La Cité de Dieu (Augustin)/Livre I/Chapitre VIII

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 5-6).
CHAPITRE VIII.
LES BIENS ET LES MAUX DE LA VIE SONT GÉNÉRALEMENT COMMUNS AUX BONS ET AUX MÉCHANTS.

Quelqu’un dira : Pourquoi cette miséricorde divine a-t-elle fait aussi sentir ses effets à des impies et à des ingrats ? Pourquoi ? c’est parce qu’elle émane de celui « qui fait chaque jour lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et tomber sa pluie sur les justes et sur les injustes[1] ». Si quelques-uns de ces impies, se rendant attentifs à ces marques de bonté, viennent à se repentir et à se détourner des sentiers de l’impiété, il en est d’autres qui, suivant la parole de l’Apôtre, « méprisant les trésors de la bonté et de la longanimité divines, s’amassent par leur dureté et l’impénitence de leur cœur un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste châtiment de Dieu, qui rendra à chacun selon ses œuvres[2] ». Et cependant, il est toujours vrai de dire que la patience de Dieu invite les méchants au repentir, comme ses châtiments exercent les bons à la résignation, et que sa miséricorde protège doucement les bons, comme sa justice frappe durement les méchants. Il a plu, en effet, à la divine Providence de préparer aux bons, pour la vie future, des biens dont les méchants ne jouiront pas, et aux méchants des maux dont les bons n’auront point à souffrir ; mais quant aux biens et aux maux de cette vie, elle a voulu qu’ils fussent communs aux uns et aux autres, afin qu’on ne désirât point avec trop d’ardeur des biens dont on entre en partage avec les méchants, et qu’on n’évitât point comme honteux des maux qui souvent éprouvent les bons.

Il y a pourtant une très-grande différence dans l’usage que les uns et les autres font de ces biens et de ces maux ; car l’homme bon ne se laisse point enivrer par les biens de cette vie, ni abattre par ses disgrâces : le méchant, au contraire, considère la mauvaise fortune comme une très-grande peine, parce qu’il s’est laissé corrompre par la bonne. Plus d’une fois cependant Dieu fait paraître plus clairement sa main dans cette distribution des biens et des maux ; et véritablement, si tout péché était frappé dès cette vie d’une punition manifeste, l’on croirait qu’il ne reste plus rien à faire au dernier jugement ; tout comme si Dieu n’infligeait à aucun péché un châtiment visible, on croirait qu’il n’y a point de Providence. Il en est de même des biens temporels. Si Dieu, par une libéralité toute évidente, ne les accordait à quelques-uns de ceux qui les lui demandent, nous penserions qu’ils ne dépendent point de sa volonté ; et s’il les donnait à tous ceux qui les lui demandent, nous nous accoutumerions à ne le servir qu’en vue de ces récompenses, et le culte que nous lui rendrions n’entretiendrait pas en nous la piété, mais l’avarice et l’intérêt. Or, puisqu’il en est ainsi, il ne faut point s’imaginer, quand les bons et les méchants sont également affligés, qu’il n’y ait point entre eux de différence parce que leur affliction est commune. La différence de ceux qui sont frappés demeure dans la ressemblance des maux qui les frappent ; et pour être exposés aux mêmes tourments, la vertu et le vice ne se confondent pas. Car, comme un même feu fait briller l’or et noircir la paille, comme un même fléau écrase le chaume et purifie le froment, ou encore, comme le marc ne se mêle pas avec l’huile, quoiqu’il soit tiré de l’olive par le même pressoir, ainsi un même malheur, venant à tomber sur les bons et sur les méchants, éprouve, purifie et fait resplendir les uns, tandis qu’il damne, écrase et anéantit les autres. C’est pour cela qu’en une même affliction, les méchants blasphèment contre Dieu, les bons, au contraire, le prient et le bénissent : tant il importe de considérer, non les maux qu’on souffre, mais l’esprit dans lequel on les subit ; car le même mouvement qui tire de la boue une odeur fétide, imprimé à un vase de parfums, en fait sortir les plus douces exhalaisons.

  1. Matt. V, 15.
  2. Rom. II, 4, 5 et 6.