La Chronique de France, 1903/Chapitre II

Imprimerie A. Lanier (p. 20-41).

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LA FIN D’UN MALENTENDU

Historiquement, la visite du roi Victor-Emmanuel et de la reine Hélène au président de la république française, constitue l’un des faits les plus saillants de l’année 1903. Par cette démarche des souverains italiens et par la façon dont elle a été accueillie, un malentendu a pris fin qui durait depuis près d’un demi-siècle et qui recelait le germe des plus dangereuses complications. Il était né de la part prise par la France à l’unification de l’Italie et de l’attitude adoptée en 1870 par l’Italie unifiée à l’égard de la France. Les points de vue auxquels on se plaçait dans les deux pays, pour juger ces événements, étaient entièrement différents l’un de l’autre et — il est permis d’ajouter — fort erronés l’un et l’autre.

Conceptions opposées.

Les Français, pour résumer d’un mot l’opinion courante parmi eux, se flattaient d’avoir créé l’Italie moderne, de l’avoir « inventée ». Ce serait, d’après eux, une conception fantaisiste de Napoléon ier réalisée depuis par son neveu au rebours de la marche naturelle des choses. Les Italiens, d’autre part, ne voient que le traité dont les bases furent posées lors de la fameuse entrevue de Plombières entre Napoléon iii et M. de Cavour ; la France prêtait son concours armé au Piémont pour chasser l’Autriche du Milanais et de la Vénétie ; on lui promettait en échange la Savoie et le comté de Nice ; de plus, la main de la princesse Clotilde, fille du roi Victor-Emmanuel ii, était accordée au prince Jérôme Napoléon, cousin de l’empereur. La guerre eut lieu et le mariage aussi. À vrai dire. Napoléon iii manqua à ses engagements puisqu’il fit sa paix avec les Autrichiens sans avoir obtenu d’eux la cession de la Vénétie ; mais par contre, il ne s’opposa pas aux annexions de Parme, de Modène et de la Toscane réalisées peu après par le Piémont, contrairement aux stipulations de Villafranca. Les Italiens payèrent donc le prix convenu, à savoir Nice et la Savoie — et l’on fut quitte.

Comment concilier des manières de voir aussi parfaitement inconciliables ? Car si notre point de vue est le vrai, quelle reconnaissance ne nous doit point cette dynastie qui régnait sur une île infertile, la Sardaigne, et sur une principauté sans rivages, le Piémont — et que nous avons faite assez puissante pour pouvoir traiter, sur un pied d’égalité, avec les héritiers du saint empire ? Et si, au contraire, le vrai point de vue est celui de nos voisins, n’étaient-ils pas libres de partager leur gratitude entre les deux nations qui ont simplement rendu leur délivrance plus prochaine : la France à laquelle, en 1859, ils durent le Milanais et la Prusse qui, en 1866, leur valut la Vénétie ? Avec cette différence que la France fut dédommagée de ses services et que la Prusse ne demanda rien.

L’erreur française.

L’unité italienne existait en germe dès la renaissance, voilà ce que les Français ignorent ou méconnaissent. Le drame interminable qui se joua entre l’empire et la papauté, les ambitions brutales qui jetèrent les unes contre les autres les oligarchies régnantes, le tumulte des invasions, les rivalités intestines, tout cela ne fut point le fait des Italiens. C’est d’Espagne que la dynastie d’Aragon tirait des soldats pour défendre ou reconquérir son trône de Naples ; d’Espagne encore que venaient les régiments à l’aide desquels Jules ii prétendait chasser les Français. C’est contre des Suisses que Gaston de Foix se battit à Ravenne et François ier à Marignan.

