La Chronique de France, 1900/Texte entier

Imprimerie A. Lanier (p. v-234).

AVANT-PROPOS


Je voudrais dire, en quelques mots, ce qu’est la Chronique de France, quel but elle vise et par quels moyens elle prétend y atteindre. Le plus simple, pour caractériser l’œuvre, c’est peut-être d’en raconter la genèse.

Il y a sept ans, parcourant les Universités des États-Unis, que j’avais déjà visitées antérieurement, je fus surpris d’y constater un recul marqué de la pensée française. Peu à peu, on se désintéressait de nos travaux, on cessait de lire nos auteurs, on s’habituait à l’idée de notre décadence intellectuelle. Le mouvement semblait très lent et ne comportait d’ailleurs aucune francophobie ; mais les mouvements lents sont les plus à craindre parce qu’ils sont les plus difficiles à percevoir et une franche hostilité est moins dangereuse parfois qu’une douce indifférence.

Les Debating Societies sont fort en honneur parmi les étudiants Anglo-Saxons ; on nomme ainsi les petits clubs parlementaires où la jeunesse s’exerce à la parole publique en discutant des sujets d’actualité. Dans les Debating Societies d’Amérique, on s’inquiétait peu des choses de France ; j’eus l’idée d’y fonder des prix qui attireraient l’attention des orateurs de bonne volonté sur mon pays ; ces prix revêtirent la forme de médailles à l’effigie de la République Française et portant chacune le nom de quelque compatriote illustre : il y eût la médaille Pasteur, la médaille Tocqueville, la médaille Carnot… les Universités de Princeton, Harvard, Johns Hopkins, San Francisco et la Nouvelle-Orléans me servirent de champ d’essai pour ces fondations qui seront peut-être étendues à d’autres universités, s’il y a lieu. L’expérience parait avoir réussi en ce sens que les concours annuels auxquels cette modeste initiative a donné lieu, ont progressé depuis lors, gagnant chaque année en importance et en intérêt. Mais les concurrents se sont plaints à diverses reprises, des difficultés qu’ils éprouvaient à se procurer des renseignements certains sur la marche des idées et des affaires en France, et leurs professeurs ont souligné la justesse de cette observation. On ne peut demander à des étrangers de pénétrer dans le détail de notre vie collective ; les grands contours seuls leur en sont accessibles, mais comment s’y prendre afin de la fixer ? Nous ne leur offrons, pour les y aider, que des études spéciales et techniques, qu’ils n’ont ni le goût, ni le loisir d’analyser, — ou bien des publications dont le caractère par trop national les trouble et les égare. Un résumé bref, concis, clair, impartial surtout, de l’année française, envisagée sous ses aspects les plus variés, politique, social, littéraire, économique… voilà ce qui n’existe point et ce qu’ils souhaiteraient d’avoir. Plus récemment, j’ai recueilli en d’autres pays l’expression d’un désir analogue. C’est le souci de répondre à ces vœux qui a donné naissance à la Chronique de France.

Il va de soi que, mieux que personne, je me rends compte des grandes difficultés que présente une pareille tâche ; aussi l’indulgence du lecteur sera-t-elle indispensable à son succès. Ces difficultés proviennent moins de la nécessité d’être impartial que de l’obligation de choisir, entre les événements d’ordre secondaire, ceux dont le temps, loin de la diminuer, accroîtra l’importance ; de distinguer, entre les courants encore indécis, ceux qui seront éphémères et ceux qui iront s’accentuant. Tel incident qui paraît remuer le pays jusqu’en ses fondements, ne l’agite en réalité qu’à la surface et tel menu fait, d’apparence insignifiante, est destiné à se prolonger en conséquences profondes. Un annuaire n’a pas à tenir compte de ces contrastes ; mais la Chronique précisément, vise à n’être pas un annuaire. Elle ne s’adresse qu’accessoirement aux Français ; sa principale ambition est d’éclairer les étrangers. Pour juger de la physionomie de l’année écoulée, du travail exécuté par ses compatriotes, de la direction et de la vitesse de leurs mouvements, il peut suffire à un Français qu’on lui rappelle des chiffres, des dates et des noms ; il possède ou trouve à portée les éléments qui lui permettent de donner un sens à ces renseignements. L’étranger, lui, n’en saurait rien tirer s’il n’est initié en même temps à la signification qu’ont acquise, durant les années précédentes, ces chiffres, ces dates et ces noms : le présent ne lui devient clair et compréhensible qu’appuyé sur le passé.

En partie pour cette raison, en partie parce que la variété de la forme pourra seule rendre agréable la lecture de la Chronique, on ne devra pas s’attendre à y retrouver, chaque année, les mêmes divisions, les mêmes chapitres, la même importance donnée aux mêmes sujets. Certaines évolutions lentes demandent à n’être analysées que tous les deux ou trois ans. Certains faits d’une considérable envergure ne se reproduisent plus : telle, cette année, l’Exposition Universelle, véritable concile de l’art et des sciences. On peut déjà, semble-t-il, en envisager la silhouette artistique, et nous l’avons tenté ; mais au rebours de l’art dont l’essence est de se montrer, de se faire voir ou entendre, la science procède souterrainement, par galeries séparées, comme une mine. C’est l’année prochaine seulement que l’on pourra dresser le bilan scientifique de l’Exposition. L’avenir, comme le passé, nous donnera sans doute des alternatives de brillant essor littéraire et d’effacement relatif, des périodes d’active transformation sociale et d’apparente immobilité. Enfin, s’il survenait un conflit armé, ce qu’à Dieu ne plaise, ce n’est pas seulement la politique qui s’en trouverait modifiée, mais toute la vie nationale en subirait le contre-coup.

Quiconque ose s’improviser le Chroniqueur de son pays doit donc savoir qu’il aura à varier constamment ses récits, dans la forme aussi bien que dans le fond ; et s’il a l’espérance d’intéresser, ce n’est que par ce moyen qu’il y pourra parvenir. Bien audacieux, du reste, serait celui-là, s’il prétendait venir seul à bout d’un si grand labeur. Les connaissances humaines se sont trop étendues, l’organisation sociale s’est trop compliquée, pour qu’une pareille audace soit permise ; on ne saurait être exact et complet qu’en faisant appel aux collaborations spéciales. Mais si tentante que soit la perspective de voir des signatures compétentes se placer au bas d’études autonomes, il nous a paru préférable de rester anonymes : la Chronique peut y perdre du prestige, elle y gagnera en lucidité et en agrément ; les jugements portés le seront plus librement ; les chapitres se relieront mieux les uns aux autres ; il pourra y avoir plus d’unité dans l’ensemble, plus d’équilibre dans le détail. Enfin le langage en sera mieux mis au point, mieux approprié au goût du public auquel nous nous adressons.

Ce public n’appartient pas exclusivement aux universités d’Amérique, loin de là. Si le projet primitif n’avait pas subi, à cet égard, d’importantes modifications, c’est en anglais que le volume paraîtrait. Faisant l’effort d’entreprendre une pareille publication, il nous a semblé utile quelle fût accessible partout et faute de pouvoir, jusqu’à nouvel ordre du moins, l’imprimer en plusieurs langues, la langue française est celle qui nous promet, dans le monde universitaire international, le plus de lecteurs. La Chronique, par conséquent, ira parler de la France et lui conquérir des sympathies jusqu’aux extrémités de la terre ; elle est destinée aux universités de Kazan, d’Adélaïde et de Tokio, aux bibliothèques de Colombo et de Reykiawick, aussi bien qu’aux établissements scientifiques les plus renommés de l’Europe centrale ou des États-Unis ; puisse-t-elle s’y faire de nombreux amis.

Mais que ce ne soit jamais au détriment de la vérité ! On verra dès les premiers chapitres de ce premier volume, que la Chronique de France est rédigée par des indépendants. L’indépendance à laquelle ils prétendent et dont ils se réclament, est double : elle répudie à la fois les injustices que suggère à l’intérieur, l’esprit de parti et les tendances agressives qu’inspire à l’extérieur, l’esprit nationaliste. Il devient malaisé d’apprécier équitablement les hommes et les choses dès que l’on croit à la supériorité absolue de son pays et de son parti, dès que l’on applique à ses adversaires politiques, comme aux peuples étrangers, une jauge différente de celle dont on fait usage envers ceux qui partagent vos opinions ou votre nationalité : ce sont là, malheureusement, des préjugés habituels et s’il est nécessaire, il est également difficile de s’en libérer. Nous l’avons cherché ; nous n’osons prétendre y avoir réussi du premier coup. Nous le souhaitons dans l’intérêt même de la France, car il n’est pas de pays auquel ces préjugés aient causé plus de dommage, aient fait plus de tort dans l’opinion universelle. Prompts à se dénigrer entre eux dès qu’une divergence de vues les séparent, les Français sont enclins, d’autre part, à se croire investis, de par la volonté divine, d’une sorte de protectorat moral de l’humanité. Ainsi, par leurs propres critiques, ils fournissent des armes à la malveillance qu’éveille, parmi les nations rivales, ce blessant mirage d’une supériorité providentielle. Nous demeurons convaincus que la vérité, toute nue, est plus propice à notre belle patrie et qu’avec ses grandeurs et ses faiblesses, la France, non seulement vaut mieux que ne le donneraient à croire parfois les diatribes de ses fils, mais qu’elle dépasse encore, par ses aspirations et son caractère si humain, le rêve un peu puéril de gloriole mystique que lui a soufflé l’orgueil national.

On aura donc bien saisi le sens et la portée de nos projets si l’on estime que nous poursuivons une œuvre franchement patriotique, mais tempérée par l’inébranlable résolution de chercher, avant tout, la vérité et de lui demeurer fidèles.

