La Cité de Dieu (Augustin)/Livre II/Chapitre V

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 28-29).
CHAPITRE V.
DES CÉRÉMONIES OBSCÈNES QU’ON CÉLÉBRAIT EN L’HONNEUR DE LA MÈRE DES DIEUX.

Je voudrais avoir ici pour juges, non ces hommes corrompus qui aiment mieux prendre du plaisir à des coutumes infâmes, que se donner de la peine pour les combattre, mais cet illustre Scipion Nasica, autrefois choisi par le sénat, comme le meilleur citoyen de Rome, pour aller recevoir Cybèle, et promener solennellement dans la ville la statue de ce démon. Je lui demanderais s’il ne souhaiterait pas que sa mère eût assez bien mérité de la république pour qu’on lui décernât les honneurs divins, comme à ces mortels privilégiés, devenus immortels et rangés au nombre des dieux par l’admiration et la reconnaissance des Grecs, des Romains et d’autres peuples[1]. Sans aucun doute, il souhaiterait un pareil bonheur à sa mère, si la chose était possible ; mais supposons qu’on lui demande après cela s’il voudrait que parmi ces honneurs divins on mêlât les chants obscènes de Cybèle. Ne s’écriera-t-il pas qu’il aimerait mieux pour sa mère qu’elle fût morte et privée de tout sentiment que d’être déesse pour se complaire à ces infamies ? Quelle apparence, en effet, qu’un sénateur romain, assez sévère de mœurs pour avoir empêché qu’on ne bâtît un théâtre dans une ville qu’il voulait peuplée d’hommes forts, souhaitât pour sa mère un culte qui fait accueillir avec faveur par une déesse des paroles dont une matrone se regarderait comme offensée ? Assurément il ne croirait point qu’une femme d’honneur, en devenant déesse, eût perdu à ce point la modestie, ni qu’elle pût écouter avec plaisir, de la bouche de ses adorateurs, des mots tellement impurs que si elle en eût entendu de pareils de son vivant, sans se boucher les oreilles et se retirer, ses proches, son mari et ses enfants eussent été obligés d’en rougir pour elle. Ainsi, cette mère des dieux, que le dernier des hommes refuserait d’avouer pour sa mère, voulant capter l’esprit des Romains, désigna pour venir au-devant d’elle le premier des citoyens, non pour le confirmer dans sa vertu par ses conseils et son assistance, mais pour le tromper par ses artifices, semblable à cette femme dont il est écrit : « Elle s’efforce de dérober aux hommes leur bien le plus précieux, qui est leur âme[2] ». Que désirait-elle autre chose, en effet, en désignant Scipion, si ce n’est que ce grand homme, exalté par le témoignage d’une déesse, et se croyant arrivé au comble de la perfection, vînt à négliger désormais la vraie piété et la vraie religion, sans lesquelles pourtant le plus noble caractère tombe dans l’orgueil et se perd ? Et comment ne pas attribuer le choix fait par cette déesse à un dessein insidieux, quand on la voit se complaire dans ses fêtes à des obscénités que les honnêtes gens auraient horreur de supporter dans leurs festins ?

  1. Saint Augustin s’appuie peut-être ici mentalement sur l’explication que donne Cicéron des apothéoses : De Nat. deor, lib. ii, cap. 2, et lib. iii, cap. 14.
  2. Prov. vi, 26.