La Chronique de France, 1902/Chapitre VII

Imprimerie A. Lanier (p. 156-188).

vii

PARIS

Vers le temps où Victor Hugo, dans l’élan d’un enthousiasme poétique décernait à la capitale de son pays le surnom « de Ville-Lumière », un prédicateur Anglais, du haut de la chaire, dénonçait en elle, la « Babylone moderne ». Et les deux qualificatifs sont demeurés. Ils ont alterné comme les refrains d’une litanie sur les lèvres des ennemis et des amis de la grande cité. L’un a servi de cri de guerre aux prudes indignations et l’autre de péroraison facile aux pathos électoraux. Enfin un écrivain s’est rencontré qui a fait à chacun sa part et qui, juxtaposant le plus lumineux des songe-creux humanitaires à la plus Sardanapalesque des corruptions, a prétendu fixer l’image exacte de Paris de façon monumentale et définitive.

De tous les ouvrages d’Émile Zola, le moins talentueux sans doute et, à coup sûr, le moins exact est celui dans lequel le célèbre romancier a tenté de fixer les contours de la société Parisienne.

Jamais ne s’affirma plus clairement que par cet échec d’un grand talent l’infinie complexité de la capitale Française. Aucune autre ville n’est aussi difficile à connaître. Pour y parvenir, il n’existe qu’un moyen, un seul, c’est de vivre tour à tour dans tous les milieux qui la composent, dans tous ces Paris différents, formés par l’histoire et non encore désagrégés, non confondus. Car — chose curieuse — ce que le fameux préfet Haussmann sut accomplir dans le domaine matériel (uniformiser Paris en l’embellissant et en l’assainissant) le temps n’a pu le faire encore dans le domaine immatériel. Les hérédités ont mieux résisté que les murailles. La part de chacune des dernières époques — surtout de chacune des périodes du xixe siècle — est plus visible dans la société que sur les monuments publics.

Mais ces milieux Parisiens ne sont pas tous accessibles à un écrivain. Il en est dans lesquels on ne pénètre ni en se donnant de la peine ni même en devenant illustre et ce qui trompe peut-être les romanciers, c’est que ces milieux-là, au premier abord, n’ont pas l’air fermés. Les portes en paraissent grandes ouvertes ; ils jettent un regard en passant et se croient renseignés… Celui qui écrit ces lignes n’a — est-il besoin de le dire — aucune prétention de reprendre l’œuvre géante tentée par Zola. Mais les simples notes qu’il a réunies pourront être utiles à ceux qui, dans la suite, auraient l’ambition de s’y essayer ; leur principal mérite est d’émaner d’un Parisien que les hasards de la naissance et de l’existence ont abondamment pourvu de ces renseignements qui ne s’acquièrent point par l’étude mais seulement par la vie.

L’Aristocratie.

« L’ancien régime » est représenté à Paris par l’aristocratie. Mais l’aristocratie ne forme point un tout homogène, comme le croient les lecteurs de « l’Annuaire de la Noblesse » pour lesquels quiconque porte un titre ou une particule appartient ipso facto au premier des trois « ordres » dont la réunion formait les États-Généraux. Cette portion de la société Parisienne se subdivise en trois cercles. Au sommet se trouve la haute noblesse comprenant peut-être deux cents familles. Ce ne sont pas nécessairement les plus anciennes, mais ce sont les plus illustres ; elles puisent leur illustration à des sources très diverses. Quelques-unes, comme les La Rochefoucauld, les Maillé, les La Trémoïlle, les Noailles, les Uzès, les Rohan… sont mêlées depuis des siècles à l’histoire de France. D’autres se sont élevées plus récemment comme les Luynes qui durent leur fortune à la faveur de Louis XIII. Les origines ne sont pas également recommandables ; à côté de ceux qui, comme les Colbert, rappellent les éminents services d’un grand ministre, on pourrait citer une ou deux familles qui sont parvenues presque au premier rang, pour avoir rendu à nos rois des services d’un ordre beaucoup moins relevé. Une partie de la noblesse créée par Napoléon ier a définitivement pris pied parmi la haute noblesse de l’ancien régime ; joignez-y quelques familles qui jouèrent un rôle sous la Restauration et dont les chefs furent créés ducs par Louis XVIII comme les Decazes, les Blacas, les Pozzo di Borgo — et vous arriverez au total approximatif de deux cents familles mêlées les unes aux autres par des alliances et formant aujourd’hui le noyau aristocratique de Paris. Tout ce qui les concerne est connu ; on sait leurs origines, leurs gloires et leurs tares, les hauts faits comme les défaillances de leurs ancêtres.