Princes et républiques louaient des condottieri pour veiller à l’ordre public aussi bien qu’à la sécurité des frontières, pour assurer le triomphe d’un parti aussi bien que pour s’emparer d’un territoire. Et la meilleure preuve que de tels événements ne pesaient point sur le pays, comme on eut pu le croire, c’est que cette même époque, si pleine du bruit des batailles, était aussi une époque de richesse et d’art. Le luxe des Médicis, la plume de l’Arioste et du Tasse, les pinceaux de Raphaël, du Titien, du Corrége et des Carrache, le génie de Michel-Ange et de Léonard de Vinci indiquent clairement qu’en ces jours troublés, l’effort cérébral concentrait toute l’activité des Italiens, qu’ils n’étaient ni ruinés ni inquiets, qu’ils avaient confiance dans la vie, qu’ils se sentaient épris de beauté et indifférents aux formes politiques ; voilà ce qui, dès lors, préparait leur unité morale tout en la dissimulant sous l’apparence d’un morcellement sans remède. Si l’on ajoute à tant de noms illustres celui de Machiavel dont les leçons seront recueillies et méditées par les générations suivantes, on possède comme une esquisse en raccourcis de ce qui suivit. On comprend que le peuple italien se soit pétri à force de vibrer à l’unisson devant les débris de l’histoire et les splendeurs de l’art — et qu’ayant enfin éprouvé le désir de l’unité, il ait répudié sans peine et sans regret des particularismes auxquels on le croyait attaché et auxquels seule son indifférence prêtait un semblant de solidité.

Après que la France révolutionnaire eut débordé sur la péninsule et l’eut envahie, elle la divisa arbitrairement en un certain nombre de républiques qui eussent pu correspondre entre elles, chercher à s’entendre, se marquer leurs tendances respectives vers l’unité. On ne leur en laissa pas le temps. En 1805 Napoléon se proclama roi d’Italie, titre auquel il semble que son orgueil corse ait attaché plus de prix qu’à celui d’empereur des Français. C’était bien un titre et non une réalité. Si Napoléon avait eu le désir de l’unité italienne, il n’eut pas créé cette étrange figure d’une péninsule dont il gouvernait le nord-est par l’entremise d’un vice-roi, dont le nord-ouest et le centre se trouvaient annexés à son empire et dont le sud conservait l’indépendance sous le sceptre d’un prince de sa famille. Il est donc faux de le représenter comme l’initiateur et l’architecte de l’unité ; il ne la chercha ni ne la voulut et, s’il y travailla inconsciemment et la prépara, ce fut par le moyen des lois qu’imposa son despotisme ; elles vinrent bouleverser les anciennes législations et s’implantèrent d’autant plus facilement qu’elles répondaient aux aspirations du génie latin et satisfaisaient ses tendances à l’uniformité. Cet avantage, l’Italie le paya cher. Pour n’en citer qu’un exemple mais singulièrement suggestif, elle participa à la campagne de Russie par l’envoi de 27.000 hommes ; il en revint 1.000. Voilà ce que coûta aux Italiens une seule des guerres de l’empire, la plus lointaine il est vrai et la plus meurtrière.

Ce qui suivit ce fut le dur joug autrichien rétabli par le congrès de Vienne, ce furent les révoltes incessantes et les sanglantes répressions ; puis enfin, le grand mouvement de 1846 au cours duquel on devait voir, un instant, les armées de Toscane et de Naples se joindre aux soldats du pape et aux troupes piémontaises pour chasser l’étranger du sol national. L’idée unitaire était le principal moteur de toute cette activité. Depuis 1821 le drapeau aux trois couleurs — vert, blanc et rouge — lui servait de symbole et les patriotes l’arboraient à chacune de leurs tentatives ; le vote des gouvernements provisoires formés en 1830, aussi bien que les résultats des plébiscites de 1848, indiquaient clairement qu’à Parme, à Modène, en Toscane les populations s’acheminaient d’un pas de plus en plus décidé, de plus en plus conscient, vers l’annexion au Piémont. Les Italiens sont donc dans la vérité en se donnant à eux-mêmes le principal mérite du travail unitaire qui s’est opéré parmi eux et les Français sont mal venus à discuter l’importance de ce travail et la force souterraine qu’il a déchaînée. Comment nier un mouvement qui se révèle par une semblable série d’efforts, infructueux peut-être, mais se renouvelant sans cesse et tendant tous au même but, un mouvement que distinguent une persévérance si robuste et une si méritoire opiniâtreté ? Comment nier d’autre part que, loin d’avoir reçu l’aide de l’étranger, ce sont l’Autriche et la France qui, à plusieurs reprises, en ont, par la force, arrêté l’essor.

