La Circulation du sang/Traité anatomique sur les mouvements du cœur et du sang chez les animaux/Chapitre IX

Traduction par Charles Richet.
Georges Masson (p. 111-117).

CHAPITRE NEUVIÈME

DÉMONSTRATION DE LA CIRCULATION DU SANG PAR LA CONFIRMATION DE LA PREMIÈRE HYPOTHÈSE.

Mais, pour qu’on ne nous accuse pas de nous contenter de mots, de faire des assertions spécieuses, sans fondements, et de vouloir innover à tort, nous posons trois hypothèses, qui, si elles sont vraies, démontreront clairement ce que j’avance et en feront éclater la vérité :

1o Le sang, poussé par la contraction du cœur, passe continuellement de la veine cave dans les artères, en si grande quantité que les aliments ne pourraient y suffire, et la totalité du sang suit ce passage en un temps très court.

2o Le sang, poussé par les pulsations artérielles, pénètre continuellement dans chaque membre et chaque partie du corps, et il en entre ainsi bien plus que la nutrition du corps ne l’exige, et bien trop pour que la masse du sang y puisse suffire.

3o Les veines ramènent constamment le sang de chaque membre dans le cœur.

Je dis qu’alors évidemment le sang circule, qu’il est chassé du cœur aux extrémités, et qu’il revient des extrémités au cœur, et ainsi de suite, accomplissant ainsi un mouvement circulaire.

Admettons par le raisonnement ou par l’expérience que le ventricule gauche, dilaté, et rempli de sang, contienne une, deux ou trois onces de sang : j’ai, pour ma part, trouvé sur un cadavre plus de trois onces.

Nous pouvons admettre que le cœur en se contractant perd une quantité quelconque de sang : en effet le ventricule en se resserrant contient moins de sang qu’auparavant : ainsi une certaine quantité de sang passe dans l’artère aorte : en effet il en passe toujours pendant la systole une certaine quantité, comme nous l’avons démontré au chapitre iii. Tout le monde reconnaît ce fait, car la disposition des valvules le prouve manifestement. Il est donc légitime d’admettre comme vraisemblable qu’il passe dans l’artère ou la 4e, ou la 5e, ou la 6e, ou, au minimum, la 8e partie du sang contenu dans le ventricule dilaté.

Ainsi, chez l’homme, nous supposons qu’à chaque contraction du cœur, il passe une once, ou trois drachmes, ou une drachme de sang dans l’aorte. Ce sang ne peut revenir dans le cœur à cause de l’obstacle que lui opposent les valvules.

Or le cœur en une demi-heure a plus de mille contractions ; chez quelques personnes même, il en a deux mille, trois mille et même quatre mille. En multipliant par drachmes, on voit qu’en une demi heure il passe par le cœur dans les artères trois mille drachmes, ou deux mille drachmes, ou cinq cents onces ; enfin une quantité de sang beaucoup plus considérable que celle qu’on pourrait trouver dans tout le corps. De même chez le mouton ou chez le chien, supposons qu’il passe un scrupule à chaque contraction du cœur, en une demi-heure, on aura mille scrupules, soit trois livres et demie de sang. Or dans tout le corps il n’y en a pas plus de quatre livres, comme je m’en suis assuré chez le mouton.

Ainsi en supputant la quantité de sang que le cœur envoie à chaque contraction et en comptant ces contractions, on voit que toute la masse du sang passe des veines dans les artères par le cœur et aussi par les poumons.

D’ailleurs ne prenons ni une demi-heure, ni une heure, mais un jour : il est clair que le cœur par sa systole transmet plus de sang aux artères que les aliments ne pourraient en donner, plus que les veines n’en pourraient contenir.

Et il ne faut pas dire que le cœur, en se contractant, tantôt envoie du sang aux artères, tantôt n’en envoie pas, tantôt en envoie très peu, ni me reprocher des théories imaginaires. Déjà nous avons réfuté cette opinion contraire d’ailleurs au bon sens et à la raison ; car s’il est nécessaire que, lorsque le cœur se dilate, les ventricules se remplissent de sang, il n’est pas moins nécessaire que, quand le cœur se contracte, les ventricules se vident et ne projettent une quantité notable de sang, à cause de la largeur des ouvertures et de la force de la contraction. Il passera ce qu’on voudra, le tiers, la 6e, la 8e partie du sang contenu dans le ventricule dilaté. Ce sera le même rapport qu’entre la capacité du ventricule contracté et celle du ventricule dilaté. Pendant la dilatation, le cœur se remplit, et non pas d’une quantité de sang insignifiante ou imaginaire. De même, pendant sa contraction, il chasse le sang, et non pas une quantité nulle ou imaginaire ; mais la masse du sang envoyé est toujours proportionnelle à la contraction du cœur. Ainsi donc si, dans une seule contraction, le cœur de l’homme, de la brebis ou du bœuf, chasse une seule drachme de sang, et s’il y a mille contractions dans une demi-heure, il faut en conclure qu’en une demi-heure le cœur aura fait passer dans les artères dix livres et cinq onces. Si une seule contraction chasse deux drachmes, ce sera en une demi-heure vingt livres et dix drachmes. Si une contraction chasse une demi-once, quarante et une livres, si une once, quatre-vingt-trois livres passeront des veines dans les artères.