J’indiquerai en terminant, les particularités de notre organisation matérielle. La Chronique ne sera pas mise en vente. À part quelques douzaines d’exemplaires qui pourront être, chaque année, souscrits d’avance, et seront expédiés directement aux souscripteurs, toute l’édition sera consacrée à la propagande gratuite, en vue de laquelle l’œuvre est fondée. Nous ferons en sorte que la Chronique, à l’avenir, parvienne à destination en Décembre. Quelle que soit la diligence des éditeurs, il s’écoulera, entre l’heure où le manuscrit leur sera livré et celle où le volume sortira de leurs mains, un temps assez long pour que des événements imprévus surgissent, qui modifieront peut-être nos jugements ou créeront une situation nouvelle. Cet inconvénient est inhérent à toute espèce de chronique et ceux qui la rédigent ne sauraient en être rendus responsables.

L’envoi du volume ne crée d’autre charge pour le destinataire que d’en prendre soin et de le placer dans la bibliothèque à laquelle il est offert, à portée des lecteurs, parmi les ouvrages d’actualité. De plus — le don du premier volume — 1900 — constitue un engagement pour les années suivantes : nos listes iront s’allongeant toujours ; aucun nom n’en saurait être retranché. Elles ont été dressées très soigneusement avec l’aide du Bureau d’Éducation de Washington et des publications du Dr Karl Trübner, de Strasbourg. Il est inutile d’expliquer la façon dont est constitué le budget de la Chronique de France, mais je tiens à établir que sur ce point, comme sur tous les autres, notre indépendance demeure entière. Rien ne pourra nous décider à en aliéner la plus petite parcelle.

Équipé de la sorte, nous confions aux flots notre esquif. Il naviguera sous le pavillon tricolore, portant à la proue le miroir et le caducée, emblèmes de la Paix et de la Vérité.

Pierre de COUBERTIN.

i

LA FRANCE CONTEMPORAINE

La France d’aujourd’hui tient étroitement à celle d’hier ; elle n’est pas seulement l’héritière de ses biens ; mais l’héritière de son sang et de sa chair, son enfant en un mot. C’est pourquoi l’on ne peut connaître l’une si l’on ignore l’autre ; il existe entre elles des liens profonds et tenus qui expliqueraient — si l’on savait en tenir compte — bien des contradictions et rendraient clair plus d’un fait obscur. Malheureusement depuis cent ans, le hasard de bouleversements, peut-être plus apparents que réels, a comme séparé l’histoire de France en un certain nombre de compartiments étanches ; aller de l’un à l’autre ne vient à l’idée de personne ; on dirait que non seulement il n’existe plus de communications, mais que le besoin a cessé de s’en faire sentir. Et, chose curieuse, la période révolutionnaire est, à cet égard, plus une que la période de calme relatif qui lui a succédé. Entre les États-Généraux, l’Assemblée législative, la Convention, le Directoire, le Consulat, le lien logique reste tendu comme un fil télégraphique au bord d’une route. On le suit des yeux et l’on compte aisément les étapes qu’il franchit. Au contraire, la Restauration, la Monarchie de Juillet, la République de 1848, le Second Empire, la Troisième République ne présentent aucune apparence d’une filiation commune. On se prend à douter que le peuple sur lequel régnèrent Louis XVIII, Charles X, Louis-Philippe et Napoléon III soit le même que dirigèrent Lamartine, Cavaignac, Thiers et Gambetta. Les historiens apparemment ont partagé cette impression, car ils ont envisagé le règne de chaque souverain, la période d’influence de chaque homme d’État, séparément, isolément, sans essayer de reconstituer sous les dehors fuyants, la permanence nationale. C’est par cette permanence pourtant que s’explique la stabilité imprévue de la Troisième République.

Les Trois Légendes.

Si vous arrêtez votre attention sur les événements considérables qui ont marqué la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe, vous constaterez qu’en moins de quinze ans, la France eût trois légendes non seulement différentes, mais opposées. Une légende, c’est pour un peuple, cet ensemble d’institutions, de traditions et de passions qui se résument en une forme ou en un mot, l’exaltent et lui mettent parfois les armes à la main. La première légende prit corps en 1789 : elle était faite de tout le robuste passé de la Monarchie qu’on croyait rajeunir et consolider et qu’on allait, au contraire, ébranler à jamais ; la nation jusqu’alors avait vécu en face de cette architecture séculaire sans la détailler, presque sans la voir. L’homme est coutumier du fait ; il ne regarde les choses qu’autant qu’il les sent passagères. Certes, les Français avaient souffert de l’ancien régime ; des rancunes s’étaient amassées parmi eux et quelque haine soufflait déjà dans les cœurs. Néanmoins, à cette heure suprême, l’image du grandiose édifice s’incrusta inconsciemment en leurs mémoires, assez avant pour y laisser une empreinte durable et pour expliquer qu’ils aient cherché, dans la suite, à en relever quelques murailles.

Trois ans après naissait la deuxième légende, la République. L’enthousiasme qu’elle provoqua ne fut ni spontané ni irréfléchi. La République était l’aboutissement normal d’un mouvement lointain ; pour en marquer les origines, il faudrait remonter sans doute jusqu’à l’introduction de la Réforme en France et à l’Édit de Nantes qui lui donna droit de cité. Henri IV eut beau sacrifier ses croyances personnelles au souci de refaire l’unité du Royaume, il n’en demeura pas moins le grand champion de la liberté de penser et cette liberté, vaincue mais non terrassée par Louis XIV, soutenue et défendue par Voltaire et Rousseau, devait en 1792, étant donné le tempérament des Français et le désordre des circonstances, aboutir à quelque chose d’excessif et d’outré ; les rêves généreux, les ardentes philanthropies, les espoirs géants devaient provoquer certain jour une explosion d’idéalisme forcené ; telle fut la légende républicaine, à l’instant fugitif où les mauvaises passions ne l’ayant pas encore confisquée et le péril extérieur ne la dominant pas encore, elle pût s’épanouir et se dilater. Mais tout de suite la tourmente en balaya les honnêtes ferments et la troisième légende, celle de 1804, commença de se préparer.

Dans l’établissement de l’Empire, il faut certes faire la part de l’Empereur. Si Napoléon ne se fut trouvé là, bien des choses auraient tourné autrement, et c’est méconnaître sa puissante personnalité que d’imaginer son rôle tenu au besoin par quelque comparse et son épée remplacée par celle de l’un de ses futurs maréchaux. Toutefois, dans cette théorie dont on a abusé, il y a ceci de vrai que la force brutale était le lendemain nécessaire de la Révolution, le creuset obligatoire où devaient se fondre les énergies et les appétits surexcités par sa violence ; seulement cette force n’eut point suffi à créer une légende ; Napoléon la transforma en la couvrant du prestige de sa prodigieuse fortune. La Force incarnée dans l’Empire devint de la sorte un programme de gouvernement et une base d’organisation sociale. Or, avant elle, la Monarchie avait incarné le Temps dont seules les œuvres sont solides, et la République avait incarné l’Idée. Les Français purent se souvenir d’avoir été tour à tour les premiers, par la durée, par l’initiative et par la puissance, d’avoir précédé l’Europe, de l’avoir éclairée et de l’avoir dominée.

Un peuple qui possède un tel passé peut-il être embarrassé quand il s’agit de réunir les éléments d’un établissement définitif ? Sa seule hésitation doit provenir de l’amas de ses richesses. Lorsqu’en 1814, la grande épopée eût pris fin, n’était-il pas logique que la vieille Monarchie fut restaurée ? Lorsqu’en 1848 la Monarchie, déjà affaiblie en 1830, eût disparu, n’était-il pas naturel que la République séduisit à nouveau les esprits et lorsque la République eût prouvé son impuissance, tout concourut à ramener l’Empire. En tous ces changements, pourtant, quels furent le rôle et la responsabilité de la nation ?

La Nation.

Les mémoires qui se publient, les archives qui se vident ont commencé de faire la lumière sur cette grave question, et de dissiper les mirages trompeurs qu’entretenait l’intérêt des partis. L’historien, libre de préjugés, se rend compte aujourd’hui que la Restauration ne fut point imposée par les étrangers ; que le peuple, aux Cent-Jours, ne partagea pas l’enthousiasme des soldats ; que la révolution de 1830 fut conduite, à la faveur d’une émeute, par deux cents députés qui n’avaient reçu pour cela aucun mandat ; que celle de 1848 fut une surprise préparée, il est vrai, par le fol entêtement du Roi et de son gouvernement et facilitée par la faiblesse organique du régime ; qu’enfin le coup d’État de 1851, pour illégal qu’il ait été, n’en fut pas moins perpétré avec la complicité morale de la majorité des Français. À la lueur de ces faits apparaît une nation qui, sauf lorsqu’elle acclama en Louis-Napoléon le protecteur de ses intérêts matériels un instant menacés, subit, bien plus qu’elle ne les provoqua, les modifications successives de l’ordre public — une nation assoiffée de sécurité et de travail fécond et qui, à défaut de clairvoyance, mérite d’être admirée pour sa persévérance à reconstruire le foyer renversé.

On serait en droit de s’étonner, il est vrai, de la résignation qui rendit cette persévérance nécessaire. Pourquoi tolérer cette série de catastrophes ? Les peuples qui tiennent à leur repos et n’ont point de graves motifs de plainte contre leurs gouvernements n’admettent pas facilement l’utilité d’un changement radical. Sans doute, en France, les commotions politiques ne se propagèrent pas toujours aussi profondément qu’on eût pu s’y attendre ; le travail interrompu fut vite repris, les dégâts bientôt réparés ; il n’en est pas moins vrai qu’une forme de gouvernement ne saurait se substituer à un autre, fut-ce le plus pacifiquement du monde sans qu’il en résulte un certain désordre, des pertes de temps et d’argent. Dès lors, puisque le peuple Français ne souhaita ni les Cent-Jours, ni 1830, ni 1848, pourquoi ces révolutions se produisirent-elles et, comment ne sût-il pas les empêcher ?

