La Chronique de France, 1903/Chapitre VI

Imprimerie A. Lanier (p. 112-137).

vi

EN ALGÉRIE

« Quiconque a pu voir les prodigieux travaux exécutés en Algérie n’éprouvera que de la pitié pour ceux qui, en présence de toutes ces œuvres admirables, oseraient prétendre que les Français ne savent pas coloniser ». Ainsi s’exprime le célèbre voyageur allemand Rohlfs ; l’impression est identique chez Tchihatcheff et chez d’autres étrangers compétents. En fait, ce sont principalement les Français qui disent du mal de l’Algérie par une vieille habitude d’esprit peut-être justifiée autrefois, mais à coup sûr, injustifiée aujourd’hui.

Le voyage présidentiel.

Le président de la République a pu, cette année, s’en rendre compte de ses propres yeux. Son voyage à travers nos possessions de l’Afrique septentrionale a marqué une date importante de leur histoire. C’est une étape qui est franchie, un cycle qui s’est clos, une période nouvelle qui s’est ouverte. Depuis longtemps, la visite du chef de l’État était attendue mais le projet eut été difficile à exécuter plus tôt. L’Algérie que parcourut Napoléon iii était une région militaire, s’opéraient des grandes manœuvres incessantes ; on n’y voyait guère que des uniformes et des burnous ; l’avenir de la colonie demeurait incertain, son utilité contestable ; la domination française s’y maintenait au prix de grands efforts et la continuité même de ces efforts empêchait d’en prévoir de plus étendus et de plus décisifs qui, seuls, eussent pu donner à l’œuvre entreprise son orientation rationnelle et sa valeur certaine. La France d’alors était on ne peut moins coloniale ; en général, les époques de richesse et de joie sont peu favorables à l’essor colonial et les Français du second empire étaient riches et joyeux.

Ce fut la troisième république, régime de dur labeur et de défrichement obstiné qui, sans disputes ni déclamations, tira le char algérien de l’ornière où il s’embourbait : cela ne se fit pas est-il besoin de le dire, sans erreurs et sans maladresses, sans temps perdu et sans traits cassés, mais enfin cela se fit. Aider les colons, calmer et rallier les indigènes ; établir à gauche un solide protectorat sur la régence de Tunis, à droite une ferme influence sur le Maroc ; gagner vers l’intérieur de proche en proche jusqu’à rejoindre le Sénégal et la Côte d’Ivoire ; réformer enfin l’administration du haut en bas, tel était l’indispensable programme ; il est réalisé plus qu’à moitié, presque aux deux tiers.

Coup d’œil rétrospectif.

L’Afrique septentrionale ou Berbérie, appelée ainsi des peuplades Berbères qui en furent les premiers occupants, appartint successivement aux Carthaginois, aux Romains, aux Vandales, aux Arabes et aux Turcs. Contre ces envahisseurs successifs, les Berbères (Libyens, Numides, Getules, Maures, etc., etc…), luttèrent infructueusement ; ils furent repoussés vers le désert ; seuls les Kabyles et les Touaregs représentent aujourd’hui leur race vaincue. Vaincus aussi ces Carthaginois dont le nom est familier aux écoliers, à l’esprit desquels il évoque la mauvaise foi traditionnelle ; mais ceux-là du moins ont laissé derrière eux des merveilles que Flaubert avait su deviner en écrivant son fameux roman Salammbo et que la patiente archéologie nous fait toucher du doigt. Les fouilles de Carthage ont déjà fourni les détails les plus curieux sur la civilisation punique. Il y a peu de jours encore, on découvrait l’ancien arsenal détruit par Scipion, contenant des milliers de projectiles en terre cuite inutilisés par les défenseurs aux abois. Plus loin, au-delà de Tunis, c’est Thugga, l’ancienne citadelle Numide embellie par l’art romain. Puis, la cité militaire d’Ammaedara, l’élégante et gracieuse Thysdrus, la commerçante Gighti et, dans la province de Constantine, la monumentale Timgad, avec son arc de triomphe, son forum, ses sanctuaires, son théâtre — voire même un très curieux établissement de latrines publiques présentant un système d’écoulement, de « tout à l’égoût », parfaitement aménagé ; à Pompéi, on avait déjà trouvé une salle de bains avec des tuyaux de plomb presque semblables aux nôtres et une trousse de chirurgien passablement complète… que n’avaient-ils pas inventé, ces Romains ?

