La Chronique de France, 1903/Chapitre V

Imprimerie A. Lanier (p. 89-111).

v

QUERELLES STÉRILES

Ces deux mots ne renferment pas seulement la morale des incidents que nous venons de rappeler ; ils résument l’aspect intérieur des affaires françaises depuis douze mois. Aussi, l’on ne s’étonnera pas que, donnant une attention particulière aux choses qui restent, c’est-à-dire, en l’espèce, aux amitiés nouvelles ou renouvelées et à tout ce qui constitue le rayonnement de la France au dehors, nous ne nous attardions guère sur celles qui passent ; et au premier rang de celles-là, il faut inscrire cette agitation de principes creux et d’idées sonores à l’aide desquels le cabinet Combes a gouverné — si tant est que cela puisse s’appeler gouverner.

Un roseau peint en fer.

Déjà, l’an passé, nous avions eu l’occasion de faire remarquer la faiblesse de caractère du premier ministre ; M. Émile Combes a beau se peindre et se repeindre en fer rigide, il n’est qu’un roseau pliant. Le propre du roseau, c’est en effet de capituler devant le moindre souffle de vent ; la capitulation est aussi le propre des hommes politiques sans conviction et sans pouvoir. On se rappelle combien les collaborateurs dont M. Combes avait recherché le concours, lorsqu’il s’occupait de former son cabinet, différaient de ceux qui se trouvèrent, en fin de compte, groupés autour de lui[1]. Des volontés plus fortes que la sienne s’étaient interposées à la dernière heure et avaient réussi à modifier complètement la physionomie de la combinaison dont il devait être le chef. Or, cette pression est demeurée secrète ; quel qu’ait été le nombre de ceux qui y ont participé, ils n’agissaient au nom d’aucun parti ni d’aucune association politique définie ; la résistance était donc aisée. Le président du conseil n’essaya même pas de se soustraire à un joug aussi inquiétant pour lui qu’inattendu pour l’opinion. Il se borna — toujours comme le roseau qui, après avoir cédé au vent, se redresse fièrement — à accentuer le ton de ses harangues et à proférer des menaces vers les quatre points cardinaux, comme pour donner confiance à ceux dont il acceptait si bénévolement de servir les passions sectaires ou les intérêts inavouables. Depuis lors, aucune capitulation ne lui a coûté et chaque capitulation a été suivie d’une recrudescence dans la violence de son langage et dans la brutalité de ses actes. Ayant pris le pouvoir avec le dessein hautement proclamé d’appliquer la loi sur les associations telle que M. Waldeck-Rousseau l’avait rédigée et fait accepter par le parlement, M. Combes a si bien surenchéri sur toutes les dispositions de cette loi, quand il n’a pas consenti même à les contredire, qu’aujourd’hui, il ne reste rien du texte primitif, en ce qui concerne du moins le régime imposé aux congrégations. Celles-ci, autorisées ou non, sont traquées et pourchassées de toutes les manières. Un projet de loi a été déposé qui retire aux premières le droit d’enseigner déjà refusé aux secondes. À peine le texte en a-t-il été connu qu’on a proposé par voie d’amendement d’étendre cette interdiction à tout le clergé, exception faite pour les séminaires où se forment les futurs prêtres. Il est vraisemblable que M. Combes acceptera cet amendement et qu’à cette occasion, il renouvellera ses précédentes diatribes contre le cléricalisme et contre les évêques principalement. Encore qu’il soit difficile de trouver à redire à la conduite de ses membres, le corps épiscopal n’a cessé, depuis un an, d’être en butte aux attaques, d’ailleurs vagues, du chef du gouvernement. Imprécis dans ses récriminations ce dernier est très formel dans ses menaces. En toute occasion, il évoque le spectre de la séparation de l’Église et de l’État ; tout en se défendant de désirer cette réforme, il a soin de répéter que les catholiques l’y acculeront par leurs incessantes révoltes. On se demande en quoi consiste lesdites révoltes. Nous avons blâmé tout à l’heure le rôle du clergé breton à propos de la statue de Renan ; nous n’hésiterions pas à blâmer de même tout incident par lequel se marquerait cette intolérance dont le catholicisme a été souvent coutumier mais qui est encore plus dans l’essence du jacobinisme. Les ardeurs catholiques ont pour tempérament les préceptes de mansuétude qui abondent dans l’évangile, tandis que rien n’atténue la fougue dévergondée du jacobin. Innombrables sont les menus faits qui ont traduit, en 1903, la tyrannie jacobine si vite prête à renaître sur le sol de France. À la suite d’une circulaire plus que discutable par laquelle M. Combes interdit la prédication aux congréganistes, même sécularisés, des désordres très graves eurent lieu dans plusieurs paroisses dont les curés n’avaient pas cru outrepasser leurs droits en faisant monter en chaire d’anciens congréganistes. À Aubervilliers, à Belleville, à Plaisance, des bandes jacobines pénétrèrent dans les églises et s’y livrèrent à des manifestations qui dégénérèrent très vite en d’odieuses mêlées. Les traitements des curés en question furent supprimés ; par contre, on ouvrit contre les auteurs de ces désordres une enquête de pure forme qui ne donna aucun résultat. Pareille impunité était propre à encourager les fauteurs de troubles qui ne manquèrent pas de s’attaquer aux processions et d’entraver de leur mieux l’exercice du culte. De son côté, le président du conseil l’entrava en fermant d’office la plupart des chapelles dépendant de couvents, d’hôpitaux ou d’écoles et qui recevaient le trop plein des églises paroissiales : pure tracasserie dépourvue de toute raison d’être et de tout prétexte plausible.

