La Chronique de France, 1902/Chapitre VIII

Imprimerie A. Lanier (p. 189-222).

viii

PARIS (Suite)

Si, par impossible, les rastaquouères venaient à se retirer de Paris, on serait surpris du nombre de lieux de plaisir, petits théâtres, restaurants, cafés-concerts qui péricliteraient et seraient bientôt réduits à fermer leurs portes. On serait surpris de voir en même temps combien peu la physionomie générale de la ville s’en ressentirait. Par ses dehors bruyants et l’importance apparente qu’il affiche, le monde du plaisir, à Paris, joue un peu le rôle de la mouche du coche. Beaucoup se persuadent qu’il est un facteur indispensable de la vie parisienne ; cela n’est pas.

La politique et les Fonctionnaires.

Les hommes politiques et les fonctionnaires, en France, ne datent point de la même époque ; les premiers sont une création de la république actuelle ; les seconds sont immuables depuis Napoléon le Grand. Il est hors de doute qu’on ne puisse reprocher aux uns d’être parfois médiocres et aux autres d’être presque toujours routiniers. Mais, volontiers, on va plus loin : on formule l’accusation de corruption et celle-là est tout à fait injustifiée. Paris étant le centre politique et administratif de la France, on peut apprécier l’ensemble du pays, à cet égard, d’après ce qui s’y passe.

Le fonctionnaire Français a un idéal qui contribue singulièrement à le préserver de la corruption. Son idéal, c’est la probité. On pourrait, au premier abord, n’y trouver rien à redire ; aucune vertu n’est plus respectable ; mais par idéal, il ne faut pas entendre seulement l’effort pour rester probe qui est du devoir de tous les hommes ; notre fonctionnaire ne pense pas à autre chose ; il est comme hypnotisé par cette vertu au point de négliger les autres ; à force de tout ramener à cela sa conscience perd, sur le reste, un peu trop de l’élasticité et de la sensibilité qu’elle devrait posséder. On imagine mal un fonctionnaire Anglo-saxon se disant sur la fin de sa carrière qu’il n’a jamais fait tort d’un centime à l’État et se décernant, en conséquence, un satisfecit absolu. C’est très bien en vérité, mais ce n’est pas assez. La probité est une vertu de l’homme en général, non point du fonctionnaire en particulier. Il est bon que celui-ci comprenne un peu autrement ses devoirs envers la société et fasse entrer en ligne de compte le zèle, l’ardeur, l’initiative… En France, il ne le fait jamais. La façon étroite dont l’administration s’y trouve hiérarchisée étouffe l’initiative bien loin de l’encourager, de sorte que le fonctionnaire n’est pas seul responsable de son esprit de routine. Mais ce qu’il y a de certain, c’est que, enfermé dans la tâche précise et limitée qu’il a à remplir, sa principale et même son unique ambition est de la remplir jusqu’au bout avec probité et désintéressement. Il est peut être d’autres pays où les fonctionnaires sont aussi routiniers ; il n’en est guère où ils soient aussi parfaitement désintéressés.

Par quelle bizarrerie, alors, se trouvent-ils exposés à l’accusation de corruption, celle précisément qui peut le moins les atteindre ? Pour s’en étonner, il faut être fort ignorant de l’histoire des démocraties ou bien envisager avec une confiance un peu naïve le progrès humain. Plus l’avènement du régime démocratique est récent et soulève encore de protestations de la part de la minorité, plus de tels inconvénients sont sensibles. Tel est le cas en France. Beaucoup de journaux vivent de scandales et, d’autre part, il est toujours agréable pour un royaliste ou un bonapartiste d’entendre dire du mal des fonctionnaires de la république. De là provient cette facilité à accuser sans preuves qui est une des caractéristiques du temps présent. Les Français y apportent une telle légèreté qu’on devrait à l’étranger être plus circonspect dans le cas qu’on fait de leurs jugements. Les trois quarts du temps, on les accepte pour valables sans faire attention que, dans le pays d’origine, ils ne sont pas toujours pris au sérieux par ceux-là mêmes qui les ont formulés. La grande majorité des Français savent très bien qu’en réalité leurs fonctionnaires sont honnêtes, délicats et désintéressés.

