La Cité antique, 1864/Livre III/Chapitre XV

Durand (p. 261-268).

CHAPITRE XV.

LE DROIT DES GENS ; LA GUERRE ; LE TRAITÉ DE PAIX ; L’ALLIANCE DES DIEUX.

Ce que nous appelons aujourd’hui le droit des gens était à peu près inconnu aux anciens. Cette sorte de législation internationale s’est formée en Occident à une époque où les peuples avaient les mêmes croyances et à peu près les mêmes institutions politiques. Il y avait alors entre les États tant d’idées communes qu’on a conçu la pensée de devoirs réciproques ; ainsi est né le droit des gens qui a eu ses lents progrès, comme toute œuvre humaine.

Mais les anciens n’ont pas pu avoir d’autre droit des gens que celui que comportait leur religion. Le droit des gens ne fut jamais chez eux un code permanent et inviolable, ayant ses règles constantes dans la guerre comme dans la paix. Tour à tour le droit des gens existait ou cessait d’être ; il existait dans les cas où la religion l’établissait ; il cessait d’être quand la religion le suspendait. C’est ce qu’on peut voir en observant d’abord comment les anciens se faisaient la guerre, et ensuite comment ils concluaient la paix et formaient des alliances.

Deux cités étaient deux associations religieuses qui n’avaient pas les mêmes dieux. Quand elles étaient en guerre, ce n’étaient pas seulement les hommes qui combattaient, les dieux aussi prenaient part à la lutte. Qu’on ne croie pas que ce soit là une simple fiction poétique. Il y a eu chez les anciens une croyance très-arrêtée et très-vivace en vertu de laquelle chaque armée emmenait avec elle ses dieux. On était convaincu qu’ils combattaient dans la mêlée ; les soldats les défendaient et ils défendaient les soldats. En combattant contre l’ennemi, chacun croyait combattre aussi contre les dieux de l’autre cité ; ces dieux étrangers, il était permis de les détester, de les injurier, de les frapper ; on pouvait les faire prisonniers.

La guerre avait ainsi un aspect étrange. Il faut se représenter deux petites armées en présence : chacune a au milieu d’elle ses statues, son autel, ses enseignes qui sont des emblèmes sacrés ; chacune a ses oracles qui lui ont promis le succès, ses augures et ses devins qui lui assurent la victoire. Avant la bataille, chaque soldat dans les deux armées pense et dit comme ce Grec dans Euripide : « Les dieux qui combattent avec nous sont plus forts que ceux qui sont avec nos ennemis. » Chaque armée prononce contre l’armée ennemie une imprécation dans le genre de celle dont Macrobe nous a conservé la formule : « O dieux, répandez l’effroi, la terreur, le mal parmi nos ennemis. Que ces hommes et quiconque habite leurs champs et leur ville, soient par vous privés de la lumière du soleil. Que cette ville et leurs champs, et leurs têtes et leurs personnes, vous soient dévoués. » Cela dit, on se bat des deux côtés avec cet acharnement sauvage que donne la pensée qu’on a des dieux pour soi et qu’on combat contre des dieux étrangers. Pas de merci pour l’ennemi ; la guerre est implacable ; la religion préside à la lutte et excite les combattants. Il ne peut y avoir aucune règle supérieure qui tempère le désir de tuer ; il est permis d’égorger les prisonniers, d’achever les blessés.

Même en dehors du champ de bataille, on n’a pas l’idée d’un devoir, quel qu’il soit, vis-à-vis de l’ennemi. Il n’y a jamais de droit pour l’étranger ; à plus forte raison n’y en a-t-il pas quand on lui fait la guerre. On n’a pas à distinguer à son égard le juste et l’injuste. Mucius Scævola et tous les Romains ont cru qu’il était beau d’assassiner un ennemi. Le consul Marcius se vantait publiquement d’avoir trompé le roi de Macédoine. Paul-Émile vendit comme esclaves cent mille Épirotes qui s’étaient remis volontairement dans ses mains.

Le Lacédémonien Phébidas, en pleine paix, s’était emparé de la citadelle des Thébains. On interrogeait Agésilas sur la justice de cette action : « Examinez seulement si elle est utile, dit le roi ; car dès qu’une action est utile à la patrie, il est beau de la faire. » Voilà le droit des gens des cités anciennes. Un autre roi de Sparte, Cléomène, disait que tout le mal qu’on pouvait faire aux ennemis était toujours juste aux yeux des dieux et des hommes.