La plus retentissante en même temps que la plus choquante des capitulations consenties par M. Combes fut son abstention au service funèbre célébré à Notre Dame de Paris en mémoire du Pape Léon xiii. La France entretenant un ambassadeur auprès du Saint Siège, il était impossible que le chef de son gouvernement, sans manquer aux convenances élémentaires, se dispensât d’assister à la cérémonie. Huit jours plus tôt, M. Combes lui-même n’eût pas admis une semblable hypothèse. Mais les exigences grossières formulées au nom de quelques fanatiques par l’Action, le journal de l’ex-abbé Charbonnel, eurent vite raison de ses scrupules. La plupart des ministres sanctionnèrent en l’imitant son inqualifiable conduite. À côté de M. Delcassé, le général André en grand uniforme, fut le seul à donner à son chef une leçon de savoir-vivre.

Une œuvre vaine.

D’échelons en échelons, M. Combes qui avait pris le pouvoir, disait-il, pour appliquer la loi Waldeck-Rousseau, c’est-à-dire pour réglementer et surveiller les congrégations en est arrivé à les détruire. Il a tenu à abolir toutes les distinctions que la loi spécifiait et à poursuivre avec un zèle égal les congréganistes prédicants aussi bien que les enseignants. Ceux qui se livrent à l’exercice de la charité, aux soins à donner aux vieillards, aux malades, aux infirmes n’ont été épargnés que dans la mesure où leur remplacement immédiat présentait de trop grandes difficultés. Il ne fait plus de doute pour personne que l’œuvre ainsi entreprise ne doive se poursuivre et s’achever. Cette œuvre est vaine. Qu’elle ait provoqué quelque scandale au dehors, dans les milieux libéraux, ce n’est pas surprenant. Un membre du gouvernement britannique, interrogé à la chambre des communes sur la légalité de l’expulsion des Bénédictins anglais établis à Douai, a traduit avec une sévérité discrète le sentiment général en manifestant sa surprise que le cabinet français ait pu juger une telle loi nécessaire. Le mot indique à la fois de l’étonnement et du scepticisme. C’est que les Anglais ont pu depuis longtemps apprécier l’inanité de ces mesures radicales par lesquelles les utopistes s’imaginent faire table rase des réalités prescrites en même temps que des forces héréditaires. Si même vous regardez la congrégation comme un phylloxéra moral — et c’est là de nos jours un point de vue bien étroit et bien démodé — comment pouvez-vous vous flatter d’expulser ce mal de votre territoire quand il sévit sur tous les territoires environnants ? Tentez de vous défendre, de vous protéger contre lui, soit ; mais n’ayez pas l’illusion de croire qu’il va se tenir au-delà de vos frontières sans pénétrer de nouveau chez vous. Le système de M. Waldeck-Rousseau pouvait avoir à cet égard quelque efficacité ; le système de M. Combes demeurera totalement inefficace. La destruction des congrégations n’est en somme qu’un exil. Or les exilés rentrent toujours : c’est une affaire de temps.