Mais, encore une fois, cela n’est point suffisant et pour tracer du fonctionnaire Français un portrait fidèle, beaucoup de défauts sont à inscrire en regard de cette qualité fondamentale. Le premier et le plus grave est le manque d’intelligence. On peut certainement penser que c’est à Paris que ce défaut tendrait le moins à se faire sentir ; on ne choisit pas pour la capitale, où se centralisent tous les services administratifs, les fonctionnaires les moins intelligents. Pourtant le Parisien qui a des affaires à traiter avec les fonctionnaires se heurte comme à des murs qui barreraient leurs cerveaux. Il y a en eux quelque chose de Chinois ; le mandarin qui s’est assimilé la dose de connaissances nécessaires pour passer les examens d’État n’est sans doute ni sot ni ignorant par rapport à la Chine ; il l’est pourtant par rapport à l’univers. Sans lui être comparable, le fonctionnaire Français a quelque chose du mandarin ; il se trouve, par rapport au monde et à l’ensemble de la civilisation, dans un état d’esprit sensiblement analogue. Convaincu qu’on ne peut administrer autrement qu’il ne le fait, il se méfie de la moindre réforme et commence toujours par la croire irréalisable ; c’est bien là un manque d’intelligence. En second lieu, le point de vue auquel il se place est faux. Loin de se considérer comme l’auxiliaire du public, il le traite en ennemi. Il est toujours préoccupé de défendre l’État contre les citoyens comme si la guerre était perpétuellement déclarée entre eux. L’idée qu’il est le serviteur de tous ne l’effleure même pas ; il tient le fonctionnarisme pour une puissante aristocratie dont il est très fier de faire partie. Le résultat de cette manière de voir est de le rendre à la fois hostile aux améliorations et sourd aux réclamations ; il y voit un audacieux empiètement du citoyen sur les prérogatives de l’État. Ce n’est qu’en étudiant le fonctionnaire Français qu’on peut arriver à se rendre compte de cette bizarre idole que nous nommons l’État : mot vide de sens ailleurs, car, après tout, il ne représente que l’ensemble des services publics ; tandis que, chez nous, l’État est un être distinct, un personnage véritable, un Bouddha auquel nous rendons un culte qui, à tout prendre, est beaucoup plus formaliste que le culte rendu au vrai Bouddha par les Asiatiques.

Le fonctionnaire Parisien, en tout cela, ne diffère guère du provincial. Il se piquera parfois de parisianisme et affichera un scepticisme blagueur qu’il croit élégant et de bon ton et qui contraste plutôt lourdement avec la façon dont il comprend sa fonction et s’en acquitte. Au fond, le type demeure immuable. Évidemment ce n’est pas sur celui-là qu’il faut compter pour perfectionner l’avenir.

Faut-il compter davantage sur l’homme politique ? Si le fonctionnaire est calomnié, ce n’est rien auprès de l’homme politique qui est, lui, traîné dans la boue avec une inlassable persistance. Ici point de distinction à faire entre Paris et la province. La grande masse des députés et des sénateurs représentent les populations provinciales mais tous résident à Paris et sont, à ce titre, Parisiens. Il est donc impossible de décrire la physionomie générale de la capitale sans parler d’eux. En dehors de Zola, deux romanciers s’y sont risqués récemment : Maurice Barrès et Eugène-M. de Vogué. Tous deux avaient fait partie du Parlement pendant une législature, c’est-à-dire pendant quatre ans. Mais ce qui devrait ajouter de l’intérêt à leurs ouvrages en cette circonstance leur en ôte. Quand un écrivain qui s’est acquis une belle réputation pénètre dans la vie politique, il s’attend à y jouer un grand rôle ; s’il n’y réussit pas, il en est déçu. Barrès et Vogué songeaient probablement à Lamartine et à Chateaubriand, l’un ministre des Affaires Étrangères en 1823, l’autre chef du gouvernement provisoire en 1848, et comptaient les égaler. Or, comme députés, ils échouèrent complètement ; leurs discours n’eurent aucun succès ; le public ne fit pas attention à eux et leurs collègues ne se montrèrent nullement disposés à les accepter comme chefs de parti. Au bout de quatre ans. Barrès ne fut pas réélu et Vogué, pressentant qu’il en serait de même pour lui, eût l’habileté de ne pas se représenter. Mais l’un et l’autre demeurèrent stupéfaits de leur insuccès et considérant que cet insuccès était une honte pour le Parlement, se mirent à le charger de tous les vices. Zola, lui, ne brigua jamais la députation. Mais l’affaire du Panama semblait avoir pour longtemps intoxiqué son imagination. Dans « Paris » se trouve cette phrase exhorbitante : « On sortait à peine de l’effroyable aventure du Panama ; il en avait suivi le drame avec l’angoisse d’un homme qui attend chaque soir le coup de tocsin sonnant l’heure dernière de la vieille société en agonie ! » Tout cela pour un simple scandale financier comme il y en a eu de tous temps et en tous pays !

Le parlementarisme Français est tout à fait différent de ce qu’en ont dit les littérateurs à imagination ardente. Mais, tout d’abord quelques distinctions sont nécessaires. La vie politique, à proprement parler, n’existe que dans les démocraties, qu’elles soient à couronnement monarchique ou à forme républicaine. Il faut de plus distinguer entre les démocraties où la politique est une carrière et celle où elle n’en est pas une — c’est-à-dire examiner si le mandat parlementaire est ou n’est pas assez rétribué pour permettre ou non à celui qui l’exerce de vivre sans posséder ou sans se procurer d’autres ressources. La France a adopté, à cet égard, une ligne de conduite défectueuse. Elle accorde à ses députés ou sénateurs une indemnité annuelle de 9.000 francs — ce qui est assez pour les tenter et pas assez pour les satisfaire. Un homme qui n’a pas de fortune et qui a l’ambition de la politique s’imagine pouvoir vivre avec cette somme. Or, s’il se marie et a des enfants, il est acculé à renoncer à sa carrière, faute de pouvoir l’exercer honnêtement dans de telles conditions.

