La Chronique de France, 1900/Chapitre I

Imprimerie A. Lanier (p. 1-24).

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LA FRANCE CONTEMPORAINE

La France d’aujourd’hui tient étroitement à celle d’hier ; elle n’est pas seulement l’héritière de ses biens ; mais l’héritière de son sang et de sa chair, son enfant en un mot. C’est pourquoi l’on ne peut connaître l’une si l’on ignore l’autre ; il existe entre elles des liens profonds et tenus qui expliqueraient — si l’on savait en tenir compte — bien des contradictions et rendraient clair plus d’un fait obscur. Malheureusement depuis cent ans, le hasard de bouleversements, peut-être plus apparents que réels, a comme séparé l’histoire de France en un certain nombre de compartiments étanches ; aller de l’un à l’autre ne vient à l’idée de personne ; on dirait que non seulement il n’existe plus de communications, mais que le besoin a cessé de s’en faire sentir. Et, chose curieuse, la période révolutionnaire est, à cet égard, plus une que la période de calme relatif qui lui a succédé. Entre les États-Généraux, l’Assemblée législative, la Convention, le Directoire, le Consulat, le lien logique reste tendu comme un fil télégraphique au bord d’une route. On le suit des yeux et l’on compte aisément les étapes qu’il franchit. Au contraire, la Restauration, la Monarchie de Juillet, la République de 1848, le Second Empire, la Troisième République ne présentent aucune apparence d’une filiation commune. On se prend à douter que le peuple sur lequel régnèrent Louis XVIII, Charles X, Louis-Philippe et Napoléon III soit le même que dirigèrent Lamartine, Cavaignac, Thiers et Gambetta. Les historiens apparemment ont partagé cette impression, car ils ont envisagé le règne de chaque souverain, la période d’influence de chaque homme d’État, séparément, isolément, sans essayer de reconstituer sous les dehors fuyants, la permanence nationale. C’est par cette permanence pourtant que s’explique la stabilité imprévue de la Troisième République.

Les Trois Légendes.

Si vous arrêtez votre attention sur les événements considérables qui ont marqué la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe, vous constaterez qu’en moins de quinze ans, la France eût trois légendes non seulement différentes, mais opposées. Une légende, c’est pour un peuple, cet ensemble d’institutions, de traditions et de passions qui se résument en une forme ou en un mot, l’exaltent et lui mettent parfois les armes à la main. La première légende prit corps en 1789 : elle était faite de tout le robuste passé de la Monarchie qu’on croyait rajeunir et consolider et qu’on allait, au contraire, ébranler à jamais ; la nation jusqu’alors avait vécu en face de cette architecture séculaire sans la détailler, presque sans la voir. L’homme est coutumier du fait ; il ne regarde les choses qu’autant qu’il les sent passagères. Certes, les Français avaient souffert de l’ancien régime ; des rancunes s’étaient amassées parmi eux et quelque haine soufflait déjà dans les cœurs. Néanmoins, à cette heure suprême, l’image du grandiose édifice s’incrusta inconsciemment en leurs mémoires, assez avant pour y laisser une empreinte durable et pour expliquer qu’ils aient cherché, dans la suite, à en relever quelques murailles.

Trois ans après naissait la deuxième légende, la République. L’enthousiasme qu’elle provoqua ne fut ni spontané ni irréfléchi. La République était l’aboutissement normal d’un mouvement lointain ; pour en marquer les origines, il faudrait remonter sans doute jusqu’à l’introduction de la Réforme en France et à l’Édit de Nantes qui lui donna droit de cité. Henri IV eut beau sacrifier ses croyances personnelles au souci de refaire l’unité du Royaume, il n’en demeura pas moins le grand champion de la liberté de penser et cette liberté, vaincue mais non terrassée par Louis XIV, soutenue et défendue par Voltaire et Rousseau, devait en 1792, étant donné le tempérament des Français et le désordre des circonstances, aboutir à quelque chose d’excessif et d’outré ; les rêves généreux, les ardentes philanthropies, les espoirs géants devaient provoquer certain jour une explosion d’idéalisme forcené ; telle fut la légende républicaine, à l’instant fugitif où les mauvaises passions ne l’ayant pas encore confisquée et le péril extérieur ne la dominant pas encore, elle pût s’épanouir et se dilater. Mais tout de suite la tourmente en balaya les honnêtes ferments et la troisième légende, celle de 1804, commença de se préparer.