La domination byzantine laissa peu de traces : il nous reste l’énorme citadelle élevée à Ammaedara par l’empereur Justinien. Les Arabes fondèrent plusieurs royaumes. Les plus prospères furent ceux de Fez, de Tlemcen, d’Alger, de Kairouan. Mais les ports de la côte les attirèrent surtout ; ils y créèrent de terribles centres de piraterie. D’abord les Sarrasins et ensuite les corsaires Turcs firent, quatre siècles durant, régner une sorte de terreur sur la Méditerranée. Le pillage des navires n’était que le moindre de leurs méfaits ; ils opéraient, sur les côtes de France, d’Italie et surtout sur celles d’Espagne et de Sicile, des descentes répétées au cours desquelles ils faisaient, parmi le meurtre et l’incendie, de véritables razzias d’esclaves. Il est incompréhensible que les puissances européennes, les plus directement intéressées à voir cesser un pareil état de choses, l’aient toléré si longtemps. Elles ne dirigèrent contre les forbans Algériens que de rares et insuffisantes expéditions. Chose curieuse, ce fut la jeune république des États-Unis, née de la veille, qui osa la première leur infliger un sérieux châtiment. Enfin, en 1830, la France, profitant d’une insulte faite par le Dey[1], à son représentant (un coup d’éventail sur le bras), attaqua Alger avec l’intention bien arrêtée d’en chasser le potentat et d’y établir sa propre domination. L’armée française, sous le commandement du maréchal de Bourmont, débarqua à Sidi-Ferruch, battit les troupes arabes et turques à Staoueli et s’empara brillamment de la citadelle d’Alger, réputée imprenable. Le drapeau fleurdelisé flotta quelques jours sur les murailles blanches, puis il disparut pour jamais. Renversé par la Révolution de Juillet, Charles x, en se retirant, léguait à la France, avec la gloire de Navarin, la clef d’une France africaine.

Il s’en fallut de peu que le nouveau gouvernement n’évacuât cette précieuse conquête ; sans prestige, n’ayant ni la force que donne le vote populaire ni celle qu’assure le droit monarchique, il lui fallait à tout prix s’assurer la bienveillance de l’Angleterre et précisément l’Angleterre, alarmée de l’expédition d’Alger, avait adressé à ce sujet des remontrances à Charles x, remontrances reçues d’ailleurs avec une hauteur telle que le cabinet britannique jugea inutile d’insister ; mais Louis-Philippe était tenu de se montrer moins fier ; toutefois le sacrifice qu’il dut faire aussitôt à l’entente anglaise du côté de la Belgique en refusant le trône que les Belges offraient à l’un de ses fils, permit de laisser dormir la question d’Alger. Et bientôt après, l’insurrection arabe se dessina avec une telle vigueur qu’à Londres on regretta moins un établissement qui paraissait de nature à rapporter plus de soucis que de profits. Dès 1832, en effet, Abdel-Kader parut. Aussi brave qu’intelligent, il réussit à grouper autour de lui un nombre suffisant de tribus pour organiser la résistance. La guerre qu’il déchaîna dura quinze années (1832-1847). Elle nous forma une robuste et vaillante armée. Dès 1837, Constantine fut à nous et les Arabes se virent refoulés peu à peu vers l’intérieur et vers le Maroc. C’est en ce dernier pays qu’Abdel-Kader plaça sa suprême espérance, mais les troupes marocaines furent battues à l’Isly (1844) par le fameux maréchal Bugeaud qui avec Changarnier, la Moricière, le duc d’Aumale et tant d’autres vaillants soldats, incarne dans l’histoire les légendaires exploits de notre épopée africaine. En 1847, Abdel-Kader se rendit aux Français. Détenu à Amboise puis libéré en 1850 par le prince-président, il garda fidèlement la parole donnée et mourut à Damas en 1883 sans avoir jamais tenté de raviver la lutte ; en 1860 même, durant les massacres de Syrie, il prit noblement le parti des chrétiens persécutés.