Une autre distinction, c’est celle des démocraties où les partis sont fortement organisés et les devoirs des citoyens largement tracés — et des démocraties les partis sont flottants et les devoirs mal définis. Si le parti politique auquel appartient le député est fortement organisé, son vote en quelque sorte a moins de valeur vénale puisque, la plupart du temps, on ne peut l’acheter qu’à condition d’acheter tout le parti ; c’est une sauvegarde. Si, d’autre part, le programme du parti est clair, précis, susceptible d’engendrer de fortes convictions et d’être défendu avec enthousiasme, le député est plus en mesure de résister à la tentation de trahir ce programme ou de manquer à ce que ses convictions exigent de lui ; c’est une autre sauvegarde. Toutes ces sauvegardes manquent à la démocratie Française. Elle est jeune dans un pays vieux ; elle a contre elle des traditions glorieuses, un passé retentissant d’aristocratisme ; son programme d’action est intéressant mais multiple et confus ; elle est encore inhabile à se grouper, inexperte à classer les opinions et à utiliser les hommes. La situation, en un mot, lui est défavorable au plus haut point et il est évident qu’elle était des plus exposées à tomber dans la vénalité et la corruption.

Y est-elle tombée ? Non. Les Français comparent toujours ce qu’ils voient autour d’eux, non pas avec ce qui se passe au même moment dans les autres pays, mais avec je ne sais quel idéal de perfection qui peut-être ne sera jamais réalisable et en tous cas ne l’est point à l’époque où nous vivons. Ils voudraient avoir des élections absolument honnêtes sans qu’aucune pression ni de l’administration, ni des partis, ni des candidats eux-mêmes ne fut opérée sur les électeurs au moyen de promesses ou de cadeaux ; cela est-il possible ? Ils voudraient qu’une fois élu, le député fit abstraction de tous soucis, de tous intérêts personnels pour ne plus songer qu’au bien du pays, qu’il lui sacrifiât jusqu’à ses chances de réélection en ne craignant pas de déplaire à ses électeurs, à l’occasion. Cela est-il raisonnable ? C’est avec les parlements étrangers qu’il faut comparer le parlement Français et l’on s’aperçoit alors qu’il prend rang parmi les moins pratiques, mais aussi parmi les plus honnêtes. Et précisément ce scandale de Panama dont on a voulu se servir pour le vilipender a tourné à son honneur. Ce qu’il y eût alors de plus inquiétant, ce fut de voir l’opinion s’affoler si facilement et perdre tout sang-froid en présence des innombrables blagues qu’on lui présentait chaque matin. La façon mélodramatique dont quelques députés de la droite monarchique annoncèrent un beau jour qu’ils avaient découvert le « cancer qui rongeait la république » était déjà de mauvais aloi ; ils ressemblaient à des héritiers pressés, prompts à découvrir chez leur parent riche des maladies qu’ils souhaitent aussi mortelles que possibles. Puis vint la grande cascade de la calomnie ; elle coula à flots pendant deux mois ; sous couvert de révélations, on inventait des listes sur lesquelles on plaçait, sans vergogne, les noms de ses adversaires politiques les plus redoutés. Jamais le mensonge ne fut plus général ni plus impudent. Et quand enfin la justice eût son tour, elle ne trouva presque rien à dire : la plupart des accusations tombèrent d’elles-mêmes. Il fut prouvé non pas que beaucoup de votes avaient été vendus mais que beaucoup de gens s’étaient offerts pour les acheter, ce qui n’est point la même chose.

Quelques hommes politiques ont paru s’enrichir au pouvoir ; mais il en est bien davantage qui, ayant habité comme ministres, les somptueux palais que la monarchie avait édifiés et dans lesquels la république continue de loger ses gouvernants, les ont à maintes reprises abandonnés sans regrets pour rentrer dans les logements étroits et inconfortables où leurs maigres ressources les forçaient de vivre : ceux-là, quand bien même, ils ne sont pas des génies, constituent l’honneur et la sécurité d’une démocratie.

Les Intellectuels.

L’intellectuel Parisien étend son domaine de la « Société des gens de lettres » à l’Académie Française. Il commencera par être un « homme de lettres » et finira, s’il le peut, dans la peau d’un immortel. Mais que de chemin de l’un de ces points jusqu’à l’autre ! Et combien la route est variée et accidentée. Par monts et par vaux, la carrière de l’intellectuel se déroule à travers les ravins desséchés où paissent les « vaches enragées », à travers les rudes escarpements de l’indifférence publique qu’il lui faut escalader, à travers les labyrinthes de la chance où tant de fâcheux hasards le guettent, à travers le jardin enchanté du snobisme et de la mode dont les parfums lui montent à la tête ; chemin faisant, on le voit se rebuter devant les difficultés, tomber maladroitement aux obstacles, se laisser égarer par les mirages trompeurs ou dévoyer par les louanges mensongères. On le voit trop rarement résister d’une façon totale à tant de néfastes actions combinées.