Ce qui hâtera la réaction c’est que, les congréganistes momentanément dispersés, le parti de combat que détient le pouvoir se trouve maintenant face à face avec le clergé régulier et condamné en quelque sorte à tourner contre lui ses fureurs. Devenir impartial et tolérant ce serait, pour un tel parti, se désagréger ; il est créé pour la lutte et ne saurait y renoncer. S’il n’a pas d’adversaires à pourfendre, sa nature l’oblige, comme Don Quichotte, à attaquer des moulins à vent. Et soyons juste, le « péril clérical » est-il autre chose qu’un moulin à vent ?

Le monopole universitaire.

Malgré que le gouvernement déclare n’en pas vouloir, on s’achemine vers le rétablissement du monopole de l’enseignement entre les mains d’une université d’État. Encore une œuvre vaine qui est condamnée à disparaître à moins qu’elle n’engendre des résultats tout opposés à ceux qu’attendent ses promoteurs ; et cela n’est pas impossible après tout. Le contrôle officiel, de nos jours, peut être très étroit sur les individus : il ne saurait l’être sur les idées ; le domaine des idées est devenu si vaste qu’il est impossible de le transformer en prison ; c’est pourquoi la crainte que l’église n’arrête, par son influence obscurantiste, progrès scientifique et intellectuel est une crainte puérile et c’est pourquoi, d’autre part, les tentatives de l’État pour asservir à son tour la pensée sont absurdes et mort-nées. La république peut former un corps professoral trié sur le volet au point de vue du dévouement à ses institutions ; du jour où la pesée sur l’indépendance d’esprit des hommes qu’elle y admettra deviendra trop forte, ils s’émanciperont d’un joug désormais intolérable pour tout esprit cultivé. Ou bien sans détruire l’organisation d’état, ils recouvreront leur liberté mentale et pédagogique, ou bien cette organisation périra sous la double poussée de l’esprit scientifique révolté et de l’opinion publique asservie. En attendant les écoles congréganistes se sont toutes rouvertes avec des directeurs et des professeurs laïques et il n’est pas certain qu’elles aient gagné en libéralisme et en esprit de tolérance. Il n’y a rien de changé en France que beaucoup de motifs de querelles et de haines ajoutés aux anciens.

L’affaire Dreyfus.

Étant donné la façon dont elle a été reprise, il n’y a rien à dire jusqu’ici contre la réouverture de l’affaire Dreyfus ; ce troisième acte sera évidemment le dernier ; il est probable même qu’il aura la brièveté et la sérénité des épilogues pacifiques qui terminent parfois les drames inquiétants. En réponse aux tapageux efforts de M. Jaurès pour ranimer l’incendie politique auquel avait donné lieu cette triste histoire, la chambre des députés, sans se laisser émouvoir par un incident théâtral qui mit aux prises M. Brisson et M. Cavaignac marqua son ferme vouloir de ne plus laisser l’affaire Dreyfus sortir du domaine judiciaire. L’ordre du jour qui attesta cette bonne résolution fut votée à une imposante majorité et l’on ne sait pas, en vérité, pourquoi le général André, que nul ne mettait en cause, s’offrit ce jour-là à instituer une enquête qu’on ne lui demandait point. Peu après, par les voies légales, ainsi qu’il en avait le droit, Alfred Dreyfus introduisit sa demande de révision. Il paraîtrait que les faits nouveaux sur lesquels la commission compétente se basa pour conclure à la recevabilité de cette demande consisteraient en changements de dates et d’initiales sur les pièces qui constituaient contre l’accusé les charges les plus accablantes : on aurait reconnu dans ces altérations savantes la main du colonel Henry de méprisable mémoire. S’il en est ainsi, avec les derniers doutes sur la culpabilité de Dreyfus s’envoleront les seuls griefs que l’on pouvait évoquer contre les deux conseils de guerre qui l’ont condamné ; Henry deviendrait le détestable auteur de tous les maux que les jugements, dès lors justifiés, de ces conseils auraient déchaînés. Pour le reste, pour tout ce qui s’est greffé de néfaste et de malfaisant sur l’affaire elle-même, nous avons suffisamment donné notre avis dans les précédents volumes et ne croyons pas devoir y revenir. Tout cela est tombé dans le passé et ce serait un crime contre la patrie que de l’en extraire. Il faut espérer que M. Émile Combes se guidera sur la volonté du parlement si clairement exprimée dans l’ordre du jour que nous avons rappelé tout à l’heure. Il est regrettable que le gouvernement n’ait eu pour ainsi dire, aucune part dans le vote de cet ordre du jour et qu’il ait même en cette circonstance paru encourager par son attitude équivoque le misérable dessein des fauteurs de désordre prêts à replonger, par un intérêt de parti, la France dans le cauchemar auquel elle venait à peine d’échapper.

