La Chronique de France, 1900/Avant-Propos

Imprimerie A. Lanier (p. v-xiv).

AVANT-PROPOS


Je voudrais dire, en quelques mots, ce qu’est la Chronique de France, quel but elle vise et par quels moyens elle prétend y atteindre. Le plus simple, pour caractériser l’œuvre, c’est peut-être d’en raconter la genèse.

Il y a sept ans, parcourant les Universités des États-Unis, que j’avais déjà visitées antérieurement, je fus surpris d’y constater un recul marqué de la pensée française. Peu à peu, on se désintéressait de nos travaux, on cessait de lire nos auteurs, on s’habituait à l’idée de notre décadence intellectuelle. Le mouvement semblait très lent et ne comportait d’ailleurs aucune francophobie ; mais les mouvements lents sont les plus à craindre parce qu’ils sont les plus difficiles à percevoir et une franche hostilité est moins dangereuse parfois qu’une douce indifférence.

Les Debating Societies sont fort en honneur parmi les étudiants Anglo-Saxons ; on nomme ainsi les petits clubs parlementaires où la jeunesse s’exerce à la parole publique en discutant des sujets d’actualité. Dans les Debating Societies d’Amérique, on s’inquiétait peu des choses de France ; j’eus l’idée d’y fonder des prix qui attireraient l’attention des orateurs de bonne volonté sur mon pays ; ces prix revêtirent la forme de médailles à l’effigie de la République Française et portant chacune le nom de quelque compatriote illustre : il y eût la médaille Pasteur, la médaille Tocqueville, la médaille Carnot… les Universités de Princeton, Harvard, Johns Hopkins, San Francisco et la Nouvelle-Orléans me servirent de champ d’essai pour ces fondations qui seront peut-être étendues à d’autres universités, s’il y a lieu. L’expérience parait avoir réussi en ce sens que les concours annuels auxquels cette modeste initiative a donné lieu, ont progressé depuis lors, gagnant chaque année en importance et en intérêt. Mais les concurrents se sont plaints à diverses reprises, des difficultés qu’ils éprouvaient à se procurer des renseignements certains sur la marche des idées et des affaires en France, et leurs professeurs ont souligné la justesse de cette observation. On ne peut demander à des étrangers de pénétrer dans le détail de notre vie collective ; les grands contours seuls leur en sont accessibles, mais comment s’y prendre afin de la fixer ? Nous ne leur offrons, pour les y aider, que des études spéciales et techniques, qu’ils n’ont ni le goût, ni le loisir d’analyser, — ou bien des publications dont le caractère par trop national les trouble et les égare. Un résumé bref, concis, clair, impartial surtout, de l’année française, envisagée sous ses aspects les plus variés, politique, social, littéraire, économique… voilà ce qui n’existe point et ce qu’ils souhaiteraient d’avoir. Plus récemment, j’ai recueilli en d’autres pays l’expression d’un désir analogue. C’est le souci de répondre à ces vœux qui a donné naissance à la Chronique de France.

Il va de soi que, mieux que personne, je me rends compte des grandes difficultés que présente une pareille tâche ; aussi l’indulgence du lecteur sera-t-elle indispensable à son succès. Ces difficultés proviennent moins de la nécessité d’être impartial que de l’obligation de choisir, entre les événements d’ordre secondaire, ceux dont le temps, loin de la diminuer, accroîtra l’importance ; de distinguer, entre les courants encore indécis, ceux qui seront éphémères et ceux qui iront s’accentuant. Tel incident qui paraît remuer le pays jusqu’en ses fondements, ne l’agite en réalité qu’à la surface et tel menu fait, d’apparence insignifiante, est destiné à se prolonger en conséquences profondes. Un annuaire n’a pas à tenir compte de ces contrastes ; mais la Chronique précisément, vise à n’être pas un annuaire. Elle ne s’adresse qu’accessoirement aux Français ; sa principale ambition est d’éclairer les étrangers. Pour juger de la physionomie de l’année écoulée, du travail exécuté par ses compatriotes, de la direction et de la vitesse de leurs mouvements, il peut suffire à un Français qu’on lui rappelle des chiffres, des dates et des noms ; il possède ou trouve à portée les éléments qui lui permettent de donner un sens à ces renseignements. L’étranger, lui, n’en saurait rien tirer s’il n’est initié en même temps à la signification qu’ont acquise, durant les années précédentes, ces chiffres, ces dates et ces noms : le présent ne lui devient clair et compréhensible qu’appuyé sur le passé.