Nulle part, à l’heure actuelle, la vie de l’homme de lettres n’est aussi étroitement mêlée à la vie sociale qu’à Paris. Cela tient à deux causes. En premier lieu, la liberté presque absolue de tout dire et de tout publier qui jamais n’avait été aussi complète que sous la république et jamais surtout n’avait subsisté intacte pendant une si longue période ; en second lieu, l’absence de cour et la présence d’un gouvernement anonyme, impersonnel dont les pompes seraient un peu minces s’il n’y avait pour les rehausser, les spectacles de la Force ou les fêtes de l’Esprit. Derrière le représentant d’une dynastie établie par la victoire ou consolidée par les siècles, les Académies marchent à leur rang de service public, suivant le chef et se tenant plus ou moins dans son ombre. Ôtez le souverain et elles incarnent à elles seules la pensée nationale dont il était, en quelque sorte, le gardien héréditaire. Il en sera partout ainsi, mais surtout en France où la pensée nationale plonge si profondément dans le passé et concentre tant d’espérances.

L’intellectualisme est donc sur le pavois et, dans ces conditions, il ne pouvait se contenter longtemps de régir le goût ; il devait aspirer à d’autres directions. L’affaire Dreyfus lui en a offert l’occasion. L’homme de lettres s’est établi fabricant de morale sociale et entrepreneur de salut public. Cela lui fait un talent de plus. Il en avait déjà beaucoup : chroniqueur, critique, bulletinier, conférencier, causeur, professeur, confident, président de réunion, ornement de salon… Nous passons sous silence la qualité d’auteur. L’intellectuel arrivé ou en passe d’arriver n’écrit plus guère de livres ; c’est par là qu’il débuta ; à mesure qu’il progresse en notoriété, sa prose se fait rare ; il tourne à l’oracle ; mais il s’en faut que la ciselure se perfectionne en proportion. C’est que le temps manque. Un homme si occupé, qui a tant de devoirs à remplir, une correspondance si lourde à fournir, qui se voit investi par la société de tant de missions de confiance, comment voulez-vous qu’il puisse encore écrire des livres ! Il en publie c’est vrai ; mais il ne les écrit pas. Ce sont tous ses articles de l’année qu’il réunit en volume, toutes ses miettes, tous ses oracles. Hélas ! de l’oracle, cela n’a pas seulement la brièveté, mais souvent aussi l’imprécision et la fadeur vaniteuse.

On entend qu’il existe maintes exceptions des plus honorables pour la littérature Parisienne ; n’empêche que tel est le courant général. L’intellectuel tend à sacrifier le beau idéal à l’agrément immédiat ; il préfère le champagne à l’ambroisie et le commerce des jolies femmes à celui des Dieux. Volontiers, il cherchera à concilier son souci de l’art avec ses tendances pratiques et ses ambitions d’arriviste. Mais l’équilibre entre ces choses est trop dur à maintenir : on le rompt même inconsciemment. Tel écrivain se persuade être l’amant de l’art lorsqu’il est surtout l’esclave de son intérêt. Ainsi la position de l’intellectuel Parisien en vogue est devenue trop enviable et dans le même temps son mérite a baissé ; les deux phénomènes sont connexes. Servi par l’avènement d’une démocratie pacifique, héritier d’un long et beau passé, trouvant à sa portée les armes faciles du journal et de la conférence, il est devenu, sur les bords de la Seine, l’un des piliers de la belle société ; tout aussitôt, il s’est trouvé légion, légion ambitieuse et trébuchante qui se bouscule pour s’asseoir dans quelques fauteuils et produit en fin de compte un petit nombre d’heureux pour beaucoup d’aigris. Paris est si bien responsable d’un tel état de choses que non seulement on pourrait relever dans les écrits d’un Loti, d’un Bazin, d’un Le Braz et autres provinciaux célèbres, des traits qui les différencient complètement de leurs rivaux Parisiens, mais encore que ces derniers s’isolent volontiers dans le calme de la province dès qu’ils veulent suivre une idée jusqu’au bout et tâcher d’en tirer toute la sève qui s’y renferme.

L’homme de lettres proprement dit n’est pas la seule proie de Paris ; ce que l’on dit de lui s’applique presque aussi bien à l’artiste lequel représente une autre forme d’intellectualisme et il n’est pas jusqu’à l’homme de science qui, bien moins exposé ne se laisse pourtant atteindre à l’occasion. Si l’enivrement des succès mondains ne pénètre pas jusqu’au laboratoire où le chimiste prépare les transformations à venir de la matière, il est des branches de la science — les sciences psychiques par exemple — où volontiers la mode vient jeter un trouble élégant ; il en est d’autres qui, par leurs applications, établissent un contact de tous les instants entre le savant et la foule : telles, les sciences médicales. Sur ces formes diverses de la pensée, Paris influe d’une façon presque identique, à la fois intense et déréglée, incitant des facultés trop faibles et des vocations mal définies par l’appât trompeur d’une renommée qui, finalement, ne s’adresse trop souvent, ni au plus laborieux, ni au plus digne.

