La Circulation du sang/Traité anatomique sur les mouvements du cœur et du sang chez les animaux/Chapitre XIII

Traduction par Charles Richet.
Georges Masson (p. 137-143).

CHAPITRE TREIZIÈME

CONFIRMATION DE LA TROISIÈME HYPOTHÈSE, QUI DÉMONTRE LA CIRCULATION DU SANG.

Jusqu’ici nous avons parlé de la quantité de sang qui, d’une part, au centre du corps, passe par le cœur et par les poumons, et d’autre part, aux extrémités, passe par les artères, pour revenir dans les veines. Il nous reste à expliquer comment le sang retourne par les veines des extrémités du corps au cœur, et comment les veines sont des vaisseaux dont la seule fonction est de ramener le sang des extrémités au centre. Cela fait, nous pourrons considérer les trois propositions fondamentales que nous avions établies pour démontrer la circulation du sang, comme certaines, comme vraies, comme sûres, comme suffisamment prouvées pour être admises.

C’est ce que vont nous prouver la forme des valvules placées à l’intérieur des veines, leurs usages, et les expériences qu’on peut faire à ce sujet.

C’est à l’illustre Jérôme Fabricius d’Acquapendente, très habile anatomiste et vénérable vieillard, ou, comme le veut le très savant Riolan, à Jacques Silvius, que revient l’honneur d’avoir d’abord décrit et représenté les valvules membraneuses des veines, sigmoïdes ou semi-lunaires, qu’on peut regarder comme une portion extrêmement mince de la tunique intérieure des veines, faisant saillie dans les vaisseaux : elles sont placées à une certaine distance les unes des autres et en des endroits qui ne sont pas les mêmes chez les différents individus ; accolées sur les parties latérales de la veine, elles ont leur sommet tourné vers l’origine de la veine et regardant la lumière du vaisseau : il y en a quelquefois deux ensemble. Alors toutes deux sont vis-à-vis l’une de l’autre et se touchent. Elles adhérent tellement par leurs bords libres, qu’on pourrait les adapter l’une à l’autre, en sorte qu’elles empêchent complètement le sang de passer de l’origine d’une veine dans ses subdivisions, et d’une grande veine dans une petite : ainsi le bord concave des unes regarde le bord convexe de celles qui précèdent, et réciproquement.

L’anatomiste qui a découvert ces valvules n’a pas su trouver leur véritable usage, et les autres auteurs n’y ont rien ajouté. Elles ne sont point, en effet, destinées à empêcher la masse du sang de s’amasser en totalité dans les parties inférieures du corps ; car il y en a dans les jugulaires qui regardent en haut pour empêcher le sang de remonter, non dans toutes les directions, mais toujours vers l’origine des veines et la région du cœur. Quant à moi, comme d’autres auteurs du reste, j’en ai quelquefois vu dans les veines émulgentes et dans les vaisseaux mésentériques, qui regardaient du côté de la veine cave et de la veine porte. Ajoutons qu’on n’en trouve pas dans les artères, et que les chiens comme les bœufs ont tous des valvules au point où se divisent les veines crurales, au commencement du sacrum ou dans les branches veineuses qui sont voisines de l’os coxal. Là cependant le poids du sang n’est pas à craindre, à cause de la station horizontale. Et ce n’est pas, comme le disent quelques auteurs, pour prévenir les apoplexies qu’il y a des valvules dans les veines jugulaires, car, pendant le sommeil, il faut que le sang puisse facilement passer dans la tête.

Les valvules ne sont pas non plus pour que le sang s’arrête aux points où il y a des embranchements, afin de se distribuer aux petites branches et de ne pas se rendre en totalité dans des branches plus vastes et plus largement ouvertes ; car il y a des valvules ailleurs qu’aux embranchements. Il faut néanmoins avouer que je les ai vues être plus nombreuses là où il y a des embranchements.

Elles ne sont pas non plus pour retarder le mouvement du sang qui est chassé du centre du corps. La vitesse du sang est déjà par elle-même assez retardée, et parce qu’il passe des grands vaisseaux dans les plus petits, et parce qu’il se sépare des centres, et parce qu’il passe d’endroits plus chauds dans des endroits plus froids. Mais les valvules sont destinées à empêcher le sang de passer des grandes veines dans les veines plus petites, pour qu’il ne les déchire pas, ni les rende variqueuses, et pour qu’au lieu d’aller du centre du corps aux extrémités, il s’avance au contraire des extrémités au centre. Pour le mouvement de progression vers le centre, les valvules, qui sont minces, s’abaissent facilement, mais empêchent complètement le mouvement contraire. Elles sont ainsi placées et disposées que, s’il s’écoule goutte à goutte un peu un peu de sang par la concavité d’une valvule supérieure, la valvule inférieure, placée transversalement, reçoit le sang par son bord concave et l’empêche d’aller plus loin.