Autour de ce noyau s’étend le vaste cercle de la petite noblesse. Ce terme n’implique pas une infériorité certaine. On pourrait citer nombre de familles de la petite noblesse ayant derrière elles un passé plus long, plus pur, plus rempli de belles actions que le passé de telle ou telle famille placée au rang supérieur. Mais elles n’ont point de titre ducal ou princier et leur fortune est moindre ; une double raison pour se trouver moins en vue. La petite noblesse est plus ou moins directement apparentée avec la grande noblesse ; elles se soutiennent l’une l’autre, car socialement elles vivent l’une de l’autre. Et, liguées ensemble, elles se défendent contre un troisième cercle qui les entoure, celui de la fausse noblesse. On y trouve, pêle-mêle, des aventuriers qui cherchent à se pousser, des bourgeois enrichis qui ont acheté un titre du pape ou en ont, tout simplement, inscrit un de leur choix sur leurs cartes de visite sans y avoir le moindre droit ; on y trouve encore des étrangers déracinés de leur pays par quelque aventure privée et cherchant à prendre racine dans le sol Français, et enfin des aristocrates authentiques déchus de leur rang social par la ruine ou l’inconduite de la génération précédente et cherchant à se hisser de nouveau là où s’étaient assis leurs parents. En général, tous ces efforts sont vains. Quelques-uns, plus audacieux, plus habiles que les autres, parviennent à se faire accepter temporairement, mais il est rare qu’ils se maintiennent. On conçoit que, sous des dehors pareils (car la petite et la fausse noblesse font de leur mieux pour copier la grande) il y ait en réalité de profondes différences dans les habitudes et la manière de vivre de trois groupes aussi distincts les uns des autres que le sont ceux-là.

Une grande famille ou, comme l’on disait autrefois, une grande « maison » Française n’a plus de situation politique ni, si l’on veut, de situation sociale officiellement reconnue. Il s’en faut pourtant que son influence sociale ait disparu. Cette influence est considérable. À vrai dire elle s’exerce surtout à la campagne. Ces familles possèdent chacune un ou plusieurs de ces « châteaux » qui, par la beauté et l’ampleur des bâtiments, comme par les parcs magnifiques qui les entourent, demeurent des centres d’attraction sur lesquels tout le voisinage tient les yeux fixés. Il y a beaucoup de « châteaux » en France ; parmi ceux qui appartiennent à la petite noblesse, un certain nombre sont inhabités ou bien sont loués à l’année ; quelques-uns ont été vendus à des étrangers. Mais on peut dire que la plupart servent encore de résidences aux anciens propriétaires. Dans un village, le « château » n’est jamais indifférent, comme il le serait en Amérique, où l’on se bornerait à y voir la demeure d’un habitant plus riche que les autres. En France, si le châtelain a des idées rétrogrades et que le village professe des opinions avancées il y aura hostilité de l’un à l’autre, mais il n’y aura pas indifférence. Et là même où le village sera hostile au châtelain, les villageois attendront de ce dernier des dons, des charités de toutes sortes comme si, par le seul fait de sa qualité de propriétaire héréditaire du château, il était tenu d’exercer vis-à-vis d’eux une espèce de patronage.

Ces exigences sont bien autrement grandes lorsqu’il s’agit d’une de ces demeures princières dont je parlais tout à l’heure et qui sont aux bourgs, au milieu desquels elles s’élèvent, ce que le palais de Versailles est à la ville qui l’entoure, c’est-à-dire leur raison d’être. La famille qui habite là une partie de l’année tout au moins, est certainement moins libre de ses actes que ne l’est la famille du président de la république à l’Élysée. On la surveille, on l’épie, on critique l’éducation qu’elle donne à ses enfants et les clôtures qu’elle met autour de ses prés ; les petits journaux du voisinage racontent par le menu ses faits et gestes et il ne se fonde pas une société de bienfaisance, il ne se fait pas une amélioration publique, établissement d’une fontaine ou agrandissement d’une école, à cinq lieues à la ronde, sans qu’elle soit forcée de souscrire de l’argent ou de donner du terrain. Revenues dans leurs hôtels de Paris, ces familles de la haute noblesse se sentent évidemment plus libres ; mais là encore, leur nom pèse sur elles ; le luxe qui les entoure n’est pas celui d’un grand banquier ou d’un riche industriel ; il est moins confortable parce qu’il comporte une certaine étiquette.

Tout cela agit sur l’enfant élevé dans ces milieux. Le souvenir de la monarchie et des grandes charges de la cour, les portraits des ancêtres dans leurs uniformes brodés, la vue des vieilles armures, des parchemins historiques, la solennité des grands appartements vides, la perpétuelle présence de nombreux domestiques, l’espèce d’apparat dont s’entoure le moindre repas, tout cela lui apporte de très bonne heure le sentiment de sa dignité. Il grandit dans un petit monde qui tient les yeux fixés sur lui et lui donne la notion d’une sorte de conscience extérieure qui le regarderait toujours. Son précepteur a, vis-à-vis de lui, une certaine déférence et, s’il est au collège, il retrouvera quelque chose de cette déférence mêlée à un peu de servilité chez ses camarades.

