La Cité antique, 1864/Livre III/Chapitre XVI

Durand (p. 269-281).

CHAPITRE XVI.

LE ROMAIN ; L’ATHÉNIEN.

Cette même religion, qui avait fondé les sociétés et qui les gouverna longtemps, façonna aussi l’âme humaine et fit à l’homme son caractère. Par ses dogmes et par ses pratiques elle donna au Romain et au Grec une certaine manière de penser et d’agir et de certaines habitudes dont ils ne purent de longtemps se défaire. Elle montrait à l’homme des dieux partout, dieux petits, dieux facilement irritables et malveillants. Elle écrasait l’homme sous la crainte d’avoir toujours des dieux contre soi et ne lui laissait aucune liberté dans ses actes.

Il faut voir quelle place la religion occupe dans la vie d’un Romain. Sa maison est pour lui ce qu’est pour nous un temple ; il y trouve son culte et ses dieux. C’est un dieu que son foyer ; les murs, les portes, le seuil sont des dieux[1] ; les bornes qui entourent son champ sont encore des dieux. Le tombeau est un autel, et ses ancêtres sont des êtres divins.

Chacune de ses actions de chaque jour est un rite ; toute sa journée appartient à sa religion. Le matin et le soir il invoque son foyer, ses pénates, ses ancêtres ; en sortant de sa maison, en y rentrant, il leur adresse une prière. Chaque repas est un acte religieux qu’il partage avec ses divinités domestiques. La naissance, l’initiation, la prise de la toge, le mariage, et les anniversaires de tous ces événements sont les actes solennels de son culte.

Il sort de chez lui et ne peut presque faire un pas sans rencontrer un objet sacré ; ou c’est une chapelle, ou c’est un lieu jadis frappé de la foudre, ou c’est un tombeau ; tantôt il faut qu’il se recueille et prononce une prière, tantôt il doit détourner les yeux et se couvrir le visage pour éviter la vue d’un objet funeste.

Chaque jour il sacrifie dans sa maison, chaque mois dans sa curie, plusieurs fois par an dans sa gens ou dans sa tribu. Par-dessus tous ces dieux, il doit encore un culte à ceux de la cité. Il y a dans Rome plus de dieux que de citoyens.

Il fait des sacrifices pour remercier les dieux ; il en fait d’autres, et en plus grand nombre, pour apaiser leur colère. Un jour il figure dans une procession en dansant suivant un rhythme ancien au son de la flûte sacrée. Un autre jour il conduit des chars dans lesquels sont couchées les statues des divinités. Une autre fois c’est un lectisternium ; une table est dressée dans une rue et chargée de mets ; sur des lits sont couchées les statues des dieux, et chaque Romain passe en s’inclinant, une couronne sur la tête et une branche de laurier à la main[2].

Il a une fête pour les semailles, une pour la moisson, une pour la taille de la vigne. Avant que le blé soit venu en épi, il a fait plus de dix sacrifices et invoqué une dizaine de divinités particulières pour le succès de sa récolte. Il a surtout un grand nombre de fêtes pour les morts, parce qu’il a peur d’eux.

Il ne sort jamais de chez lui sans regarder s’il ne paraît pas quelque oiseau de mauvais augure. Il y a des mots qu’il n’ose prononcer de sa vie. Forme-t-il quelque désir, il inscrit son vœu sur une tablette qu’il dépose aux pieds de la statue d’un dieu[3].

À tout moment il consulte les dieux et veut savoir leur volonté. Il trouve toutes ses résolutions dans les entrailles des victimes, dans le vol des oiseaux, dans les avis de la foudre. L’annonce d’une pluie de sang ou d’un bœuf qui a parlé, le trouble et le fait trembler ; il ne sera tranquille que lorsqu’une cérémonie expiatoire l’aura mis en paix avec les dieux.

Il ne sort de sa maison que du pied droit. Il ne se fait couper les cheveux que pendant la pleine lune. Il porte sur lui des amulettes. Il couvre les murs de sa maison d’inscriptions magiques contre l’incendie. Il sait des formules pour éviter la maladie, et d’autres pour la guérir, mais il faut les répéter vingt-sept fois et cracher à chaque fois d’une certaine façon[4].

Il ne délibère pas au Sénat si les victimes n’ont pas donné les signes favorables. Il quitte l’assemblée du peuple s’il a entendu le cri d’une souris. Il renonce aux desseins les mieux arrêtés s’il a aperçu un mauvais présage ou si une parole funeste a frappé son oreille. Il est brave au combat, mais à condition que les auspices lui assurent la victoire.