L’extrême division des tribus arabes qui facilitait la conquête française, la retardait d’un autre côté ; on n’en avait jamais fini avec les nomades tour à tour retranchés dans les montagnes ou perdus dans le désert. La prise successive de Laghouat, de Ghardaïa, de Tougourt (1849-1854) conduisit nos troupes à la limite du Sahara cependant qu’elles s’emparaient peu à peu de la Kabylie. Puis le Sahara lui-même fut entamé : Ouargla, El Golea, enfin le Touat et Insalah furent occupés. Il reste à construire le Transsaharien qui devra mettre Alger en communication directe et rapide avec Saint-Louis.

Aspects et productions.

Les géographes, beaucoup trop enclins à cataloguer, à diviser, à nomenclaturer, distinguent en Algérie trois régions « nettement délimitées » disent-ils ; par malheur, cette netteté est purement imaginaire ; elle n’existe qu’à demi sur les cartes et s’évanouit totalement aux yeux de quiconque parcourt le pays. La vérité est plus simple que ne l’indiquent les noms de Tell, de « hauts plateaux » et de « chaînes Sahariennes » ; l’Algérie est une terre tourmentée, coupée parallèlement à la Méditerranée et à une distance moyenne de 300 kilomètres de cette mer, par une haute chaîne de montagnes qui, abrupte et soudaine du côté du Sahara, s’abaisse très lentement du côté de l’Europe, formant des séries de longues terrasses incultes, puis des amas de collines cultivables coupées de torrents ; aucun de ces torrents n’est navigable mais, à l’aide de barrages, on les utilise pour l’irrigation. Le caractère dominant des montagnes les plus hautes est l’aridité ; leurs cimes sont rocheuses et décharnées ; cette aridité persiste sur les plateaux ; des chotts, vastes cuvettes remplies de vase liquide et de rares nappes d’eau formées pendant la saison des pluies, y apportent seuls quelque humidité ; l’unique plante utile qui y pousse est l’alfa ; plus bas commence la région fertile qui s’étend presque jusqu’au rivage. Mais là même, il faut le secours des ouvrages artificiels ; les Français ont repris dans ce but les beaux travaux des Romains que l’incurie arabe avait abandonnés.

Sur trois millions d’hectares, les 200.000 colons européens cultivent environ le tiers ; 3.400.000 indigènes cultivent les deux autres tiers ; le rendement auquel ils parviennent est infiniment moindre que celui des colons. L’orge, le blé, le maïs, la pomme de terre et l’avoine réussissent ; la vigne a dépassé toute espérance ; les oliviers forment de véritables forêts ; les arbres fruitiers, les légumes en primeurs, le tabac, le coton vont aussi se développant. L’exploitation des forêts de chênes-liège, de pins et de cèdres s’étend sur près de trois millions d’hectares. Nous avons dit que, sur les plateaux, la seule source de richesse était l’alfa dont on tire industriellement du papier, de la sparterie et de la toile. Celle du Sahara est le dattier ; dès qu’un puits artésien naturel ou artificiel lui procure un peu d’eau, le palmier à dattes pousse abondamment ; sa culture a pris, à Tougourt et à Ouargla, une importance considérable.

Tartarin a bien fait de mourir ; il ne trouverait plus d’animaux sauvages dignes de son courage ; lions et panthères ont à peu près disparu. Naturellement l’élevage a grandi en proportions ; le cheval et le mouton forment la base de cette industrie ; les vaches donnent peu de lait et les bœufs sont petits.

Le sous-sol algérien contient évidemment des richesses minières assez considérables qui, connues des Romains, furent délaissées par leurs successeurs : du fer, du cuivre, du plomb argentifère, du zinc, de l’antimoine, du mercure ; il y a également des mines de sel et des gisements de pétrole, mais toutes ces exploitations sont secondaires ; il se peut que l’on en découvre de plus importantes. Jusqu’ici, les couches de phosphates de la région de Tébessa, sur la frontière tunisienne, présentent seules un caractère exceptionnellement abondant. Naturellement, la houille faisant défaut, l’industrie est à peu près nulle. Les indigènes de Kabylie, formés en sorte de corporations de métiers, continuent la belle tradition des broderies arabes, et pour aider à la fabrication des tapis qui est active dans le sud, le gouvernement général a encouragé l’établissement d’écoles professionnelles qui rendront de grands services.