Dans l’établissement de l’Empire, il faut certes faire la part de l’Empereur. Si Napoléon ne se fut trouvé là, bien des choses auraient tourné autrement, et c’est méconnaître sa puissante personnalité que d’imaginer son rôle tenu au besoin par quelque comparse et son épée remplacée par celle de l’un de ses futurs maréchaux. Toutefois, dans cette théorie dont on a abusé, il y a ceci de vrai que la force brutale était le lendemain nécessaire de la Révolution, le creuset obligatoire où devaient se fondre les énergies et les appétits surexcités par sa violence ; seulement cette force n’eut point suffi à créer une légende ; Napoléon la transforma en la couvrant du prestige de sa prodigieuse fortune. La Force incarnée dans l’Empire devint de la sorte un programme de gouvernement et une base d’organisation sociale. Or, avant elle, la Monarchie avait incarné le Temps dont seules les œuvres sont solides, et la République avait incarné l’Idée. Les Français purent se souvenir d’avoir été tour à tour les premiers, par la durée, par l’initiative et par la puissance, d’avoir précédé l’Europe, de l’avoir éclairée et de l’avoir dominée.

Un peuple qui possède un tel passé peut-il être embarrassé quand il s’agit de réunir les éléments d’un établissement définitif ? Sa seule hésitation doit provenir de l’amas de ses richesses. Lorsqu’en 1814, la grande épopée eût pris fin, n’était-il pas logique que la vieille Monarchie fut restaurée ? Lorsqu’en 1848 la Monarchie, déjà affaiblie en 1830, eût disparu, n’était-il pas naturel que la République séduisit à nouveau les esprits et lorsque la République eût prouvé son impuissance, tout concourut à ramener l’Empire. En tous ces changements, pourtant, quels furent le rôle et la responsabilité de la nation ?

La Nation.

Les mémoires qui se publient, les archives qui se vident ont commencé de faire la lumière sur cette grave question, et de dissiper les mirages trompeurs qu’entretenait l’intérêt des partis. L’historien, libre de préjugés, se rend compte aujourd’hui que la Restauration ne fut point imposée par les étrangers ; que le peuple, aux Cent-Jours, ne partagea pas l’enthousiasme des soldats ; que la révolution de 1830 fut conduite, à la faveur d’une émeute, par deux cents députés qui n’avaient reçu pour cela aucun mandat ; que celle de 1848 fut une surprise préparée, il est vrai, par le fol entêtement du Roi et de son gouvernement et facilitée par la faiblesse organique du régime ; qu’enfin le coup d’État de 1851, pour illégal qu’il ait été, n’en fut pas moins perpétré avec la complicité morale de la majorité des Français. À la lueur de ces faits apparaît une nation qui, sauf lorsqu’elle acclama en Louis-Napoléon le protecteur de ses intérêts matériels un instant menacés, subit, bien plus qu’elle ne les provoqua, les modifications successives de l’ordre public — une nation assoiffée de sécurité et de travail fécond et qui, à défaut de clairvoyance, mérite d’être admirée pour sa persévérance à reconstruire le foyer renversé.

On serait en droit de s’étonner, il est vrai, de la résignation qui rendit cette persévérance nécessaire. Pourquoi tolérer cette série de catastrophes ? Les peuples qui tiennent à leur repos et n’ont point de graves motifs de plainte contre leurs gouvernements n’admettent pas facilement l’utilité d’un changement radical. Sans doute, en France, les commotions politiques ne se propagèrent pas toujours aussi profondément qu’on eût pu s’y attendre ; le travail interrompu fut vite repris, les dégâts bientôt réparés ; il n’en est pas moins vrai qu’une forme de gouvernement ne saurait se substituer à un autre, fut-ce le plus pacifiquement du monde sans qu’il en résulte un certain désordre, des pertes de temps et d’argent. Dès lors, puisque le peuple Français ne souhaita ni les Cent-Jours, ni 1830, ni 1848, pourquoi ces révolutions se produisirent-elles et, comment ne sût-il pas les empêcher ?