Ceux qui peinent.

À Paris, ils peuvent être rangés sous trois catégories : les petits employés, les petits commerçants, les ouvriers.

Il est très difficile de définir le « petit employé » Parisien. On ne saurait trouver ailleurs son équivalent. C’est un aristocrate à sa manière. Pour rien au monde il ne donnerait son rond de cuir. Non seulement il ne voudrait point d’un métier manuel qui serait bien plus lucratif ; mais sortir de « l’Administration » lui semblerait une déchéance. Et de fait, il a raison de n’en pas sortir, car le plus souvent il se trouverait impropre à toute autre besogne. Certes les carrières influent d’ordinaire sur celui qui les traverse. Un soldat, un marin gardent l’empreinte de la vie qu’ils ont menée. Mais l’empreinte administrative est bien plus profonde. Le petit employé de Paris est, avant tout, méticuleux, lent à se mouvoir, esclave de ses habitudes ; il a horreur de l’initiative ; il craint par dessus tout les responsabilités et prend plaisir à se sentir « couvert » par ses supérieurs. Ce mot qui n’aurait point d’équivalent en Anglais, exprime le sentiment d’une sécurité engendrée par un mélange de paresse et d’égoïsme. Quoi qu’il arrive, se dit le subordonné, ce n’est pas moi qui en serai responsable ; il suffit que j’exécute à la lettre ce qui m’est prescrit sans jamais le dépasser d’une ligne et on ne pourra jamais s’en prendre à moi de ce qui arrivera. Ainsi raisonnerait, s’il pouvait raisonner, le piston d’une machine à vapeur.

Cet esprit là existe bien chez les fonctionnaires du rang supérieur ; mais eux du moins sont ambitieux ; ils tâchent de se pousser aussi haut que possible. Le petit employé n’a guère de ces ambitions ; son horizon est très borné ; il sait que, quoiqu’il fasse, il ne montera jamais très haut. Dans un roman laissé inachevé et publié tel quel après sa mort, Flaubert a décrit l’odyssée morale de deux petits employés Parisiens sur lesquels un héritage était tombé à l’improviste. Bouvard et Pécuchet (c’étaient leurs noms et le titre du livre) s’essayent successivement à l’agriculture, à la science, à la politique ; rien ne leur réussit et surtout rien ne les contente ; ils gardent, au fond du cœur, la nostalgie du bureau vers lequel ils reviennent à la fin, heureux de reprendre l’unique labeur propre à satisfaire leur médiocrité. Si le détail est parfois un peu exagéré, l’observation est fine et la thèse est juste. Le petit employé Français est cerclé dans un moule et on ne peut plus le démouler pour en faire autre chose.

D’autre part, cette idée que sa fonction est plus honorable, plus élevée, plus aristocratique que les autres, l’actionne et le soutient à travers les ennuis et la gêne. Le plus souvent, il n’a rien à lui ; et même si ses parents lui ont laissé un peu d’argent ou bien qu’il soit parvenu à réaliser quelques économies sur son mince budget, il suffit de malheurs domestiques ou d’un mauvais placement pour que ce pécule s’évanouisse sans retour. Le petit employé est d’une extrême naïveté sur ce dernier point ; lui, parfois si méfiant pour le reste, se laisse prendre à la plus vulgaire réclame financière ; c’est avec l’épargne des petits que se font chez nous toutes les mauvaises affaires. Quant aux malheurs domestiques, il y est toujours exposé ; sa santé, que la vie de bureau ébranle, peut le condamner à une retraite prématurée ou bien ce sont ses enfants à élever, de vieux parents à entretenir, etc… S’il pouvait se décider à vivre, comme son voisin l’ouvrier, il serait à son aise ; mais il ne le veut pas. Ses chefs, d’ailleurs, le sauraient et il ne pourrait conserver sa place. Du haut en bas de l’administration règnent ce faux décorum, ce faux sentiment de respectabilité qui s’attachent à la fonction et non à l’homme qui la remplit.

C’est pourquoi beaucoup, parmi les petits employés, sont malheureux. Leur gêne confine à la misère ; ils la cachent, s’ingénient pour n’en rien laisser deviner, et vraiment dans cette lutte, ils apportent une dignité, une persévérance, qui forcent la pitié, sinon l’admiration.