L’erreur italienne.

Ici commence l’erreur des Italiens. Lorsqu’en 1852 le comte de Cavour devint chef du ministère piémontais, il suffisait certes de regarder l’Italie pour s’apercevoir que l’état de choses existant était condamné et que la domination autrichienne ne pourrait plus se soutenir bien longtemps. Mais comment disparaîtrait-elle ? Toute la question était là. Les patriotes se tournaient vers le roi Victor-Emmanuel ; la maison de Savoie semblait désignée pour jouer le rôle principal dans les transformations prochaines. Mais encore, avait-elle la force et le prestige suffisants ? Cavour comprit qu’elle les aurait à la seule condition d’avoir remporté sur l’Autriche une victoire assez retentissante pour effacer Novare et Custozza, assez complète pour être suivie de l’annexion de la Lombardie. Il savait la valeur de la fanfaronnade lancée jadis par Charles Albert et douce à la vanité italienne : l’Italia fara da se, l’Italie se libérera elle-même ; elle n’a besoin de personne, elle fera bien ses affaires toute seule. Cavour connaissait les ressources des collectivités en présence ; il sentait que la nationalité vainquerait à la longue, par sa seule force, mais qu’elle pouvait vaincre tout de suite avec des canons et que le plus vite la besogne se ferait, le mieux cela vaudrait pour l’avenir. Et tout son effort tendit à ce but : se procurer l’allié puissant qui aiderait Victor-Emmanuel à battre les Autrichiens et si Victor-Emmanuel était battu, couvrirait et cacherait sa défaite sous le poids de ses propres lauriers ; de toutes façons, la cause italienne triompherait. Or, Cavour n’avait pas le choix. Les sympathies de l’Angleterre étaient aussi certaines que platoniques ; elles se traduiraient éventuellement par une pesée diplomatique sur les cours de l’Europe mais non point par des secours armés. La Prusse ? Quelques années plus tard, l’hésitation eût été permise mais pouvait-on, en 1852, escompter Sadowa ? On était au lendemain des événements de 1848 ; l’impression subsistait du refus opposé par le monarque prussien aux offres du parlement de Francfort tendant à restaurer en sa faveur la dignité impériale ; l’unité allemande semblait avoir reçu là un coup terrible sinon mortel. La France demeurait donc l’unique point d’appui et Napoléon iii se trouvait être, à ce moment, l’arbitre des destinées italiennes.

À défaut d’autres qualités, l’empereur possédait le sentiment exact des grands courants de son époque. Il sentait la force fatale des tendances d’unification en Allemagne et en Italie — et leur légitimité. Il comprenait également que si la France grandissait en proportion de ce qu’allaient grandir la Prusse et le Piémont, l’équilibre demeurerait identique et que nulle déchéance n’en résulterait pour elle. Dès lors, le plan était simple : aider la Prusse et le Piémont à réaliser une extension raisonnable et maintenir autour d’eux, formés en confédérations, les principaux États d’Allemagne et d’Italie ; se faire céder en retour Nice, la Savoie, le Luxembourg et peut-être les provinces wallonnes de Belgique. C’eut été, à la fois, opérer la revanche si longtemps désirée des humiliations de 1815 et poser les bases d’une ère durable. La confédération italienne, surtout, était facile à constituer car la géographie s’y prêtait. Il suffisait que Napoléon iii fit alliance avec le roi de Naples en même temps qu’avec le roi de Sardaigne et affirmât nettement son intention de défendre l’indépendance des États pontificaux. Nous ne voulons pas dire que cette solution aurait été la meilleure pour l’Italie — ni même pour l’Église ; mais c’était incontestablement celle qui se recommandait au point de vue français. Car ce n’était point du tout la même chose pour la France d’avoir au nord de l’Italie un État fort et homogène mais de rang secondaire et voué, par la menace autrichienne, à se maintenir dans son orbite — ou bien d’assister au groupement de la péninsule entière en une grande nation appelée à devenir bien vite un État de premier rang. En cette circonstance, Napoléon fut plus italien que français. Il sacrifia la politique française au sentimentalisme italien dont il était imprégné. Dès qu’il fut sur le trône, il se sentit porté à travailler pour le pays qui avait été le théâtre de ses exploits de jeunesse. C’est pourquoi les Italiens devraient élever un monument grandiose à ce souverain auquel les Français n’en doivent point ; et la dédicace qu’ils y inscriraient serait celle-ci : À Napoléon iii qui nous conquit le Milanais et ne nous imposa point de confédération. Des deux bienfaits, le plus grand fut le négatif.

