La Circulation du sang/Traité anatomique sur les mouvements du cœur et du sang chez les animaux/Chapitre X

Traduction par Charles Richet.
Georges Masson (p. 119-121).

CHAPITRE DIXIÈME

LA PREMIÈRE HYPOTHÈSE SUR LA CIRCULATION DU SANG, FONDÉE SUR LA QUANTITÉ DE SANG QUI PASSE DES VEINES DANS LES ARTÈRES, EST CONFIRMÉE PAR DES EXPÉRIENCES ; ET LES OBJECTIONS QU’ON LUI AVAIT OPPOSÉES SONT RÉFUTÉES.

Jusqu’ici le calcul, les expériences, les dissections ont confirmé notre première hypothèse, que le sang passe continuellement dans les artères, et en trop grande quantité pour que les aliments y puissent suffire, en sorte que comme la totalité du sang passe en très peu de temps par le même endroit, le sang doit nécessairement revenir par les mêmes voies et accomplir un véritable circuit.

On dit qu’il peut passer une grande quantité de sang par le même endroit, sans que, pour cela, il y ait nécessairement une circulation, les aliments ingérés pouvant y suffire : et on allègue la sécrétion du lait dans les mamelles : la vache peut donner en un jour, trois, quatre, sept pintes de lait, ou même plus ; la femme peut donner chaque jour, en nourrissant un enfant ou même deux jumeaux, une, deux et même trois pintes de lait. Ce lait vient évidemment des aliments qu’elles ont pris. Nous répondrons à cette objection qu’en comptant bien, on constate que le cœur envoie, en une heure ou deux, autant et même plus de sang.

Mais si l’on n’était pas encore persuadé, on pourrait dire que, lorsque l’artère est disséquée et ouverte, si le sang s’échappe avec violence au dehors, c’est là un fait anormal ; que les choses ne se passent pas ainsi, quand le corps est sain, et les artères pleines, sans ouverture, dans leur état normal ; que dans ce cas il ne coule pas autant de sang en si peu de temps au même endroit, et qu’il n’y a pas besoin d’y admettre une circulation. Je répondrai en renvoyant aux calculs et aux raisonnements que j’ai faits à l’autre chapitre. Toute la différence du sang contenu dans le cœur dilaté avec le sang contenu dans le cœur contracté, est lancée, et presque en totalité, par chaque contraction du cœur, dans le corps parfaitement intact et sans blessures.

Sur les serpents et quelques poissons vivants, en liant les veines un peu au-dessus du cœur, on verra se vider rapidement l’espace compris entre la ligature et le cœur, si bien qu’il faut admettre que le sang circule, à moins qu’on ne nie cette expérience. Du reste, nous expliquerons ce fait plus clairement dans la preuve de la seconde hypothèse.

Concluons en confirmant tous ces faits par un exemple auquel chacun croira ; car on pourra le vérifier de ses propres yeux. Si on ouvre un serpent vivant, on voit pendant plus d’une heure le cœur se contracter lentement, distinctement, et dans ces alternatives de raccourcissement et d’allongement, s’agiter comme un véritable ver, blanchir dans la systole, rougir dans la diastole : nous voyons, en un mot, des phénomènes qui vont pouvoir confirmer notre supposition, car tous les mouvements se font longuement et distinctement, et l’évidence de notre théorie apparaîtra au grand jour. La veine cave entre dans la partie inférieure du cœur. L’artère en sort à la partie supérieure. Si alors on intercepte le cours du sang, un peu au-dessous du cœur, en saisissant la veine cave avec des pinces, ou entre le pouce et l’index, le cœur continue à se contracter, et en même temps la partie comprise entre les doigts et le cœur se vide en peu d’instants, le sang étant attiré par la dilatation du cœur. Puis le cœur blanchit lorsqu’il se dilate ; le sang lui faisant défaut, il paraît diminuer, battre avec moins de force et finalement mourir. Si, au contraire, on desserre la veine, le cœur se colore et s’agrandit. Si ensuite, laissant les veines, on lie les artères à une certaine distance du cœur, ou si on les comprime, on les voit se gonfler énormément au-dessous de la ligature : le cœur est distendu violemment, et il prend une couleur pourpre : il est si gorgé de sang qu’il semble être sur le point d’étouffer ; mais si on desserre le lien artériel, on voit le cœur revenir aussitôt à son état naturel de coloration, de forme et de contraction.

Ainsi donc voilà deux genres de mort : l’absence de sang qui épuise, l’afflux de sang qui étouffe. On peut facilement, comme je l’ai dit, voir de ses propres yeux ce double phénomène, qui confirme par l’expérience directe la vérité que j’avais avancée.