Les petits commerçants semblent, tout compte fait, moins à plaindre que les petits employés ; non pas que leurs affaires soient prospères, mais parce qu’il y a, en tous cas, un peu plus de mouvement et d’indépendance dans leur vie, qu’ils ont moins de préjugés et qu’enfin, en cas de ruine complète, ils ne se trouvent pas inhabiles à tout autre métier comme l’est le petit employé, empêtré dans sa redigote et dans ses manies. Le petit commerce Parisien est en beaucoup de cas, héréditaire. C’est ce qui explique qu’il participe en quelque sorte du caractère de sa clientèle. Dans le quartier de la chaussée d’Antin, au Marais, ou bien dans le faubourg Saint-Germain, le personnel de la petite boutique a des habitudes d’esprit, des manières d’être, jusqu’à certaines formes de langage qui ont cours dans les salons du quartier. Cela était encore très sensible il y a trente ans ; alors, un petit commerçant n’avait point de chance de réussir dans le faubourg Saint-Germain, par exemple, s’il n’était « bien pensant », c’est-à-dire s’il ne partageait, en politique et en religion, les idées aristocratiques du quartier. Aujourd’hui, tout cela s’efface ; ce ne sont plus que des nuances ; le petit commerce est atteint dans son principe même par une crise générale, et cette crise a été déterminée par la création des grands magasins. Ces magasins, le Louvre, le Bon Marché, le Printemps, et en seconde ligne la Place Clichy, le Gagne Petit et tant d’autres sont une des particularités de Paris. On n’en trouve pas ailleurs l’équivalent au point de vue de la quantité de marchandises mises en vente chaque jour. Quant à prétendre que le petit commerce gagne au voisinage de ces magasins, cela peut être vrai pour un pâtissier ou quelque autre vendeur de denrées, mais en général nul ne s’avisera d’acheter dans la boutique ce qui se trouve, dans le grand magasin, à des conditions bien plus avantageuses.

Aussi les faillites et les « cessations de commerce » dont l’annonce n’est souvent qu’une faillite déguisée, vont-elles se multipliant. Rue du Bac, au Palais-Royal, dans tous les quartiers inélégants, les « boutiques à louer » sont tous les ans plus nombreuses. Quand vous les voyez fermer leurs volets, songez aux déchéances, aux drames cachés que dissimule cette fermeture. C’est une tradition qui s’éteint, une famille qui tombe, une dispersion qui se produit. La place est prise, mais par qui ? Après avoir cherché en vain à relever aux mêmes conditions la boutique vide, le propriétaire abaisse son loyer et aménage le local différemment, à moins que la maison étant belle et bien située à l’angle de deux rues ou près d’un square, elle ne tente un pharmacien et surtout un marchand de vin ; car le nombre de ceux-ci va toujours en augmentant.

Le petit commerçant de Paris végète ; il peine. Que dire de l’ouvrier ? Ceci est un vaste sujet que nous ne pouvons traiter à fond. Le milieu ouvrier de Paris est, au premier aspect, très complexe. D’abord il confine à la politique ; une partie des ouvriers s’en occupent activement et bruyamment ; ceux-là sont moins nombreux, il est vrai, qu’on ne pourrait le croire. Ensuite, il y a les nomades, ouvriers de province qui viennent régulièrement dans la capitale exercer leur métier à périodes fixes ; ils vivent généralement entre eux, gardant leurs idées et leurs habitudes. Il y a encore les étrangers qui, le plus souvent, rencontrent devant eux des jalousies et des haines de races et n’aiment point Paris, mais y demeurent faute de ressources suffisantes pour retourner chez eux ou pousser plus loin. Lorsque de grands travaux s’exécutent — aux approches des expositions notamment — les ouvriers étrangers et les provinciaux affluent vers Paris. Au milieu de cette masse de travailleurs, il devient difficile d’isoler pour l’étudier, le véritable ouvrier Parisien. Celui-là existe pourtant et sa physionomie est assez sympathique. Il a de l’intelligence et du cœur ; son malheur vient de ce que, jusqu’ici on ne lui a rien donné à comprendre et rien à aimer ; ses facultés se dévorent en lui, faute d’aliments.

Paris ne fait pas grand chose pour ses ouvriers et par contre il se montre trop à eux. La vie Parisienne, comme nous l’avons déjà dit, présente cette particularité d’être très en dehors, très à l’extérieur ; le luxe de la façade est souvent beaucoup plus considérable que le luxe du dedans. D’autre part, Paris vit un peu confondu ; à la différence de Londres, les quartiers de labeur et de pauvreté et ceux où résident les riches, s’encastrent les uns dans les autres ; l’ouvrier, sans parler du miséreux, n’ignore rien du luxe qui l’environne ; il le coudoie, il le contrôle. En général, il ne le hait pas. La haine sociale est, à Paris, plus vivace chez l’étranger que chez le Parisien. Dans presque tous les mouvements insurrectionnels depuis cent ans, le Parisien a été plutôt mené que meneur. Mais s’il ne cherche pas à détruire le luxe brutalement, il cherche avidement à l’atteindre lui-même pour en jouir. Et comme il le sent hors de son atteinte normale, trop éloigné pour qu’il puisse y parvenir rien qu’en suivant sa voie régulièrement et honnêtement, son imagination travaille ; il conçoit des moyens extraordinaires de s’enrichir, s’éprend de théories séduisantes, d’utopies ingénieuses. Avec sa facilité à comprendre, on meublerait rapidement son cerveau d’idées saines, fécondes ; laissé à lui-même, il le meuble de notions incomplètes, de données inexactes sur lesquelles il échafaude des raisonnements brillants et captieux à l’aide desquels il se trompe lui-même.