Le commerce de l’Algérie approche de 600 millions de francs, dont plus des deux tiers représentent des échanges avec la métropole. De 1888 à 1898, il a passé de 460 à 588 millions ; c’est un accroissement tardif, mais rapide. Les importations dépassent de peu les exportations. Il est bon de remarquer que la valeur du commerce qui se fait par les caravanes sahariennes représente à peine quatre à cinq millions ; on le croyait jadis bien autrement élevé ; du rapprochement de ces chiffres éloquents on est en droit de conclure que toute la prospérité actuelle de l’Algérie est l’œuvre de la France. Les indigènes commencent à en être convaincus. Les insurrections de 1871, de 1878, de 1881, ont été en diminuant d’intensité et en se localisant de plus en plus ; depuis vingt ans, aucun trouble sérieux n’a eu lieu.

Population, cultes, etc.

Le recensement de 1896 a accusé une population de 4.400.000 habitants, se décomposant en : 323.000 Français, 220.000 étrangers, 49.000 israélites et 3.675.000 indigènes. La province d’Oran comprenait 98.000 Français, 105.000 Espagnols, 4.000 Italiens, 3.000 Allemands, 22.000 Israélites indigènes naturalisés, 75.000 Arabes et 12.000 Marocains ou Tunisiens ; celle de Constantine, 85.000 Français, 35.000 étrangers, 10.000 Israélites naturalisés et 1.700.000 indigènes ; celle d’Alger, environ 140.000 Français et 100.000 étrangers. Ces quelques chiffres suffisent à donner une idée exacte des problèmes ethniques algériens. Dès à présent la population française est assez forte pour que la domination de la France soit hors de question, d’autant que son accroissement paraît être rapide : la formation d’une nationalité franco-algérienne soumise à la mère-patrie, mais présentant des caractéristiques à elle, ne saurait faire de doute. D’autre part le flot des étrangers est assez considérable pour que l’on s’inquiète de le capter ou de lui résister ; il n’est pas permis d’y demeurer indifférent ; le danger espagnol dans la province d’Oran est moindre à tous égards que le péril italien en Tunisie ; il n’en est pas moins nécessaire d’y veiller. En pareil cas, tous les moyens légitimes propres à encourager la naturalisation et à décourager l’emploi de la langue natale, sont recommandables. L’éducation des indigènes et, en même temps, le maintien des oppositions de races ou de cultes qui les divisent, doivent également préoccuper les autorités. La diffusion des connaissances positives entamera seule la routine des vieilles idées ; malheureusement, l’hostilité des indigènes envers la science est malaisée à vaincre, et actuellement c’est à peine si vingt-cinq mille de leurs enfants fréquentent avec quelque régularité les écoles.

C’est seulement depuis une trentaine d’années que l’on tient un compte suffisant de l’élément kabyle, lequel paraît être sensiblement plus nombreux que l’élément arabe. Au début, les autorités militaires, séduites par les qualités épiques et les grandes manières des chefs arabes, commirent la faute énorme de détruire les institutions locales de la petite Kabylie pour y introduire le régime arabe. Les Kabyles, qui sont sédentaires et habitent des maisons de pierres auraient, sans cela, progressé bien plus vite.