Guerre et marine.

L’année 1904 verra la discussion et sans doute l’acceptation du projet de loi sur le service de deux ans : ce sera là une grande réforme qui, selon la manière dont elle se trouvera conçue et exécutée, pourra aboutir à un renforcement sérieux ou à un affaiblissement notable de notre puissance militaire. Cette année-ci ne comporte rien de pareil. Si le général André a continué à « républicaniser » l’armée c’est-à-dire à favoriser ouvertement les officiers démocrates et libre-penseurs au détriment de leurs camarades de mérite égal ou même supérieur, il a, d’autre part, marqué par quelques actes énergiques ou quelques mots appropriés qu’il n’entendait pas obéir aux injonctions des politiciens et qu’il demeurait soldat avant tout. Il s’opère dans l’armée une sorte de tassement des idées que le général André a cru nécessaire de travailler à y répandre. Cette besogne là était-elle désirable ? la chose est fort douteuse. De son propre aveu, le ministre de la guerre n’a pu l’accomplir qu’en « faisant appel aux ligues de gauche pour contrebalancer l’action des ligues de droite ». Cela signifie que les querelles de parti ont été introduites de plein pied à la caserne ; le besoin ne s’en faisait pas sentir. L’armée d’hier n’était guère influencée par les « ligues de droite ». Elle se confinait dans son devoir professionnel et donnait ce spectacle presque unique dans l’histoire d’une grande masse d’hommes enrégimentés et demeurant, au sein d’une démocratie, totalement étrangers à la politique. Bien probablement on n’en pourra dire autant de l’armée de demain.

Quoiqu’il en soit de la valeur de l’œuvre à laquelle s’est attelé le général André, on ne saurait la mettre en parallèle avec celle que poursuit à la marine M. Camille Pelletan. Le général est un homme de savoir, fort au courant des choses militaires, grand travailleur, tenace en ses desseins et capable de résistance en certains cas ; M. Pelletan n’est qu’un désorganisateur de l’espèce la plus médiocre. Journaliste de talent, esprit plus généreux que consciencieux, il s’était acquis naguère d’assez nombreuses sympathies qui ne résisteront point à la façon dont il s’est comporté au pouvoir. À l’inverse du général André, M. Pelletan est paresseux, complètement étranger aux choses qu’il dirige, et sans caractère. Orateur abondant il n’a pas même su tenir le langage qui convenait à sa situation et ses « gaffes » ne se comptent plus. Doublé du légendaire M. Tissier (un professeur de chimie dont il a fait son chef de cabinet), M. Pelletan a semé à pleines mains dans tous les services les germes de désordre et de désagrégation. Abus de pouvoir, erreurs grossières, omissions invraisemblables, virements irréguliers, on peut tout lui reprocher. Jamais dans aucun pays un département aussi important que celui de la marine ne s’est trouvé remis en de pareilles mains ; jamais surtout une aussi dangereuse impunité n’a été assurée à l’artisan d’une semblable décadence. M. Pelletan est-il inconscient ? On serait tenté de le croire. Certains sont, en tous cas, plus coupables que lui : ceux qui, par intérêt de parti, le maintiennent à son poste tout en étant pleinement conscients de l’incapacité dont il y donne à chaque instant la preuve.