Le vainqueur pouvait user de sa victoire comme il lui plaisait. Aucune loi divine ni humaine n’arrêtait sa vengeance ou sa cupidité. Le jour où Athènes décréta que tous les Mityléniens, sans distinction de sexe ni d’âge, seraient exterminés, elle ne croyait pas dépasser son droit ; quand, le lendemain, elle revint sur son décret et se contenta de mettre à mort mille citoyens et de confisquer toutes les terres, elle se crut humaine et indulgente. Après la prise de Platée, les hommes furent égorgés, les femmes vendues, et personne n’accusa les vainqueurs d’avoir violé le droit.

On ne faisait pas seulement la guerre aux soldats ; on la faisait à la population tout entière, hommes, femmes, enfants, esclaves. On ne la faisait pas seulement aux êtres humains ; on la faisait aux champs et aux moissons. On brûlait les maisons, on abattait les arbres ; la récolte de l’ennemi était presque toujours dévouée aux dieux infernaux et par conséquent brûlée. On exterminait les bestiaux ; on détruisait même les semis qui auraient pu produire l’année suivante. Une guerre pouvait faire disparaître d’un seul coup le nom et la race de tout un peuple et transformer une contrée fertile en un désert[1]. C’est en vertu de ce droit de la guerre que Rome a étendu la solitude autour d’elle ; du territoire où les Volsques avaient vingt-trois cités, elle a fait les marais pontins ; les cinquante-trois villes du Latium ont disparu ; dans le Samnium on put longtemps reconnaître les lieux où les armées romaines avaient passé, moins aux vestiges de leurs camps, qu’à la solitude qui régnait aux environs.

Quand le vainqueur n’exterminait pas les vaincus, il avait le droit de supprimer leur cité, c’est-à-dire de briser leur association religieuse et politique. Alors les cultes cessaient et les dieux étaient oubliés. La religion de la cité étant abattue, la religion de chaque famille disparaissait en même temps. Les foyers s’éteignaient. Avec le culte tombaient les lois, le droit civil, la famille, la propriété, tout ce qui s’étayait sur la religion[2]. Écoutons le vaincu à qui l’on fait grâce de la vie ; on lui fait prononcer la formule suivante : « Je donne ma personne, ma ville, ma terre, l’eau qui y coule, mes dieux termes, mes temples, mes objets mobiliers, toutes les choses qui appartiennent aux dieux, je les donne au peuple romain[3]. » À partir de ce moment, les dieux, les temples, les maisons, les terres, les personnes étaient au vainqueur. Nous dirons plus loin ce que tout cela devenait sous la domination de Rome.

Quand la guerre ne finissait pas par l’extermination ou l’assujettissement de l’un des deux partis, un traité de paix pouvait la terminer. Mais pour cela il ne suffisait pas d’une convention, d’une parole donnée ; il fallait un acte religieux. Tout traité était marqué par l’immolation d’une victime. Signer un traité est une expression toute moderne ; les Latins disaient frapper un chevreau, icere hædus ou fœdus[4] ; le nom de la victime qui était le plus ordinairement employée à cet effet, est resté dans la langue usuelle pour désigner l’acte tout entier. Les Grecs s’exprimaient d’une manière analogue, ils disaient faire la libation, σπένδεσθαι. C’étaient toujours des prêtres qui, se conformant au rituel[5], accomplissaient la cérémonie du traité. On les appelait féciaux en Italie, spendophores ou porte-libation chez les Grecs.

Cette cérémonie religieuse donnait seule aux conventions internationales un caractère sacré et inviolable. Tout le monde connaît l’histoire des fourches caudines. Une armée entière, par l’organe de ses consuls, de ses questeurs, de ses tribuns et de ses centurions, avait fait une convention avec les Samnites. Mais il n’y avait pas eu de victime immolée. Aussi le Sénat se crut-il en droit de dire que la convention n’avait aucune valeur. En l’annulant, il ne vint à l’esprit d’aucun pontife, d’aucun patricien, que l’on commettait un acte de mauvaise foi.