Pour lui, cela n’est pas sans danger, mais cela n’est pas sans avantage non plus. Le danger, c’est l’affaiblissement du ressort individuel, de l’originalité native, s’il y en a. Cette existence, loin de les surexciter, les diminue. L’avantage, c’est l’incessante notion des devoirs, de devoirs supplémentaires qu’on n’impose pas aux autres enfants et qui ne correspondent plus à des droits, car il est certain qu’en ce qui concerne ces familles de la haute noblesse, on leur a bien retiré leurs droits, mais elles n’ont pu se dégager de leurs devoirs ; les uns ont disparu, les autres restent.

En général, la santé physique, pour affaiblie qu’elle soit par l’ancienneté de la race, a été consolidée par la pratique précoce du sport qui, malheureusement, n’est pas encore rentrée dans les habitudes de toute la nation Française et qui, en tous les cas, demeurait jusqu’ici l’apanage de l’aristocratie. Le mariage est précoce aussi et huit fois sur dix le jeune héritier d’un grand nom se marie sans sortir de son milieu. Peut-être connaît-il sa fiancée depuis l’enfance ; il sait ce qui la concerne ; ils ont des parents et des amis communs. Dans ce milieu-là, les femmes sont supérieures aux hommes ; elles sont élevées simplement, associées aux nombreuses charités de leurs mères et faites, de bonne heure, à l’idée que, dans la vie, leur caprice ne fera pas la loi. L’absence de cour et de royauté qui désoriente leurs jeunes maris en les tenant écartés des fonctions auxquelles, sous un roi, ils se trouveraient naturellement appelés, les touche peu elles, sauf pour les préserver des mauvaises frivolités et des tentations auxquelles la vie de cour et ses conséquences les exposeraient. Quant aux idées qui circulent dans ces salons de la haute noblesse, voici ce qu’on en peut dire ; elles sont modérées, mais ternes. On n’y juge pas d’ordinaire le présent avec passion, mais par contre on y juge l’avenir avec défiance. On ne regrette pas trop, mais on n’espère pas assez. L’avènement de la démocratie n’a point suscité là les colères auxquelles s’abandonnent volontiers certains représentants de la petite noblesse et, pourtant, c’est là qu’il a causé le plus de dommages supprimant les droits sans supprimer les devoirs.

En résumé, on n’aperçoit pas dans la haute noblesse les signes précurseurs d’une race épuisée qui s’éteindrait faute de sang. On y rencontre peu de ces « Gérard de Quinsac » en qui Zola a cru montrer le représentant-type d’une partie de la société dont évidemment il n’avait pas idée. Il est même permis d’estimer la haute noblesse Française très supérieure moralement à la haute noblesse du reste de l’Europe, l’Angleterre y compris.

Que si nous descendons d’un cran dans l’échelle sociale la même impression subsiste, mais atténuée. Seulement ici une distinction est nécessaire. La haute noblesse Française est en même temps Parisienne. La même chose n’est pas vraie de la petite noblesse dont une partie est essentiellement provinciale, ne vient à Paris que rarement et en passant. Nous ne nous occupons que de l’autre partie, celle qui est Parisienne. La petite noblesse parisienne est remarquablement futile et étroite d’idées. Mais la corruption des mœurs n’est pas non plus son défaut. Elle a même fait des progrès sous ce rapport ; toujours empressée à s’inspirer de ce que dit ou pense la haute noblesse, elle suit les bons exemples que celle-ci lui donne. Elle ne fournit pas un contingent important à « l’armée du plaisir » dont nous parlerons plus loin.

Bref, l’aristocratie de Paris — petite et haute noblesse — fait un peu l’effet d’une « Belle au Bois dormant ». En tant que corps social, elle n’a plus d’activité ; elle a renoncé trop facilement à jouer un rôle, à se mêler aux affaires, à participer aux émotions de la vie générale. Mais si on examine, un à un, les éléments qui la composent, on les trouve honnêtes et sains. Insuffisamment instruite, dépourvue d’ambition et de caractère, si elle ne représente aucun progrès de l’esprit, elle ne renferme du moins le genre d’aucune tare fondamentale.