Il ne les désira pas, mais il ne les regretta pas non plus. Les institutions qui disparurent de la sorte ne s’étaient pas assez consolidées ; non seulement le Temps avait fait défaut, mais surtout la légende qui les supportait avait trouvé devant elle, pour la combattre, une coalition des deux autres légendes. Seule, la légende monarchique aurait pu résister. En 1814, le contentement fut général. Avec Louis XVIII rentrait assez de prestige pour pallier — sauf dans le cœur des officiers subalternes nécessairement sacrifiés — l’humiliation de la défaite. Le Roi, en outre, ramenait avec la paix, la promesse d’un long avenir. Bien différente fut la seconde Restauration ; dans l’intervalle, le retour de l’Empereur avait détruit la foi en la stabilité royale ; d’avoir vu le trône s’effondrer en quelques jours, sans lutte, frappa la nation d’étonnement ; ce trône si robuste qu’une première fois il n’avait pas fallu moins du terrible ouragan révolutionnaire pour le jeter bas, elle s’était imaginé en le relevant, s’en faire un appui solide ; désormais elle le sentit trembler perpétuellement sur sa base et la légende monarchique perdant de sa force, s’égala aux deux autres. Contre elle précisément, les deux autres étaient déjà liguées ; de républicains il n’y avait plus guère ; la plupart avaient fini dans la peau de fonctionnaires impériaux ; ceux qui restaient s’unirent aux bonapartistes pour commencer l’opposition dite libérale ; le culte de Napoléon en devint le signe extérieur. Faire de l’Empereur le grand chef du libéralisme, transformer en représentant de la République, l’homme qui l’avait confisquée et étranglée, lui prêter l’unique préoccupation de donner la paix au monde et d’assurer le bonheur des peuples, tout cela constitue le mensonge historique le plus impudent qu’un parti politique ait jamais offert à la crédulité des foules. Ce mensonge fut accepté pourtant comme parole d’évangile ; il traversa toute la Restauration (1815-1830), lui survécut et ne s’affaiblit que vers le milieu du règne de Louis-Philippe, non pas sous l’influence de la vérité scientifique dont on ne s’inquiétait pas encore, mais parce que le bonapartisme semblait trop terre à terre aux idéologues, dont le nombre allait alors croissant sans cesse ; on était en paix depuis longtemps et la paix est très propice au progrès des utopies. Quand l’émeute de Février eût fait place nette à ces néo-Républicains, ils proclamèrent solennellement leurs théories généreuses ; le pays, ému par les souvenirs de 92 qu’ils rappelaient avec éloquence et rassuré par leurs hymnes à la Fraternité, leur fit crédit ; mais quatre mois plus tard, les disciples de l’Idée avaient réussi à semer partout l’inquiétude et le désarroi ; ils avaient déchaîné le socialisme et touchaient à la banqueroute. Paris, aux journées de Juin, s’était levé contre eux et les avait défaits. La France prit peur et ne trouvant pas dans l’honnête gouvernement du Général Cavaignac, une garantie suffisante pour l’ordre et la propriété, elle élut à la Présidence de la République Louis-Napoléon Bonaparte. « L’Idée » s’était usée en quatre mois ; la « Force » prenait sa succession ; le second Empire commençait pour ne se terminer qu’au soir tragique de Sedan.

Le 4 Septembre et la Troisième République.

Les Français, amenés par les circonstances à faire un appel successif à leurs trois légendes, en ont de la sorte éprouvé, entre 1814 et 1870, le néant et l’impuissance. En vain, depuis cette époque, leur a-t-on suggéré d’y recourir de nouveau ; ils ont résisté de 1872 à 1878 aux efforts des monarchistes ; ils ont repoussé, en 1889, le bonapartisme rajeuni qu’incarnait le général Boulanger ; ils sont maintenant aux prises avec les idéologues et déjà certains indices permettent d’augurer que ceux-ci en seront pour leurs frais. C’est que les temps ont changé et que la troisième République ne ressemble pas plus aux régimes qui la précédaient que le Quatre Septembre ne rappelle les révolutions antérieures. Ce jour-là, en effet, rien ne fut renversé mais un état de choses cessa. L’Empire, s’étant suicidé, disparut sans presque laisser de traces et c’est à peine si, à Paris, l’indignation publique eut l’occasion de se manifester ; singulière révolution qui mit en relief l’empressement des impérialistes à se retirer et la répugnance des républicains à prendre leur place. Cependant le territoire était envahi ; il fallait courir au plus pressé. Les députés de Paris constituèrent le gouvernement de la Défense Nationale et la France entière se rangea derrière eux. Mais, quand la paix conclue, et l’insurrection communiste abattue, le pays fut interrogé sur ses volontés, il donna un spectacle inattendu. Dédaigneux des formules et des belles paroles, il se décida lentement comme on avance sur un sol peu sûr. Il ne chercha pas à faire rentrer les institutions qu’il créait, dans les cadres habituels ; il se contenta en les créant une à une, de les approprier à ses besoins actuels. Il ne se donna pas même l’illusion de les croire intangibles et seule de toutes les constitutions qui nous ont régis, celle de 1875 ne fut pas considérée comme la constitution modèle, la charte définitive ; aussi a-t-elle déjà vécu douze ans de plus que la moins éphémère de ses sœurs !

Le régime, établi de la sorte sous l’étiquette républicaine, se distingue donc par ce fait entièrement nouveau que l’esprit pratique et non pas la logique a présidé à son établissement. C’est pourquoi les empreintes antérieures y sont partout visibles. L’ancienne Monarchie, la Révolution, les gouvernements constitutionnels, les deux Empires, n’ont point passé sur la France sans y marquer leur trace, sans lui créer des traditions et des obligations qu’il serait imprudent de méconnaître. Les auteurs des précédentes révolutions s’étaient dispensés d’en tenir compte parce qu’ils agissaient au nom d’une légende qui avait réponse à tout et constituait, à elle seule, leur programme intégral ; mais cette fois, il n’y avait plus de légende ; les Français étaient non moins éloignés des exaltations philosophiques de 1792 que des enthousiasmes guerriers de 1804 ; aussi firent-ils profiter leur construction de tous les matériaux demeurés à portée. De là viennent son caractère éclectique, son élasticité et sa solidité.

Les rouages administratifs et les codes napoléoniens furent conservés ; nul régime, d’ailleurs, n’avait été assez osé pour y porter la main ; ce bloc massif défiait les efforts des plus audacieux travailleurs et son immuabilité, au milieu de tant de choses mouvantes, avait grandement contribué à en faire un monument national ; les petits bourgeois surtout l’envisageaient ainsi et les paysans y tenaient fort par ce qu’il était, à leurs yeux, le palladium de la petite propriété. Le Chef de l’État fut déclaré irresponsable et son élection confiée aux membres du parlement ; l’hérédité était certainement de toutes les institutions antérieures celle qui avait perdu le plus de sympathies ; on avait vu l’œuvre de Louis XVIII compromise par le successeur qu’imposait le droit royal, et les préoccupations dynastiques, qui déjà avaient lourdement pesé sur la politique de Louis-Philippe, étaient soupçonnées d’avoir déchaîné la guerre de 1870. Quant à l’élection directe d’un chef responsable, la récente expérience en avait démontré le danger ; on savait aussi ce que vaut le plébiscite qui, à la différence du referendum, met les votants dans l’alternative de tout approuver ou de tout rejeter à la fois et de distribuer un éloge ou un blâme également excessifs. Le gouvernement, proprement dit, fut confié à des ministres responsables devant un parlement composé de deux chambres élues, l’une directement, et l’autre à deux degrés. Sans témoigner d’un enthousiasme irréfléchi pour le parlementarisme, l’opinion s’était souvenue qu’entre 1789 et 1870, l’organisation des pouvoirs publics avait changé dix fois du tout au tout, mais que, sur ces 81 ans, la charte parlementaire en avait duré 33, tandis que les neuf autres régimes n’avaient eu chacun qu’une durée moyenne inférieure à six ans.

Au point de vue économique ce fut le protectionnisme qui domina ; le pays, à la vérité, eut quelque peine à y rallier l’aristocratie industrielle qu’avait favorisée et enrichie le système impérial : il y parvint, néanmoins, par la pression répétée d’un doux entêtement. La diplomatie ne fut point négligée, mais elle prit pour point de départ de ses travaux le recueillement prudent et sage qu’inspiraient les récents désastres. Pas plus qu’on ne répudiait l’héritage diplomatique, on ne songea à se libérer des charges financières ; on les accepta toutes et une économie bien entendue, exempte d’exagérations, entreprit de rétablir le bon équilibre et de refaire le crédit de la France. Enfin une grande innovation fut admise : la nation établit un militarisme rigoureux qui devait la placer à l’abri des surprises et lui permettre de réédifier sa fortune derrière le vivant rempart de sa jeunesse en armes.

Depuis Trente Ans.

Quels que soient les sentiments qu’inspirent certaines de ses entreprises et de ses tendances, il est bien difficile de prétendre que la Troisième République n’a pas réussi : l’évidence de son succès s’impose. Cinq faits principaux l’attestent. C’est d’abord la puissance numérique et technique de l’armée et de la flotte françaises. Jusqu’ici aucune nation ne s’était crue dans la nécessité de constituer de pareilles forces en même temps sur terre et sur mer ; l’Angleterre n’avait qu’une petite armée et l’Allemagne, un embryon de flotte. Que le calcul de la France ait été faux, soit ; peut-être le jugez-vous tel et pensez-vous que, ne pouvant prétendre à mettre en ligne à la fois autant de soldats que l’Allemagne et autant de vaisseaux que l’Angleterre, la France eut agi plus sagement en limitant ses armements au strict nécessaire. En tous les cas, ce qu’il est impossible de nier, c’est que de tels armements ne soient une preuve de puissance, surtout si les charges écrasantes qui en résultent ne semblent pas appauvrir le pays. Or, la prospérité — et voilà un second fait — s’est affirmée à trois reprises par les Expositions Universelles tenues à Paris en 1878, en 1889 et en 1900. Les arguments dont sont coutumiers les adversaires des Expositions demeurent ici sans portée ; que le bénéfice retiré ait été médiocre ou même nul, cela ne fait pas que l’éclat avec lequel ces solennités ont été organisées ne soit l’indice de la richesse et de la vitalité certaines du peuple organisateur.