Il ne les désira pas, mais il ne les regretta pas non plus. Les institutions qui disparurent de la sorte ne s’étaient pas assez consolidées ; non seulement le Temps avait fait défaut, mais surtout la légende qui les supportait avait trouvé devant elle, pour la combattre, une coalition des deux autres légendes. Seule, la légende monarchique aurait pu résister. En 1814, le contentement fut général. Avec Louis XVIII rentrait assez de prestige pour pallier — sauf dans le cœur des officiers subalternes nécessairement sacrifiés — l’humiliation de la défaite. Le Roi, en outre, ramenait avec la paix, la promesse d’un long avenir. Bien différente fut la seconde Restauration ; dans l’intervalle, le retour de l’Empereur avait détruit la foi en la stabilité royale ; d’avoir vu le trône s’effondrer en quelques jours, sans lutte, frappa la nation d’étonnement ; ce trône si robuste qu’une première fois il n’avait pas fallu moins du terrible ouragan révolutionnaire pour le jeter bas, elle s’était imaginé en le relevant, s’en faire un appui solide ; désormais elle le sentit trembler perpétuellement sur sa base et la légende monarchique perdant de sa force, s’égala aux deux autres. Contre elle précisément, les deux autres étaient déjà liguées ; de républicains il n’y avait plus guère ; la plupart avaient fini dans la peau de fonctionnaires impériaux ; ceux qui restaient s’unirent aux bonapartistes pour commencer l’opposition dite libérale ; le culte de Napoléon en devint le signe extérieur. Faire de l’Empereur le grand chef du libéralisme, transformer en représentant de la République, l’homme qui l’avait confisquée et étranglée, lui prêter l’unique préoccupation de donner la paix au monde et d’assurer le bonheur des peuples, tout cela constitue le mensonge historique le plus impudent qu’un parti politique ait jamais offert à la crédulité des foules. Ce mensonge fut accepté pourtant comme parole d’évangile ; il traversa toute la Restauration (1815-1830), lui survécut et ne s’affaiblit que vers le milieu du règne de Louis-Philippe, non pas sous l’influence de la vérité scientifique dont on ne s’inquiétait pas encore, mais parce que le bonapartisme semblait trop terre à terre aux idéologues, dont le nombre allait alors croissant sans cesse ; on était en paix depuis longtemps et la paix est très propice au progrès des utopies. Quand l’émeute de Février eût fait place nette à ces néo-Républicains, ils proclamèrent solennellement leurs théories généreuses ; le pays, ému par les souvenirs de 92 qu’ils rappelaient avec éloquence et rassuré par leurs hymnes à la Fraternité, leur fit crédit ; mais quatre mois plus tard, les disciples de l’Idée avaient réussi à semer partout l’inquiétude et le désarroi ; ils avaient déchaîné le socialisme et touchaient à la banqueroute. Paris, aux journées de Juin, s’était levé contre eux et les avait défaits. La France prit peur et ne trouvant pas dans l’honnête gouvernement du Général Cavaignac, une garantie suffisante pour l’ordre et la propriété, elle élut à la Présidence de la République Louis-Napoléon Bonaparte. « L’Idée » s’était usée en quatre mois ; la « Force » prenait sa succession ; le second Empire commençait pour ne se terminer qu’au soir tragique de Sedan.

Le 4 Septembre et la Troisième République.

