Henry Kistemaeckers (p. 21-47).
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II



Le printemps arriva. Pellard, qui sentait pousser en lui des besoins plus subtils d’élégance, remplaça sa couturière par une modiste, et se déclara parfaitement heureux. Frémy, que les premières chaleurs tourmentaient, fit quelques rencontres dans les Champs-Élysées.

Les Champs-Élysées étaient sa promenade favorite. Tout seul, ou avec son compagnon, il s’y rendait presque chaque soir.

Quand il était seul, après avoir erré un moment, il échouait sur une chaise, et restait à regarder passer le monde jusqu’à ce que la fraîcheur du soir le fît frissonner. Des regrets confus s’agitaient en lui : il songeait à sa fortune perdue, et parfois l’envie le mordait au cœur quand il voyait un équipage passer dans un nuage de poussière.

Lorsque Pellard était avec lui — le poète ayant besoin de mouvement, — ils descendaient l’avenue jusqu’au rond-point, la remontaient, tournaient autour des massifs, stationnaient devant les chevaux de bois. Parfois, en passant devant un café-concert, Pellard s’arrêtait pour regarder les jupes de couleurs qu’on apercevait sur l’estrade, et disait :

— Si nous nous asseyions là ?… Nous entendrions la musique !…

Mais Frémy l’entraînait loin de ce tapage qui lui faisait mal aux nerfs.

Un samedi soir, Pellard s’arrêta devant le Cirque d’été :

— Je voudrais pourtant bien voir ça une fois ! fit-il…

— Entrons ! répondit Frémy… J’aimais beaucoup les tours et les clowns, autrefois…

Et il se dirigea vers le bureau des premières.

Le poète le retint par le bras :

— Mâzette !… Ça coûte trois francs, mon petit !

— Eh bien !… pour une fois !…

— Non, non, Eugénie dîne avec moi, demain… Ça déséquilibrerait mon budget !…

Frémy céda encore sur ce point : et ils gravirent l’étroit escalier qui conduit aux gradins supérieurs de l’amphithéâtre.

Il était de bonne heure ; la salle, sauf aux secondes, était presque vide. Les lueurs des lustres encore baissés éclairaient faiblement la piste, où des valets en costumes ternes égalisaient le sable. Les deux amis achetèrent un programme et s’assirent :

— Tiens ! dit Frémy… Il y a des débuts, ce soir… Une écuyère : miss Topsy… pirouettes et sauts des ballons… Ça sera toujours la même chose !…

— Topsy ? reprit Pellard… c’est un nom que j’ai vu dans un roman de Ponson du Terrail…

Et il se mit à raconter une histoire de bohémiens, prenant plaisir à fouiller dans ses souvenirs de lycéen qui lisait en cachette des livres prohibés.

Cependant, des gens divers, surtout des familles avec des bébés endimanchés, s’installaient sur les banquettes de velours rouge des « premières ». Les musiciens, arrivant l’un après l’autre, sortaient leurs violons de leurs boîtes ou ajustaient leurs flûtes : il se produisit ce murmure dissonnant des instruments qu’on accorde ; et l’orchestre se mit à exécuter les deux morceaux à l’aide desquels il endort l’impatience des spectateurs trop tôt venus. En même temps, les robinets du gaz, ouverts, faisaient subitement monter la flamme dans les lustres qui, à travers le miroitement de leur verroterie, étendirent la nappe de leur lumière jaune sur le sable mat du manége.

— Nous avons eu une bonne idée de venir ici, dit Pellard, qui s’égayait de tous ces préparatifs.

Les écuyers firent reculer les quelques habitués qui stationnaient déjà dans le couloir d’entrée, et ouvrirent les barrières : un cheval sans selle arriva au galop ; puis un gamin, en justaucorps bleu, la tête toute bouclée, entra en faisant le saut périlleux, et commença son travail de petite voltige.

— Il est très fort, ce crapaud-là ! observa Pellard, qui n’avait jamais vu d’acrobates que dans les foires, autrefois.

L’orchestre se tut pour une entrée comique : trois clowns, le bonnet pointu tombant à chaque instant de leur tête rasée, le visage enfariné, la souplesse de leur corps dissimulée par des costumes amples et tout bariolés, se tordaient la bouche en grimaces grotesques, débitaient des calembours avec un fort accent anglais, et culbutaient et se roulaient dans le sable ; tandis que « l’Auguste », conspué par eux, son gilet blanc sali, son habit noir fripé, sa perruque tombante, allait de l’un à l’autre en agitant ses mains dans des mouvements comiques, toujours repoussé. De temps en temps, à quelque chûte bien réussie, à quelque gifle plus bruyante, un rire secouait l’amphithéâtre : celui des petits enfants se distinguait dans le tapage et se prolongeait, argentin comme un son de cloche.