La conclusion de l’alliance Franco-Russe est une troisième attestation de succès parce que cet événement ne pouvait se réaliser qu’autant que la Russie, en s’unissant à la France, croyait y trouver un accroissement de force suffisant pour lui permettre, le cas échéant, de faire tête à la triple alliance ou à toute autre combinaison éventuelle des puissances Européennes ; cette éventualité ne fut sans doute jamais menaçante, mais le cabinet de Saint-Pétersbourg eût manqué à son devoir en n’envisageant pas la possibilité de sa réalisation. Il est à noter que les sentiments francophiles ne s’affirmèrent officiellement, en Russie, que lorsque Alexandre iii eût constaté de ses propres yeux, la valeur militaire de l’escadre de l’amiral Gervais. L’utilité de l’alliance Russe pour la France reste discutable, mais le fait d’avoir pu la conclure était, de toute façon, le gage évident du relèvement national.

Le quatrième fait, c’est la formation d’un empire colonial dont l’étendue et les ressources, pour n’être pas encore suffisamment appréciées et utilisées par la mère-patrie, n’en ont pas moins une ampleur magnifique ; cet empire s’est créé avec une rapidité si grande que la France se trouvait, hier encore, être de tous les pays du monde, celui qui avait, depuis trente ans, réalisé l’accroissement de territoire le plus considérable ; la guerre Sud-Africaine a modifié la situation à cet égard et donné le premier rang à l’Angleterre. Le cinquième et dernier fait demeure plus probant encore que tous les autres. La stabilité gouvernementale, vainement cherchée jusqu’alors, s’est enfin établie. Sans qu’aucune émeute sérieuse se soit produite, sans qu’aucune barricade se soit soulevée, la République a su gouverner, pendant plus d’un quart de siècle, au milieu de difficultés nombreuses et dans des conditions souvent délicates. La transmission des pouvoirs, qui excitait naguère tant d’alarmes parce qu’on y voyait une épreuve à laquelle les autres régimes couraient risque de succomber, s’est opérée à maintes reprises dans le calme le plus complet. Un président, arrivé au terme de son mandat, se l’est vu renouveler ; un autre achevait de remplir le sien, lorsque le poignard d’un fanatique trancha le fil de ses jours.

Une seconde fois la mort frappant à l’improviste, priva soudainement le pays de son chef ; enfin quatre des élus de l’Assemblée Nationale démissionnèrent, dans des circonstances graves ou inattendues. Les sept élections présidentielles auxquelles ces événements donnèrent lieu, n’en furent ni moins rapides ni moins pacifiques. Le suffrage universel, à son tour, étonne par la sagesse et la persévérance dont il a fait preuve. En 1877, il répond avec une netteté parfaite à la question troublante que pose le demi coup d’État du maréchal de Mac-Mahon ; en 1881, il consolide la majorité républicaine ; il réprime, en 1885, les écarts d’un anticléricalisme trop ardent ; il repousse, en 1889, les offres de service du Boulangisme et défait, en 1893, la coalition des pêcheurs en eau trouble réunis à la faveur de l’affaire du Panama. Apte à saisir les nuances, il se montre d’un bout à l’autre, lucide et ferme : il tient compte du passé, ne se perd pas dans les rêveries d’avenir et regarde le présent bien en face.

Il y a donc quelque chose de changé en France — ou plutôt quelque chose de rétabli. Il ne suffit plus, en tous cas, pour expliquer les infortunes répétées de nos institutions au cours du XIXe siècle de dénoncer la légèreté de notre jugement et l’impétuosité de notre caractère. La République actuelle est autre chose qu’une expérience nouvelle ajoutée à tant d’autres et ayant seulement duré davantage. S’il arrivait que, contrairement à toute probabilité, la main d’un homme ou la fureur d’une foule parvint à la supprimer, il faudrait s’attendre à la voir bientôt renaître, car elle est devenue le symbole de l’ordre et du repos longuement cherchés sous d’autres égides ; ordre et repos relatifs si vous voulez ; n’empêche que seule, elle a su donner au problème de l’organisation nationale une solution véritable et qu’il y a aujourd’hui, parmi nous, des hommes dans la force de l’âge, lesquels, nés depuis 1870, ont grandi avec le régime républicain et n’en ont jamais connu d’autre : le fait est capital, parce qu’il ne s’était pas produit depuis 110 ans.

Lectures historiques.

Ainsi l’étude des gouvernements qui l’ont précédée, peut seule faire voir la troisième République sous son vrai jour, de même que la physionomie de ceux-ci se complète par l’analyse de la période présente. Que cela fut impossible ou qu’elle s’y prit mal, la France ne réussit à approprier, pour servir de base à sa vie moderne, aucune des formules que lui léguaient la Monarchie, la Révolution et l’Empire. Après avoir échoué dans ses tentatives successives, elle résolut de se construire une demeure sans architecture définie, mais spacieuse et pratique. C’est à quoi elle est parvenue.

Cette évolution qui se dégage avec tant de netteté du récit des événements, à mesure que les détails s’en précisent, n’a encore fait l’objet d’aucun travail d’ensemble. Il n’a été publié ni en France, ni ailleurs, une histoire générale de l’œuvre poursuivie par le peuple français pendant le XIXe siècle. Comme nous le remarquions tout à l’heure, chaque période, chaque règne ont été racontés à part, indépendamment de ce qui s’est passé avant et après. Mais c’est déjà beaucoup de pouvoir compter désormais sur l’exactitude des récits partiels. Depuis que Taine a régénéré la méthode historique en France, la manière fantaisiste d’un Thiers ou d’un Lamartine a perdu toute autorité et a cessé d’avoir des imitateurs. Usant largement des procédés du maître, tout en se garant de certains excès dont lui-même ne fut pas toujours indemne, des historiens, vraiment dignes de ce nom, ont porté leurs regards non seulement sur les origines, mais sur les diverses phases du développement de la France Contemporaine. Les admirables études d’Albert Sorel sur la Révolution, le « Napoléon et Alexandre » d’Albert Vandal, le « 1814 » et le « 1815 » d’Henry Houssaye, les travaux, malheureusement trop fragmentaires, de Thureau-Dangin et d’Ernest Daudet sur la Restauration[1] devraient se trouver dans toutes les bibliothèques universitaires et être déjà traduits en plusieurs langues. Il en est de même de l’« Histoire de la Monarchie de Juillet » de Thureau-Dangin, de l’« Histoire de la Deuxième République » et de l’« Histoire du Second Empire » de Pierre de la Gorce. Ces œuvres monumentales et encore trop peu connues, éclipsent tout ce qui avait paru jusqu’alors sur les mêmes sujets ; on ne sait ce qu’il convient de louer davantage de la forme ou du fond ; des sympathies orléanistes assez prononcées chez Thureau-Dangin, ne l’empêchent pas de se montrer impartial chaque fois que son jugement s’exerce sur un objet d’importance[2]. Les travaux d’ensemble méritent une confiance qu’on ne saurait accorder aux mémoires. Qu’ils soient d’origine douteuse, comme ceux de Barras, ou de sincérité improbable, comme ceux de Talleyrand, qu’ils constituent des plaidoyers pro domo sud comme ceux de Guizot ou de Villèle, qu’ils contiennent des récriminations passionnées ou de vaniteuses dissertations, comme ceux du Baron de Vitrolles ou de Louis Blanc, les mémoires des hommes de cette époque sous quelques formes qu’ils se présentent, sont entachés d’exagérations inévitables ; ceux du chancelier Pasquier et de quelques autres font exception sans doute mais, en règle générale, aucun des spectateurs, et à plus forte raison des acteurs de ces temps troublés, n’a pu apporter à son appréciation des choses contemporaines, cette équité qu’inspirent la régularité de la vie individuelle et la stabilité ambiante. Heureusement si, par leur manière d’envisager les faits de chaque jour, ils nous procurent d’intéressants éléments de contrôle et de réflexions, nous ne dépendons pas d’eux pour connaître les faits eux-mêmes. La presse, les documents officiels, rapports de police et autres, sont une source autrement sûre d’informations.

Nous avons cru utile de fournir ces indications quand bien même elles sont nécessairement incomplètes et insuffisantes, pour que nos lecteurs lointains, qui veulent se renseigner sur la France contemporaine, sans en faire pourtant le sujet d’études spéciales et approfondies, ne risquent pas de s’égarer dans le labyrinthe de publications si différentes d’origine et de mérite si inégal. Mais notre but, en donnant à la première de nos Chroniques cette préface historique, est d’insister avant tout sur l’impossibilité absolue où l’on se trouve à l’étranger, de comprendre pleinement et de juger avec équité les choses de France, si l’on ne tient pas compte des aspirations, des entreprises et des expériences qui ont rempli, pour le peuple Français, la plus grande partie du dix-neuvième siècle.

ii

LA POLITIQUE INTÉRIEURE EN 1900

L’année courante (novembre 1899 à novembre 1900), n’a vu ni crise ministérielle, ni élections législatives. La Chambre des Députés élue en 1898 a continué d’exercer son mandat ainsi que le cabinet formé en juin 1899, sous la présidence de M. Waldeck-Rousseau. Par contre, une moitié des membres du Sénat ont été renouvelés en Janvier 1900 conformément à la loi constitutionnelle et les conseils municipaux des 36.000 communes de France ont été également renouvelés au mois de mai suivant[3].