Ce Romain que nous présentons ici, n’est pas l’homme du peuple, l’homme à l’esprit faible que la misère et l’ignorance retiennent dans la superstition. Nous parlons du patricien, de l’homme noble, puissant et riche. Ce patricien est tour à tour guerrier, magistrat, consul, agriculteur, commerçant ; mais partout et toujours il est prêtre et sa pensée est fixée sur les dieux. Patriotisme, amour de la gloire, amour de l’or, si puissants que soient ces sentiments sur son âme, la crainte des dieux domine tout. Horace a dit le mot le plus vrai sur le Romain :

Dis te minorem quod geris, imperas[5].

On a dit que c’était une religion de politique. Mais pouvons-nous supposer qu’un sénat de trois cent membres, un corps de trois mille patriciens se soit entendu avec une telle unanimité pour tromper le peuple ignorant ? et cela pendant des siècles, sans que parmi tant de rivalités, de luttes, de haines personnelles, une seule voix se soit jamais élevée pour dire : ceci est un mensonge. Si un patricien eût trahi les secrets de sa secte, si, s’adressant aux plébéiens qui supportaient impatiemment le joug de cette religion, il les eût tout à coup débarrassés et affranchis de ces auspices et de ces sacerdoces, cet homme eût acquis immédiatement un tel crédit qu’il fût devenu le maître de l’État. Croit-on que si les patriciens n’eussent pas cru à la religion qu’ils pratiquaient, une telle tentation n’aurait pas été assez forte pour déterminer au moins un d’entre eux à révéler le secret ? On se trompe gravement sur la nature humaine si l’on suppose qu’une religion puisse s’établir par convention et se soutenir par imposture. Que l’on compte dans Tite-Live combien de fois cette religion gênait les patriciens eux-mêmes, combien de fois elle embarrassa le Sénat et entrava son action, et que l’on dise ensuite si cette religion avait été inventée pour la commodité des hommes d’État. C’est bien tard, c’est seulement au temps des Scipions que l’on a commencé de croire que la religion était utile au gouvernement ; mais déjà la religion était morte dans les âmes.

Prenons un Romain des premiers siècles ; choisissons un des plus grands guerriers, Camille qui fut cinq fois dictateur et qui vainquit dans plus de dix batailles. Pour être dans le vrai, il faut se le représenter autant comme un prêtre que comme un guerrier. Il appartient à la gens Furia ; son surnom est un mot qui désigne une fonction sacerdotale. Enfant, on lui a fait porter la robe prétexte qui indique sa caste, et la bulle qui détourne les mauvais sorts. Il a grandi en assistant chaque jour aux cérémonies du culte ; il a passé sa jeunesse à s’instruire des rites de la religion. Il est vrai qu’une guerre a éclaté et que le prêtre s’est fait soldat ; on l’a vu, blessé à la cuisse dans un combat de cavalerie, arracher le fer de la blessure et continuer à combattre. Après plusieurs campagnes, il a été élevé aux magistratures ; comme tribun consulaire, il a fait les sacrifices publics, il a jugé, il a commandé l’armée. Un jour vient où l’on songe à lui pour la dictature. Ce jour-là, le magistrat en charge, après s’être recueilli pendant une nuit claire, a consulté les dieux ; sa pensée était attachée à Camille dont il prononçait tout bas le nom ; et ses yeux étaient fixés au ciel où ils cherchaient les présages. Les dieux n’en ont envoyé que de bons ; c’est que Camille leur est agréable ; il est nommé dictateur.

Le voilà chef d’armée ; il sort de la ville, non sans avoir consulté les auspices et immolé force victimes. Il a sous ses ordres beaucoup d’officiers, presque autant de prêtres, un pontife, des augures, des aruspices, des pullaires, des victimaires, un porte-foyer.