La querelle du pouvoir temporel.

À défaut d’un appui efficace pendant la guerre de 1870 — appui que le roi d’Italie ne pouvait, en aucune façon, leur donner sans compromettre sa dynastie et trahir les intérêts de son pays — les Français, conscients des services rendus à l’Italie par Napoléon iii avec leur sang et leur argent, attendaient de leurs voisins du sud une attitude de neutralité bienveillante. La neutralité, sans doute, fut observée, mais elle fut constamment malveillante. Et cette malveillance se produisant au lendemain de si grands désastres, en présence d’une situation si tragique et d’un si courageux effort de relèvement, froissèrent l’âme française beaucoup plus douloureusement que ne le fit plus tard la politique gallophobe de Crispi.

L’adhésion à la triple alliance a été très coûteuse pour l’Italie ; mais elle lui a été aussi très avantageuse ; il y a des dépenses qu’il est parfois utile de consentir. Avec tous ses défauts, Crispi a beaucoup fait pour sa patrie et, plus le temps s’écoulera, plus on viendra à le reconnaître chez nous. Certes, les sentiments de Crispi envers la France furent inutilement violents ; son tempérament sicilien outrait volontiers les idées et chargeait les propos. Mais, dans l’intervalle, s’était opérée cette conquête française de la Tunisie qui avait causé en Italie une désagréable surprise. Les Italiens s’étaient accoutumés à l’idée que ce serait là leur première colonie et le nombre de leurs nationaux déjà fixés dans la régence légitimait jusqu’à un certain point cet espoir. Il s’en suivit un mouvement anti-français que Crispi utilisa pour nouer des liens plus étroits avec l’Allemagne, notre ennemie ; ce fut blessant, peut-être, mais moins irritant à coup sûr que l’insultante hostilité des premières années. Cette hostilité se basait sur le plus ridicule des prétextes. On accusait le gouvernement de M. Thiers et surtout celui du maréchal de Mac-Mahon de viser le rétablissement par la force du pouvoir temporel des papes ; et le plus sérieusement du monde, on affectait, en citant les paroles d’un cantique ou les termes d’un discours électoral, de craindre qu’une expédition française ne fut promptement dirigée sur Rome.

Or, dès janvier 1874, au lendemain de l’organisation du septennat qui venait de consolider les pouvoirs présidentiels du maréchal de Mac-Mahon, le duc Decazes, alors ministre des affaires étrangères de la République, avait été amené à définir la politique de son gouvernement envers l’Italie et il l’avait fait en ces termes : « Entourer d’un pieux respect, d’une sollicitude sympathique et fidèle le pontife auguste auquel nous unissent tant de liens, en étendant cette protection et cette sollicitude à tous les intérêts qui se relient à l’autorité spirituelle, à l’indépendance et la dignité du Saint-Père ; entretenir sans arrière-pensée avec l’Italie telle que les circonstances l’ont faite, les relations de bonne harmonie, les relations pacifiques, amicales que nous commandent les intérêts généraux de la France… » Impossible de rien exprimer de plus net et de plus rassurant. Que le gouvernement royal ait éprouvé quelque crainte, quatre ans plus tard, lorsqu’eut lieu la tentative réactionnaire dite du 16 mai, cela est compréhensible ; mais l’avortement de cette tentative fut prompt et le reste du temps, quel homme politique le moins du monde au courant des choses eût pu craindre une attaque de la France ? Jamais cette hypothèse ne fut seulement envisagée. Si nous avions entretenu à cet égard une arrière-pensée quelconque, ce n’est pas par l’envoi d’une escadre que, brusquement, se fut manifesté notre dessein. Nous aurions commencé par sonder discrètement les chancelleries, par entamer des pourparlers en vue de quelque conférence diplomatique ou de quelque congrès international. Toutes les archives de l’Europe pourraient être mises à jour et des publications supplémentaires venir compléter les livres jaunes, bleus, rouges… qu’éditent les divers gouvernements, on ne trouverait pas trace d’une semblable préoccupation. Bien plus : par crainte de complications inutiles et fâcheuses, si un autre gouvernement — celui de l’empereur François-Joseph, par exemple, — avait naguère pris l’initiative d’une manifestation sympathique à l’égard du pouvoir temporel du Saint-Siège, il est à croire que nos agents se fussent employés de leur mieux à décourager cette tentative.