La Chambre des Députés, dont le mandat prendra fin en 1902, comprenait à son entrée en fonctions : 214 républicains, 144 radicaux, 108 socialistes, 96 constitutionnels ralliés, 7 nationalistes et 22 monarchistes. Les suffrages des électeurs s’étaient décomposés de la sorte : 5.018.000 voix républicaines ; 3.039.000 opposantes ou du moins acquises aux candidats de l’opposition[4] et 2.072.000 abstentions. Les précédents cabinets avaient en général, été soutenus par une majorité composée de républicains auxquels s’adjoignaient une large fraction radicale et la plupart des ralliés. Celui-ci au contraire, a été presque constamment soutenu par les socialistes, appuyés des radicaux et d’un certain nombre de républicains, le reste votant avec l’opposition. Le ministère — sans parler de quelques échecs secondaires éprouvés par lui — se trouva toutefois impuissant à faire élire à la présidence de la Chambre des Députés son candidat, M. Henri Brisson. Le président sortant, M. Paul Deschanel, candidat des modérés, fut élu avec une plus forte majorité que l’année précédente.

Les élections sénatoriales du 28 Janvier, bien que coïncidant avec le procès qui se plaidait devant le Sénat érigé en Haute-Cour de Justice, n’eurent pas de signification très marquée. On nota le succès dans la Loire-Inférieure du général Mercier et l’insuccès à Paris d’un radical bien connu, M. Ranc, qui avait certainement des titres à la fidélité de ses électeurs. Dès ce moment se préparait, dans la capitale, le triomphe des nationalistes, triomphe si complet qu’au sein du nouveau conseil municipal élu le 6 Mai, ils se trouvèrent jouir d’une majorité considérable. Ce résultat imprévu qui rappelait la fameuse élection du général Boulanger en Janvier 1889, causa naturellement une grande sensation dans le pays. Il ne parut pas cependant qu’en cette circonstance Paris eût été l’avant-garde de la France. Le parti nationaliste avait évidemment affirmé sa force un peu partout, mais plutôt par le nombre des suffrages groupés sur ses candidats, que par celui des sièges conquis. Plus heureux, les socialistes conservaient leurs positions et en occupaient de nouvelles sur divers points du territoire. De tout cela rien de très net ne se dégagea qui permit de dire si la majorité de l’opinion était ou n’était pas en faveur du cabinet.

Le cabinet Waldeck-Rousseau.

Après la chute du cabinet Dupuy (juin 1899), le Président de la République éprouva quelque difficulté à trouver de nouveaux ministres. M. Waldeck-Rousseau, sénateur de la Loire, auquel il s’était adressé dès le début de la crise, avait, après de nombreux pourparlers, renoncé à former un ministère. Quelques jours plus tard, on apprit que M. Poincaré, député de la Meuse, et ancien ministre de l’Instruction Publique, à qui M. Loubet avait fait appel ensuite, venait d’échouer également. Les journaux, dévoués à M. Méline, lequel, on s’en souvient, avait été le concurrent malheureux de M. Émile Loubet à la Présidence (février 1899), firent grand bruit de cette double aventure et s’en réjouirent bruyamment : il semble que leurs commentaires désobligeants aient piqué au vif M. Waldeck-Rousseau et surtout son entourage.

Ancien collaborateur de Gambetta, avocat de grand renom, M. Waldeck-Rousseau n’est pas seulement un homme d’une rare intelligence ; ce qui le distingue avant tout, c’est une résolution froide, une capacité de persévérance qui, une fois mises en jeu, ne cèdent devant aucun obstacle. Non seulement il n’avait pas désiré le pouvoir ministériel, mais il avait, en 1895, montré peu de zèle à recueillir la succession de M. Casimir Périer pour laquelle, aussitôt connue la démission du chef de l’État, beaucoup de sénateurs et de députés avaient mis son nom en avant. Cette fois, son attitude fut différente. Rappelé à l’Élysée et fermement résolu à donner un démenti à ceux qui le mettaient au défi d’aboutir, il constitua rapidement un cabinet dont les membres entrèrent aussitôt en fonctions.

L’étonnement causé par la composition de ce cabinet fut intense ; M. Waldeck-Rousseau, jusqu’alors opportuniste et modéré, y exerçait la présidence du Conseil avec le portefeuille de l’Intérieur ; M. Millerand, l’un des chefs du parti socialiste, détenait celui du Commerce : le général marquis de Gallifet qui avait toujours passé pour un monarchiste ou un césarien impénitent, était à la Guerre ; M. de Lanessan, un radical avancé, à la Marine ; M. Caillaux, fils d’un ancien ministre conservateur, aux Finances… et ainsi de suite : la bigarrure était complète. À part le choix du général de Gallifet, d’ailleurs très habile, et qui s’expliquait par l’existence entre lui et le Président du Conseil, de liens d’une vive amitié, un groupement si étrange ne pouvait se légitimer que par une nécessité de salut public. Quand la maison brûle, on ne discute pas les titres des pompiers volontaires qui s’offrent à éteindre le feu. Mais la maison brûlait-elle ?…… M. Waldeck-Rousseau n’en parut pas douter ; il le proclama en toute circonstance : ce furent l’alpha et l’omega de son programme et la raison d’être de son ministère qui se fit appeler dès lors : le gouvernement de défense républicaine. Le pays n’avait aucun motif de ne pas ajouter foi à ce qu’on lui disait, touchant le péril couru par la République ; c’est pourquoi sans plus s’inquiéter des vues divergentes des ministres — M. Millerand à Lille et M. Caillaux à la Ferté-Bernard, venaient d’énoncer des idées absolument contradictoires — il attendit les résultats du procès de la Haute Cour.

Le procès de la Haute Cour.

La constitution prévoit que le Sénat peut être érigé en Haute Cour de justice pour connaître des crimes commis contre la sûreté de l’État. C’est en cette qualité qu’il condamna jadis le général Boulanger. Il y eut cette fois, une querelle assez oiseuse au sujet de la compétence, les défenseurs des accusés prétendant établir une distinction entre le complot et l’attentat : le Sénat, disaient-ils, peut juger les attentats, non les complots ; les sénateurs n’admirent pas cette thèse et passèrent outre. Ils avaient devant eux 15 accusés. C’était peu, étant donné les 70 arrestations bruyamment opérées. Il fallait donc admettre que 55 des personnes arrêtées l’avaient été à la légère, sans présomptions suffisantes ; du moins on était en droit de penser que la culpabilité de celles qui se trouvaient retenues après l’instruction de l’affaire, ne serait guère discutable ; mais le réquisitoire du procureur général fit, à cet égard, une fâcheuse impression ; l’accusation parut dénuée de fondements sérieux : les débats n’apportèrent aucun fait nouveau ; on entendit avec surprise la lecture d’un rapport de police, où il y avait de tout, excepté des faits précis ; la plupart des dépositions à charge rappelaient par leur puérilité et l’inanité des preuves alléguées, certains épisodes du procès de Rennes. Finalement, le procureur général dut encore abandonner la poursuite contre six des accusés ; il en resta neuf dont il réclama le châtiment. Parmi ceux-là se trouvaient Paul Déroulède et Jules Guérin ; ce dernier avait couronné ses exploits d’agitateur par la ridicule aventure du « Fort Chabrol »[5] ; quant à Déroulède, le jour des obsèques du Président Félix Faure (23 février 1899), il avait saisi par la bride le cheval du général Roget et avait tenté de le détourner de son devoir, en l’excitant à marcher avec ses troupes sur l’Élysée ; par malheur, poursuivi de ce chef devant les tribunaux ordinaires par le cabinet Dupuy, Déroulède avait bénéficié de l’indulgence du jury ; la justice la plus rudimentaire exigeait dès lors qu’il ne fut plus inquiété à nouveau pour le même fait. Les sénateurs jugèrent toutefois qu’en dehors de cet incident, la vie politique de Paul Déroulède n’était qu’une conspiration ininterrompue contre la sûreté de l’État ; ils le condamnèrent donc au bannissement, lui donnant comme compagnons d’infortune son fidèle ami Marcel Habert et André Buffet, le champion et l’agent le plus actif du parti orléaniste[6]. L’attitude de M. Buffet, au cours des débats, contribua sans aucun doute à aggraver son cas dans l’esprit de ses juges. Jules Guérin fut condamné à la réclusion ; une cinquième condamnation atteignit un contumace, M. de Lur-Saluces. Tous les autres furent acquittés. Ainsi se termina, non sans soulagement pour les membres de la Haute Cour, un procès qui, s’il rassurait pleinement l’opinion sur la faiblesse des partis anticonstitutionnels, lui inspirait quelque inquiétude sur la scrupuleuse franchise des procédés gouvernementaux. De plus, au cours de ce procès, la police française s’était révélée indiscrète et brutale et la loi avait reçu çà et là quelques entorses de minime importance, il est vrai, mais qui n’en étaient pas moins regrettables.

Les seuls satisfaits auraient dû être les monarchistes qui, annihilés jusque-là et sans prestige, pouvaient du moins exploiter l’événement à leur profit et travailler à devenir redoutables. Un instant on put croire qu’ils y parviendraient : les groupes royalistes marquèrent une activité renaissante et recrutèrent des adhérents nouveaux ; mais avant même que n’eût été publiée la fameuse lettre dans laquelle M. le duc d’Orléans épanchait ses sentiments anglophobes en termes désastreux pour sa réputation de prétendant, le mouvement décrut et s’arrêta, montrant ainsi combien l’idée monarchique est morte en France. Dans l’antisémitisme, les débats du Luxembourg avaient fait voir une coalition d’appétits bien plus que de convictions et dans le nationalisme un état d’esprit plutôt qu’un programme de réformes précises. Le nationalisme toutefois n’était pas inconstitutionnel et de là pouvait venir son danger ; jusqu’à quel point allait-il se trouver affaibli ou fortifié par l’exil de son représentant le plus populaire ?…… En tous les cas, il semblait que le gouvernement dut être pressé de provoquer une détente et d’ouvrir une ère de réconciliation générale. Mais il se tourna contre d’autres ennemis.

Le Péril clérical.

