La Cité antique, 1864/Livre III/Chapitre XVII

Durand (p. 281-287).

CHAPITRE XVII.

LES ANCIENS IGNORAIENT LA LIBERTÉ.

L’importance qu’avait la religion de la cité nous explique pourquoi les anciens n’ont jamais connu la liberté individuelle. Dans une société ainsi constituée il était tout à fait impossible que l’homme fût libre. Il n’y avait pas entre l’État et la religion cette distinction qui fait que l’obéissance de l’homme peut au moins se partager. La religion qui avait enfanté l’État, et l’État qui ne subsistait que par la religion se soutenaient l’un l’autre et ne faisaient qu’un. Ces deux puissances associées et confondues formaient une puissance presque surhumaine à laquelle l’âme et le corps étaient également asservis.

Il n’y avait rien dans l’homme qui fût indépendant. Son corps appartenait à l’État et était voué à sa défense ; à Rome, le service militaire était dû jusqu’à cinquante ans, à Athènes jusqu’à soixante, à Sparte toujours. La fortune du citoyen n’était pas tellement à lui que l’État ne pût en disposer. Si la cité avait besoin d’argent, elle pouvait ordonner aux femmes de lui livrer leurs bijoux, aux créanciers de lui abandonner leurs créances, aux possesseurs d’oliviers de lui céder gratuitement l’huile qu’ils avaient fabriquée[1].

Quand Athènes manquait d’argent, elle confisquait les biens de quelques riches. En Grèce le droit de propriété était sans cesse limité ou violé par la loi ; Athènes punissait de mort le propriétaire qui coupait un olivier sur son champ[2].

La vie privée n’échappait pas à cette omnipotence de l’État. À Athènes, l’homme n’avait pas le droit de rester célibataire[3]. La loi de Sparte punissait, non-seulement celui qui ne se mariait pas, mais même celui qui se mariait tard. L’an 396 de Rome, un arrêt des censeurs frappa les célibataires d’une amende[4].

L’État avait le droit de ne pas tolérer que ses citoyens fussent difformes ou contrefait. En conséquence il ordonnait au père à qui naissait un tel enfant, de le faire mourir. Cette loi se trouvait dans les anciens codes de Sparte et de Rome. Nous ne savons pas si elle existait à Athènes ; nous savons seulement qu’Aristote et Platon l’inscrivirent dans leurs législations idéales.

Il y a dans l’histoire de Sparte un trait que Plutarque et Rousseau admiraient fort. Sparte venait d’éprouver une défaite à Leuctres et beaucoup de ses citoyens avaient péri. À cette nouvelle, les parents des morts durent se montrer en public avec un visage gai. La mère qui savait que son fils avait échappé au désastre et qu’elle allait le revoir, montrait de l’affliction et pleurait. Celle qui savait qu’elle ne reverrait plus son fils, témoignait de la joie et parcourait les temples en remerciant les dieux. Quelle était donc la puissance de l’État, qui ordonnait le renversement des sentiments naturels et qui était obéi !

L’État pouvait prescrire, à Athènes le travail, à Sparte l’oisiveté. Il exerçait sa tyrannie jusque dans les plus petites choses. À Locres, la loi défendait aux hommes de boire du vin pur ; à Rome, à Milet, à Marseille, elle le défendait aux femmes[5]. Il était ordinaire que le costume fût fixé invariablement par les lois de chaque cité. À Rhodes, la loi défendait de se raser la barbe ; à Byzance, elle punissait d’une amende celui qui possédait chez soi un rasoir[6].

L’État n’admettait pas qu’un homme fût indifférent à ses intérêts ; le philosophe, l’homme d’étude n’avait pas le droit de vivre à part. C’était une obligation qu’il votât dans l’assemblée et qu’il fût magistrat à son tour. Dans un temps où les discordes étaient fréquentes, la loi athénienne ne permettait pas au citoyen de rester neutre ; il devait combattre avec l’un ou avec l’autre parti ; contre celui qui voulait demeurer à l’écart des factions et se montrer calme, la loi prononçait la peine de l’exil avec confiscation des biens.

L’homme n’avait pas la liberté de voyager ; s’il voulait sortir des limites de son étroite patrie, il lui fallait une autorisation des magistrats. La loi de Sparte réglait la coiffure des femmes[7]. Celle d’Athènes interdisait aux femmes d’emporter en voyage plus de trois robes[8].

Il s’en fallait de beaucoup que l’éducation fût libre chez les Grecs. Il n’y avait rien au contraire où l’État tînt davantage à être maître. À Sparte, le père n’avait aucun droit sur l’éducation de son enfant. La loi paraît avoir été moins rigoureuse à Athènes ; encore la cité faisait-elle en sorte que l’éducation fût commune sous des maîtres choisis par elle. Aristophane, dans un passage éloquent[9], nous montre les enfants d’Athènes se rendant à leur école ; en ordre, distribués par quartiers, ils marchent en rangs serrés, par la pluie, par la neige ou au grand soleil ; ces enfants semblent déjà comprendre que c’est un devoir civique qu’ils remplissent. L’État voulait diriger seul l’éducation, et Platon dit le motif de cette exigence : « Les parents ne doivent pas être libres d’envoyer ou de ne pas envoyer leurs enfants chez les maîtres que la cité a choisis ; car les enfants sont moins à leurs parents qu’à la cité[10]. » L’État considérait le corps et l’âme de chaque citoyen comme lui appartenant ; aussi voulait-il façonner ce corps et cette âme de manière à en tirer le meilleur parti. Il lui enseignait la gymnastique, parce que le corps de l’homme était une arme pour la cité et qu’il fallait que cette arme fût aussi forte et aussi maniable que possible. Il lui enseignait aussi les chants religieux, les hymnes, les danses sacrées, parce que cette connaissance était nécessaire à la bonne exécution des sacrifices et des fêtes de la cité[11].