Un empire latin ?

Tels sont les éléments très variés dont était fait ce malentendu franco-italien, entré désormais dans le passé. L’histoire et ses étranges péripéties en avaient tissé la trame ; s’étaient alors enchevêtrés les services rendus et payés, les ambitions déçues, les orgueils exaltés, les abandons ressentis et, sur le tout, comme un semis, étaient tombés les incidents malencontreux, les paroles maladroites, les actes incompris… Qu’allait faire jadis le prince de Naples aux côtés de Guillaume ii, une année où les manœuvres allemandes avaient lieu autour de Metz ?… Ces froissements ne sont plus possibles. Des explications loyales ont été échangées de part et d’autre. On s’est aperçu alors que les intérêts des deux puissances n’avaient rien d’incompatible. Car c’était là encore un cheval de bataille que montaient volontiers les gallophobes transalpins. Ils accordaient qu’il put y avoir à l’entente de la France et de l’Italie quelque avantage économique, mais ils présentaient obstinément la Méditerranée comme le champ clos des disputes fatales que réservait l’avenir. Ces idées étaient entretenues par la crainte, souvent exprimée dans la presse italienne, d’une occupation éventuelle de la Tripolitaine. Or, nous n’avons point le moyen — en eussions-nous le désir — de prendre toute l’Afrique du Nord ; entre le Maroc et Tripoli nos tendances annexionnistes ne sauraient hésiter : le Maroc nous importe, la Tripolitaine point. Il suffisait d’en causer pour que tout élément de dispute, de ce côté, disparut. Le roi et la reine d’Italie pouvaient dès lors entrer à Paris sans souci pour hier ni pour demain et y sceller, avec les représentants de la république française l’oubli définitif d’un malentendu qui paraissait devoir s’éterniser. La nation française a marqué, par son accueil, que tel était bien son vœu ; la nation italienne le marquera de même par la façon dont elle recevra prochainement le président Loubet. Elle n’a pas voulu attendre jusque là pour manifester sa joie et les acclamations dont elle a salué déjà le drapeau tricolore arboré aux balcons de notre ambassade et de nos consulats le jour de l’arrivée dans nos murs de Victor-Emmanuel iii ont, pour ainsi dire, contresigné les efforts heureux d’une diplomatie bien inspirée.

Est-ce à dire qu’il faille pousser plus loin et jeter les bases d’une triplice latine. L’idée d’une union intime entre les trois puissances méditerranéennes n’est pas neuve. Elle a été maintes fois mise en avant ; elle a séduit de bons esprits ; elle a été défendue avec ardeur par des apôtres zélés ; cela ne fait pas qu’elle soit plus réalisable ni plus désirable.

Elle ne l’est pas, premièrement, au point de vue commercial. On parle parfois du « commerce latin ». Cette expression implique l’arrière-pensée d’une union douanière, d’une sorte de zollverein dont la France, l’Italie et l’Espagne fourniraient les éléments. Or les trois pays ne produisent pas leur consommation, c’est-à-dire que, tant pour la nature que pour la quantité des échanges, ils sont tributaires d’ailleurs. Localisés sur un coin privilégié mais très restreint de la planète, ils ne sauraient se suffire à eux-mêmes. Prenez de plus le planisphère et teintez de couleur uniforme les portions dites latines ; cherchez ensuite à réunir entre eux par des lignes de navigation les ports principaux ; vous verrez qu’en somme toutes les grandes routes fréquentées, tous les débouchés naturels, tous les entrepôts et les marchés habituels, demeureront en dehors de vos tracés. Rien n’indique mieux à quel point le commerce en se « latinisant » s’étiolerait et dégénérerait.