Rien n’est plus aisé en France que de déterminer une querelle entre l’Église et l’État. La mésintelligence en effet, existe d’une manière permanente et latente et c’est pour la dissimuler que des efforts sont nécessaires, bien plutôt que pour la mettre en relief. Cette mésintelligence vient de loin ; elle date des confiscations opérées, il y a plus de cent ans, sur les biens du clergé par la première République. Depuis lors, les pouvoirs publics ont, presque sans discontinuer, considéré les membres du clergé comme des fonctionnaires pourvus d’un traitement régulier et tenus en cette qualité, de respecter les lois et d’obéir aux injonctions gouvernementales. Les ecclésiastiques, d’autre part, ont persisté à voir dans le traitement qu’on leur sert, une compensation pour les biens confisqués, et à se considérer, dès lors, comme plus ou moins indépendants des pouvoirs publics. Ces deux points de vue étant absolument opposés, ne sont conciliables en aucune façon et la paix ne peut régner que lorsque, par une entente tacite, chaque parti s’abstient de rappeler à l’autre l’objet du litige. Si le gouvernement veut dénoncer la trêve, il le peut toujours car, à défaut du clergé proprement dit, qui soulève rarement des incidents, les congrégations, soumises à une législation peu logique et fort compliquée, sont sans cesse susceptibles d’être poursuivies pour infractions à la loi.

Le cas des Pères Assomptionnistes se compliquait d’ailleurs de leur ingérence électorale. Fondateurs et propriétaires du journal La Croix, qui se publie à Paris et a essaimé dans un très grand nombre de villes de province, des « Croix » régionales, ces religieux avaient fini par exercer une action politique assez puissante, et qui ne laissait pas de contrarier vivement beaucoup de catholiques, d’inquiéter le nonce apostolique et dit-on, le Pape lui-même. Leur condamnation — dès qu’on s’attaquait à eux — ne pouvait faire de doute : les juges firent preuve d’ailleurs de modération, en taxant chacun des prévenus à 16 francs d’amende. Les perquisitions et les débats avaient pourtant établi que la congrégation possédait des ressources considérables. Ce jugement fit peu d’impression sur le public : qu’on l’estimât opportun ou non, il ne pouvait être interprété comme une déclaration de guerre à la religion. Certaines paroles provocantes, prononcées au cours du procès, l’attitude légèrement incorrecte du Procureur de la République Bulot, la démarche singulièrement maladroite de S. E. le Cardinal Archevêque de Paris, portant aux condamnés des consolations qui ressemblaient par trop à une protestation contre les décisions de la justice, tout cela n’accrut pas sensiblement le retentissement de l’affaire. Par contre, les modérés s’émurent en voyant le gouvernement déposer devant la Chambre des députés, deux projets de lois qui semblaient inspirés par un anti-cléricalisme militant. L’un réglementait la liberté d’association, l’autre restreignait la liberté de l’enseignement. Le premier déclarait nulle et de nul effet toute société « impliquant renonciation aux droits qui ne sont pas dans le commerce ». Cette rédaction hypocrite visait les congrégations religieuses auxquelles on se lie par des vœux perpétuels, en aliénant sa liberté individuelle, c’est-à-dire des droits « qui ne sont pas dans le commerce ». Ces congrégations sont donc illégales et peuvent être dispersées. Était stipulée d’autre part, la confiscation des biens de la communauté dissoute, sauf la faculté pour chacun de ses membres, de réclamer le montant de son apport.

Le second projet de loi exigeait que tous les candidats aux Écoles du gouvernement (militaires, navales ou civiles) et aux emplois dont il dispose, justifiassent qu’ils avaient terminé leurs études par un stage de trois ans dans les Lycées ou Collèges de l’État. L’enseignement secondaire est donné en France, concurremment par les établissements dépendant du ministère de l’Instruction publique et par les établissements libres, ecclésiastiques ou laïques. En fait, il existe fort peu d’établissements libres laïques de l’ordre secondaire[7], de sorte que les maisons ecclésiastiques et celles de l’État se partagent les élèves. Après s’être balancés quelque temps, les effectifs sont devenus inégaux ; la majorité a passé du côté ecclésiastique avec 91,000 élèves contre 86,000[8]. Le projet de loi prétendait remédier à cette situation en fermant aux élèves des maisons ecclésiastiques les carrières officielles. Cette proposition brutale ne fut pas du goût de la commission de l’Enseignement de la Chambre des Députés, qui, appelée à donner son avis, la rejeta par 14 voix contre 9 ; il est difficile de prévoir son sort définitif. Du reste, le gouvernement ne s’est pas montré très anxieux de hâter le vote de ces deux lois ; il trouvait son profit à les tenir suspendues comme des épées de Damoclès sur les têtes des modérés. Quand la discussion viendra devant la Chambre, il devra, sans doute, défendre son œuvre ; mais si les députés y sont favorables, les sénateurs, très probablement, s’y montreront hostiles ; qui sait même si cette hostilité n’a pas été secrètement escomptée par plusieurs membres du Cabinet qu’embarrasserait le succès d’une législation aussi draconienne..… ainsi, du moins, raisonnait-on avant le Discours de Toulouse.

Contre et pour l’Armée.

Les périls monarchique, clérical, césarien sont pour la République de vieilles connaissances ; le péril « militaire » est une nouveauté. Serait-ce que le militarisme et la démocratie sont incompatibles ? Certains le pensent, mais peu osent le dire, parce que l’expérience des trente dernières années parle contre leur théorie. En somme, depuis 1870, l’armée et la République ont prospéré côte à côte, se soutenant et se servant l’une l’autre, sinon avec enthousiasme, du moins avec une fidélité sincère. Mais si l’on va au fond des choses, on voit de combien de ménagements réciproques, de témoignages d’abnégation et de sacrifices personnels cette entente fut le prix. Ainsi apparaît l’espèce d’antinomie que Tocqueville signalait entre la démocratie et le militarisme, antinomie dont seul un vibrant patriotisme peut arriver à neutraliser les effets.

L’armée, en France — et il en serait de même, sans doute, dans n’importe quelle démocratie où tous les citoyens seraient astreints au service militaire — a contre elle deux sortes d’ennemis : les socialistes qui redoutent son intervention en faveur du capital dans les conflits entre patrons et ouvriers et qui aspirent à la transformer en une sorte de garde nationale inoffensive — et les intellectuels, les « cérébraux » qui nourrissent contre elle de secrètes rancunes, amassées pendant leur passage au régiment. Rebelles à la discipline, inaptes à la vie physique du soldat, ils souffrent des corvées et des contacts rudes que supportent aisément les ruraux, les industriels, les scientifiques, les jeunes gens à l’esprit pratique. Ces inimitiés et ces rancunes cherchaient une occasion de se manifester. L’affaire Dreyfus leur ouvrit la porte. On peut dire, à présent, que toute la moralité de l’affaire Dreyfus se résout dans la constatation du triple danger que font courir, au sens de la justice et de l’équité, l’absence de connaissances et de garanties juridiques dans les conseils de guerre — le caractère démoralisateur des services d’espionnage — les passions inavouables surexcitées par l’antisémitisme. L’opinion, maîtresse d’elle-même, eût de suite fixé ces trois points et provoqué les réformes utiles. Mais l’opinion, précisément, n’était pas maîtresse d’elle-même. Les hasards tragiques qui avaient créé et compliqué ce douloureux imbroglio lui enlevaient la lucidité et le sang-froid. Elle se laissa égarer dans la voie d’une absurde généralisation.

Les ennemis du service militaire ne pouvaient guère dénoncer le mauvais esprit de l’armée toute entière, puisque sortant de la nation et y retournant sans cesse, elles sont, pour ainsi dire, confondues, de sorte qu’un Français qui attaque l’armée semble se condamner lui-même ou vouloir se mettre à part de ses compatriotes. Mais ils dénoncèrent l’état-major et le firent avec d’autant plus de succès que c’est là une expression anonyme, indéterminée pour bien des gens, et qui rappelle l’organisation monarchique et les armées de métier. En réalité, un état-major est d’autant plus nécessaire dans une armée républicaine, qu’il n’y a point de souverain, c’est-à-dire d’autorité permanente et incontestée pour en exercer ni en déléguer le commandement. C’est bien ainsi que l’entendait Gambetta, lorsque, non content de consolider l’institution par tous les moyens, il voulut lui donner pour chef le général de Miribel, dont les opinions, certes, n’étaient pas les siennes. Apparemment, Gambetta ne pensait pas, en agissant de la sorte, livrer l’état-major aux Jésuites[9]. On a peine à croire que M. Waldeck-Rousseau ait manqué de clairvoyance, au point de prendre au sérieux les accusations auxquelles l’état-major de 1899 se trouva en butte de ce chef ; mais, pour des raisons de tactique qui nous échappent, il jugea nécessaire de donner satisfaction, dans une certaine mesure, aux adversaires de l’institution. Or, il n’y avait qu’un seul moyen d’y parvenir sans effrayer le pays et sans trop compromettre les intérêts militaires, c’était de confier cette besogne au ministre de la Guerre lui-même. Le général de Galliffet entra dans ces vues, parce qu’elles répondaient à son tempérament autoritaire. Remanier le conseil supérieur de la guerre en rognant sur ses attributions[10] au profit du ministre, lui convenait de tous points ; et sous le prétexte — parfois justifié, peut-être — que certains de ses droits étaient tombés en désuétude sous ses prédécesseurs, il mit à renforcer ses propres pouvoirs toute l’énergie dont il était capable. Son passé vaillant, son expérience incontestable, la rondeur et la netteté de ses allures lui donnaient, en tous les cas, une grande autorité et dans les discussions parlementaires, il savait, d’autre part, venger, s’il y avait lieu, l’honneur de l’armée en termes qui n’admettaient point de réplique. Il est probable, toutefois, qu’il n’eût pas toujours l’entière liberté de ses mouvements car il avait déjà donné certains signes d’impatience lorsqu’on le vit, pour se retirer, saisir avidement le prétexte d’un incident parlementaire tumultueux, mais d’une importance relative (mai 1900). Le général André lui succéda et accentua vigoureusement la ligne de conduite de son prédécesseur. Alors se passa l’événement incontestablement le plus grave de l’année. Sans égard pour le décret de 1890, lequel stipule que le chef d’état-major général choisit ses propres collaborateurs, le ministre enleva au général Delanne un certain nombre de ceux-ci et les remplaça par d’autres officiers. Il ne pas que les questions de personnes aient joué un rôle en cette affaire : les principes seuls étaient en jeu. Le général Delanne ne s’y trompa point et estimant qu’il ne pouvait demeurer à son poste dans ces conditions, il donna sa démission. Le ministre, poussant les choses plus loin, refusa la démission et enjoignit au chef d’état-major général de continuer ses fonctions. Si le ministre de la Guerre exerçait une fonction stable, on pourrait discuter cette théorie qui fait de lui le maître suprême à qui tout doit aboutir et, même alors, il paraîtrait peu sage de sa part de traiter le chef d’état-major comme un simple planton qui monte la garde. Mais, étant donné l’instabilité des cabinets dont le ministre fait partie, une théorie semblable devient absurde. Tant que le titulaire du portefeuille de la Guerre partagera le sort de ses collègues ministériels, il ne pourra être qu’un administrateur, dirigeant conformément aux vues du gouvernement et du Parlement. C’est au chef d’état-major qu’incombe, pendant ce temps, la mission de préparer la guerre par une mise au point de tous les jours et une incessante comparaison avec les armées étrangères : lourde tâche, dont la responsabilité suppose quelque indépendance. Comme l’a fort bien écrit M. Francis Charmes, la stabilité de l’état-major « ne nous donnera pas un Moltke : mais si le ciel nous en donnait un, cela nous permettrait de le conserver et d’en profiter ».

