Henry Kistemaeckers (p. 49-65).
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III



Frémy avait remarqué que les artistes du cirque, avant ou après leurs exercices, venaient s’asseoir à ces mêmes places de secondes où il était monté. Aussi, le lendemain, y retourna-t-il. Il aurait été incapable de se rendre compte de ce qui l’attirait : si c’était la nouvelle écuyère, le charme du spectacle, le désir de voir un peu de luxe autour de lui, — ou bien une curiosité compliquée, dans laquelle rentraient ces trois éléments.

La veille, il avait reconduit chez elle la femme rencontrée à Mabille, et, toute la journée, parmi les dégoûts que laisse une nuit d’amour payé, il avait revu miss Topsy, dans sa robe rose et bleue, avec ses cheveux poudrés, tandis que son quadrille sonnait à ses oreilles de tapageuses harmonies, et que les cris des clowns les poursuivaient encore. Pellard étant allé à la campagne avec sa modiste, il se trouvait seul. La perspective d’une interminable soirée en tête-à-tête avec lui-même le terrifiait. Machinalement, il s’était dirigé vers les Champs-Élysées, et il était entré au Cirque.

Le hasard le plaça à côté de miss Topsy, qui regardait travailler ses camarades en attendant son tour, et qu’il ne reconnut pas tout d’abord.

Elle était vêtue d’une simple robe à pois blancs ; une touffe de fleurs rouges ornait son chapeau noir ; elle portait, en boucles d’oreilles, des cercles d’or, — des gants foncés, un bouquet d’un sou piqué à son corsage. Sa tournure était celle d’une jeune fille bien élevée, qui se tient droite, un peu guindée, sans regarder personne. On lui aurait donné vingt ans. Elle avait les joues pâles, le front un peu bombé, le nez légèrement aquilin, une bouche trop grande plantée de dents irrégulières, deux yeux très beaux. Elle était blonde.

Frémy se tournait de temps en temps vers elle, et l’examinait à la dérobée. Il remarqua encore que, comme il s’en était douté la veille, elle avait les épaules trop carrées. Elle se déganta, et il vit ses mains, qui étaient assez fines. Mais, en somme, il n’éprouvait point pour elle une sympathie particulière. Dans sa modeste toilette de ville, elle lui restait indifférente : c’était une femme quelconque.

Cependant, un homme, assis derrière elle, se mit à lui parler. Frémy écouta, cherchant à deviner ce qu’ils disaient : mais ils se servaient d’une langue inconnue. Alors il se perdit en conjectures : cet homme était peut-être un écuyer, ou son frère ; peut-être son amant.

Leur conversation cessa. À son tour, Frémy se pencha vers elle, et lui demanda sa lorgnette. Elle la lui tendit sans rien dire.

La lorgnette n’était pas à sa vue. Pourtant, il la garda longtemps, et il suivait avec un intérêt affecté les « exercices de grâce » de Mademoiselle Léa.

Topsy le trouva indiscret : Léa faisait à peu près les mêmes choses qu’elle ; elle se promettait de l’observer avec attention ; elle aurait eu besoin de sa lorgnette.

Frémy la lui rendit trop tard pour qu’elle pût s’en servir. On était presque à la fin de la première partie. Elle descendit pour s’habiller.

Frémy fut étonné de se sentir seul et de s’ennuyer. L’entr’acte lui parut interminable. Il regarda la salle : mais le public familial du dimanche ne l’intéressait pas.

Puis, quand Topsy entra dans la piste, il la trouva transfigurée. Cette fois, elle portait une robe et un corsage noirs, relevés seulement par des nœuds de rubans feu. Ses cheveux flottaient en ondulant un peu. Pick, le clown, gambadait pendant ses repos et ne la quittait pas des yeux tant que duraient ses exercices, roulant pour la voir sa grosse tête enfoncée sur son cou de taureau. Quand elle fut sortie de la piste avec ses révérences accoutumées, la représentation lui parut terminée. À côté de lui, un petit enfant se mit à pleurer, quoique sa mère lui eût acheté un sucre d’orge. Cela l’agaçait ; et il s’en alla, tout triste, en regrettant de n’avoir pas été plus aimable.