Très souvent j’ai observé, en disséquant des veines, que si on commence à leur origine (autant du moins qu’il est possible) une injection du côté de leurs petites branches, on est arrêté par l’obstacle des valvules qui empêchent d’aller plus loin. Si, au contraire, on veut aller des petites branches veineuses à l’origine de la veine, on n’éprouve aucune difficulté. C’est que les valvules, placées deux à deux, l’une vis-à-vis de l’autre, quand elles se relèvent, adhèrent par leur bord libre, au milieu de la veine, de manière qu’on n’aperçoit ni avec l’œil, ni avec le stylet, la plus petite ouverture. Mais elles cèdent avec la plus grande facilité devant le stylet qu’on introduit, et, de même que les écluses qui s’opposent au cours des fleuves, elles s’abaissent très facilement ; au contraire, elles se relèvent pour intercepter le cours du sang qui pourrait revenir du cœur et de la veine cave, et en divers endroits, elles l’arrêtent et le suppriment complètement en se fermant.

Elles sont ainsi disposées qu’elles empêchent toujours que le sang veineux du cœur revienne ou en haut à la tête, ou en bas aux pieds, ou sur les côtés aux bras, et elles s’opposent complètement à ce qu’il se dirige des grandes veines dans les veines plus petites. Au contraire, elles laissent une voie large et facile au sang qui va des petites veines dans les veines plus grosses, et elles favorisent ce mouvement en lui laissant la voie largement ouverte.

Mais, pour rendre cette vérité encore plus évidente, lions au-dessus du coude le bras de quelqu’un, comme pour pratiquer une saignée (A. A). On verra sur les veines, par intervalles, surtout chez les sujets vigoureux et disposés aux varices, comme des nodosités et des tubercules (B. C. DD. E. F), non seulement là où il y a bifurcation (E. F), mais encore là où il n’y en a pas (C. D) : ces nodosités sont dues à des valvules. Si alors, sur ces veines apparaissant à la partie externe de la main ou de l’avant-bras, on chasse le sang avec le doigt (H, fig. 2), on verra qu’au-dessous de la nodosité, la valvule empêche complètement le sang de passer, et que la portion de veine (H. O, fig. 2) comprise entre la nodosité et le doigt paraît oblitérée. Cependant au-dessus de cette nodosité ou de cette valvule, elle est assez distendue (O. G), tandis que la partie de la veine (H) dont le sang a été retiré restera vide. Alors si, de l’autre main, on comprime en K (fig. 3), au-dessus de la valvule O, la force du sang ne le fera pas redescendre ou passer au delà de la valvule. Plus on appuiera fortement, plus la veine sera gonflée et distendue du côté de la valvule ou de la nodosité (O), et cependant elle sera vide au dessous (H. O, fig. 3).

Cette expérience, que chacun peut répéter en différentes régions, montre que le sens des valvules dans les veines est le même que celui des trois valvules sigmoïdes qui sont disposées à l’orifice de l’aorte et de la veine artérieuse ; elles ferment l’orifice et ne laissent pas le sang qui y passe revenir en arrière.

Continuons ces expériences sur la compression du bras : en A. A les veines resteront gonflées. Si, à quelque distance au-dessous d’une nodosité ou d’une valvule, on met le doigt en L, par exemple (fig. 4), et si on met un autre doigt (M) un peu plus haut, qui comprime le sang en N jusqu’au-dessous de la valvule, on verra que cette partie (L. N) reste vide, et que le sang ne peut pas revenir au-dessous de la valvule, absolument comme entre H et O dans la figure 2. Mais si on ôte le doigt en H, aussitôt le sang revient des veines inférieures et remplit l’espace H. O. Il est donc évident que le sang remonte des veines inférieures à celles qui sont au-dessus, et de là au cœur, que par conséquent il se meut dans les veines, sans que la chose puisse en être autrement. Il est vrai qu’il y a des veines où des valvules ne ferment pas exactement l’orifice, et où il n’y a qu’une valvule : on pourrait donc croire que le sang peut revenir en arrière. Mais il faut supposer ou qu’il y a eu négligence dans l’observation des valvules, ou que leur insuffisance en certains points est compensée par la grande quantité de valvules régulièrement disposées en d’autres points, ou par toute autre cause : car les veines, tout en laissant parfaitement le sang des artères revenir au cœur, sont tout à fait fermées pour le sang qui reviendrait du cœur. Notons encore que sur un bras lié par une bande, comme nous venons de le dire, les veines étant gonflées par des nodosités dues aux valvules, si on choisit un endroit placé au-dessous d’une de ces valvules à une certaine distance, si on y met le pouce pour fixer la veine, on pourra exprimer avec le doigt tout le sang compris dans cette portion de la veine qui est au-dessous de la valvule (L. N). On empêchera ainsi le sang de revenir à partir du point où l’on a mis le doigt. En enlevant ce doigt L, on permettra à cet espace de se remplir du sang qui vient des veines placées au dessous (D. C), et en remettant le doigt, puis en l’ôtant, on pourra répéter en peu d’instants des milliers de fois cette expérience.

Calculez maintenant combien de sang vous aurez arrêté en mettant le doigt au-dessus de la valvule, et multipliez cette quantité par milliers ; vous verrez alors quelle grande quantité de sang passe ainsi dans cette petite portion de veine, en un temps aussi court, et je crois que vous serez bien convaincu de la circulation du sang et de la rapidité de son mouvement.

N’allez pas dire que par cette expérience on fait violence à la nature, car en agissant ainsi pour des valvules très éloignées les unes des autres et en ôtant le pouce aussi vite qu’on le pourra, on verra le sang revenir rapidement des parties inférieures et remplir la veine, et je ne doute pas que vous ne répétiez cette expérience.