Ses qualités de cœur se tournent vers ses pareils ; la fraternité chez lui n’est pas un vain mot ; il en a le sentiment et l’instinct ; il est dévoué jusqu’au sacrifice pour ceux de ses frères qui sont plus malheureux que lui ou qui ont besoin de son aide. Avec cela, il est léger, mauvaise tête, parfois paresseux, ami de la nouveauté et du changement. Malgré tout il est digne d’intérêt, susceptible de s’améliorer et, dans ce tryptique où nous tentons d’esquisser, d’un trait hâtif, « ceux qui peinent » on ne peut s’empêcher de penser qu’il représente l’avenir, comme le petit commerçant représente les métiers du passé et le petit employé, l’administration terne du présent. Le petit commerçant Parisien se meurt ; à moins d’une révolution économique qu’on ne saurait prévoir, on ne peut lui rendre la vie ; le petit employé est endormi dans sa routine ; rien ne servirait de le réveiller ; il est ankylosé et n’est point susceptible de faire un autre métier que celui qu’il fait. Quant à l’ouvrier il autorise l’espérance ; mais pour qu’il donne tout ce qu’il peut donner, il faut que Paris s’occupe de lui et satisfasse ses légitimes aspirations vers une existence améliorée.

Misère et charité.

La misère se ressemble dans toutes les grandes villes ; celle de Paris n’est ni pire ni moindre que celle d’ailleurs. On peut dire pourtant que la misère engendrée par le vice y est moins considérable qu’on ne le pense généralement et que, par contre, Paris compte plus de « pauvres honteux » qu’aucune autre capitale. Ces mots de « pauvres honteux » désignent ceux qui, s’étant trouvés dans de bonnes positions dans leur enfance et parfois pendant une large portion de la vie, sont ensuite tombés dans la gêne, puis de la gêne dans la misère et s’efforcent de cacher aux regards d’autrui leur situation malheureuse par point d’honneur et par fierté. Les Français auxquels advient pareille infortune ne savent pas s’en aller au loin tenter de rétablir leur fortune ; ils sont casaniers ; ils restent, soit qu’ils entretiennent des illusions tenaces, soit qu’ils se sentent peu faits pour les entreprises lointaines ; de la province, ils affluent même à Paris où l’on peut mieux se cacher. Paris devient de la sorte un centre de ralliement pour les « pauvres honteux ».

Il y a aussi à Paris beaucoup de mendiants professionnels, les uns se bornent à demander l’aumône dans les rues en cherchant à exciter la pitié des passants soit en simulant quelque infirmité, soit en s’entourant d’enfants hâves ou estropiés qui souvent ne sont pas les leurs ; d’autres, plus nombreux, et dont il est plus difficile de découvrir la supercherie, se présentent à domicile sous de faux noms, munis de papiers habilement fabriqués et débitent des récits mensongers destinés à émouvoir ceux qui les écoutent. Quoiqu’on en dise, il est assez rare que ces individus aient choisi de leur plein gré un pareil métier et plus rare encore qu’ils en tirent d’abondantes ressources. Il ne faut pas moins se garer de cette catégorie de mendiants et s’efforcer de les décourager parce que l’exemple qu’ils donnent est pernicieux.

Entre les « pauvres honteux » qui sont peut-être les plus malheureux, parce que la charité ne parvient guère à les découvrir — et les mendiants professionnels, se place la catégorie la plus nombreuse, celle des malades, des infirmes, des malchanceux, de tous ceux qui ont faim et froid ; leur sort est bien dur et il est superflu de rechercher si, par leurs fautes antérieures, certains d’entre eux sont ou ne sont pas responsables de leur infortune ; la responsabilité est l’affaire de Dieu parce que lui seul peut l’apprécier selon la justice absolue. En tous cas il faudrait un bien grand crime pour que le supplice de mourir de faim put être contemplé d’un œil sec par l’humanité. Et puis n’y a-t-il pas les veuves et les enfants, pauvres êtres irresponsables ? Sans donc discuter la loi des responsabilités intimes et en dehors des remèdes que la sociologie peut recommander et dont il est à craindre que l’effet ne soit pas aussi puissant que certains optimistes se l’imaginent, l’obligation de l’aumône subsiste pleine et entière dans toute société assise sur la morale évangélique.