Les conséquences de l’acte de violence du général André ne s’arrêtèrent pas là. Le général Jamont donna également sa démission. Sous le titre modeste de vice-président du conseil supérieur de la guerre, il était nanti, pour le cas de guerre, des plus hautes fonctions, celles de généralissime des armées françaises. C’est une des dispositions les plus originales et les plus ingénieuses de notre organisation militaire que celle par laquelle le généralissime désigné, mais tenu dans l’ombre, peut se donner tout entier à la préparation du plan de campagne dont il aura, éventuellement, la direction et la responsabilité. On conçoit ce que la démission du général Jamont dut causer d’émotion dans l’armée et dans le public. Elle achevait de donner à l’œuvre poursuivie par le ministre de la Guerre son caractère nettement jacobin ; il est, en effet, dans la tradition jacobine de ramener ainsi toute l’autorité aux mains de fonctionnaires essentiellement instables. On sait combien l’application de ce principe fut nuisible aux armées de la première République et on devine ce qu’il en aurait coûté à la France si les chemins de fer et le télégraphe avaient existé en ce temps-là.

La situation était donc fort tendue et les plus optimistes commençaient à s’alarmer lorsque, d’une part l’attitude du général Brugère, le nouveau généralissime — de l’autre le langage tenu par le Président de la République, en deux circonstances mémorables, provoquèrent une diversion salutaire et un commencement d’apaisement. Le général, par divers actes qu’il serait trop long de commenter ici, se montra à la fois soucieux de défendre l’armée, fut-ce contre le ministre lui-même et de panser les blessures faites à son amour-propre ; il fit preuve tout ensemble de conciliation et de fermeté : on lui en sut gré aussitôt. Quant au Président, la revue navale des escadres de l’Océan et de la Méditerranée réunies provisoirement à Cherbourg, sous le commandement de l’amiral Gervais (juillet 1900), lui fournit l’occasion de parler publiquement, au nom de la France, à la marine et à l’armée. Il le fit en termes si heureux que l’écho s’en prolongea à travers le pays. Mais M. Émile Loubet ne s’en tint pas là. Au milieu de l’été, il se rendit à Marseille afin de saluer avant leur départ, pour la Chine, les troupes du corps expéditionnaire, et là, avec une précision et une vigueur peu communes, il accentua ses précédentes déclarations : « Je suis venu, dit-il, pour dissiper cette équivoque criminelle que l’esprit de parti essaie de faire naître et qu’il voudrait perpétuer, en cherchant à creuser un fossé entre l’armée et la nation. Tentative monstrueuse qui échouera, qui a déjà échoué, j’en ai la certitude..… Nation et Armée ne font qu’un. » L’enthousiasme des assistants souligna l’opportunité de ces paroles.

Les Conseils généraux[11] à leur session d’août tinrent à honneur de s’y associer, et quand vint l’époque des grandes manœuvres qui eurent lieu cette année du côté de Chartres, on retrouva, lors de la revue finale passée par le chef de l’État, la foule compacte et vibrante qui, sans arrière-pensée, saluait naguère de ses vivats les généraux aussi bien que les soldats. Depuis, le général André a continué la série de ses réformes ; il a opéré des changements importants dans l’organisation de l’École de Saint-Cyr, se libérant de toutes les entraves qui pouvaient limiter son droit de choisir à son gré les officiers instructeurs ; il en changea vingt-deux d’un trait de plume ; une autre fois il décida que les bourses dont il dispose à l’École militaire ne seraient plus attribuées qu’aux anciens élèves de Lycées et Collèges de l’État, à l’exclusion de ceux des établissements libres ; puis il s’attaqua à l’École d’artillerie de Fontainebleau… Ces mesures un peu vexatoires ne produisirent pas l’effet qu’elles eussent produit trois mois plutôt. Le zèle du généralissime, l’expédition de Chine, les discours présidentiels, les acclamations du public, tout cela agit sur le moral de l’armée comme un calmant ; on eut dans ses rangs, aussi bien que parmi les civils, le sentiment qu’un grand danger avait été couru, celui d’un conflit fratricide — et que ce danger se trouvait écarté. Il resta, néanmoins, une inquiétude vague et quelque étonnement du rôle joué en cette circonstance par le cabinet — rôle équivoque et imprécis dont l’opinion ne réussit pas à démêler l’origine et la portée.

Les Projets Ministériels et le Discours de Toulouse.

Un autre motif d’étonnement s’est fait jour depuis. M. Waldeck-Rousseau et ses collègues avaient donné à entendre pour expliquer la bigarrure de leur groupement, qu’ils prenaient le pouvoir en vue de sauver la République et n’avaient pas de visées gouvernementales au-delà. Or, de leur propre aveu, la République était depuis longtemps sauvée, si tant est qu’elle eût jamais été en péril. L’Exposition s’écoulait et bientôt fermerait ses portes..… on entendait bien que le cabinet ne comptait pas se retirer de lui-même parce que cela ne s’est jamais vu ; c’eut été sans doute une manière originale de finir, mais à défaut de celle-là, il y en a d’autres et plus d’une fois, on a vu des ministres marquer par leur attitude un peu désintéressée, un peu inactive, qu’ils estimaient le moment venu de passer la main à d’autres ; ils saisissaient ensuite quelque prétexte pour se faire renverser. Le cabinet de « Défense républicaine » n’eut jamais rien de ces allures abandonnées ; on le vit au contraire s’apprêter à rentrer dans la lice parlementaire, avec toutes les apparences de la résolution et de l’ardeur au combat. Que voulait-il donc ? Ce n’était pas assez d’avoir sauvé la République : il prétendait encore lui donner une orientation nouvelle dans le but évident de lui épargner de nouveaux dangers à l’avenir. Cela peut aller loin, très loin, d’autant que les amis du ministère à la Chambre sont des amis singulièrement compromettants. Entre se mettre d’accord avec les socialistes, même au prix de quelques concessions, pour sortir d’une situation donnée, et rester d’accord avec eux pour prendre les mesures qui empêcheront, croit-on, cette situation de se reproduire, il y a un abîme. Dans le premier cas, le but est déterminé ; il est dans le second, indéfini en espace comme en durée.

Il s’agira, c’est entendu, des « réformes » et l’incertitude de ce terme s’accroit de l’usage qu’en ont fait les partis depuis quinze ans. Les Réformes, c’est là une expression propre à suggestionner l’électeur sans compromettre le candidat. Certaines sont connues et attendues : telle l’institution des retraites ouvrières qui fonctionne déjà en Allemagne et que la République se doit de créer enfin : encore peut-on y procéder de manières très différentes et dans un esprit de conciliation aussi bien que d’agression. Mais il en est d’autres, purement politiques, dont le vote pourrait être provoqué, par exemple, par une reprise de l’affaire Dreyfus.

Dans un de ces discours aussi honnêtes que maladroits, dont il a le secret, M. Joseph Reinach n’a-t-il pas annoncé que ses amis et lui comptaient bien, sitôt l’Exposition terminée, ranimer ce feu si dangereux, souffler sur ces cendres chaudes pour en faire sortir de nouvelles discussions et un nouveau procès ? Cela, le pays n’en veut à aucun prix : or, qu’a dit le Président du Conseil ? Sans doute, il a affirmé, à plusieurs reprises, que le gouvernement s’opposerait à la reprise de l’affaire, mais il l’a fait mollement, sans conviction, comme quelqu’un qui sait qu’on lui forcera la main et qui, d’avance, s’y résigne. Il n’a pas répété le mot si bref et si résolu du général de Galliffet, disant à l’armée : « l’incident est clos ». Avec lui on n’a pas eu une impression aussi certaine que l’incident fut réellement clos !

