Henry Kistemaeckers (p. 7-19).
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LA CHUTE
DE
MISS TOPSY
Il n’y a plus de passion véritable au xixe siècle.
(Stendhal.)

I



André Frémy n’était point né pour l’existence monotone d’employé dans un ministère : le travail en coupes réglées répugnait à sa nonchalance un peu maladive ; les minuties administratives exaspéraient son imagination vagabonde : la seule vue de son chef de bureau, gras, lourd, correct et solennel, lui faisait courir dans le dos un petit frisson d’agacement. Il travaillait sans ardeur ; les jours où l’ouvrage manquait, il tordait sa plume entre ses doigts, ou tambourinait sur son pupitre, ou lisait, quoiqu’il n’eût pas grand goût pour la lecture : tandis que son camarade, le poète Pellard, un gros garçon joufflu, rasé, châtain et jovial, alignait péniblement des alexandrins, en cherchant des rimes riches dans son Quitard. De longs moments passaient ainsi ; puis, tout à coup, la voix de Pellard éclatait, déclamant avec un accent terriblement méridional un sonnet ou une ballade de forme si compliquée et si cherchée qu’il était difficile d’en suivre le sens.

— Hein, qu’est-ce que vous dites de ça, Frémy ?…

André fronçait légèrement les sourcils pendant la lecture, et sa bouche se crispait en une série de tics nerveux. Une fois le morceau fini, son visage reprenait sa placidité habituelle.

— Ça n’est pas mal, n’est-ce pas ? demandait Pellard.

Il répondait, par politesse :

— Oui, c’est bien, c’est bien… C’est mieux que votre dernière pièce, il me semble !…

Le bon visage du poète s’éclairait :

— Les ballades, voyez-vous, c’est difficile… Mais quand on les réussit…

Et il expliquait ses théories d’art, parlait du volume qu’il publierait chez Lemerre, dès qu’il aurait réuni la somme nécessaire ; de son drame : Vercingétorix, auquel il travaillait le soir, et qu’il présenterait à la Comédie Française. De temps en temps André, qui balançait son pied en l’écoutant, l’interrompait pour lui dire :

— Vous arriverez, — vous avez la foi !…

Et un fin sourire, moqueur ou désabusé, plissait ses lèvres minces.

Il n’y avait aucune sympathie naturelle entre ces deux êtres que le hasard enfermait ensemble dix heures par jour dans la même pièce, occupés à la même besogne. L’un, arrivé à Paris depuis deux ans, bien décidé à conquérir la Ville avec sa littérature, après avoir jeûné pendant plusieurs mois et passé bien des nuits fraîches à errer par les rues, avait échoué au ministère de l’Intérieur, se trouvait presque riche avec ses appointements, jouissait d’une chambre de trente francs dans un garni, et achetait des bouquets de violettes d’un sou à la bonne, qui se trompait de porte quelquefois, le soir, et rentrait chez lui. L’autre, nerveux, anémique, orphelin, et pauvre après avoir été élevé jusqu’à dix-neuf ans par des parents riches qui le gâtaient, sentait durement les privations de sa vie : le manque de confort dans un appartement de deux pièces encombré pourtant de meubles antiques et de bibelots, restes des splendeurs passées ; la mauvaise nourriture des restaurants à portée de sa bourse, où le hasard vous place à côté d’une blouse, d’un col de chemise sale, d’un veston qui sent mauvais, parmi des gens grossiers qui mangent en faisant du bruit ; le manque de toute affection : car il ne voulait pas retourner chez ceux qui l’avaient connu en des jours meilleurs, et la femme dont il s’était cru aimé et qui lui avait fermé sa porte en apprenant sa ruine, l’avait rendu sceptique définitivement sur les choses du cœur. Pellard, débraillé dans sa tenue, étalait brutalement son contentement de vivre. Frémy, tiré à quatre épingles, même à la fin du mois, ayant toujours une cravate fraîche et de fines bottines, arrivait au ministère avec un air froid, réservé et mélancolique, qui écartait de lui toutes les sympathies. Et pourtant, Pellard et Frémy finirent par se lier d’amitié, à force de se trouver ensemble. Ils se firent des confidences, se racontèrent leur vie ; même le moment vint où ils eurent besoin l’un de l’autre : le matin, ils se serraient la main avec effusion ; le soir, ils dînaient ensemble ; quelquefois le dimanche, quand Pellard « était libre », ils allaient courir la banlieue, en se faisant des concessions réciproques : le poète accompagnait son ami, sans se plaindre, dans des endroits solitaires où il s’ennuyait, et Frémy entrait avec Pellard dans des bals de banlieue, quoique la musique des danses lui écorchât horriblement les oreilles. Puis, comme il arrive fatalement dans les amitiés, l’un des deux sacrifia bientôt sa personnalité à l’autre : Pellard accepta peu à peu tous les caprices de Frémy, et sa grosse nature se raffinait insensiblement.