Nous ne nous aventurerons pas à analyser la fausse noblesse. C’est un chaos plein d’intérêt pour le romancier en quête de particularités curieuses, mais peu intéressant pour celui qui recueille des impressions d’ensemble. De là, il ne s’en dégage aucune. Il a toujours existé probablement et il existe partout aujourd’hui de ces espèces de parasites de l’aristocratie, et ce parasitisme là n’est pas plus que les autres producteur de beaucoup de vertus. Il engendre facilement le mensonge et l’hypocrisie, voire même l’indélicatesse en matière d’argent. La vie de Paris agitée, multiforme, est propice aux équilibristes et ce sont souvent de vrais équilibristes, ces gens de la fausse noblesse qui dépensent des trésors d’adresse pour réussir dans l’affaire — matrimoniale ou autre — laquelle devra les remettre à flot ou pour nouer les relations qui leur permettront d’être reçus dans tel cercle ou d’avoir leurs entrées dans tel salon… Un beau jour, ils font le plongeon et disparaissent ; ils sont allés recommencer ailleurs ou tenter la chance sous d’autres formes.

La haute bourgeoisie.

La puissance et l’éclat de la haute bourgeoisie Parisienne datent du règne du Roi Louis-Philippe (1830-1848), non pas parce que ce monarque avait coutume de se promener dans les rues son parapluie sous le bras, ce qui indiquait de sa part des goût simples, mais n’eût pas suffi à assurer le triomphe de ceux qui faisaient comme lui — mais bien parce que cette haute bourgeoisie s’étant formée et fortifiée pendant la période de la Restauration qui la tenait imprudemment à l’écart, se trouvait, en 1830, prête à jouer son rôle et désireuse d’en avoir l’occasion. Elle donna tout de suite ses plus belles fleurs ; elle fournit des hommes d’État, des financiers, des magistrats ; elle tint toutes sortes d’emplois et y marqua, en général, par trois traits distinctifs ; des habitudes laborieuses — un vif sentiment de sa dignité mêlée d’un peu d’orgueil et d’une certaine affectation d’austérité — enfin une extrême droiture dans les intentions, souvent doublée, par malheur, de vues erronées et d’un jugement étroit.

Ces caractéristiques ont aujourd’hui disparu ; on chercherait en vain, après un demi-siècle, les vestiges de ce qui semblait alors devoir être fort et durable. La bourgeoisie, en arrivant au pouvoir, n’avait aucune idée qu’elle put en être dépossédée rapidement ; il lui semblait logique qu’au règne de plusieurs siècles de la société aristocratique, succédât le sien et elle était pleine, à cet égard, de généreux desseins : son règne devait être celui de la paix, de la justice et de l’abondance. Or, non seulement elle fut dépossédée, mais elle fut en même temps désagrégée. Ce qui constitue à présent la haute bourgeoisie Parisienne n’a plus guère de rapports avec la classe du même nom sous Louis-Philippe. Ceux qui composaient cette classe se sont orientés différemment ; leurs enfants se tiennent en général sur les frontières de la petite noblesse qui les accepte dans ses rangs pour peu qu’ils soient riches et « bien pensants » ; parfois, ils s’unissent à elle par quelques mariages. Tout en abdiquant leur indépendance sociale, ils auraient pu garder du moins les idées et les habitudes d’esprit de leurs parents ; mais presque aucun d’eux ne l’a fait ; ils ont épousé toutes les manières de voir de l’aristocratie en les rétrécissant encore, comme pour se faire pardonner de ne pas lui appartenir par droit de naissance.

Actuellement ce qui a remplacé la haute bourgeoisie Parisienne, ce sont les financiers, les grands commerçants, les grands industriels ; quelques rares familles où, de préférence, les fils appartiennent à la magistrature comme leurs pères, retiennent seules les traditions de calme, de modération, de labeur bien ordonné et régulier ; la nouvelle bourgeoisie a d’autres traits distinctifs. En premier lieu, elle donne une impression d’instabilité qui est exactement l’inverse de celle que donnait l’ancienne. Elle semble plutôt occuper un appartement d’hôtel très richement meublé et très coûteux qu’une demeure familiale. Cette instabilité correspond à de brusques changements de situation ; car si la magistrature n’enrichit guère, les finances, le commerce, l’industrie comportent aujourd’hui, des fortunes rapides et souvent peu sûres. Celui qui les a réalisées en éprouve de la fatigue, parfois quelque embarras et semble ne pas se sentir assez certain de les conserver. Or, les perdre serait pour lui et pour les siens le malheur suprême. À cet égard, nous sommes bien du vieux monde et le contraste est absolu entre Paris et les cités Américaines par exemple.