Au point de vue religieux, on peut dire que le prosélytisme n’existe guère en Algérie : ceux-là même qui seraient tentés de s’y livrer, sentent le danger d’une pareille entreprise. Si l’on écartait les indigènes de la morale musulmane avant qu’ils fussent en état de s’attacher à la nôtre, le seul résultat auquel on atteindrait consisterait en un déplorable abaissement des mœurs. Il y a en Algérie, 115 à 120 familles maraboutiques, pas davantage ; nous sommes en rapport avec quelques-unes d’entre elles. Quant aux confréries, les principales sont celles des Tidjanya, dont le siège est à Temacin, près de Touggourt, des Moulaï-Taieb qui a son centre au Maroc, des Bou-Kobrim, des Sidi-Abdelkader, et enfin des Senoussis ; cette dernière est de beaucoup la plus fanatique. Sa haine s’étend à tous les européens sans exception ; son siège est dans le désert de Cyrenaïque, à l’oasis de Koufra. Les Sidi-Abdelkader prennent leur mot d’ordre à Bagdad ; ils sont puissants dans le Touat ; le fameux Bou-Amama en faisait partie. Les Moulaï-Taieb nous sont ouvertement favorables ; quant aux Tidjanya, sympathiques en Algérie, ils se montrent hostiles sur le Niger et au Sénégal, ce qui prouve d’ailleurs que ces confréries sont moins unies — et partant moins redoutables — qu’on ne le croit généralement. Le péril ne devient réel que lorsque surgit un de ces prophètes de rencontre qui, prêchant la guerre sainte, parviennent à grouper momentanément tous leurs coreligionnaires autour d’eux. Le fait est rare et on peut même se demander s’il serait réalisable désormais. Pour y parer, le gouvernement français a parfois envisagé l’opportunité d’établir un Cheik-ul-islam, sorte de pontife suprême de l’Algérie musulmane ; le remède serait probablement pire que le mal. Ou bien le Cheik-ul-islam demeurerait soumis à nos ordres, ou bien il se montrerait indépendant vis-à-vis de nous. Dans le premier cas, son influence serait nulle : elle pourrait, dans le second, devenir extrêmement dangereuse.

Enfin, le nombre des Israélites et le fait — regrettable mais irréparable — qu’ils sont devenus en bloc, citoyens Français, inspire au gouvernement des obligations sérieuses à leur égard ; il faut à tout prix se préserver du néfaste antisémitisme, et en même temps contenir le sémitisme en de justes limites. Tout cela n’est point aisé, mais c’est faisable.

Décentralisation progressive.

Les violences antisémites de ces dernières années se sont beaucoup atténuées depuis que l’Algérie a été rendue partiellement responsable de ses destins et qu’on lui a remis les « cordons de la bourse ». Elle possède aujourd’hui son autonomie financière : le parlement de la métropole n’a donc plus à établir, comme jadis, le budget Algérien ni même à l’approuver ; il se borne à autoriser la perception des impôts, ce qui lui donne l’occasion de jeter un coup d’œil d’ensemble sur les affaires de la colonie et la discussion qui en résulte annuellement n’est pas sans utilité. Le budget est établi par les « Délégations Algériennes » qui sont au nombre de quatre : celle des colons, celle des non-colons, celle des Arabes et celle des Kabyles ; discuté séparément par les quatre groupes, il l’est ensuite en assemblée générale, puis il passe au conseil supérieur de l’Algérie, et vient enfin se faire viser à Paris, au conseil d’État ; on peut reprocher à cette organisation très sage (au début du moins) d’être trop lente ; on sera certainement conduit à l’abréger.

L’autonomie financière n’est pas suffisante : il faut encore décentraliser administrativement ; décidée sur les instances de Jules Ferry et commencée en 1896, la décentralisation est loin d’être achevée ; les services de l’armée, des cultes, de l’instruction publique, de la justice, demeurent dans la dépendance absolue de la métropole sans qu’on puisse en donner une raison de sérieuse valeur.

L’armée d’Afrique comprend tout le 19e corps d’armée avec la division d’occupation de Tunisie, c’est-à-dire outre les troupes détachées de la France, la légion étrangère et les corps spéciaux, (zouaves, spahis, turcos, chasseurs d’Afrique). Les Français et les naturalisés ne doivent qu’un an de service, à condition de demeurer dix années au moins, dans la colonie ; les musulmans ne sont pas astreints à l’obligation ; les turcos et les spahis se recrutent par engagements volontaires, avec primes. Les cavaliers et fantassins indigènes des territoires militaires sont constitués en goums, dont les officiers qui commandent ces territoires, prennent la direction en cas de besoin ; dans le Sahara on a constitué des corps de tirailleurs sahariens et de méharistes.