Frémy avait suivi les exercices des clowns avec une attention presque sérieuse. Quand ils se retirèrent, toujours culbutant, il se mit à les applaudir de toutes ses forces.

— Mais applaudissez !… applaudissez donc !… dit-il à son voisin, qui laissait pendre ses mains sur ses genoux… Croyez-vous que ces gens-là ne méritent pas vos bravos ?… Ils sont très forts, et songez à toute l’imagination qu’ils dépensent !… On veut bien admirer un monsieur qui se torture le cerveau pendant des mois pour accoucher à la fin d’un bouquin à couverture jaune,… ou un qui salit une belle toile avec de vilaines couleurs… La belle affaire !… Tout le monde peut être barbouilleur ou gendelettre !… Tandis que…

— Permettez, permettez ! interrompit Pellard, étonné de tant d’animation ; je comprends encore que vous vous extasiiez devant des tours de force, devant des poses plastiques… Mais des paillasses,… c’est bon pour les enfants !…

— Vous ne voyez donc pas que ces paillasses trouvent chaque soir du nouveau, — cette chimère après laquelle, vous autres artistes, galopez sans jamais l’atteindre… Et il faut qu’ils puisent tout en eux-mêmes : l’imagination pour inventer leurs tours, qui n’ont l’air de rien et sont très difficiles, la force pour les exécuter, le sang-froid pour risquer leur peau sans qu’il y paraisse !… Et pour réussir, ils n’ont que leur corps, rien de plus !… C’est avec leur corps qu’ils jonglent… Croyez-vous que ce soit moins difficile et moins méritoire que de jongler avec des mots, des notes ou des couleurs ?…

Pellard secoua la tête, blessé dans ses idées par cette admiration pour des saltimbanques.

— Vous ne me persuaderez jamais, murmura-t-il, que ces gaillards-là sont les égaux des poètes !…

… Un homme en maillot, les reins sur un tremplin, les jambes en l’air, travaillait avec ses deux enfants. Il les faisait tourner tour à tour comme le tonneau classique ou comme la « Croix de Malte », et les petiots, le corps raidi comme une barre ou roulé en boule, ou les jambes écartées et les pieds dans leurs mains, retombaient tantôt debout, tantôt sur le dos, tantôt sur le ventre, sur les pieds de leur père, puis rebondissaient et retombaient encore, et, rejetés sur le sable, revenaient tout suants et tout souriants, après une révérence, à leur travail.

— Non, décidément, je ne trouve pas ça drole ! fit Pellard… Au bout de dix minutes, on en a assez… C’était bon quand nous avions sept ans… Encore aurions-nous mieux fait d’apprendre à lire plus tôt.

Frémy haussa les épaules et répliqua, un peu amer :

— Ça nous sert à grand’chose, de savoir lire !… Ça donne des maux de tête et des maux d’estomac, voilà tout !… Mais regardez donc ce gaillard-là !… Quel corps !… Quels muscles !… Et nous serions ainsi bâtis, nous, si le travail inutile, à dos courbé sur les dictionnaires, auquel on a condamné notre enfance, ne nous avait pas émaciés !… Nous aurions pu être forts, pauvres gringalets que nous sommes !… Être forts : c’est-à-dire aptes à jouir de la vie de toutes les façons, sans fatigue, sans lassitude, sans maux de cœur, sans gravelle !… Croyez-vous que ce monsieur-là n’est pas plus heureux que nous !… Il s’expose chaque soir à rompre le cou à sa famille, mais il n’y pense pas. Il est prédestiné à mourir d’un coup d’apoplexie ; mais c’est la mort la meilleure qu’on puisse rêver, et son métier lui rendra jusqu’à ce suprême service, de le faire disparaître sans douleur… On l’applaudit ; ça lui fait plaisir. En sortant, il soupe de bon appétit, et il a chez lui une femme qui l’attend et qui l’aime, parce qu’il a du tempérament… Tandis que nous !…

Comme il achevait cette tirade, Pellard le regarda, et, constatant la pâleur exagérée de son visage, la maigreur de son corps étiré en membres tout fluets, il songea qu’il n’avait pas tort, — pour son compte. Mais lui pouvait penser autrement, car il n’était pas dans le même cas ; et il murmura :