Les Français, amenés par les circonstances à faire un appel successif à leurs trois légendes, en ont de la sorte éprouvé, entre 1814 et 1870, le néant et l’impuissance. En vain, depuis cette époque, leur a-t-on suggéré d’y recourir de nouveau ; ils ont résisté de 1872 à 1878 aux efforts des monarchistes ; ils ont repoussé, en 1889, le bonapartisme rajeuni qu’incarnait le général Boulanger ; ils sont maintenant aux prises avec les idéologues et déjà certains indices permettent d’augurer que ceux-ci en seront pour leurs frais. C’est que les temps ont changé et que la troisième République ne ressemble pas plus aux régimes qui la précédaient que le Quatre Septembre ne rappelle les révolutions antérieures. Ce jour-là, en effet, rien ne fut renversé mais un état de choses cessa. L’Empire, s’étant suicidé, disparut sans presque laisser de traces et c’est à peine si, à Paris, l’indignation publique eut l’occasion de se manifester ; singulière révolution qui mit en relief l’empressement des impérialistes à se retirer et la répugnance des républicains à prendre leur place. Cependant le territoire était envahi ; il fallait courir au plus pressé. Les députés de Paris constituèrent le gouvernement de la Défense Nationale et la France entière se rangea derrière eux. Mais, quand la paix conclue, et l’insurrection communiste abattue, le pays fut interrogé sur ses volontés, il donna un spectacle inattendu. Dédaigneux des formules et des belles paroles, il se décida lentement comme on avance sur un sol peu sûr. Il ne chercha pas à faire rentrer les institutions qu’il créait, dans les cadres habituels ; il se contenta en les créant une à une, de les approprier à ses besoins actuels. Il ne se donna pas même l’illusion de les croire intangibles et seule de toutes les constitutions qui nous ont régis, celle de 1875 ne fut pas considérée comme la constitution modèle, la charte définitive ; aussi a-t-elle déjà vécu douze ans de plus que la moins éphémère de ses sœurs !

Le régime, établi de la sorte sous l’étiquette républicaine, se distingue donc par ce fait entièrement nouveau que l’esprit pratique et non pas la logique a présidé à son établissement. C’est pourquoi les empreintes antérieures y sont partout visibles. L’ancienne Monarchie, la Révolution, les gouvernements constitutionnels, les deux Empires, n’ont point passé sur la France sans y marquer leur trace, sans lui créer des traditions et des obligations qu’il serait imprudent de méconnaître. Les auteurs des précédentes révolutions s’étaient dispensés d’en tenir compte parce qu’ils agissaient au nom d’une légende qui avait réponse à tout et constituait, à elle seule, leur programme intégral ; mais cette fois, il n’y avait plus de légende ; les Français étaient non moins éloignés des exaltations philosophiques de 1792 que des enthousiasmes guerriers de 1804 ; aussi firent-ils profiter leur construction de tous les matériaux demeurés à portée. De là viennent son caractère éclectique, son élasticité et sa solidité.

Les rouages administratifs et les codes napoléoniens furent conservés ; nul régime, d’ailleurs, n’avait été assez osé pour y porter la main ; ce bloc massif défiait les efforts des plus audacieux travailleurs et son immuabilité, au milieu de tant de choses mouvantes, avait grandement contribué à en faire un monument national ; les petits bourgeois surtout l’envisageaient ainsi et les paysans y tenaient fort par ce qu’il était, à leurs yeux, le palladium de la petite propriété. Le Chef de l’État fut déclaré irresponsable et son élection confiée aux membres du parlement ; l’hérédité était certainement de toutes les institutions antérieures celle qui avait perdu le plus de sympathies ; on avait vu l’œuvre de Louis XVIII compromise par le successeur qu’imposait le droit royal, et les préoccupations dynastiques, qui déjà avaient lourdement pesé sur la politique de Louis-Philippe, étaient soupçonnées d’avoir déchaîné la guerre de 1870. Quant à l’élection directe d’un chef responsable, la récente expérience en avait démontré le danger ; on savait aussi ce que vaut le plébiscite qui, à la différence du referendum, met les votants dans l’alternative de tout approuver ou de tout rejeter à la fois et de distribuer un éloge ou un blâme également excessifs. Le gouvernement, proprement dit, fut confié à des ministres responsables devant un parlement composé de deux chambres élues, l’une directement, et l’autre à deux degrés. Sans témoigner d’un enthousiasme irréfléchi pour le parlementarisme, l’opinion s’était souvenue qu’entre 1789 et 1870, l’organisation des pouvoirs publics avait changé dix fois du tout au tout, mais que, sur ces 81 ans, la charte parlementaire en avait duré 33, tandis que les neuf autres régimes n’avaient eu chacun qu’une durée moyenne inférieure à six ans.