En partie pour cette raison, en partie parce que la variété de la forme pourra seule rendre agréable la lecture de la Chronique, on ne devra pas s’attendre à y retrouver, chaque année, les mêmes divisions, les mêmes chapitres, la même importance donnée aux mêmes sujets. Certaines évolutions lentes demandent à n’être analysées que tous les deux ou trois ans. Certains faits d’une considérable envergure ne se reproduisent plus : telle, cette année, l’Exposition Universelle, véritable concile de l’art et des sciences. On peut déjà, semble-t-il, en envisager la silhouette artistique, et nous l’avons tenté ; mais au rebours de l’art dont l’essence est de se montrer, de se faire voir ou entendre, la science procède souterrainement, par galeries séparées, comme une mine. C’est l’année prochaine seulement que l’on pourra dresser le bilan scientifique de l’Exposition. L’avenir, comme le passé, nous donnera sans doute des alternatives de brillant essor littéraire et d’effacement relatif, des périodes d’active transformation sociale et d’apparente immobilité. Enfin, s’il survenait un conflit armé, ce qu’à Dieu ne plaise, ce n’est pas seulement la politique qui s’en trouverait modifiée, mais toute la vie nationale en subirait le contre-coup.

Quiconque ose s’improviser le Chroniqueur de son pays doit donc savoir qu’il aura à varier constamment ses récits, dans la forme aussi bien que dans le fond ; et s’il a l’espérance d’intéresser, ce n’est que par ce moyen qu’il y pourra parvenir. Bien audacieux, du reste, serait celui-là, s’il prétendait venir seul à bout d’un si grand labeur. Les connaissances humaines se sont trop étendues, l’organisation sociale s’est trop compliquée, pour qu’une pareille audace soit permise ; on ne saurait être exact et complet qu’en faisant appel aux collaborations spéciales. Mais si tentante que soit la perspective de voir des signatures compétentes se placer au bas d’études autonomes, il nous a paru préférable de rester anonymes : la Chronique peut y perdre du prestige, elle y gagnera en lucidité et en agrément ; les jugements portés le seront plus librement ; les chapitres se relieront mieux les uns aux autres ; il pourra y avoir plus d’unité dans l’ensemble, plus d’équilibre dans le détail. Enfin le langage en sera mieux mis au point, mieux approprié au goût du public auquel nous nous adressons.

Ce public n’appartient pas exclusivement aux universités d’Amérique, loin de là. Si le projet primitif n’avait pas subi, à cet égard, d’importantes modifications, c’est en anglais que le volume paraîtrait. Faisant l’effort d’entreprendre une pareille publication, il nous a semblé utile quelle fût accessible partout et faute de pouvoir, jusqu’à nouvel ordre du moins, l’imprimer en plusieurs langues, la langue française est celle qui nous promet, dans le monde universitaire international, le plus de lecteurs. La Chronique, par conséquent, ira parler de la France et lui conquérir des sympathies jusqu’aux extrémités de la terre ; elle est destinée aux universités de Kazan, d’Adélaïde et de Tokio, aux bibliothèques de Colombo et de Reykiawick, aussi bien qu’aux établissements scientifiques les plus renommés de l’Europe centrale ou des États-Unis ; puisse-t-elle s’y faire de nombreux amis.