— Moi aussi, je mange de bon appétit et j’ai du tempérament !…

Cependant, la première partie du spectacle se terminait par des exercices de haute école. Pendant qu’on plantait l’écriteau qui annonce l’entr’acte, les deux amis regardèrent la salle, à laquelle ils n’avaient encore prêté qu’une médiocre attention. Elle était bondée : parmi les redingotes, les jaquettes, les habits noirs, — les toilettes claires des filles et leurs chapeaux fleuris ou empanachés de larges plumes mettaient des taches gaies. Et des parfums subtils montaient, se mélangeant à la forte odeur des écuries. Un mouvement se produisit dans le public ; il y eut des étincellements de bijoux, en même temps que la soie et le satin chatoyaient aux reflets du gaz, qu’on baissait un peu. Comme Frémy promenait complaisamment son regard sur ces élégances, il aperçut un visage de connaissance : c’était une actrice des Variétés, Antonia, qu’il avait connue autrefois et qu’il avait aimée. Depuis ce temps-là, sa taille s’était un peu épaissie ; mais il n’y songea guère, et se rappela son boudoir si parfumé, toutes les douceurs de ses caresses… Et autour de lui les marchands glapissaient :

Orgeat ! Sucre d’orge ! de la Valence !… Le Courrier du Soir ! demandez le Courrier du Soir ! Le double assassinat du faubourg Montmartre !…

— Vous ne sortez pas ? lui demanda Pellard ; vous ne venez pas prendre un bock ?

— Y tenez-vous beaucoup ?… Moi, j’aimerais mieux rester.

Le poète n’insista pas.

Antonia restait à sa place, se faisant de l’air de temps en temps avec un éventail rouge. Tant que dura l’entr’acte, Frémy ne la quitta pas des yeux ; il cherchait à distinguer son fin profil d’Arlésienne, dont les traits s’effaçaient dans la buée lumineuse du gaz. Il se rappela qu’elle avait un petit signe noir sur l’épaule, les pieds menus et roses comme des pieds d’enfant, qu’il devenait tout pâle chaque fois qu’il sonnait à sa porte, avec quels mouvements câlins, quelle souplesse serpentine elle nouait ses bras derrière son cou, d’autres détails encore. Puis il regarda l’homme qui l’accompagnait : c’était un gommeux fade et las, qui passait son temps à assujettir un monocle sur son œil droit. Alors, le regret poignant des choses passées l’envahit, et il se mit à rire d’un petit rire nerveux et saccadé qui le secoua.

— Qu’est-ce qui vous prend ? lui demanda Pellard.

Il lui raconta son histoire avec Antonia, qu’il parvint à lui désigner. Le poëte resta rêveur ; les actrices lui semblaient encore des créatures particulièrement désirables : il n’avait eu que deux fois en sa vie des billets de faveur.

Peu à peu, les spectateurs rentraient, enjambaient les banquettes, se tassaient dans les couloirs. Le spectacle recommença. Pellard bâillait, ennuyé par les exercices d’un équilibriste japonais, qui jonglait avec mille choses obéissantes, et finit par faire danser autour de lui un long ruban rose, qui se tordait comme un énorme serpent prodigieusement agile. Frémy demeurait distrait, comme rappelé par les lointains de sa vie. Mais son attention se réveilla pourtant à l’entrée de miss Topsy, dont les premiers débuts étaient annoncés sur l’affiche. On avait un peu parlé d’elle et, quand elle entra, il se fit dans le public un certain mouvement de curiosité.

Elle salua comme toutes saluent, en se tournant des deux côtés et en faisant, de ses bras nus cerclés de bracelets d’or, des gestes arrondis. Ses cheveux étaient poudrés ; elle portait un costume rose et bleu, tout enrubané, comme les bergères Pompadour en porcelaine de Saxe. Elle avait la taille assez élégante et les jambes bien faites, quoique maigres. Ses épaules semblaient un peu trop carrées. Des secondes, on distinguait mal ses traits. Sa grâce tranquille n’avait rien de troublant.

L’orchestre jouait pour elle un de ces quadrilles du répertoire Markowsky, qui vous font rêver à la joie avinée et bruyante des fêtes de banlieue, où le cuivre ronfle et glapit et couvre de ses éclats les râclements des violons et les sifflements des flûtes. Elle n’en gardait pas moins, malgré encore les difficultés de son travail, une expression de calme pleine de charme, ce certain air de supériorité ou d’indifférence qu’on ne peut avoir que lorsqu’on est bien sûr de soi, et qui donnait à ses exercices, fort ordinaires, un attrait nouveau. De la fine pointe de ses pieds, qui glissait sur une broderie de fleurs roses, elle effleurait à peine la selle plate. Son corps tournait, ses jambes se mouvaient rapides, et, dans l’envolement de sa jupe rose, tandis qu’elle grandissait ou diminuait selon qu’elle passait devant les deux amis ou de l’autre côté de la piste, on eût dit un grand papillon très léger. Quand elle sautait les ballons, pendant une seconde elle semblait suspendue dans le vide, les jambes repliées et agitées comme en des vibrations ; puis, des débris de papier restant attachés à ses épaules ainsi que de petites ailes, elle retombait à genoux pour rebondir encore, avec des élans souples, jusqu’à ce que le public, enthousiasmé par le vol de ce corps élastique, éclatât en applaudissements. Lorsqu’elle descendit de cheval et salua de nouveau, elle fut rappelée par de longs bravos.