Le jour suivant, Frémy eut quelque peine à se défaire de Pellard qui, sous prétexte de lui rendre ses politesses de l’avant-veille, voulait à tout prix l’emmener à Bullier. Aussi, arriva-t-il en retard au Cirque. Topsy, qui avait déjà « travaillé », était dans l’amphithéâtre. En la voyant, il fut troublé. Pourtant il s’assit à côté d’elle, et lui adressa la parole : la veille, lorsqu’il lui avait emprunté sa lorgnette, il ne savait pas que… Elle répondit poliment : sa voix était agréable ; elle avait un accent anglais très prononcé. Pendant une demi-heure, ils causèrent. Quelquefois, en lui répondant, elle le regardait sans embarras. Ils se dirent des choses insignifiantes :

— … Othello n’est pas mal dressé…

— Non ; mais Love l’est encore mieux…

— Ce Bepp est un clown étonnant, il trouve toujours de nouveaux tours… J’aime beaucoup les clowns ; et vous ?…

— Oh ! moi, j’en ai tant vu, que je n’y fais plus grande attention… Il me semble qu’ils sont tous les mêmes.

Elle aurait préféré qu’il ne lui parlât pas. Mais il continuait, après avoir vainement cherché un autre sujet de conversation :

— Que pensez-vous de miss Arachnea ?…

Et chaque fois qu’un nouvel artiste entrait dans le manége, il faisait une nouvelle question. Quand Topsy se leva pour partir, il lui tendit la main. Elle parut étonnée de cette familiarité, et prit un air pincé. En s’en allant, Frémy se demandait :

— Où cela me conduira-t-il ?

Et les diverses solutions qu’il entrevoyait l’effrayaient également, comme troublantes et dispendieuses. Au lieu de vendre la pendule en vieux Saxe dont il avait parlé à Pellard, il s’était contenté de mettre sa montre au Mont-de-Piété ; et il n’avait nulle envie de se jeter dans des aventures coûteuses.

D’ailleurs, il était tranquille : pourquoi introduirait-il dans sa vie un élément nouveau, qui le gênerait ?

Il passa deux soirées avec Pellard ; elles lui semblèrent insipides et longues ; et le jeudi, comme le poète le quittait pour rejoindre sa modiste, il se rendit au Cirque.

Il salua Topsy comme s’il l’eût connue depuis longtemps. Elle restait très réservée. Ils causèrent des mêmes choses sans intérêt.

Mais les jours suivants, leur conversation devint plus intime. Ainsi, avec la sourde indignation de l’artiste dont on bafoue les idoles, il lui expliqua que, pendant le fameux « saut du cintre », l’orchestre écorchait un morceau de la marche funèbre de Chopin, en le jouant sur un rhythme beaucoup trop rapide. Cette fois, il s’animait en parlant, il faisait des gestes, il dit que c’était honteux. Elle, sans comprendre qu’on pût se fâcher aussi fort pour une semblable bagatelle, pensa néanmoins que cet inconnu n’était pas aussi nul qu’elle l’avait cru tout d’abord ; que, pour s’enthousiasmer à ce point d’un morceau de musique, il fallait avoir une âme passionnée. En l’écoutant, elle se demandait : Pourquoi donc vient-il au Cirque presque tous les jours ? Et elle lui dit, avec un soupir :

— Vous êtes bien heureux de comprendre ainsi les belles choses, et d’en jouir aussi vivement… Êtes-vous musicien ?…

Puis elle se reprit, craignant d’être indiscrète :

— Ah ! pardon, monsieur.

Malgré cette réticence, Frémy lui répondit :

— Non, par malheur… C’eût été mon goût ; mais les circonstances en ont décidé autrement.

