La Circulation du sang/Traité anatomique sur les mouvements du cœur et du sang chez les animaux/Chapitre IV

Traduction par Charles Richet.
Georges Masson (p. 77-84).

CHAPITRE QUATRIÈME

DES MOUVEMENTS DU CŒUR ET DES OREILLETTES D’APRÈS LES VIVISECTIONS.

À l’étude des mouvements du cœur se rattache l’étude des mouvements et des fonctions des oreillettes.

César Bauhinus et Jean Riolan[1], savants et habiles anatomistes, ont remarqué qu’en observant avec soin les mouvements du cœur chez un animal dont on a ouvert la poitrine, on peut voir quatre mouvements se produisant en des parties différentes et à des moments distincts, à savoir deux pour les ventricules et deux pour les oreillettes. Malgré l’autorité de si grands noms, j’ose dire que ces quatre mouvements diffèrent par le lieu, mais non par le moment où ils se produisent. En effet les deux oreillettes se contractent simultanément, et les deux ventricules aussi, en sorte que ces mouvements se produisent en quatre points du cœur bien distincts, mais en deux temps seulement, et voici de quelle manière.

Il y a dans le cœur deux mouvements, l’un pour les oreillettes, l’autre pour les ventricules, qui se passent presqu’au même moment, mais qui ne sont néanmoins tout à fait simultanés. En effet le mouvement des oreillettes précède, et celui des ventricules suit. Le mouvement semble partir des oreillettes pour gagner les ventricules. Si l’on observe ces phénomènes sur des poissons et des animaux à sang froid, on voit que, lorsque le cœur plus languissant commence à mourir, entre ces deux mouvements de l’oreillette et du ventricule, il y a une certaine période de repos : le cœur excité à se mouvoir répond plus lentement à cette excitation. Enfin, touchant de plus près encore à la mort, il cesse ses contractions, faisant comme une légère inclinaison de tête ; les oreillettes font encore quelques obscurs mouvements, mais si peu perceptibles, qu’il semble que ce soit plutôt un signal de mouvement pour l’oreillette que le mouvement lui-même. Ainsi le cœur cesse de battre avant les oreillettes, qui semblent survivre aux ventricules. Le ventricule gauche cesse de battre le premier, puis l’oreillette gauche, puis le ventricule droit, et enfin, comme Galien l’avait remarqué, lorsque tout mouvement a cessé et que tout est mort, l’oreillette droite continue à battre. Il semble que les dernières traces de la vie s’y soient réfugiées, et, quand le cœur paraît tout à fait mort, deux ou trois pulsations des oreillettes le réveillent. Alors il commence lentement une dernière pulsation qu’il achève lentement et avec peine.

Mais ce qu’il faut surtout noter, c’est que, lorsque les ventricules ont cessé de battre, les oreillettes continuent encore leurs pulsations. Si on met le doigt sur les parois des ventricules, on sent dans le ventricule des sortes de pulsations analogues aux pulsations que produit dans les artères la contraction des ventricules, ce qui est dû à la distension des artères par l’impulsion du sang. Et si, au moment où l’oreillette se contracte, on coupe la pointe du cœur, on voit le sang en jaillir à chaque contraction des oreillettes. Ce fait nous démontre comment le sang arrive dans les ventricules : c’est par la contraction des oreillettes et non par l’attraction que produirait la distension des ventricules.

Remarquons aussi que toutes les fois que je parle de pulsations pour l’oreillette et le ventricule, je veux dire contraction. Or on voit d’abord se contracter les oreillettes, et ensuite le cœur lui-même. Quand les oreillettes se contractent, elles deviennent plus pâles, surtout aux points où elles sont en contact avec une petite quantité de sang ; elles se remplissent de sang comme un réservoir, car le sang y tombe par son propre poids ; et, par l’effet du mouvement des veines, il se trouve ainsi refoulé au centre. Cette pâleur des oreillettes est surtout apparente à leurs extrémités et au voisinage des ventricules.

Chez les poissons, les grenouilles et les animaux semblables, qui n’ont qu’un seul ventricule, et qui ont pour oreillette une poche placée à la base du cœur et remplie d’une grande quantité de sang, on voit très nettement cette poche se contracter d’abord, et le cœur se contracter ensuite.

Dois-je parler aussi des faits observés, qui paraissent contraires à ce que je viens de dire ? Le cœur de l’anguille, de certains poissons et d’autres animaux bat encore lorsqu’il est arraché du corps et privé d’oreillettes. Bien plus, si on le divise en différentes parties, on en verra les fragments se contracter et se relâcher séparément ; et même après que les oreillettes auront cessé de se mouvoir, les ventricules du cœur continueront à battre et à palpiter. Est-ce une propriété particulière à ces animaux vivaces dont la nature est humide et gluante, ou bien leur vie lourde et lente est-elle plus dure à détruire ? On peut voir un phénomène analogue sur les muscles des anguilles, qui conservent leurs mouvements après avoir été dénudés, arrachés et coupés en morceaux.

J’ai fait l’expérience suivante sur une colombe ; le cœur avait tout à fait cessé de se mouvoir, les oreillettes elles-mêmes avaient depuis quelque temps cessé leurs contractions. Alors je mouillai mon doigt de ma salive, et je l’appliquai sur le cœur. Cette douce chaleur parut lui rendre les forces et la vie, sur le point de s’éteindre ; et je vis le cœur, oreillette et ventricule, se contracter, se relâcher : c’était une véritable résurrection.

J’ai pu en outre observer souvent ce fait, que, lorsque l’oreillette droite elle-même avait cessé de se mouvoir, et que le cœur paraissait mort, on pouvait reconnaître, au sang contenu dans cette oreillette, un mouvement obscur, une sorte de frémissement ondulatoire et de palpitation qui duraient tant que le cœur conservait un peu de chaleur et d’esprit vital.