On le charge de terminer la guerre contre Veii que l’on assiége sans succès depuis neuf ans. Veii est une ville étrusque, c’est-à-dire presque une ville sainte ; c’est de piété plus que de courage qu’il faut lutter. Si depuis neuf ans les Romains ont le dessous, c’est que les Étrusques connaissent mieux les rites qui sont agréables aux dieux et les formules magiques qui gagnent leur faveur. Rome, de son côté, a ouvert ses livres Sibyllins et y a cherché la volonté des dieux. Elle s’est aperçue que ses féries latines avaient été souillées par quelque vice de forme et elle a renouvelé le sacrifice. Pourtant les Étrusques ont encore la supériorité ; il ne reste qu’une ressource, s’emparer d’un prêtre étrusque et savoir par lui le secret des dieux. Un prêtre véien est pris et mené au Sénat ; « pour que Rome l’emporte, dit-il, il faut qu’elle abaisse le niveau du lac albain, en se gardant bien d’en faire écouler l’eau dans la mer. » Rome obéit, on creuse une infinité de canaux et de rigoles, et l’eau du lac se perd dans la campagne.

C’est à ce moment que Camille est élu dictateur. Il se rend à l’armée près de Veii. Il est sûr du succès ; car tous les oracles ont été révélés, tous les ordres des dieux accomplis ; d’ailleurs, avant de quitter Rome, il a promis aux dieux protecteurs des fêtes et des sacrifices. Pour vaincre, il ne néglige pas les moyens humains ; il augmente l’armée, raffermit la discipline, fait creuser une galerie souterraine pour pénétrer dans la citadelle. Le jour de l’attaque est arrivé ; Camille sort de sa tente ; il prend les auspices et immole des victimes. Les pontifes, les augures l’entourent ; revêtu du paludamentum, il invoque les dieux : « Sous ta conduite, o Apollon, et par ta volonté qui m’inspire, je marche pour prendre et détruire la ville de Veii ; à toi je promets et je voue la dixième partie du butin. » Mais il ne suffit pas d’avoir des dieux pour soi ; l’ennemi a aussi une divinité puissante qui le protége. Camille l’évoque par cette formule : « Junon Reine, qui pour le présent habites à Veii, je te prie, viens avec nous vainqueurs ; suis-nous dans notre ville ; que notre ville devienne la tienne. » Puis, les sacrifices accomplis, les prières dites, les formules récitées, quand les Romains sont sûrs que les dieux sont pour eux et qu’aucun dieu ne défend plus l’ennemi, l’assaut est donné et la ville est prise.

Tel est Camille. Un général romain est un homme qui sait admirablement combattre, qui sait surtout l’art de se faire obéir, mais qui croit fermement aux augures, qui accomplit chaque jour des actes religieux et qui est convaincu que ce qui importe le plus, ce n’est pas le courage, ce n’est pas même la discipline, c’est l’énoncé de quelques formules exactement dites suivant les rites. Ces formules adressées aux dieux les déterminent et les contraignent presque toujours à lui donner la victoire. Pour un tel général la récompense suprême est que le Sénat lui permette d’accomplir le sacrifice triomphal. Alors il monte sur le char sacré qui est attelé de quatre chevaux blancs ; il est vêtu de la robe sacrée dont on revêt les dieux aux jours de fête ; sa tête est couronnée, sa main droite tient une branche de laurier, sa gauche le sceptre d’ivoire ; ce sont exactement les attributs et le costume que porte la statue de Jupiter[6]. Sous cette majesté presque divine il se montre à ses concitoyens, et il va rendre hommage à la majesté vraie du plus grand des dieux romains. Il gravit la pente du Capitole, et arrivé devant le temple de Jupiter, il immole des victimes.

La peur des dieux n’était pas un sentiment propre au Romain ; elle régnait aussi bien dans le cœur d’un Grec. Ces peuples, constitués à l’origine par la religion, nourris et élevés par elle, conservèrent très-longtemps la marque de leur éducation première. On connaît les scrupules du Spartiate, qui ne commence jamais une expédition avant que la lune soit dans son plein, qui immole sans cesse des victimes pour savoir s’il doit combattre et qui renonce aux entreprises les mieux conçues et les plus nécessaires parce qu’un mauvais présage l’effraie. L’Athénien n’est pas moins scrupuleux. Une armée athénienne n’entre jamais en campagne avant le septième jour du mois, et, quand une flotte va prendre la mer, on a grand soin de redorer la statue de Pallas.

Xénophon assure que les Athéniens ont plus de fêtes religieuses qu’aucun autre peuple grec[7]. « Que de victimes offertes aux dieux, dit Aristophane[8], que de temples ! que de statues ! que de processions sacrées ! À tout moment de l’année on voit des festins religieux et des victimes couronnées. » La ville d’Athènes et son territoire sont couverts de temples et de chapelles ; il y en a pour le culte de la cité, pour le culte des tribus et des dèmes, pour le culte des familles. Chaque maison est elle-même un temple et dans chaque champ il y a un tombeau sacré.