Elle le regarda d’un air curieux : il avait eu des contrariétés ; elle commençait à le trouver intéressant.

Il éprouvait le besoin irrésistible de lui parler de sa vie ; il reprit :

— Je suis employé de ministère. Une belle carrière, allez !… Deux mille cent francs par année… Et l’on peut être augmenté, — avec des protections, bien entendu !… Vous ne pouvez vous imaginer comme on voit l’avenir en rose, quand on y réfléchit, aux heures du bureau !… Rien à attendre, — et un travail toujours le même, un travail de clerc d’huissier dont la monotonie est exaspérante… Et dire que…

Il allait parler de son passé. Mais il regrettait déjà d’en avoir tant dit, il se trouvait ridicule. Il s’arrêta : de telles confidences ne pouvaient que lui nuire.

Elle se mit à le consoler :

— Il ne faut pas trop vous plaindre !… Que voulez-vous ? chacun a ses malheurs !… Ainsi, la carrière des arts, qui vous semble peut-être très belle, est souvent bien dure… J’en sais quelque chose, moi !…

Sa voix était très douce. Frémy, qui depuis bien longtemps n’avait pas rencontré de sympathie de femme, l’écoutait avec délices : il lui semblait que les mots glissaient sur lui comme des caresses. Les amertumes amassées en lui se fondaient : il se rappela comment sa mère lui parlait, lors de ses premières peines, à propos d’un jouet cassé ou de rien. Il oublia ses calculs, et se mit à raconter sa vie : le bonheur de son enfance, la ruine et la mort de son père, son abandon. De temps en temps, des bravos trop bruyants lui coupaient la parole, ou des rires.

Inconsciemment, il ne fut point sincère : il devinait que Topsy était bonne, il voyait qu’elle s’attendrissait, et il était heureux de l’attendrir. Il se fit plus malheureux qu’il n’était, surtout plus mélancolique. Il affecta une grande élévation d’idées, une profonde désespérance causée par les déceptions de son idéal toujours meurtri, un scepticisme justifié par la cruauté des hommes et des événements à son égard. Il prononça de ces mots sonores que les femmes prennent pour des sentiments vrais, se persuadant à lui-même, pour un instant, qu’il croyait aux choses dont il parlait, qu’il avait souffert tous les maux dont il narrait l’histoire imaginaire. Il alla jusqu’à raconter, en termes discrets, l’histoire de cette fille qui lui avait fermé sa porte, et les grands yeux francs de Topsy eurent un éclair d’indignation.

En le regardant, elle le trouvait métamorphosé, et comme grandi : tant de malheurs expliquaient sa figure pâle, presque malade, relevaient sa tristesse ; il était tout jeune, et n’avait plus aucune foi, parce que les affections solides avaient toujours manqué sous ses pas. Quelle devait être sa vie actuelle ?…

Comme s’il devinait sa pensée, il se mit à lui parler de son appartement désert, de ses soirées de spleen, de Pellard, son seul ami, qui parlait marseillais et faisait des vers ridicules : et elle sentait courir dans ses veines le frisson de la solitude, elle songeait au vide des heures seules, à l’ennui désolé des longs dimanches…

— Mais vous-même, lui demanda Frémy tout à coup, ne vous ennuyez-vous pas quelquefois ?… Votre vie errante doit bien avoir ses déceptions…

Elle allait lui répondre, lorsqu’on entendit le bruit mat d’un corps qui tombe lourdement : c’était miss Zaeo sur le tapis de son filet. La représentation était terminée, il fallait se séparer. Leur serrement de main fut plein d’intimité. Topsy disparut par l’escalier réservé aux artistes.

Frémy, tout pensif, avant de rentrer chez lui, s’arrêta dans une taverne anglaise où il but plusieurs pintes de stout : il sentait le besoin d’une ivresse épaisse et pesante.