Un hiver se passa, sans amener aucune modification dans leur existence. Pellard confectionnait ballade sur ballade, sonnet sur sonnet, et de la prose, sans parvenir à se faire imprimer ailleurs que dans des « canards » où la copie ne se paie pas. Mais il gardait sa confiance inébranlable, rimait sans se décourager, lisait à son ami des fragments de son drame :

Ô Vercingétorix, chef de toutes les Gaules,
Toi qui, comme un Atlas, porte sur tes épaules
Le fardeau de la gloire et de la liberté
D’un peuple frémissant sous un joug détesté…

… — Hein, ça n’est pas trop mal, qu’en dites-vous ?… Pourquoi ne faites-vous pas de la littérature, vous aussi ?… Vous devriez : c’est un avenir…

Frémy secouait la tête :

— Merci… C’est un métier trop dur pour moi…

— Bah ! faisait le méridional, de plus en plus sûr de lui ; quand je serai arrivé, je vous tendrai la perche !…

Et Frémy concluait avec un peu d’amertume :

— À quoi bon se donner tant de mal ?… L’État ne nous fournit-il pas de quoi vivre ?…

Il se résignait, comptant vaguement qu’un hasard, un jour ou l’autre, le sortirait de sa médiocrité ; mais très mélancolique quelquefois, lorsque l’idée lui venait que sa vie pouvait s’écouler ainsi, d’un bout à l’autre, sans événement, sans aventure, dans un duel incessant avec le besoin. Quelquefois, en le voyant triste, Pellard lui disait :

— Pourquoi n’avez-vous pas une phâme ?… Vous vous ennuyez, mon cher… La Bible elle-même a dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. »

— Oui, mais quand l’homme est trop pauvre pour deux ?…

Povre ?… Mais vous avez vos deux mille cent francs !… Avec ça, on s’arrange !… La phâme fait le ménage et raccommode votre linge…

— … Elle a de grosses mains rouges et s’habille comme une cuisinière…

— Qu’importe !… Vous seriez mieux nourri qu’à la gargotte, et ça vous coûterait moins cher… D’ailleurs, les mains rouges, ça n’empêche pas les sentiments…

— Pouah !…

— Ah ! vous êtes trop difficile !… Moi, en ce moment, j’ai une couturière qui a les doigts tout gris de piqûres d’aiguille… On n’y pense pas, la nuit !…

— … Mais on les voit tout le jour !…

Et ils continuaient ainsi longtemps, l’un prêchant l’autre. Par les brouillards de l’hiver, humide et doux, la cour sur laquelle donnaient leurs fenêtres était si sombre, qu’il leur fallait allumer le gaz : alors, des lueurs blafardes s’épandaient sur leur papier, le coke de la cheminée emplissait la pièce d’une chaleur malsaine, — et ils finissaient par se taire, envahis par un grand besoin de silence. On n’entendait que le bruit de leurs plumes qui grinçaient par moments, puis s’arrêtaient, ou la pluie qui frappait aux vitres. De temps en temps, Pellard, à demi-voix, murmurait :

— Une rime à piastres ?…

Et après avoir cherché longtemps, il s’écriait :

— Té ! parbleu… Castres !