Au point de vue économique ce fut le protectionnisme qui domina ; le pays, à la vérité, eut quelque peine à y rallier l’aristocratie industrielle qu’avait favorisée et enrichie le système impérial : il y parvint, néanmoins, par la pression répétée d’un doux entêtement. La diplomatie ne fut point négligée, mais elle prit pour point de départ de ses travaux le recueillement prudent et sage qu’inspiraient les récents désastres. Pas plus qu’on ne répudiait l’héritage diplomatique, on ne songea à se libérer des charges financières ; on les accepta toutes et une économie bien entendue, exempte d’exagérations, entreprit de rétablir le bon équilibre et de refaire le crédit de la France. Enfin une grande innovation fut admise : la nation établit un militarisme rigoureux qui devait la placer à l’abri des surprises et lui permettre de réédifier sa fortune derrière le vivant rempart de sa jeunesse en armes.

Depuis Trente Ans.

Quels que soient les sentiments qu’inspirent certaines de ses entreprises et de ses tendances, il est bien difficile de prétendre que la Troisième République n’a pas réussi : l’évidence de son succès s’impose. Cinq faits principaux l’attestent. C’est d’abord la puissance numérique et technique de l’armée et de la flotte françaises. Jusqu’ici aucune nation ne s’était crue dans la nécessité de constituer de pareilles forces en même temps sur terre et sur mer ; l’Angleterre n’avait qu’une petite armée et l’Allemagne, un embryon de flotte. Que le calcul de la France ait été faux, soit ; peut-être le jugez-vous tel et pensez-vous que, ne pouvant prétendre à mettre en ligne à la fois autant de soldats que l’Allemagne et autant de vaisseaux que l’Angleterre, la France eut agi plus sagement en limitant ses armements au strict nécessaire. En tous les cas, ce qu’il est impossible de nier, c’est que de tels armements ne soient une preuve de puissance, surtout si les charges écrasantes qui en résultent ne semblent pas appauvrir le pays. Or, la prospérité — et voilà un second fait — s’est affirmée à trois reprises par les Expositions Universelles tenues à Paris en 1878, en 1889 et en 1900. Les arguments dont sont coutumiers les adversaires des Expositions demeurent ici sans portée ; que le bénéfice retiré ait été médiocre ou même nul, cela ne fait pas que l’éclat avec lequel ces solennités ont été organisées ne soit l’indice de la richesse et de la vitalité certaines du peuple organisateur.

La conclusion de l’alliance Franco-Russe est une troisième attestation de succès parce que cet événement ne pouvait se réaliser qu’autant que la Russie, en s’unissant à la France, croyait y trouver un accroissement de force suffisant pour lui permettre, le cas échéant, de faire tête à la triple alliance ou à toute autre combinaison éventuelle des puissances Européennes ; cette éventualité ne fut sans doute jamais menaçante, mais le cabinet de Saint-Pétersbourg eût manqué à son devoir en n’envisageant pas la possibilité de sa réalisation. Il est à noter que les sentiments francophiles ne s’affirmèrent officiellement, en Russie, que lorsque Alexandre iii eût constaté de ses propres yeux, la valeur militaire de l’escadre de l’amiral Gervais. L’utilité de l’alliance Russe pour la France reste discutable, mais le fait d’avoir pu la conclure était, de toute façon, le gage évident du relèvement national.