Frémy applaudit de toutes ses forces, et Pellard, cette fois, l’imita :

— C’est une bien jolie phâme, lui dit-il ; qu’en pensez-vous ?

— Oui, répondit Frémy d’un air distrait.

Il était tout pâle ; des sentiments nouveaux s’agitaient en lui.

Jusqu’à ce jour, ses sens s’étaient comme endormis dans des amours de hasard ; et voilà qu’ils s’éveillaient tout-à-coup, excités par ce piment de la vigueur, de la grâce, de l’adresse, de la bravoure réunies dans une créature à l’air frêle et svelte autant qu’une jeune fille élevée en serre chaude. Une irrésistible sympathie, compliquée de curiosités singulières, l’attirait vers cette écuyère dont il n’avait pas même distingué les traits. Dès qu’elle était entrée, il avait senti courir en lui le frisson d’anxiété qui secoue les débutants, craignant pour elle une appréhension paralysante, un de ces mille accidents si fréquents qui brisent une carrière, l’injustice du public toujours arbitraire dans ses jugements ; et un instant il avait vu — comme elle les voyait sans doute, — les têtes des spectateurs penchées en avant se confondre pour former une masse compacte, houleuse, menaçante comme un ciel gros d’orage. Puis, à mesure qu’elle passait et repassait dans le manége, qu’elle triomphait de toutes les difficultés l’une après l’autre, qu’elle gagnait visiblement la sympathie du public, il se rassura, — comme elle se rassurait peut-être. Quand il entendit éclater des applaudissements, clairsemés d’abord, son cœur se gonfla de courage. Lorsque le succès fut certain, il partagea l’enivrement de la bataille gagnée…

… Elle avait quitté la piste. Le clown Pick montrait un âne dressé. On riait…

Frémy suivit d’un œil distrait la fin de la représentation : les dix chevaux, en liberté, de Master Freath, qui manœuvraient avec une étonnante précision, et le fameux « saut du cintre, » pendant lequel le public haletait. Miss Zaeo se relevait à peine et se mettait à courir sur un filet, au milieu des bravos, en envoyant des baisers dans toutes les directions, que l’orchestre attaqua la marche finale.

— Allons voir la sortie, dit Frémy.

Pellard le suivit, docilement.

Ils virent passer Marie-Laure, qui disparut dans une voiture de maître. La foule s’écoula peu à peu.

— Qu’attendez-vous ? demanda Pellard à son ami.

— Restons encore un peu, dit Frémy.

Enfin, miss Topsy passa. Elle était enveloppée dans un manteau noisette. Une femme mûre, grande, sèche, guindée, l’accompagnait.

— Allons à Mabille, dit Frémy.

Pellard se récria :

— Vous êtes fou !… Ça coûte dix francs d’entrée.

— Je vous invite.

Quelques couples dansaient, les hommes se trémoussant, les femmes levaient la jambe. D’autres erraient dans les bosquets, riant, ou quelquefois penchés l’un sur l’autre comme de vrais amoureux. Pellard admirait le luxe des toilettes, l’étalage des bijoux et les effets des glaces qui, placées partout, agrandissaient le jardin à l’infini, montraient d’innombrables becs de gaz et multipliaient les promeneurs. De temps en temps, il s’arrêtait et, suivant des yeux quelque jupon clair qui passait avec un lent balancement, il s’écriait, jurant par enthousiasme :

— Nom de Dieu ! la belle fille !…

Ils se promenèrent longtemps. Puis, Frémy proposa de s’asseoir et de prendre des sherry cobler. Comme Pellard tâtait sa poche d’un air inquiet, il lui dit :

— Ne vous inquiétez pas de ça…

— Vous avez donc gagné un gros lot ? fit le poète… Vous ne vous refusez rien, aujourd’hui !…

— Ah ! mon cher, répondit Frémy, voilà quatre ans que je me prive de tout… Il me reste une pendule en vieux Sèvres qui vaut au moins cinq ou six cents francs !… Je la vendrai !

Et il aborda deux filles qui passaient devant lui.