Placée sous le contrôle et la surveillance des fonctionnaires français, l’administration indigène conserve ses formes anciennes ; un douar ou réunion de tentes fait partie de la ferka, que dirige un chaik ; la tribu est commandée par un caïd et plusieurs tribus réunies ont à leur tête un agha ; mais les titres sont plutôt honorifiques. Entre les communes indigènes et les communes dites de « plein exercice », c’est-à-dire semblables à celles de France, on a intercalé sagement des communes « mixtes » dont le maire, nommé par le gouvernement, a des pouvoirs étendus, tels que son autorité ne court pas risque d’être contrebalancée par celle du conseil municipal mixte, qui l’assiste. Quant aux territoires militaires, ils sont divisés en cercles et administrés par des officiers. Trois justices de paix coexistent naturellement dans l’Afrique septentrionale : la justice civile française, la justice des territoires militaires confiée aux commandants supérieurs et la justice indigène, présidée par le Cadi.

Au point de vue de la terre, il faut distinguer la portion qui reste soumise à la loi musulmane, la propriété indigène soumise à la loi française, la portion colonisée par des européens, et enfin le domaine de l’État. Au moment de la conquête, le régime de la propriété était on ne peut plus compliqué ; on distinguait les possessions du gouvernement turc affermées à des Arabes qui les exploitaient plus ou moins régulièrement, celles des individus (très rares celles-là), celles des tribus, enfin les biens des mosquées et des confréries religieuses : le domaine de l’État français se forma peu à peu, tant par l’appropriation des territoires inoccupés que par l’expropriation des terres indigènes abandonnées ou appartenant à des rebelles.

Discours et incidents.

M. Loubet pendant son voyage ne s’est point ménagé ; la chose avait son importance. En France même, la localité devant laquelle le train présidentiel passe sans stopper se console en songeant qu’une prochaine occasion lui permettra d’acclamer le chef de l’État. Les populations algériennes ne sauraient se flatter du même avantage ; pour elles, l’occasion perdue sera longue à retrouver. Il était donc infiniment souhaitable que M. Loubet put se laisser haranguer par le plus de municipalités possible et accepter autant de banquets que son temps et son estomac le lui permettraient. C’est ce qui a eu lieu ; et lorsqu’on songe à la longueur et surtout à l’inconfort des trajets accomplis sur des réseaux médiocres, aux fatigues d’une représentation incessante et d’un climat inhabituel, on doit savoir gré au président de son inlassable persévérance et de sa continuelle bonne grâce. Nous lui avons un second motif plus important encore de reconnaissance. Les paroles qu’il a prononcées au cours du voyage ont été des plus heureuses. Or si, dans la métropole, les discours présidentiels participent toujours un peu de ce qu’on a appelé avec irrévérence des « aspersions d’eau bénite de cour », ces mêmes discours adressés à des chefs arabes peuvent contribuer à orienter l’avenir dans une voie désirable ou néfaste. L’homme du désert écoute avec une religieuse attention les mots qui tombent de la bouche de ses maîtres, de celui d’entre eux surtout qui parle comme représentant supérieur de la Force par laquelle il a été subjugué ; ces mots, on peut en être certain, il les rumine ensuite en son esprit et les conséquences qu’il en tire déterminent ses actes futurs. Le président a été bien inspiré dans ses allocutions ; son discours de Sidi-Ouzouf aux chefs kabyles et celui qu’à l’issue de la revue de Kreider il a adressé aux quatre-vingts chefs arabes réunis autour de lui, sont de vrais modèles du genre et si, comme on doit l’espérer, la traduction lue immédiatement après en a rendu le sens exact, de tels discours ont dû porter. M, Loubet a fait en termes simples appel à des sentiments simples ; il s’est gardé de parler de liberté, d’égalité et de fraternité, mots dangereux à jeter sur une foule arabe. Il a insisté sur la force de la France et sur les bienfaits de sa domination qui sont la paix et la sécurité rendues au pays ; et il a ajouté que la France saurait reconnaître par des bienfaits de plus en plus grands une fidélité de plus en plus complète. Son ton a été énergique sans cesser d’être paternel.

Aux colons, M. Loubet a fait entendre d’utiles appels à la concorde et il a ajouté quelques conseils pratiques en même temps qu’il a rendu à leur activité et à leurs efforts un juste tribut d’éloges.