La décadence mentale ne serait pas moindre si l’union latine ne devait constituer qu’une société d’admiration mutuelle entre les trois pays qui ont donné au monde le Dante, Cervantes et Victor Hugo. Fait d’ordre et de clarté, le génie latin coordonne et organise bien mieux qu’il ne crée. D’un bout à l’autre de l’histoire, on constate que tel a été son rôle ; que, replié sur lui-même, il s’est desséché et que, superposé à d’autres génies, il a pu s’épanouir en de belles floraisons. Qui niera les influences salutaires qu’ont exercée chez nous, depuis cinquante ans, l’Allemagne sur les études scientifiques et l’Angleterre sur la pédagogie ? Nous avons tiré profit des enseignements venus ainsi de par-delà nos frontières. Nous en avons émondé et approprié les principes, embelli et clarifié les aspects. Grâce aux méthodes allemandes, nos savants ont apporté dans leurs travaux la scrupuleuse exactitude qui jusque-là leur faisait souvent défaut ; grâce à l’éducation anglaise, nos écoliers ont mené une existence plus saine et plus normale en même temps que la formation du caractère et l’accoutumance à la liberté ont conquis l’attention des pédagogues, trop exclusivement captivés auparavant par le seul souci du développement cérébral. Faut-il rappeler d’autre part combien les États-Unis ont agi sur nous au point de vue du sens des affaires, de l’esprit pratique, de l’habitude de la nouveauté et de l’initiative en matière commerciale ou industrielle ? S’imagine-t-on ce que serait la France actuelle si sa pédagogie s’était inspirée des idées italiennes ou son mercantilisme des habitudes espagnoles ? En religion, en art, en toutes choses, le contact des peuples non latins nous a été plus qu’utile et certainement l’exclusivisme intellectuel entre latins nous serait plus préjudiciable encore que l’union douanière.

Il va de soi qu’au point de vue politique et militaire un tel groupement n’aurait aucun sens. Si les marines de l’Espagne et de l’Italie répondaient à la configuration essentiellement maritime des deux péninsules et que, par ailleurs, la France fut résolue à ne plus poursuivre qu’une politique océanienne, elle pourrait trouver avantageux de joindre ses navires aux flottes de ses deux sœurs ; encore peut-on se demander de quel secours ces flottes lui seraient en Indo-Chine ou à Madagascar ? Mais l’Italie ne se trouvera pas de longtemps en mesure de construire un nombre de croiseurs et de cuirassés proportionné à l’étendue de ses rivages et ce qui restait de la puissance navale de l’Espagne a péri à Cuba et aux Philippines. De toutes façons, la France a plus d’intérêt à s’appuyer dans le Pacifique sur les escadres russes et à vivre en bons termes, sur toute la surface du globe, avec les escadres anglo-saxonnes… Une alliance défensive aurait encore moins de raison d’être ; les trois puissances ont-elles donc les mêmes adversaires et sont-elles exposées aux mêmes dangers ?

Pourquoi chercher midi à quatorze heures ? La formule à laquelle nous sommes parvenus est excellente ; il n’y a pas lieu d’y rien changer. Rétablir notre ancienne amitié avec l’Italie, resserrer notre amitié présente avec l’Espagne, rien de tout cela n’implique de « protectionnisme latin » moral ou matériel et n’entrave notre liberté au-delà des bornes raisonnables.

Après cela on continuera sans doute de broder sur ce thème de l’union latine, surtout dans les discours d’après dîner parce qu’il n’en est pas qui soit plus attrayant et soulève plus sûrement les bravos des gens bienveillants. L’inconvénient sera minime si l’action ne suit pas le geste.