En Amérique, la richesse est libre ; vous faites de vos écus ce que bon vous semble. Votre maison, votre train de vie, vos dépenses de table ou d’écurie ne sont pas nécessairement en rapport exact avec vos revenus. À Paris, c’est le contraire ; d’une manière générale, on peut dire que tous ceux qui possèdent 100, 200 ou 300 mille francs de rente vivent de la même manière, ont le même nombre de domestiques et de voitures, mangent la même cuisine, s’habillent de même, etc… Il y a comme une hiérarchie de la fortune due, certainement, à l’existence d’une aristocratie elle-même étroitement hiérarchisée et dont les habitudes et les manières ont influé comme de raison, sur tout l’ensemble de la société. On entend parfois des étrangers exprimer quelque surprise à propos de la banalité de nos logis Parisiens et d’autre part, des Français revenus du nouveau-monde s’extasier sur « l’originalité » de ses habitants. Cette originalité n’est autre chose que le goût personnel, la fantaisie de chacun qui se donnent libre cours grâce à l’organisation sociale plus large là-bas que chez nous ; et la banalité Parisienne par contre n’existe souvent qu’en façade ; si l’on pénètre dans le détail de la vie privée on constate que la diversité individuelle reprend ses droits, mais ce n’est qu’après avoir d’abord sacrifié à ce culte du convenu qui recouvre les milieux riches de Paris d’une sorte de vernis uniforme.

On comprend aussitôt combien les fluctuations de la fortune doivent être redoutables à une société organisée de la sorte. Toute diminution de revenu correspond pour elle à une sorte de déchéance. Le revenu n’est, pour l’Américain, qu’un vêtement sous lequel il demeure lui-même ; pour le Parisien, il est non le vêtement, mais la peau même qu’on ne saurait lui arracher sans le faire saigner. Sur le vaste escalier du nouveau-monde, les Américains montent et descendent facilement ; sur l’escalier de Paris, assez étroit et fort encombré, si l’on descend d’une marche, il est rare qu’on la remonte ; aussi tente-t-on de suprêmes efforts pour garder sa place. Dans beaucoup de cas, il est probable que le Parisien riche fait plus d’efforts pour conserver la fortune qu’il s’est acquise que l’Américain pour édifier la sienne.

Il y a dans la nouvelle bourgeoisie, une autre cause de faiblesse. Elle s’est créée, en somme, par le travail ; or, les trois quarts du temps, le travail cesse à la génération suivante. Que font-ils, les fils du grand financier, du grand industriel, du grand commerçant ? Ils font semblant de travailler ; ils continuent l’œuvre du père, mais sans intérêt, sans passion, pour y trouver simplement de quoi maintenir leur luxe. Si la banque, l’usine, la maison de commerce ont été établies sur des bases très puissantes, avec une organisation solide et ingénieuse, il arrive qu’elles se soutiennent d’elles-mêmes ; mais cela ne peut durer indéfiniment et, moitié pour partager sa responsabilité, moitié pour se soustraire à un labeur qui l’ennuie, l’héritier de la maison appelle des associés qui finissent par se substituer plus ou moins à lui. Il avait déjà reçu une éducation qui le rendait peu propre aux grandes entreprises ; celle que reçoit son fils l’en détournera bien davantage. Car il en est, à Paris, de l’éducation comme du train de maison ; et par éducation n’entendez pas le premier âge, ni même le temps du collège, mais cette initiation à la vie sociale qui est le fait des parents plutôt que des maîtres ; vous ne pouvez choisir les camarades ni les plaisirs de vos enfants ; ils vous sont imposés par le milieu auquel vous appartenez vous-même. La haute bourgeoisie Parisienne, à de méritoires exceptions près, n’élève pas ses enfants simplement et ne peut le faire ; ils s’habituent de bonne heure à dépenser beaucoup. L’argent joue dans leur existence, comme dans celle de leurs parents, le rôle principal ; ils ne le considèrent pas, à l’instar des Américains, comme un moyen d’action, un levier, une source de puissance ; ils le regardent comme une étiquette, un titre à la considération. L’ancienne bourgeoisie avait, comme a encore l’aristocratie, un passé, des traditions, une stabilité sociale ; la nouvelle bourgeoisie n’a pas cela ; dans la politique comme dans les affaires elle n’exerce pas une influence héréditaire ; en temps que classe, elle n’est quelque chose qu’en proportion de l’argent qu’elle possède et qu’elle dépense. Il lui en faut beaucoup et cette chasse aux écus, très rapidement, la démoralise, l’énerve, la disqualifie pour les grandes entreprises qui maintiendraient, augmenteraient ou rétabliraient honorablement sa fortune. Les fils ne se sentant plus le courage d’agir comme leurs pères, préfèrent la spéculation ou bien recherchent les places d’administrateurs de grandes sociétés d’autant plus volontiers que ces places sont le plus souvent des sinécures ; et si enfin, ils ont fait des pertes ou sentent que leur situation diminue, ils s’affolent et se laissent entraîner parfois aux affaires louches ou incorrectes dans lesquelles ils trouvent une sécurité pécuniaire relative et un déshonneur presque certain.