Quant à la quantité de sang que les contractions du cœur chassent dans les artères, quant à la raison qui fait varier cette quantité du plus au moins, ce sont des points que je tâcherai de traiter avec détails, plus tard, d’après mes nombreuses observations.

D’abord je sais, et je voudrais que tout le monde le sût aussi, que le sang coule en quantité plus ou moins grande, que la circulation du sang se fait tantôt avec rapidité, tantôt avec lenteur, selon le tempérament, l’âge, les causes extérieures et les causes intérieures, les choses naturelles et non naturelles, selon le sommeil ou le repos, la nourriture, l’exercice, les passions de l’âme et autres conditions pareilles. Mais, quelque petite que soit la quantité de sang qui passe par le cœur et les poumons, il y en a néanmoins bien trop pour que les aliments ingérés y puissent suffire, à moins que le sang ne revienne par les mêmes trajets.

C’est ce qui fait penser à tous ceux qui ont pratiqué des vivisections qu’il n’est pas besoin d’ouvrir la grande artère aorte, mais n’importe quelle petite artère du corps, même chez l’homme, comme l’a remarqué Galien, pour que tout le sang du corps, des artères, des veines s’épuise en moins d’une demi-heure, et les bouchers peuvent dire qu’après avoir coupé les artères jugulaires d’un bœuf pour le tuer, il faut moins d’un quart d’heure pour que tout le sang s’écoule ; de même dans les amputations et les ablations de tumeurs, tous les vaisseaux se vident par suite de l’abondante hémorrhagie, et nous avons pu voir ce fait.

Si l’on dit que, dans ces deux cas, les veines ouvertes laissent échapper le sang, tout autant, sinon plus que les artères, on n’ébranle pas la force de cet argument, car on affirmerait une chose fausse. En effet par les veines le sang ne s’écoule pas, car il n’y a aucune force qui le chasse en avant ; et la disposition des valvules (comme nous le verrons plus tard) fait qu’une veine ouverte rend très peu de sang, tandis que par les artères le sang s’élance au dehors à plein jet et avec impétuosité, comme d’un siphon. D’ailleurs il est une expérience qui consiste à ouvrir l’artère jugulaire chez le mouton ou le chien, en respectant la veine : aussitôt le sang sort avec violence, et on voit en peu de temps, spectacle admirable ! se vider toutes les artères et toutes les veines du corps. Or, d’après ce que nous avons dit, il est clair que les veines et les artères ne communiquent entre elles que par le cœur. Il n’est plus permis d’en douter, si, après avoir lié l’aorte au point où elle sort du cœur, et ouvert l’artère jugulaire ou toute autre artère, on voit les artères vides et les veines gorgées de sang.

Par là on voit manifestement pourquoi, en ouvrant les cadavres, on trouve tant de sang dans les veines et si peu dans les artères, pourquoi il y en a beaucoup dans le ventricule droit, et à peine dans le ventricule gauche. Cela avait fait réfléchir les anciens et leur avait fait croire que pendant la vie il n’y a que des esprits dans le ventricule gauche. En réalité, cela tient à ce que le sang des veines ne peut passer dans les artères qu’en traversant le cœur et les poumons. Alors, l’animal ayant expiré, et les poumons ayant cessé de se mouvoir, le sang ne peut passer des extrémités de l’artère pulmonaire dans la veine pulmonaire et de là dans le ventricule gauche du cœur. Nous avons vu qu’il en est de même pour le fœtus, et que le sang ne peut passer par les poumons : car chez le fœtus ces organes sont immobiles et ne peuvent fermer et rouvrir les pores invisibles qui font communiquer la veine et l’artère pulmonaires. De plus, comme le cœur ne cesse pas de battre après que les poumons ont cessé leurs mouvements, mais qu’il leur survit pendant quelque temps, le ventricule gauche et les artères envoient encore le sang dans toutes les parties du corps et dans les veines ; mais, ne recevant plus de sang des poumons, elles se vident rapidement. C’est là une preuve bien forte en faveur de notre système, puisqu’on ne peut donner d’autre raison pour expliquer ces phénomènes.

Il est donc évident que, dans une hémorrhagie, plus les artères battent avec violence, plus le sang s’écoule rapidement au dehors. C’est pourquoi dans les lipothymies, dans la frayeur et autres passions semblables, comme le cœur se contracte lentement et faiblement, on peut calmer et arrêter toutes les hémorrhagies.

C’est pourquoi aussi, sur un cadavre, quand le cœur a cessé de battre, aucun effort ne peut faire sortir guère plus de la moitié de la totalité du sang, qu’on ouvre la carotide, l’artère ou la veine crurales, ou tout autre vaisseau ; et le boucher doit, avant de frapper la tête du bouf qu’il veut abattre, lui couper l’artère carotide pendant que le cœur se contracte encore, s’il désire en recueillir tout le sang.

Enfin il est permis de dire que jusqu’ici personne n’avait rien soupçonné de vrai sur ces anastomoses des veines et des artères, sur leur situation, leur disposition et leurs causes : j’arrive maintenant à cette étude.