La Cité de Dieu (Augustin)/Livre I/Chapitre XXVIII

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 20-21).
CHAPITRE XXVIII.
POURQUOI DIEU A PERMIS QUE LES BARBARES AIENT ATTENTÉ À LA PUDEUR DES FEMMES CHRÉTIENNES.

Ainsi donc, fidèles servantes de Jésus-Christ, que la vie ne vous soit point à charge parce que les ennemis se sont fait un jeu de votre chasteté. Vous avez une grande et solide consolation, si votre conscience vous rend ce témoignage que vous n’avez point consenti au péché qui a été permis contre vous. Demanderez-vous pourquoi il a été permis ? qu’il vous suffise de savoir que la Providence, qui a créé le monde et qui le gouverne, est profonde en ses conseils ; « impénétrables sont ses jugements et insondables ses voies[1] ». Toutefois descendez au fond de votre conscience, et demandez-vous sincèrement si ces dons de pureté, de continence, de chasteté n’ont pas enflé votre orgueil, si, trop charmées par les louanges des hommes, vous n’avez point envié à quelques-unes de vos compagnes ces mêmes vertus. Je n’accuse point, ne sachant rien, et je ne puis entendre la réponse de votre conscience ; mais si elle est telle que je le crains, ne vous étonnez plus d’avoir perdu ce qui vous faisait espérer les empressements des hommes, et d’avoir conservé ce qui échappe à leurs regards. Si vous n’avez pas consenti au mal, c’est qu’un secours d’en haut est venu fortifier la grâce divine que vous alliez perdre, et l’opprobre subi devant les hommes a remplacé pour vous cette gloire humaine que vous risquiez de trop aimer. Âmes timides, soyez deux fois consolées ; d’un côté, une épreuve, de l’autre, un châtiment ; une épreuve qui vous justifie, un châtiment qui vous corrige. Quant à celles d’entre vous dont la conscience ne leur reproche pas de s’être enorgueillies de posséder la pureté des vierges, la continence des veuves, la chasteté des épouses, qui, le cœur plein d’humilité[2], se sont réjouies avec crainte de posséder le don de Dieu[3], sans porter aucune envie à leurs émules en sainteté, qui dédaignant enfin l’estime des hommes, d’autant plus grande pour l’ordinaire que la vertu qui les obtient est plus rare, ont souhaité l’accroissement du nombre des saintes âmes plutôt que sa diminution qui les eût fait paraître davantage ; quant à celles-là, qu’elles ne se plaignent pas d’avoir souffert la brutalité des barbares, qu’elles n’accusent point Dieu de l’avoir permise, qu’elles ne doutent point de sa providence, qui laisse faire ce que nul ne commet impunément. Il est en effet certains penchants mauvais qui pèsent secrètement sur l’âme, et auxquels la justice de Dieu lâche les rênes à un certain jour pour en réserver la punition au dernier jugement. Or, qui sait si ces saintes femmes, dont la conscience est pure de tout orgueil et qui ont eu à subir dans leur corps la violence des barbares, qui sait si elles ne nourrissaient pas quelque secrète faiblesse, qui pouvait dégénérer en faste ou en superbe, au cas où, dans le désordre universel, cette humiliation leur eût été épargnée ? De même que plusieurs ont été emportés par la mort, afin que l’esprit du mal ne pervertît pas leur volonté[4], ces femmes ont perdu l’honneur par la violence, afin que la prospérité ne pervertît pas leur modestie. Ainsi donc, ni celles qui étaient trop fières de leur pureté, ni celles que le malheur seul a préservées de l’orgueil, n’ont perdu la chasteté ; seulement elles ont gagné l’humilité ; celles-là ont été guéries d’un mal présent, celles-ci préservées d’un mal à venir.

Ajoutons enfin que, parmi ces victimes de la violence des barbares, plus d’une peut-être s’était imaginée que la continence est un bien corporel que l’on conserve tant que le corps n’est pas souillé, tandis qu’elle est un bien du corps et de l’âme tout ensemble, lequel réside dans la force de la volonté, soutenue par la grâce divine, et ne peut se perdre contre le gré de son possesseur. Les voilà maintenant délivrées de ce faux préjugé ; et quand leur conscience les assure du zèle dont elles ont servi Dieu, quand leur solide foi les persuade que ce Dieu ne peut abandonner qui le sert et l’invoque de tout son cœur, sachant du reste, de science certaine, combien la chasteté lui est agréable, elles doivent nécessairement conclure qu’il n’eût jamais permis l’outrage souffert par des âmes saintes, si cet outrage eût pu leur ravir le don qu’il leur a fait lui-même et qui les lui rend aimables, la sainteté.

  1. Rom. XI, 33.
  2. Rom. XII, 16.
  3. Psal. II, 11.
  4. Sap. IV, 11.