Un phénomène analogue est aussi très évident dans les premiers temps de la génération, pour l’œuf fécondé de la poule. Après sept jours d’incubation, avant toute autre partie, apparaît une goutte de sang qui palpite, comme l’avait vu Aristote. Après qu’elle s’est accrue, et que l’embryon s’est formé ailleurs, les oreillettes se forment, et c’est dans leurs pulsations incessantes que réside la vie de l’être. Quand ensuite, après un intervalle de quelques jours, on voit apparaître les premiers linéaments du corps et en même temps les ventricules du cœur, ces ventricules paraissent quelque temps pâles et exsangues, ainsi que le reste du corps ; ils n’ont ni mouvements, ni pulsations. J’ai vu même, sur un fœtus humain, vers le commencement du troisième mois, le cœur pâle et exsangue, tandis que les oreillettes contenaient un sang abondant et vermeil. Dans l’œuf plus avancé en âge, au contraire, et sur un fœtus complètement formé, on voit un cœur plus volumineux, dont les cavités ventriculaires ont commencé à recevoir le sang et à l’envoyer dans tout le corps.

Si donc on veut approfondir les choses, on dira que non seulement le cœur est le premier à vivre et le dernier à mourir, mais que, dans le cœur lui-même, les oreillettes et les parties qui, chez les reptiles, les poissons et les animaux semblables, tiennent lieu d’oreillette, vivent avant les ventricules et meurent après eux.

Puisqu’il m’a semblé que le sang ou l’esprit vital paraissait avoir, même après la mort des oreillettes, conservé une palpitation obscure, il est permis de se demander si la vie commence avec cette palpitation. En effet, comme Aristote l’a remarqué, le sperme de tous les animaux, avec l’esprit générateur, sort en palpitant, comme s’il était un être vivant[2]. Ainsi la nature, après avoir achevé sa course, paraît revenir sur ses pas et retourner aux abîmes dont elle s’était dégagée. Et si la génération fait que ce qui n’est pas vivant devienne vivant, et que le non-être passe à l’être, de même la mort fait repasser l’être par les mêmes degrés, mais dans un sens contraire, et l’être retourne au non-être. Aussi chez les animaux les parties nées les dernières meurent les premières, et les parties nées les premières meurent les dernières.

J’ai aussi observé que presque tous les animaux ont un cœur, et non seulement, comme le dit Aristote, les grands animaux et ceux qui ont du sang, mais aussi les autres plus petits, qui n’ont point de sang, comme les crustacés et les testacés, les limaces, les colimaçons, les écrevisses, les gammarus, les squilles et beaucoup d’autres. Même sur les guêpes et les mouches, à l’aide d’une loupe qui permet de discerner les petits objets, j’ai vu à l’extrémité de leur corps, à cette partie qu’on appelle queue, un cœur battre, et j’ai pu le faire voir à quelques personnes.

Mais chez les animaux qui n’ont point de sang, le cœur bat avec une extrême lenteur et à de très rares intervalles : ces contractions sont analogues à celles du cœur des autres animaux à l’agonie. On peut facilement constater le fait sur des limaçons. On trouvera leur cœur au fond d’un orifice situé au côté droit, orifice qu’on voit s’ouvrir et se fermer alternativement pour renouveler l’air. C’est par là qu’ils rejettent leur salive, lorsqu’on met à nu leur extrémité supérieure, près d’une partie analogue au foie.

Notons aussi qu’en hiver et pendant les froides saisons, il y a, parmi les animaux privés de sang, certaines espèces (comme le limaçon, par exemple) dont le cœur n’a plus de pulsations, et qui paraissent avoir une vie analogue à la vie des plantes, pareillement à ces animaux appelés, pour cette raison, animaux-plantes (zoophytes).

Chez tous les animaux où il y a un cœur, il y a des oreillettes ou des parties analogues aux oreillettes. Partout où le cœur a deux ventricules, il y a à côté d’eux toujours deux oreillettes. C’est une règle sans exception. Il est vrai que pour l’embryon de l’œuf il y a tout d’abord, comme je l’ai dit, une poche, ou une oreillette, ou une goutte de sang animée de pulsations ; puis le cœur se forme et se développe. Il en est de même chez certains animaux adultes, qui semblent ne pas pouvoir acquérir un organisme plus parfait et ont une vésicule pulsatile, comme un point rouge et blanc, qui paraît être le principe de la vie, par exemple chez les abeilles, les guêpes, les limaçons, les colimaçons, les squilles, les gammarus.

Il y a chez nous une petite squille, appelée en anglais shrimp, et en flamand garneel. On la prend dans la mer et dans la Tamise ; son corps est tout transparent. Souvent, après l’avoir mise dans l’eau, je l’ai montrée à mes amis ; on pouvait très distinctement voir les mouvements du cœur de cet animal ; et, les parties extérieures du corps étant transparentes, on apercevait, comme par une fenêtre, les palpitations de son cœur.

Dans l’œuf de poule, après quatre ou cinq jours d’incubation, j’ai pu, en enlevant la coquille de l’œuf et en le mettant dans l’eau chaude, montrer la première ébauche du fœtus comme un nuage. Au milieu de ce nuage le point de palpitation du sang était si petit qu’il disparaissait pendant la contraction et qu’il échappait à la vue ; pendant le relâchement, il reparaissait, comme un point rouge aussi petit que la tête d’une épingle. Ce point qui apparaissait, puis disparaissait ensuite, semblait faire flotter le principe de la vie entre l’être et le néant[3].


  1. Bauhin., lib. II, cap. xxi ; Ioan.-Riolan., lib. VIII, cap. I.
  2. De motu animalium, cap. 8.
  3. Voyez la note 2.