Comment se fait l’aumône à Paris ? De trois manières : par l’administration, par les « œuvres » et par la charité individuelle. Organisée en 1849, l’Assistance Publique est un vrai ministère avec ses différents services, ses bureaux, ses divisions, sous-divisions, etc… Elle possède un grand nombre d’hôpitaux, de maisons de retraite ; elle distribue des secours à domicile par le moyen des Bureaux de Bienfaisance ; elle s’occupe des enfants abandonnés et des femmes en couches ; son budget est très considérable ; mais ce grand moteur ne produit que peu de chose et l’insuffisance des résultats atteints prouve une fois de plus l’inaptitude de tout ce qui est administratif à remplacer fructueusement l’initiative privée. Sans ajouter une foi absolue aux faits malhonnêtes qui ont été à plusieurs reprises reprochés à l’Assistance Publique, il est hors de doute qu’elle n’inspire pas confiance ; le fait est d’autant plus significatif que les grandes administrations Françaises sont, en général conduites d’une façon routinière mais strictement honnête. De plus, l’Assistance Publique s’est laissée envahir non pas seulement par les influences politiques, mais par le pire des fanatismes, le fanatisme antireligieux. L’idée de chasser les sœurs gardes-malades des hôpitaux sous prétexte que la vue de leur costume peut offenser les incroyants — et de les remplacer par un personnel laïque qui, si bien choisi soit-il, ne saurait avoir la même abnégation et le même désintéressement, cette idée est à coup sûr, l’une des plus absurdes qui se puissent concevoir. Elle a été non seulement formulée mais appliquée à Paris et y a donné d’assez tristes résultats sur lesquels l’Assistance Publique ferme volontairement les yeux.

À côté de la charité officielle se dressent les « œuvres ». Que valent-elles ? Il faut distinguer ; il y en a de purement mondaines, ventes de charité, bals, représentations dramatiques… qui coûtent fort cher et qui ne rapportent guère à ceux qui en fournissent le prétexte. Ce ne sont au fond que des occasions de plaisir auxquelles il semble que l’idée des misères voisines apporte une sorte de piment savoureux. Il y a heureusement d’autres œuvres, mieux conçues et inspirées par un sentiment plus noble et plus pur. « L’Hospitalité de Nuit » qui fournit un gîte pendant trois nuits consécutives à ceux qui se trouvent momentanément sans abri, « l’Assistance par le travail » qui distribue des aumônes sous forme de salaire pour quelque besogne accomplie à l’heure ou à la journée dans ses ateliers sont assurément des œuvres basées sur des idées saines et justes, et leur action s’est exercée très utilement pour des quantités de miséreux. Mais d’une façon générale, prises dans leur ensemble, les œuvres ne remplacent pas la charité individuelle, l’action de l’homme aidant spontanément son semblable sans autres mobiles que l’esprit de fraternité et la pitié. C’est là que Paris nous semble tenir le record du dévouement. Femmes de la haute société qui parcourent les quartiers misérables, apportant elles-mêmes des secours, des provisions et la consolation de leur présence — hommes modestes dont la vie mondaine se double d’une autre existence ignorée parfois de leurs amis et entièrement consacrée aux malheureux — petits ménages aux maigres ressources qui trouvent moyen de faire large, dans leur budget, la part des pauvres — sœurs de charité laïques, restées dans le monde mais y vivant une vie d’abnégation et de détachement, il y a dans Paris tout un état-major composé de ceux-là et dont les belles actions s’accomplissent dans l’ombre. Et cet esprit de charité descend jusqu’aux pauvres eux-mêmes ; ils s’entr’aident avec une générosité et un désintéressement sans pareils. Non seulement ils partagent le cas échéant ce qu’on leur a donné mais on les voit, déjà chargés d’enfants, recueillir chez eux et traiter comme leurs propres enfants des orphelins dont les parents sont morts sous leurs yeux et que souvent ils ne connaissaient pas six mois avant. Dieu seul sait tout ce que Paris recèle de beautés morales de ce genre, mais l’observateur attentif n’est pas sans en rencontrer sur sa route d’assez nombreux exemples pour que sa conviction s’établisse que Paris n’est point la « Babylone moderne » à laquelle des étrangers trop zélés jetèrent l’anathème.

Il faut borner là ces notes déjà trop longues pour une esquisse et forcément trop courtes pour un tableau. Quant à une conclusion nous n’en tirerons point. Conclure c’est mettre en relief une idée centrale, dominatrice, qui s’élève au-dessus des autres et les résume. Cette brève étude ne renferme pas les éléments d’une pareille opération. Nous venons de parcourir les sept collines parisiennes, car ce n’est pas seulement Rome qui a sept collines, urbs septicollis ; ce sont toutes les grandes agglomérations humaines du présent aussi bien que du passé. Toutes présentent les mêmes traits ; toutes ont des aristocrates, des bourgeois et des travailleurs ; chez toutes la politique a son domaine ; chez toutes il y a des hommes qui pensent, des hommes qui s’amusent, des hommes qui se dévouent. Pour fixer la physionomie d’une grande ville, recherchez toujours ce que valent les uns et les autres ; parcourez les sept collines : aristocratie, bourgeoisie, plaisir, politique, pensée, labeur, charité.

Mais cela fait, il sera bien rare que vous en puissiez dégager une caractéristique d’ensemble précise. Des rêveurs s’y sont essayés ; ils ont cru voir un Paris criminel et odieux disparaître sous le poids de ses iniquités et se lever un autre Paris lumineux et assaini ; ce sont là des espoirs de romanciers. Pourquoi verrait-on ce qui ne s’est jamais vu ? Pourquoi Paris plutôt qu’une autre ville ? Le travail humain est à peu de chose près le même partout ; la fermentation est la même ; les résultats apparaissent presque simultanément, ici ou là, jamais complets, rarement décisifs.