C’était une opinion constante chez les anciens que chaque homme n’avait d’obligations qu’envers ses dieux particuliers. Il faut se rappeler ce mot d’un certain Grec dont la cité adorait le héros Alabandos ; il s’adressait à un homme d’une autre ville qui adorait Hercule : « Alabandos, disait-il, est un dieu et Hercule n’en est pas un[6]. » Avec de telles idées, il était nécessaire que dans un traité de paix chaque cité prît ses propres dieux à témoin de ses serments. « Nous avons fait un traité et versé les libations, disent les Platéens aux Spartiates, nous avons attesté, vous les dieux de vos pères, nous les dieux qui occupent notre pays[7]. » On cherchait bien à invoquer, s’il était possible, des divinités qui fussent communes aux deux villes. On jurait par ces dieux qui sont visibles à tous, le soleil qui éclaire tout, la terre nourricière. Mais les dieux de chaque cité et ses héros protecteurs touchaient bien plus les hommes et il fallait que les contractants les prissent à témoin, si l’on voulait qu’ils fussent véritablement liés par la religion.

De même que pendant la guerre les dieux s’étaient mêlés aux combattants, ils devaient aussi être compris dans le traité. On stipulait donc qu’il y aurait alliance entre les dieux comme entre les hommes des deux villes. Pour marquer cette alliance des dieux, il arrivait quelquefois que les deux peuples s’autorisaient mutuellement à assister à leurs fêtes sacrées[8]. Quelquefois ils s’ouvraient réciproquement leurs temples et faisaient un échange de rites religieux. Rome stipula un jour que le dieu de la ville de Lanuvium protégerait dorénavant les Romains, qui auraient le droit de le prier et d’entrer dans son temple[9]. Souvent chacune des deux parties contractantes s’engageait à offrir un culte aux divinités de l’autre. Aussi les Éléens, ayant conclu un traité avec les Étoliens, offrirent dans la suite un sacrifice annuel aux héros de leurs alliés[10].

Il était fréquent qu’à la suite d’une alliance on représentât par des statues ou des médailles les divinités des deux villes se donnant la main. C’est ainsi qu’on a des médailles où nous voyons unis l’Apollon de Milet et le Génie de Smyrne, la Pallas des Sidéens et l’Artémis de Perge, l’Apollon d’Hiérapolis et l’Artémis d’Éphèse. Virgile, parlant d’une alliance entre la Thrace et les Troyens, montre les Pénates des deux peuples unis et associés.

Ces coutumes bizarres répondaient parfaitement à l’idée que les anciens se faisaient des dieux. Comme chaque cité avait les siens, il semblait naturel que ces dieux figurassent dans les combats et dans les traités. La guerre ou la paix entre deux villes était la guerre ou la paix entre deux religions. Tout le droit des gens des anciens fut fondé sur ce principe. Quand les dieux étaient ennemis, il y avait guerre sans merci et sans règle ; dès qu’ils étaient amis, les hommes étaient liés entre eux et avaient le sentiment de devoirs réciproques. Si l’on pouvait supposer que les divinités poliades de deux cités eussent quelque motif pour être alliées, c’était assez pour que les deux cités le fussent. La première ville avec laquelle Rome contracta amitié fut Cæré en Étrurie, et Tite-Live en dit la raison : dans le désastre de l’invasion gauloise, les dieux romains avaient trouvé un asile à Cæré ; ils avaient habité cette ville, ils y avaient été adorés ; un lien sacré d’hospitalité s’était ainsi formé entre les dieux romains et la cité étrusque ; dès lors la religion ne permettait pas que les deux villes fussent ennemies ; elles étaient alliées pour toujours[11].

  1. Tite-Live, III, 8 ; VI, 31 ; VII, 22 ; X, 15. Pline, XXXV, 12.
  2. Cic., in Verr., II, 3, 6. Siculus Flaccus, passim. Thucydide, III, 50 et 68.
  3. Tite-Live, I, 38. Plaute, Amphitr., 100-105.
  4. Festus, vis fœdum et fœdus.
  5. En Grèce, ils portaient une couronne. Xénophon, Hell., IV, 7. 3.
  6. Cic., De nat. Deor., III, 19.
  7. Thucydide, II ; V, 18.
  8. Thucydide, V, 23. Plutarque, Thésée, 25. 33.
  9. Tite-Live, VIII, 14.
  10. Pausanias, V, 15.
  11. Tite-Live, V, 50. Aulu-Gelle, XVI, 13.