Sans admettre le moins du monde les exagérations des antisémites, on doit reconnaître que la haute finance israélite a pris, à Paris, une influence beaucoup trop forte pour ne pas être dangereuse et qu’elle a amené, par l’absence de scrupules qui la caractérise, un abaissement du sens moral et une diffusion des pratiques corrompues. C’est précisément la faiblesse de la haute bourgeoisie qui a rendu cela possible ; elle n’a pas la force morale nécessaire pour résister à des tentations qui sont pour elles d’autant plus pressantes qu’il s’agit d’argent et que l’argent est le seul piédestal sur lequel elle puisse désormais s’appuyer pour conserver sa situation. Il va sans dire qu’il y a, dans la haute bourgeoisie nombre d’honnêtes gens auxquels on doit savoir d’autant plus de gré de leur honnêteté qu’elle est plus exposée. Mais le nombre des gens indélicats y est aussi beaucoup trop considérable et c’est un résultat attribuable d’une part à l’action pernicieuse de la finance israélite et de l’autre à l’absence de traditions et de stabilité sociale qui fait tout reposer sur ce que M. de Vogué appelle « le pilier d’argent ». Peut-être y a-t-il aussi là quelque influence physiologique. Pour la bourgeoisie actuelle, il en est un peu de la vigueur morale comme de la vigueur physique ; elles semblent fondre et se perdre assez rapidement. Ce n’est pas une nouveauté qu’en sociologie l’accoutumance progressive à une vie nouvelle est une condition de force et de durée. Physiquement, la haute bourgeoisie ne paraît pas robuste ou du moins les provisions de santé qu’elle tire de son origine plébéienne et souvent campagnarde s’usent vite comme si on les avait gaspillées, comme si la vie et l’atmosphère de Paris les décomposaient ; l’aristocratie plus ancienne et plus frêle résiste infiniment mieux.

Auprès de la haute bourgeoisie, tout près d’elle, mêlé même à elle par le contact de certaines professions communes, se tient un groupe important par la qualité plus que par le nombre et qui est constitué, celui-là, par une similitude de culte : ce sont les protestants. Ils sont stables, ayant de nobles traditions de familles auxquelles ils demeurent fort attachés ; mais les occupations préférées de beaucoup d’entre eux sont financières, industrielles ou commerciales ; ils s’occupent aussi volontiers de politique et y réussissent bien. La campagne contre les juifs ayant ranimé les souvenirs du fanatisme religieux, on a imaginé de faire le relevé des situations occupées par les protestants et on a trouvé qu’ils en détenaient de considérables, dans une proportion inégale à leur importance numérique. L’explication de ce fait est tellement simple que c’est vraiment un signe des temps — de ces temps compliqués et aveuglés de passion — que d’avoir été en chercher un autre. Sous un régime de liberté, l’avantage appartient aux citoyens déjà formés aux nécessités du self-government ; ceux-là ont une avance sur les autres. Or les protestants sont dans ce cas puisque ce qui fait la base même de leur église, c’est l’autonomie de la conscience, c’est le self-government moral. Il est donc tout naturel qu’on les trouve aujourd’hui à l’avant-garde.

La société protestante de Paris est assurément l’une des plus respectables et des plus unies qui soient. Là où elle est en contact avec l’aristocratie elle a su conserver ses qualités sans prendre les défauts que nous avons relevés au compte de la petite noblesse. On ne saurait dire qu’elle résiste aussi bien aux influences de la haute bourgeoisie ; néanmoins ces influences ne s’exercent sur elle que d’une manière partielle et amoindrie, provoquant plutôt un affaiblissement d’idéal qu’une contamination délétère.

Le Monde du plaisir.

C’est au second empire que l’on doit la création à Paris d’un milieu exclusivement voué à la recherche du plaisir. La gaîté de Paris était née, sans doute, bien avant cette époque. Mais jamais on n’avait vu, avant le second empire, les gouvernants donner l’exemple d’un perpétuel divertissement et professer que le plaisir est un devoir social à cause de l’impulsion qu’il communique au commerce. Il peut y avoir quelque chose de vrai dans cette théorie, mais il y a aussi quelque chose de forcé et d’inexact ; car si le luxe qu’engendre la prospérité contribue dans une large mesure à entretenir cette prospérité, il faut éviter de confondre le luxe avec le plaisir qui n’enrichit que certaines industries au détriment des autres et par contre affaiblit la vie intellectuelle et compromet la vie morale de la nation.