Pourquoi faut-il qu’à travers ces belles manifestations, l’esprit de parti soit venu jeter une note de haine ? Le procédé par lequel le président du conseil imposa en quelque sorte au gouverneur de l’Algérie sa démission à la veille du voyage présidentiel, a été flétri comme il convenait par les élus de la colonie. Le vice-président de la chambre des députés, M. Étienne, député d’Oran, n’a pas craint lui-même de donner au premier ministre l’avertissement public que méritait son incartade. Et nous n’avons pas ici à nous occuper du fond du débat ; quand bien même M. Revoil eut commis n’importe quel acte le disqualifiant moralement comme représentant de la République, traiter de la sorte le gouverneur général d’une colonie est une de ces inepties que peuvent seuls commettre les politiciens — et ils sont nombreux — qui n’ont pas compris encore ce qu’est une colonie. On se rappelle le malheureux coup de télégraphe par lequel M. Casimir Perier, alors premier ministre, mit fin à la mission de M. de Lanessan comme gouverneur général de l’Indo-Chine. Mais la façon dont M. Combes a opéré rend son cas plus pendable encore et il est fâcheux que l’autorité du chef de l’État ne se soit pas interposée en cette circonstance. Voilà pour le principe. Quant aux regrets que laissait aux amis de l’Algérie le souvenir des qualités personnelles de M. Revoil, ils furent atténués par le fait que sa succession put être reprise par son prédécesseur. M. Revoil en somme mettait en pratique le plan conçu et tracé par M. Jonnart dont la haute intelligence et la noblesse de sentiments s’accordent avec une extrême connaissance des choses algériennes.

Choses de Tunisie.

Unie à la France depuis vingt-deux ans seulement, la Tunisie nous est déjà plus familière que l’Algérie possédée depuis plus de 70 ans. Son succès rapide et indiscutable[2] est aussi plus flatteur pour notre amour-propre. Des finances restaurées et prospères, 70 millions dépensés en travaux publics, le réseau des chemins de fer porté de 260 à 933 et bientôt à 1357 kilomètres, 1850 kilomètres de routes, 3147 de télégraphes, quatre grands ports construits, le commerce passant de 47 à 104 millions de francs, la valeur de la propriété décuplée, tels sont les brillants résultats du protectorat, régime illogique autant que l’on voudra mais pratique et fécond. Le président de la République s’est plu à le constater en faisant en Tunisie une tournée que le ministre des affaires étrangères a complétée en son nom. La réception a été très chaleureuse. Le président a visité Bizerte, bien entendu, et l’arsenal de Sidi-Abdallah ; il a vu partout la domination française embellissant et fortifiant le pays et a recueilli les certitudes les plus consolantes sur l’avenir de richesse et de calme qui l’attend.

Nous n’entrerons ici dans aucun détail relatif à la Tunisie : nous nous bornerons à faire quelques emprunts aux statistiques de façon à bien caractériser ce « péril italien » dont nous parlions tout à l’heure. Il apparaît très sombre si l’on oppose les 24301 Français résidant dans la régence aux 75490 Italiens qui y vivent. Mais d’autre part, au 1er janvier 1899, l’étendue des propriétés européennes était de 528747 hectares dont 467731 possédés par des Français et 39523 par des Italiens. En 1899 et en 1900, années pendant lesquelles les sociétés italiennes de Tunisie ont fait un effort exceptionnel et d’ailleurs peu fructueux pour attirer des capitaux et des compatriotes, la propriété française a gardé son avance augmentant de 12000 et de 15868 hectares contre 5868 et 3608 hectares acquis par des Italiens. On voit donc que la France domine sans conteste en Tunisie et chaque jour qui s’écoule rend sa situation plus solide et plus difficile à ébranler.

Ainsi a pris fin ce voyage qui, ayant produit ce double et heureux résultat d’intéresser davantage la métropole aux affaires de ses colonies méditerranéennes et d’aider à la pacification des esprits et à l’union des cœurs dans ces mêmes colonies, constituera pour M. Émile Loubet l’un des plus durables et des plus réconfortants souvenirs de sa carrière présidentielle.

  1. La régence d’Alger, placée sous la suzeraineté de la Turquie, était gouvernée par le Dey et divisée en trois beylicats : Oran, Titeri et Constantine.
  2. Ce n’est pas qu’il ne soit encore discuté mais seulement par les ignorants ; à cet égard le rapport présenté à la Chambre en 1903 par un obscur député, M. Puech, demeurera comme un monument d’incompétence.