L’Athénien qu’on se figure si inconstant, si capricieux, si libre penseur, a au contraire un singulier respect pour les vieilles traditions et les vieux rites. Sa principale religion, celle qui obtient de lui la dévotion la plus fervente, c’est la religion des ancêtres et des héros. Il a le culte des morts et il les craint. Une de ses lois l’oblige à leur offrir chaque année les prémices de sa récolte ; une autre lui défend de prononcer un seul mot qui puisse provoquer leur colère. Tout ce qui touche à l’antiquité est sacré pour un Athénien. Il a de vieux recueils où sont consignés ses rites et jamais il ne s’en écarte ; si un prêtre introduisait dans le culte la plus légère innovation, il serait puni de mort. Les rites les plus bizarres sont observés de siècle en siècle. Un jour de l’année, l’Athénien fait un sacrifice en l’honneur d’Ariane, et parce qu’on dit que l’amante de Thésée est morte en couches, il faut qu’on imite les cris et les mouvements d’une femme en travail. Il célèbre une autre fête annuelle qu’on appelle Oschophories et qui est comme la pantomime du retour de Thésée dans l’Attique ; on couronne le caducée d’un héraut, parce que le héraut de Thésée a couronné son caducée ; on pousse un certain cri que l’on suppose que le héraut a poussé ; et il se fait une procession où chacun porte le costume qui était en usage au temps de Thésée. Il y a un autre jour où l’Athénien ne manque pas de faire bouillir des légumes dans une marmite d’une certaine espèce ; c’est un rite dont l’origine se perd dans une antiquité lointaine, dont on ne connaît plus le sens, mais qu’on renouvelle pieusement chaque année[9].

L’Athénien, comme le Romain, a des jours néfastes ; ces jours-là, on ne se marie pas, on ne commence aucune entreprise, on ne tient pas d’assemblée, on ne rend pas la justice[10]. Le dix-huitième et le dix-neuvième jour de chaque mois sont employés à des purifications[11]. Le jour des Plyntéries, jour néfaste entre tous, on voile la statue de la grande divinité poliade. Au contraire, le jour des Panathénées, le voile de la déesse est porté en grande procession, et tous les citoyens, sans distinction d’âge ni de rang, doivent lui faire cortége. L’Athénien fait des sacrifices pour les récoltes ; il en fait pour le retour de la pluie ou le retour du beau temps ; il en fait pour guérir les maladies et chasser la famine ou la peste[12].

Athènes a ses recueils d’antiques oracles, comme Rome a ses livres Sibyllins, et elle nourrit au Prytanée des hommes qui lui annoncent l’avenir[13]. Dans ses rues on rencontre à chaque pas des devins, des prêtres, des interprètes des songes[14]. L’Athénien croit aux présages ; un éternuement ou un tintement des oreilles l’arrête dans une entreprise[15]. Il ne s’embarque jamais sans avoir interrogé les auspices. Avant de se marier il ne manque pas de consulter le vol des oiseaux[16]. L’assemblée du peuple se sépare dès que quelqu’un assure qu’il a paru dans le ciel un signe funeste[17]. Si un sacrifice a été troublé par l’annonce d’une mauvaise nouvelle, il faut le recommencer.

L’Athénien ne commence guère une phrase sans invoquer d’abord la bonne Fortune. Il met ce mot invariablement à la tête de tous ses décrets. À la tribune, l’orateur débute volontiers par une invocation aux dieux et aux héros qui habitent le pays. On mène le peuple en lui débitant des oracles. Les orateurs, pour faire prévaloir leur avis, répètent à tout moment : la déesse ainsi l’ordonne[18].