L’État ne permettait pas volontiers qu’il y eût un enseignement libre à côté du sien. À Athènes il y avait une loi qui défendait d’instruire les jeunes gens sans une autorisation des magistrats ; une autre loi interdisait spécialement d’enseigner la philosophie[12].

L’homme n’avait pas le choix de ses croyances. Il devait croire et se soumettre à la religion de la cité. On pouvait haïr ou mépriser les dieux de la cité voisine ; quant aux divinités d’un caractère général et universel, comme Jupiter Céleste ou Cybèle ou Junon, on était libre d’y croire ou de n’y pas croire. Mais il ne fallait pas qu’on s’avisât de douter d’Athéné Poliade ou d’Érechthée ou de Cécrops. Il y aurait eu là une grande impiété qui eût porté atteinte à la religion et à l’État en même temps, et que l’État eût sévèrement punie. Socrate fut mis à mort pour ce crime. La liberté de penser à l’égard de la religion de la cité était absolument inconnue chez les anciens. Il fallait se conformer à toutes les règles du culte, figurer dans toutes les processions, prendre part aux repas sacrés. La législation athénienne prononçait une peine contre ceux qui s’abstenaient de célébrer religieusement une fête nationale[13].

Les anciens ne connaissaient donc ni la liberté de la vie privée, ni la liberté d’éducation, ni la liberté religieuse. La personne humaine comptait pour bien peu de chose vis-à-vis de cette autorité sainte et presque divine qu’on appelait la patrie ou l’État. L’État n’avait pas seulement, comme dans nos sociétés modernes, un droit de justice à l’égard des citoyens. Il pouvait frapper sans qu’on fût coupable et par cela seul que son intérêt était en jeu. Aristide assurément n’avait commis aucun crime et n’en était même pas soupçonné ; mais la cité avait le droit de le chasser de son territoire par ce seul motif qu’Aristide avait acquis par ses vertus trop d’influence et qu’il pouvait devenir dangereux, s’il le voulait. On appelait cela l’ostracisme ; cette institution n’était pas particulière à Athènes ; on la trouve à Argos, à Mégare, à Syracuse et nous pouvons croire qu’elle existait dans toutes les cités grecques[14]. Or l’ostracisme n’était pas un châtiment ; c’était une précaution que la cité prenait contre un citoyen qu’elle soupçonnait de pouvoir la gêner un jour. À Athènes on pouvait mettre un homme en accusation et le condamner pour incivisme, c’est-à-dire pour défaut d’affection envers l’État. La vie de l’homme n’était garantie par rien dès qu’il s’agissait de l’intérêt de la cité. Rome fit une loi par laquelle il était permis de tuer tout homme qui aurait l’intention de devenir roi[15]. La funeste maxime que le salut de l’État est la loi suprême, a été formulée par l’antiquité[16]. On pensait que le droit, la justice, la morale, tout devait céder devant l’intérêt de la patrie.

C’est donc une erreur singulière entre toutes les erreurs humaines que d’avoir cru que dans les cités anciennes l’homme jouissait de la liberté. Il n’en avait pas même l’idée. Il ne croyait pas qu’il pût exister de droit vis-à-vis de la cité et de ses dieux. Nous verrons bientôt que le gouvernement a plusieurs fois changé de forme ; mais la nature de l’État est restée la même et son omnipotence n’a guère été diminuée. Le gouvernement s’appela tour à tour monarchie, aristocratie, démocratie ; sous ces noms divers ce fut toujours un gouvernement absolu. Le nom de liberté fut sans cesse prononcé, mais aucune révolution ne la donna aux hommes. Avoir des droits politiques, voter, nommer des magistrats, pouvoir être archonte, voilà ce qu’on appelait la liberté. En réalité, l’homme fut toujours asservi à l’État. Les anciens s’exagérèrent toujours l’importance et les droits de la société ; cela tient sans doute au caractère sacré et religieux que la société avait revêtu à l’origine.


Séparateur

  1. Aristote, Économ., II.
  2. Démosth., in Macartatum.
  3. Pollux, VIII, 40. Plutarque, Lysandre, 30.
  4. Plutarque, Camille, 2 ; Valère-Maxime, II, 9.
  5. Athénée, X, 33. Élien, H. V., II, 37.
  6. Athénée, XIII. Plutarque, Cléomène, 9.
  7. Fragm. des histor. grecs, coll. Didot, t. II, p. 129 et 211.
  8. Plutarque, Solon, 21.
  9. Aristoph., Nuées, 960-965.
  10. Platon, Lois, VII.
  11. Aristoph., Nuées, 966-968.
  12. Xénophon, Mémor., I, 2. Diogène Laërce, Théophr.
  13. Pollux, VIII, 46. Ulpien, schol. in Démosth., in Midiam.
  14. Aristote, Pol., VIII, 2, 5. Scholiaste d’Aristoph., Cheval., 851.
  15. Plutarque, Publicola, 12.
  16. Cic., De legibus, III, 3.