Le quatrième fait, c’est la formation d’un empire colonial dont l’étendue et les ressources, pour n’être pas encore suffisamment appréciées et utilisées par la mère-patrie, n’en ont pas moins une ampleur magnifique ; cet empire s’est créé avec une rapidité si grande que la France se trouvait, hier encore, être de tous les pays du monde, celui qui avait, depuis trente ans, réalisé l’accroissement de territoire le plus considérable ; la guerre Sud-Africaine a modifié la situation à cet égard et donné le premier rang à l’Angleterre. Le cinquième et dernier fait demeure plus probant encore que tous les autres. La stabilité gouvernementale, vainement cherchée jusqu’alors, s’est enfin établie. Sans qu’aucune émeute sérieuse se soit produite, sans qu’aucune barricade se soit soulevée, la République a su gouverner, pendant plus d’un quart de siècle, au milieu de difficultés nombreuses et dans des conditions souvent délicates. La transmission des pouvoirs, qui excitait naguère tant d’alarmes parce qu’on y voyait une épreuve à laquelle les autres régimes couraient risque de succomber, s’est opérée à maintes reprises dans le calme le plus complet. Un président, arrivé au terme de son mandat, se l’est vu renouveler ; un autre achevait de remplir le sien, lorsque le poignard d’un fanatique trancha le fil de ses jours.

Une seconde fois la mort frappant à l’improviste, priva soudainement le pays de son chef ; enfin quatre des élus de l’Assemblée Nationale démissionnèrent, dans des circonstances graves ou inattendues. Les sept élections présidentielles auxquelles ces événements donnèrent lieu, n’en furent ni moins rapides ni moins pacifiques. Le suffrage universel, à son tour, étonne par la sagesse et la persévérance dont il a fait preuve. En 1877, il répond avec une netteté parfaite à la question troublante que pose le demi coup d’État du maréchal de Mac-Mahon ; en 1881, il consolide la majorité républicaine ; il réprime, en 1885, les écarts d’un anticléricalisme trop ardent ; il repousse, en 1889, les offres de service du Boulangisme et défait, en 1893, la coalition des pêcheurs en eau trouble réunis à la faveur de l’affaire du Panama. Apte à saisir les nuances, il se montre d’un bout à l’autre, lucide et ferme : il tient compte du passé, ne se perd pas dans les rêveries d’avenir et regarde le présent bien en face.

Il y a donc quelque chose de changé en France — ou plutôt quelque chose de rétabli. Il ne suffit plus, en tous cas, pour expliquer les infortunes répétées de nos institutions au cours du XIXe siècle de dénoncer la légèreté de notre jugement et l’impétuosité de notre caractère. La République actuelle est autre chose qu’une expérience nouvelle ajoutée à tant d’autres et ayant seulement duré davantage. S’il arrivait que, contrairement à toute probabilité, la main d’un homme ou la fureur d’une foule parvint à la supprimer, il faudrait s’attendre à la voir bientôt renaître, car elle est devenue le symbole de l’ordre et du repos longuement cherchés sous d’autres égides ; ordre et repos relatifs si vous voulez ; n’empêche que seule, elle a su donner au problème de l’organisation nationale une solution véritable et qu’il y a aujourd’hui, parmi nous, des hommes dans la force de l’âge, lesquels, nés depuis 1870, ont grandi avec le régime républicain et n’en ont jamais connu d’autre : le fait est capital, parce qu’il ne s’était pas produit depuis 110 ans.

Lectures historiques.

Ainsi l’étude des gouvernements qui l’ont précédée, peut seule faire voir la troisième République sous son vrai jour, de même que la physionomie de ceux-ci se complète par l’analyse de la période présente. Que cela fut impossible ou qu’elle s’y prit mal, la France ne réussit à approprier, pour servir de base à sa vie moderne, aucune des formules que lui léguaient la Monarchie, la Révolution et l’Empire. Après avoir échoué dans ses tentatives successives, elle résolut de se construire une demeure sans architecture définie, mais spacieuse et pratique. C’est à quoi elle est parvenue.