Nicias appartient à une grande et riche famille. Tout jeune, il conduit au sanctuaire de Délos une théorie, c’est-à-dire des victimes et un chœur pour chanter les louanges du dieu pendant le sacrifice. Revenu à Athènes, il fait hommage aux dieux d’une partie de sa fortune, dédiant une statue à Athéné, une chapelle à Dionysos. Tour à tour il est hestiateur et fait les frais du repas sacré de sa tribu ; il est chorége et entretient un chœur pour les fêtes religieuses. Il ne passe pas un jour sans offrir un sacrifice à quelque dieu. Il a un devin attaché à sa maison, qui ne le quitte pas et qu’il consulte sur les affaires publiques aussi bien que sur ses intérêts particuliers. Nommé général, il dirige une expédition contre Corinthe ; tandis qu’il revient vainqueur à Athènes, il s’aperçoit que deux de ses soldats morts sont restés sans sépulture sur le territoire ennemi ; il est saisi d’un scrupule religieux ; il arrête sa flotte, et envoie un héraut demander aux Corinthiens la permission d’ensevelir les deux cadavres. Quelque temps après, le peuple athénien délibère sur l’expédition de Sicile. Nicias monte à la tribune et déclare que ses prêtres et son devin annoncent des présages qui s’opposent à l’expédition. Il est vrai qu’Alcibiade a d’autres devins qui débitent des oracles en sens contraire. Le peuple est indécis. Surviennent des hommes qui arrivent d’Égypte ; ils ont consulté le dieu d’Ammon, qui commence à être déjà fort en vogue, et ils en rapportent cet oracle : les Athéniens prendront tous les Syracusains. Le peuple se décide aussitôt pour la guerre[19].

Nicias, bien malgré lui, commande l’expédition. Avant de partir, il accomplit un sacrifice, suivant l’usage. Il emmène avec lui, comme fait tout général, une troupe de devins, de sacrificateurs, d’aruspices et de hérauts. La flotte emporte son foyer ; chaque vaisseau a un emblême qui représente quelque dieu.

Mais Nicias a peu d’espoir. Le malheur n’est-il pas annoncé par assez de prodiges ? Des corbeaux ont endommagé une statue de Pallas ; un homme s’est mutilé sur un autel ; et le départ a lieu pendant les jours néfastes des Plyntéries ! Nicias ne sait que trop que cette guerre sera fatale à lui et à la patrie. Aussi pendant tout le cours de cette campagne le voit-on toujours craintif et circonspect ; il n’ose presque jamais donner le signal d’un combat, lui que l’on connaît pour être si brave soldat et si habile général.

On ne peut pas prendre Syracuse, et après des pertes cruelles il faut se décider à revenir à Athènes. Nicias prépare sa flotte pour le retour ; la mer est libre encore. Mais il survient une éclipse de lune. Il consulte son devin ; le devin répond que le présage est contraire et qu’il faut attendre trois fois neuf jours. Nicias obéit ; il passe tout ce temps dans l’inaction, offrant force sacrifices pour apaiser la colère des dieux. Pendant ce temps, les ennemis lui ferment le port et détruisent sa flotte. Il ne reste plus qu’à faire retraite par terre, chose impossible ; ni lui ni aucun de ses soldats n’échappe aux Syracusains.

Que dirent les Athéniens à la nouvelle du désastre ? Ils savaient le courage personnel de Nicias et son admirable constance. Ils ne songèrent pas non plus à le blâmer d’avoir suivi les arrêts de la religion. Ils ne trouvèrent qu’une chose à lui reprocher, c’était d’avoir emmené un devin malhabile. Car le devin s’était trompé sur le présage de l’éclipse de lune ; il aurait dû savoir que, pour une armée qui veut faire retraite, la lune qui cache sa lumière est un présage favorable[20].

  1. Saint Augustin, Cité de Dieu, VI, 7. Tertullien, ad nat., II, 15.
  2. Tite-Live, XXXIV, 55 ; XL, 37.
  3. Juvénal, X, 55.
  4. Caton, De re rust., 160. Varron, De re rust., I, 2 ; I, 37. Pline, Hist. nat., XVII, 28 ; XXVII, 12 ; XXVIII, 2.
  5. « Romain, c’est parce que tu crains les dieux que tu es le maître de la terre. »
  6. Tite-Live, X, 7 ; XXX, 15. Denys, V, 8. Appien, G. puniq., 59. Juvénal, X, 43. Pline, XXXIII, 7.
  7. Xénophon, Gouv. d’Ath., III, 2.
  8. Aristoph., Nuées.
  9. Plutarque, Thésée, 20, 22, 23.
  10. Platon, Lois, VII, p. 800.
  11. Philochore, Fragm., collect. Didot, I, 414.
  12. Euripide, Suppl., 28.
  13. Aristoph., Paix, 1084.
  14. Thucydide, II, 8.
  15. Scholiaste d’Aristoph., Ois., 721.
  16. Aristoph., Ois., 596, 718.
  17. Aristoph., Acharniens.
  18. Lycurgue, I, 1. Aristoph., Chevaliers, 903, 999, 1171, 1179.
  19. Plutarque, Nicias. Thucydide, VI.
  20. Plutarque, Nicias, 23.