La presse étrangère, peu encline à prendre position contre le cabinet Combes parce qu’elle le voit à travers une politique extérieure aussi brillante que sage, n’a pas ménagé ses critiques au ministre de la marine. Parmi tant de réquisitoires dressés contre lui, celui de M. Archibald Hurt, dans la Fornightly Review, est probablement l’un des plus exacts ; il explique à merveille en quoi l’initiative de M. Pelletan s’est exercée précisément au rebours de ce qu’il fallait. M. Hurt met en relief les défectuosités de notre organisation maritime déplorablement routinière ; il montre notamment pourquoi nos navires établis, sous prétexte d’améliorations et de progrès, sur des types différents et sans cesse modifiés, nous reviennent très cher, nous réservent des surprises désagréables et nécessitent de fréquents et coûteux remaniements. C’est là pour la marine française une cause permanente d’infériorité et si l’infériorité qui en résulte n’a pas davantage fait sentir ses effets, le mérite doit en être attribué précisément à ce corps d’officiers envers lequel M. Pelletan multiplie les manques d’égards, à ces équipages parmi lesquels il sème le découragement et la désaffection, uniquement préoccupé dans les intervalles que lui laissent les innombrables discours politiques qu’il prononce, de supprimer des postes d’aumôniers, de chasser les religieuses garde-malades des hôpitaux, de flagorner les ouvriers des arsenaux déjà très favorisés par rapport à leurs camarades. M. Pelletan écoute avec délices retentir sur son passage le chant de la Carmagnole et de l’Internationale et, mettant en pratique leurs odieux couplets, il laisse prêcher autour de lui l’indiscipline et la révolte. Il arrête, au mépris de la loi, la construction des navires prévus par les votes du parlement ; il ne comble point, par des promotions nouvelles, les vides que la mort a causés parmi les officiers supérieurs. On conçoit qu’une telle attitude, jointe à d’injurieux soupçons, à d’acerbes critiques, à des procédés de la dernière impolitesse, ait non seulement ameuté contre lui des haines violentes, mais encore détendu tous les ressorts et lassé les bonnes volontés. Or, comme l’indique M. Archibald Hurt, la marine française, mal organisée matériellement, n’est vraiment forte que moralement. Affaiblir sa force morale, c’est donc travailler à la ruiner.

Finances.

L’admirable ligne politique conçue par M. Delcassé et suivie depuis six ans avec un mélange si étonnant de souplesse et de fermeté n’est pas le seul soutien du cabinet Combes, le seul rempart derrière lequel se dissimulent la faiblesse du chef et la médiocrité de beaucoup de ses collaborateurs. La présence de M. Rouvier à la tête du ministère des finances a suffi pour rendre quelque confiance à ceux que la politique de M. Millerand avait inquiétés et que les talents d’ailleurs réels de M. Caillaux, ministre des finances dans le cabinet Waldeck-Rousseau, n’avaient pas réussi à réconforter. Pour l’année 1903, le rendement des impôts et monopoles de l’État a donné une plus-value de près de 133 millions[2] de francs par rapport aux évaluations budgétaires et de près de 151 millions par rapport au rendement de l’année 1902. Diverses causes accessoires peuvent être invoquées pour expliquer ces améliorations ; mais la première et la plus efficace c’est que le nom seul de M. Rouvier est devenu pour les Français, comme pour beaucoup d’étrangers, synonyme de sagesse et d’habileté dans le maniement des deniers publics. Notre ministre actuel est, à coup sûr, l’un des premiers financiers du monde ; et quand même il s’est trouvé, tant par ses collègues que par le parlement, constamment contrecarré dans ses désirs, il a réussi à relever une situation qui ne laissait pas, voici dix mois, de paraître assez préoccupante.

Grâce à ses efforts intelligemment secondés par le président de la commission du budget, M. Paul Doumer, l’ancien gouverneur d’Indo-Chine, le budget de 1904 a pu être voté avant le 1er janvier. L’expédient commode mais funeste des « douzièmes provisoires » a été ainsi évité. M. Rouvier a paru attacher une importance considérable à ce qu’il en fut ainsi, déplorant sans doute la facilité avec laquelle les précédents cabinets avaient parfois admis ce procédé. Il est certain qu’outre le désordre jeté dans les finances d’un grand pays par le vote du budget au cours même de l’année à laquelle il s’applique, les députés prennent ainsi les plus fâcheuses habitudes et perdent complètement de vue la nécessité de discussions rapides et suivies.