Ce fut, dès le début du règne de Napoléon iii une succession ininterrompue de fêtes. L’impératrice Eugénie y donnait tous ses soins ; le résultat fut la création d’une société parisienne dont toute l’existence tourna autour du plaisir comme autour d’un pôle. Cette société est-elle beaucoup plus nombreuse à Paris qu’ailleurs ? C’est peu probable. Proportionnellement au chiffre de la population, la part faite au plaisir est certainement plus grande à Naples, à Rome ou à Venise ; seulement le plaisir Parisien est peu discret ; il se laisse voir et même se fait voir volontiers. La presse s’en occupe beaucoup et ceux-là même qui ne s’y adonnent pas veulent être renseignés sur les faits et gestes de ceux qui s’y adonnent. Nulle part la chronique théâtrale et mondaine ne tient une aussi grande place qu’à Paris. Les journaux de Londres ou de New-York rendent compte en détail des dîners ou des bals, racontent ce qui se passe dans les salons ou dans les coulisses ; mais ce n’est pourtant qu’un côté accessoire de leur tâche tandis que c’est la principale préoccupation de bon nombre de grands journaux Parisiens qui sont, par ailleurs des journaux politiques ou se croient tels. Il en résulte une sorte de grossissement artificiel de cette portion de la société.

Au point de vue de sa composition, on peut la diviser en deux grandes catégories, l’une passagère et l’autre permanente. La première — la passagère — comprend la jeunesse ; la seconde comprend les cosmopolites qu’attire la réputation joyeuse de Paris et ceux des Parisiens que le plaisir a définitivement conquis et qui ne peuvent plus s’en émanciper.

La jeunesse est poussée à la vie de plaisir par trois causes principales : en premier lieu, l’atmosphère énervante d’une grande ville et les attraits séduisants dont le plaisir est revêtu à Paris ; en second lieu, l’absence de distractions saines et de divertissements honnêtes ; jusqu’à ces dernières années, en effet, les exercices physiques, les différents sports qui constituent en quelque sorte la distraction normale pour un jeune homme étaient absolument délaissés et sans l’intervention de la bicyclette et la propagation rapide de ce merveilleux instrument, il est à croire qu’une réaction eût été très longue à venir et que l’habitude du sport ne se fût pas implantée facilement dans la race Française. Enfin il existe une troisième cause : le singulier préjugé qui, entre 1840 et 1870, a dominé presque toutes les classes de la société et commence seulement à perdre de son pouvoir. La vertu, disait-on, est une éducatrice insuffisante, sinon médiocre, et pour arriver à une virilité complète, le jeune homme a besoin d’abandonner temporairement ses sentiers afin « d’apprendre à connaître le mal ». Cette bizarre et absurde pédagogie est née très probablement de l’abus des lectures immorales, romans vicieux, études de mauvaises mœurs… dont le talent indéniable des auteurs et la malsaine curiosité du public ont, de connivence, assuré le succès. Les parents ont, dès lors, témoigné une grande indulgence vis-à-vis des écarts de conduite de leurs fils. Ces trois causes indiquent suffisamment pourquoi une partie de la jeunesse Parisienne est la proie du plaisir.

Là encore, cependant, on risque d’être trompé par les apparences. Non seulement, toute la jeunesse n’est pas vouée uniformément à la même existence, mais parmi ceux qui semblent l’être, beaucoup n’ont avec les « Boulevards », leurs théâtres et leurs restaurants de nuit qu’un contact intermittent et superficiel. À moins de mener une vie monacale, remplie par un travail acharné ou bien d’être en proie à une misanthropie fâcheuse, il est difficile qu’un jeune Parisien échappe à une telle fréquentation ; mais, réduite à cela, cette fréquentation devient presque inoffensive. Comment faire la différence à première vue ?

L’étudiant que vous croisez au théâtre Cluny ou bien dans les cafés du Boulevard Saint-Michel (le Boul’ Mich’, comme ils l’appellent entre eux), et le jeune élégant que vous rencontrez aux « Variétés » et qui soupe ensuite dans un des restaurants à la mode sont-ils des habitués de ces lieux ou bien y viennent-ils, par hasard, à de rares intervalles, selon qu’un camarade les invite ou qu’ils ont envie de se distraire ? Les deux hypothèses sont plausibles. C’est, qu’en effet, le monde du plaisir, à Paris, n’est rien moins qu’un cénacle fermé, une coterie, ce qui est le cas dans beaucoup d’autres grandes villes. Non seulement, il est transparent, mais il est ouvert ; on y entre et on en sort librement sans que personne songe à s’en étonner.