Cette évolution qui se dégage avec tant de netteté du récit des événements, à mesure que les détails s’en précisent, n’a encore fait l’objet d’aucun travail d’ensemble. Il n’a été publié ni en France, ni ailleurs, une histoire générale de l’œuvre poursuivie par le peuple français pendant le XIXe siècle. Comme nous le remarquions tout à l’heure, chaque période, chaque règne ont été racontés à part, indépendamment de ce qui s’est passé avant et après. Mais c’est déjà beaucoup de pouvoir compter désormais sur l’exactitude des récits partiels. Depuis que Taine a régénéré la méthode historique en France, la manière fantaisiste d’un Thiers ou d’un Lamartine a perdu toute autorité et a cessé d’avoir des imitateurs. Usant largement des procédés du maître, tout en se garant de certains excès dont lui-même ne fut pas toujours indemne, des historiens, vraiment dignes de ce nom, ont porté leurs regards non seulement sur les origines, mais sur les diverses phases du développement de la France Contemporaine. Les admirables études d’Albert Sorel sur la Révolution, le « Napoléon et Alexandre » d’Albert Vandal, le « 1814 » et le « 1815 » d’Henry Houssaye, les travaux, malheureusement trop fragmentaires, de Thureau-Dangin et d’Ernest Daudet sur la Restauration[1] devraient se trouver dans toutes les bibliothèques universitaires et être déjà traduits en plusieurs langues. Il en est de même de l’« Histoire de la Monarchie de Juillet » de Thureau-Dangin, de l’« Histoire de la Deuxième République » et de l’« Histoire du Second Empire » de Pierre de la Gorce. Ces œuvres monumentales et encore trop peu connues, éclipsent tout ce qui avait paru jusqu’alors sur les mêmes sujets ; on ne sait ce qu’il convient de louer davantage de la forme ou du fond ; des sympathies orléanistes assez prononcées chez Thureau-Dangin, ne l’empêchent pas de se montrer impartial chaque fois que son jugement s’exerce sur un objet d’importance[2]. Les travaux d’ensemble méritent une confiance qu’on ne saurait accorder aux mémoires. Qu’ils soient d’origine douteuse, comme ceux de Barras, ou de sincérité improbable, comme ceux de Talleyrand, qu’ils constituent des plaidoyers pro domo sud comme ceux de Guizot ou de Villèle, qu’ils contiennent des récriminations passionnées ou de vaniteuses dissertations, comme ceux du Baron de Vitrolles ou de Louis Blanc, les mémoires des hommes de cette époque sous quelques formes qu’ils se présentent, sont entachés d’exagérations inévitables ; ceux du chancelier Pasquier et de quelques autres font exception sans doute mais, en règle générale, aucun des spectateurs, et à plus forte raison des acteurs de ces temps troublés, n’a pu apporter à son appréciation des choses contemporaines, cette équité qu’inspirent la régularité de la vie individuelle et la stabilité ambiante. Heureusement si, par leur manière d’envisager les faits de chaque jour, ils nous procurent d’intéressants éléments de contrôle et de réflexions, nous ne dépendons pas d’eux pour connaître les faits eux-mêmes. La presse, les documents officiels, rapports de police et autres, sont une source autrement sûre d’informations.

Nous avons cru utile de fournir ces indications quand bien même elles sont nécessairement incomplètes et insuffisantes, pour que nos lecteurs lointains, qui veulent se renseigner sur la France contemporaine, sans en faire pourtant le sujet d’études spéciales et approfondies, ne risquent pas de s’égarer dans le labyrinthe de publications si différentes d’origine et de mérite si inégal. Mais notre but, en donnant à la première de nos Chroniques cette préface historique, est d’insister avant tout sur l’impossibilité absolue où l’on se trouve à l’étranger, de comprendre pleinement et de juger avec équité les choses de France, si l’on ne tient pas compte des aspirations, des entreprises et des expériences qui ont rempli, pour le peuple Français, la plus grande partie du dix-neuvième siècle.

  1. Notamment le « Parti Libéral sous la Restauration » de Thureau-Dangin et la « Correspondance de Louis XVIII et de Decazes », d’Ernest Daudet.
  2. L’histoire de la Troisième République a été contée en détail par A. Zevort, Recteur de l’Université de Caen, en abrégé par Pierre de Coubertin. (L’Évolution Française sous la Troisième République). Voir du même auteur « France since 1814 » qui n’a paru qu’en anglais, à Londres et à New-York.