Pour en arriver là, M. Rouvier a dû, cette fois, faire de réels sacrifices et consentir à couvrir le déficit qu’il aurait désiré couvrir autrement, par une forte émission d’obligations à court terme et une négociation nouvelle de rentes, lesquelles étaient rentrées dans le portefeuille de l’État et se trouvaient en sommes éteintes. Pour appeler les choses par leur nom, ce serait là de véritables emprunts nouveaux. Si M. Rouvier doit conserver longtemps le portefeuille des finances, il arrivera sans doute à imposer les mesures qu’il juge nécessaire à l’amélioration de notre situation. Mais l’avenir ne semble pas évoquer à son esprit des images très souriantes. Il ne croit guère à la possibilité d’économies radicales dans les différents services ; il prévoit par contre le vote d’un grand nombre de lois de retraite et d’assistance qui répondront à une tendance « noble mais fatale » des démocraties et en vue desquelles il faudra créer des ressources nouvelles ; où les trouver ailleurs que dans l’impôt ? Sans doute cet écrasement du contribuable par l’impôt n’est pas particulier à la France ; le français ne paie en somme que 92 francs d’impôt annuel alors que l’allemand en paie 127 ; l’anglais en paie 89, chiffre qui se rapproche singulièrement du nôtre. Mais constater que son voisin a commis les mêmes fautes que soi ou souffre des mêmes maux, constitue une mince consolation. M. Rouvier ne l’apprécie qu’à sa valeur ; il regrette, on le sent, l’époque où les ministres des finances avaient devant eux une marge suffisante pour ne pas craindre en augmentant le chiffre des dépenses, d’appauvrir le pays et pouvaient attendre au contraire d’une charge bien comprise et bien équilibrée un accroissement probable de richesse et de prospérité. Si M. Rouvier se résigne, parce qu’il les juge inévitables, aux frais qu’entraîneront les lois d’assistance, sans que des économies correspondantes aient pu être réalisées dans le budget des armements, il doit maudire les frais stériles et évitables, ceux-là, qui découlent des laïcisations. Il est extrêmement difficile d’évaluer ce que coûtera la loi sur la suppression de l’enseignement congréganiste ; il est vraisemblable pourtant que la construction ou l’aménagement des nouvelles écoles primaires destinées à remplacer celles que l’on forme monteront aux environs de 225 millions et que les dépenses annuelles se chiffreront par quelques cinquante à soixante millions. Il y a là de quoi faire faire la grimace à un ministre des finances qui ne se paie pas de mots.

Faiblesse de l’opposition.

Il ne faudrait pas prendre au tragique, le tableau que nous venons de tracer de la politique intérieure de la république durant l’année 1903. Encore que nous en ayons plutôt atténué qu’accentué la noirceur, un pays comme la France possède trop d’énergie et de vitalité pour que quelques années d’erreurs, si grandes soient-elles, influent définitivement sur ses destinées. Mais, on doit l’avouer, rien n’indique encore que l’opinion soit près de se ressaisir, qu’elle soit lasse des chimères dont on l’abreuve, des grands mots à l’aide desquels on l’égare. La faute en est surtout à l’opposition qui s’est émiettée de la façon la plus fâcheuse ; elle n’a ni organisation forte ni programme précis. Elle noue des coalitions de hasard et consent d’étranges et maladroites abdications. Rien ne semblerait plus aisé pourtant que de grouper les mécontents ; ils sont légion. Mais l’intérêt personnel mal entendu les détourne de ce que commanderait l’intérêt commun. C’est ainsi qu’en l’espace de quelques semaines on a vu, vers la fin de l’année, M. Waldeck-Rousseau n’essayer qu’une pâle et anodine protestation en faveur des libertés méconnues, M. Méline exécuter une assez misérable courbette à l’égard des radicaux et la majorité nationaliste du conseil municipal voter la régie du gaz, c’est-à-dire l’une des mesures les plus nettement radicales qui put être prise… le tout par préoccupation électorale.

  1. Voir La Chronique de 1902, page 38.
  2. Un dédouanement anticipé sur les cafés se montant à environ 30 millions doit être imputé à l’exercice suivant — et il a été stipulé qu’il en serait ainsi, effectivement.