœurs de Rome par leur commandement formel ? — À quoi je réplique en demandant à mon tour comment cette conduite des dieux n’a pas fait comprendre aux Romains qu’ils n’avaient point affaire à des dieux véritables, mais à des démons indignes de recevoir d’une telle république les honneurs divins ? Assurément, il n’eût point été convenable, ni le moins du monde obligatoire de leur rendre un culte, s’ils eussent exigé des cérémonies injurieuses à la gloire des Romains ; comment dès lors, je vous prie, a-t-on pu juger dignes d’adoration ces esprits de mensonge dont la méprisable impudence allait jusqu’à demander que le tableau de leurs crimes fît partie de leurs honneurs ? Aussi, quoique assez aveuglés par la superstition pour adorer ces divinités étranges qui prétendaient donner un caractère sacré aux infamies du théâtre, les Romains, par un sentiment de pudeur et de dignité, refusèrent aux comédiens les honneurs que leur accordaient les Grecs. C’est ce que déclare Cicéron par la bouche de Scipion : « Regardant, dit-il, l’art des comédiens et le théâtre en général comme infâmes, les Romains ont interdit aux gens de cette espèce l’honneur des emplois publics ; bien plus, ils les ont fait exclure de leur tribu par une note du censeur[1] ». Voilà, certes, un règlement digne de la sagesse des Romains ; mais j’aurais voulu que tout le reste y eût répondu et qu’ils eussent été conséquents avec eux-mêmes. Qu’un citoyen romain, quel qu’il fût, du moment qu’il se faisait comédien, fût exclu de tout honneur public, que le censeur ne souffrît même pas qu’il demeurât dans sa tribu, cela est admirable, cela est digne d’un peuple dont la grande âme adorait la gloire, cela est vraiment romain ! Mais qu’on me dise s’il y avait quelque raison et quelque conséquence à exclure les comédiens de tout honneur, tandis que les comédies faisaient partie des honneurs des dieux. Longtemps la vertu romaine n’avait pas connu ces jeux du théâtre[2], et s’ils eussent été recherchés par goût du plaisir, on aurait pu en expliquer l’usage par le relâchement des mœurs ; mais non, ce sont les dieux qui ont ordonné de les célébrer. Comment donc flétrir le comédien par qui l’on honore le dieu ? et de quel droit noter d’infamie l’acteur d’une scène honteuse si l’on en adore le promoteur ? Voilà donc la dispute engagée entre les Grecs et les Romains. Les Grecs croient qu’ils ont raison d’honorer les comédiens, puisqu’ils adorent des dieux avides de comédies ; les Romains, au contraire, pensent que la présence d’un comédien serait une injure pour une tribu de plébéiens, et à plus forte raison pour le sénat. La question ainsi posée, voici un syllogisme qui termine tout. Les Grecs en fournissent la majeure : si l’on doit adorer de tels dieux, il faut honorer de tels hommes. La mineure est posée par les Romains : or, il ne faut point honorer de tels hommes. Les chrétiens tirent la conclusion : donc, il ne faut point adorer de tels dieux.

  1. Comparez Tite-Live, lib. xlv, cap. 15, et Tertullien, De Spectac., cap. 22.
  2. Ils ne furent, en effet, institués que l’an de Rome 392. Voyez Tite-Live, lib. vii, cap. 2.