Mais que ce ne soit jamais au détriment de la vérité ! On verra dès les premiers chapitres de ce premier volume, que la Chronique de France est rédigée par des indépendants. L’indépendance à laquelle ils prétendent et dont ils se réclament, est double : elle répudie à la fois les injustices que suggère à l’intérieur, l’esprit de parti et les tendances agressives qu’inspire à l’extérieur, l’esprit nationaliste. Il devient malaisé d’apprécier équitablement les hommes et les choses dès que l’on croit à la supériorité absolue de son pays et de son parti, dès que l’on applique à ses adversaires politiques, comme aux peuples étrangers, une jauge différente de celle dont on fait usage envers ceux qui partagent vos opinions ou votre nationalité : ce sont là, malheureusement, des préjugés habituels et s’il est nécessaire, il est également difficile de s’en libérer. Nous l’avons cherché ; nous n’osons prétendre y avoir réussi du premier coup. Nous le souhaitons dans l’intérêt même de la France, car il n’est pas de pays auquel ces préjugés aient causé plus de dommage, aient fait plus de tort dans l’opinion universelle. Prompts à se dénigrer entre eux dès qu’une divergence de vues les séparent, les Français sont enclins, d’autre part, à se croire investis, de par la volonté divine, d’une sorte de protectorat moral de l’humanité. Ainsi, par leurs propres critiques, ils fournissent des armes à la malveillance qu’éveille, parmi les nations rivales, ce blessant mirage d’une supériorité providentielle. Nous demeurons convaincus que la vérité, toute nue, est plus propice à notre belle patrie et qu’avec ses grandeurs et ses faiblesses, la France, non seulement vaut mieux que ne le donneraient à croire parfois les diatribes de ses fils, mais qu’elle dépasse encore, par ses aspirations et son caractère si humain, le rêve un peu puéril de gloriole mystique que lui a soufflé l’orgueil national.

On aura donc bien saisi le sens et la portée de nos projets si l’on estime que nous poursuivons une œuvre franchement patriotique, mais tempérée par l’inébranlable résolution de chercher, avant tout, la vérité et de lui demeurer fidèles.

J’indiquerai en terminant, les particularités de notre organisation matérielle. La Chronique ne sera pas mise en vente. À part quelques douzaines d’exemplaires qui pourront être, chaque année, souscrits d’avance, et seront expédiés directement aux souscripteurs, toute l’édition sera consacrée à la propagande gratuite, en vue de laquelle l’œuvre est fondée. Nous ferons en sorte que la Chronique, à l’avenir, parvienne à destination en Décembre. Quelle que soit la diligence des éditeurs, il s’écoulera, entre l’heure où le manuscrit leur sera livré et celle où le volume sortira de leurs mains, un temps assez long pour que des événements imprévus surgissent, qui modifieront peut-être nos jugements ou créeront une situation nouvelle. Cet inconvénient est inhérent à toute espèce de chronique et ceux qui la rédigent ne sauraient en être rendus responsables.

L’envoi du volume ne crée d’autre charge pour le destinataire que d’en prendre soin et de le placer dans la bibliothèque à laquelle il est offert, à portée des lecteurs, parmi les ouvrages d’actualité. De plus — le don du premier volume — 1900 — constitue un engagement pour les années suivantes : nos listes iront s’allongeant toujours ; aucun nom n’en saurait être retranché. Elles ont été dressées très soigneusement avec l’aide du Bureau d’Éducation de Washington et des publications du Dr Karl Trübner, de Strasbourg. Il est inutile d’expliquer la façon dont est constitué le budget de la Chronique de France, mais je tiens à établir que sur ce point, comme sur tous les autres, notre indépendance demeure entière. Rien ne pourra nous décider à en aliéner la plus petite parcelle.

Équipé de la sorte, nous confions aux flots notre esquif. Il naviguera sous le pavillon tricolore, portant à la proue le miroir et le caducée, emblèmes de la Paix et de la Vérité.

Pierre de COUBERTIN.