Donc la jeunesse Parisienne, malgré qu’elle ait l’apparence dissipée, peut ne pas l’être réellement. Il est vraisemblable que plus d’un tiers des jeunes gens dans les quartiers riches et un plus grand nombre encore dans le quartier des étudiants mènent une existence qu’on ne saurait qualifier de dissipée, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit pure. Il faut en effet, distinguer entre l’impureté et la dissipation de la vie. Cette dernière caractéristique implique la première, mais la première n’implique pas nécessairement la seconde. D’une façon générale, à Paris comme dans le reste de la France (dans les villes tout au moins) la jeunesse n’a pas le respect de la femme. On ne le lui enseigne pas. Les parents sont, comme nous le disions plus haut, portés à une indulgence excessive sous ce rapport et les maîtres ne se hasardent pas à enseigner une doctrine que dément la loi ; car le code civil, par une néfaste aberration de Napoléon son créateur, ne punit pas la séduction.

Quoiqu’il en soit du plus ou moins de dissipation qui caractérise les jeunes Parisiens, cette dissipation, même quand elle atteint son maximum est, en général, passagère. Le souci de leur carrière ou de leurs intérêts, le mariage, la satiété enfin qu’inspire rapidement aux natures un peu distinguées une existence aussi frivole, tout cela fait que le jeune homme retourne souvent plus vite et plus souvent qu’on ne le pense à des habitudes rangées et se sépare de ses compagnons de plaisir. Parmi eux cependant, il en est qui n’ont pas le même courage ; caractères mous que la jouissance domine trop absolument, caractères vicieux qui se livrent à des calculs épicuriens, les uns comme les autres prolongent jusque dans l’âge mûr et peut-être jusqu’aux approches de la vieillesse ce culte du plaisir auquel ils se sont voués. Le type de l’homme de plaisir déjà âgé est un type éminemment Parisien ; on n’en saurait imaginer certainement de moins sympathique. Il advient pourtant qu’à force d’élégance, de bonne grâce et de tact, certains de ces Parisiens savent faire oublier à ceux qui les fréquentent ce qu’il y a d’absolument vide dans leur vie et de répugnant dans leurs mœurs. Quelques-uns ont su même se créer une sorte de popularité ; tel, ce grand seigneur qui, malade aujourd’hui et tout à fait impotent promenait naguère dans Paris des gilets renommés pour leur coupe spéciale et un cordon de monocle d’une largeur sensationnelle.

Tous ceux-là ne frayent guère avec la jeunesse, bien qu’ils fréquentent les mêmes lieux qu’elle et leur groupe, assez peu nombreux, en somme, n’aurait aucune consistance s’ils ne recevaient le renfort des cosmopolites qui se joignent à eux en toute occasion. Il est pénible pour un Parisien de dire du mal de ceux auxquels sa patrie donne si volontiers l’hospitalité. Mais il faut bien avouer que la colonie étrangère de Paris est, d’une manière générale et toujours en tenant compte d’honorables exceptions, assez peu recommandable. C’est encore au second empire qu’est due la formation de cette colonie. Peu d’étrangers jusque-là, se fixaient à Paris, sans y être forcés par leurs fonctions où le soin de leur fortune. Ceux qui s’y fixaient, dans ce temps-là, étaient au contraire des gens d’élite, ayant occupé de hautes situations comme ministres ou ambassadeurs. Après la chute de Louis-Philippe (1848) tout changea. Le second empire, s’il s’efforçait de « protéger » les arts, n’était pas tendre pour les hommes de lettres. Par contre, l’impératrice Eugénie qui ne semblait pas, par sa naissance, destinée à occuper un trône et qui avait beaucoup vécu la vie banalement enfiévrée des hôtels et des villes d’eaux, attira à Paris nombre de cosmopolites peu lettrés mais passionnés pour le plaisir. Ce fut-là l’origine de ceux qu’en argot Parisien on nomme les rastaquouères. Les rastaquouères n’ont pas nécessairement des cheveux luisants de pommade, des moustaches cirées, un accent méridional et de gros diamants montés en bagues et en épingles de cravate. Il en est qui parlent un Français très pur et s’habillent avec goût ; mais ce sont des nomades ou, comme dirait Maurice Barrès, des « déracinés ». Ils viennent faire une saison sur le boulevard des Italiens comme des Londoniens font une promenade à cheval dans Rotten Row. La saison a beau se prolonger, ils ne prennent pas pied dans le sol. Ils ne deviennent jamais des « Parisiens » au vrai sens du mot et encore moins des Français. Ils sont chez eux aux Folies-Bergère ; le boulevard est leur domaine ; tous les endroits où l’on s’amuse leur sont familiers, mais le reste de Paris leur demeure aussi inconnu que le Soudan ou le Pamir. Or, ce qui distingue justement le Parisien le plus frivole, c’est que sa flânerie le porte de temps à autre vers les vieux quartiers du passé et qu’il prend plaisir à connaître les pittoresques recoins du Marais aussi bien que les somptueuses modernités de la Plaine Monceau.