Et même, depuis le fameux banquet du 22 septembre, une autre indication s’est posée qui ne laisse pas d’être quelque peu troublante. Pourquoi, dans son discours d’une si grande élévation d’ailleurs et d’une si belle sincérité, le Président de la République a-t-il glissé cette phrase : « Il est possible qu’elle (la République) modifie quelques-unes de ses institutions et pourvu que ce soit par les voies pacifiques et légales, nous acceptons volontiers l’éventualité de certains changements ». C’était la seule obscurité d’une manifestation oratoire parfaitement franche et on dirait que cette obscurité était voulue ; devait-on y voir l’annonce d’un projet de révision constitutionnelle conçu par ses ministres et endossé par avance par le chef de l’État ? La chose serait bien extraordinaire et peu conforme aux précédents ; l’opinion n’en est pas moins demeurée interdite en face de cette énigme, se demandant si le cabinet Waldeck-Rousseau après avoir suscité le procès de la Haute-Cour, l’affaire des Assomptionnistes, les incidents de l’État-Major, allait juger utile de s’obstiner dans cette politique nerveuse et agitée.

C’est à quoi le Président du Conseil a répondu par un retentissant discours, prononcé à Toulouse le 28 octobre 1900. Ce discours, dont beaucoup de journaux français ont reproduit le texte intégral, n’a pas été, de la part de la presse étrangère, l’objet d’une suffisante attention, ce qui s’explique par le fait que la politique extérieure n’y était même pas effleurée. On peut le résumer en disant qu’il contenait : une adhésion tacite aux doctrines socialistes exposées à Lens peu auparavant par M. Millerand, une virulente déclaration de guerre aux congrégations religieuses et une ferme promesse de gouverner d’après la méthode jacobine. Quelles que fussent les complaisances actuelles de M. Waldeck-Rousseau pour les socialistes, on ne s’attendait pas à ce qu’elles allassent aussi loin. C’est lui, en effet, qui, il y a peu d’années, dénonçait le socialisme comme « une très grosse illusion et un très grand enfantillage » et comme le triomphe éventuel de « l’inégalité dans la servitude et de la plus détestable tyrannie ». Ses adversaires se sont plu à relever dans ses discours d’antan, toute une série de paroles de désapprobation. À en croire l’orateur d’alors, cette prétendue rénovation sociale établirait « non l’égalité dans la prospérité, mais l’égalité dans la faillite » ; elle conduirait « par des chemins où soufflent la colère et la haine, à la détresse et à la servitude ». — « Il y a, disait encore M. Waldeck-Rousseau, deux manières de faire du socialisme : ouvertement, en confessant avec franchise qu’on entend renverser tous les principes sur lesquels vivent les sociétés modernes ; indirectement par une stratégie, plus dangereuse, peut-être, en ébranlant peu à peu et en ruinant ces mêmes principes ». Il est toujours aisé de mettre un homme politique en contradiction avec lui-même ; aussi, l’opinion ne s’est-elle guère scandalisée au rappel de ces professions de foi : elle a pensé que le chef de cabinet avait aperçu des nécessités nouvelles qui l’avaient amené à changer d’avis ; elle n’en a pas été choquée, mais profondément surprise ; l’étonnement des partisans du socialisme et de ceux — assez nombreux — qui inclinent vers le socialisme sans aller jusqu’au collectivisme, a été joyeux ; l’étonnement des autres — plus nombreux de beaucoup, a été pénible.

Quant aux congrégations religieuses, on ne les avait pas encore attaquées avec une telle violence ; on ne leur avait pas reproché, tout à la fois, de stériliser d’immenses richesses et de briser l’unité morale du pays ; on ne les avait pas condamnées en bloc sans même une parole d’éloge pour celles qui se dévouent infatigablement aux pauvres et aux malades. Pourquoi cette colère ? Que s’est-il donc passé qui légitime une prise d’armes ? Et ce ne serait pas là le péril unique… le chef du cabinet a donné à nouveau, l’impression d’une série d’embuscades, semées sous les pas de la République et exigeant, impérieusement, le retour aux procédés Jacobins, c’est-à-dire aux procédés qui s’inspirent de la croyance à l’absolu. Il y a bien là de quoi troubler une population qui est, avant tout, paisible et laborieuse et dont le libéralisme, d’ailleurs, n’est pas spontané. Depuis cent ans, elle s’essaye à le pratiquer, avec plus d’ardeur que de succès ; elle s’y est reprise à plusieurs fois ; l’essai actuel avait été sérieux et durable, mais il ne faut pas oublier que le sol français contient encore de vieilles semences autoritaires et sectaires ; le jacobinisme et l’anticléricalisme sont très propres à les faire lever. En France il n’est jamais prudent d’évoquer avec trop d’insistance Voltaire et Danton ; il y a des coins de l’âme Française où sommeillent les passions que ces hommes ont soulevées.

Incertitudes.

C’en est peut-être assez pour craindre le maintien du cabinet Waldeck-Rousseau ; ce n’en est pas assez pour désirer sa chute. D’autant que les hommes qui le composent s’ils adoptent des mesures générales déconcertantes, apportent dans l’administration de leurs départements ministériels non seulement une infatigable activité, mais de sérieuses compétences et une indiscutable bonne volonté. Il y aurait beaucoup à louer dans le détail des mesures prises par chacun d’eux ; il n’est pas jusqu’aux innovations du général André dont quelques unes n’aient mérité la louange de ses adversaires les plus irréconciliables. Les ministres ont encore une qualité très communicative : la confiance en soi. M. Waldeck-Rousseau semble n’hésiter jamais ; en actes comme en paroles il est toujours sûr de lui. Ses collègues forment autour de lui un cercle qu’on ne peut entamer et leur union parait d’autant plus forte qu’entre eux les divergences de vues individuelles étaient auparavant plus accentuées : c’est paradoxal, mais frappant.

D’autre part, si l’on répudie la politique préconisée par le cabinet Waldeck-Rousseau, vers quel point de l’horizon se tournera-t-on ? M. Léon Bourgeois passe pour le représentant le plus éminent du parti radical mais il fuit le pouvoir. On dit que les sympathies unanimes qu’il a su conquérir comme délégué de la République à la conférence de La Haye, ont orienté ses préférences vers la diplomatie. Il a d’ailleurs développé dans une circonstance récente, un programme de politique intérieure qui ne diffère pas sensiblement de celui de M. Waldeck-Rousseau. M. Méline et M. Ribot sont les chefs les plus incontestés du parti républicain modéré, mais trouveraient-ils dans le parlement actuel les éléments d’une majorité stable ? Et puis, leur programme n’est pas vivant ; c’est un programme négatif, basé sur la nécessité de certaines résistances ; ils n’ont pas su trouver jusqu’ici la formule d’action utile pour assurer la force et la durée d’un parti politique.

Quant aux nationalistes, on pensait qu’ils profiteraient de leur entrée à l’Hôtel-de-Ville de Paris pour y accomplir quelque besogne, bonne ou mauvaise, qui donnerait une idée de leurs aspirations et de leurs capacités. Mais cette attente fut déçue. Ils n’ont été ni assez audacieux au gré des violents, ni assez sages au gré des modérés. Après avoir témoigné dans la constitution de son bureau d’une modération notoire, le nouveau conseil municipal, oublieux de ses attributions et pressé de sortir de son rôle, s’est livré à des manifestations politiques inintéressantes et déplacées. Le premier résultat a été d’interrompre les relations officielles entre l’Hôtel-de-Ville et le gouvernement dont le représentant le préfet de la Seine, collabore pourtant de la manière la plus étroite à l’administration de la capitale. Il est très aisé au préfet d’entraver l’action du conseil, d’empêcher ses projets d’aboutir, de rendre ses réformes inefficaces et par là, de nuire à sa popularité. Ceux qui attendaient de voir les nationalistes à l’œuvre municipale, avec peut-être l’arrière-pensée de leur confier quelque jour un mandat politique, s’aperçoivent que là non plus, il n’y a point de programme ni d’union véritables.

Ainsi s’expliquent et s’excusent les incertitudes de l’heure présente. Elles ne sauraient toutefois se prolonger à travers une seconde année que rempliront d’ailleurs au lieu de l’allégresse d’une exposition en plein exercice, les surprises et les ennuis d’une exposition qui liquide. Toute la question est de savoir si le cabinet Waldeck-Rousseau réussira à conquérir la confiance nationale d’une façon définitive… Cela peut se faire mais cela n’est point fait.

Le Président.

L’année politique compte du moins un résultat acquis et ce résultat a une très haute importance. La France a vu son Président à l’œuvre et elle s’est sentie pleinement rassurée sur le choix de l’Assemblée nationale. Quand la calomnie s’attaque à des personnalités qui se sont déjà trouvées exposées au plein jour de la critique, elle est infiniment moins à craindre que lorsqu’elle atteint des caractères que le hasard des circonstances a tenus dans une ombre relative. Tel était le cas pour M. Émile Loubet ; non que son élévation ait été soudaine. Maire, conseiller-général, député, sénateur, ministre, premier ministre, puis président du Sénat, nul ne devait sembler mieux préparé par tant de fonctions successives à présider à l’évolution de la politique française, de la politique intérieure tout au moins. D’autre part, le fait d’être resté pendant vingt-neuf ans à la tête d’une même cité devait parler en sa faveur. On a coutume de dire que pour conserver la confiance de ses électeurs, il suffit de ne rien faire ; mais c’est là une sottise et la plupart de ceux qui ont voulu éprouver la valeur de cette recette savent à quoi s’en tenir. La vérité est que M. Émile Loubet avait apporté à remplir ces charges si diverses des qualités qui conviennent admirablement au chef d’une République démocratique et pacifique, mais qui ne sont pas faites pour frapper l’opinion publique, encore moins pour l’enthousiasmer. Beaucoup de bon sens, une modestie éclairée, une conscience droite, un jugement sûr, de la fermeté sans entêtement, un savoir incessamment et discrètement accru, l’avaient fait estimer de tous ceux qui l’approchaient tandis que son extrême bonté lui gagnait leurs cœurs. Mais la masse des Français ne le connaissaient pas, n’ayant gardé de ses courts passages au pouvoir qu’une impression effacée.

Dès le lendemain de la mort inopinée de Félix Faure, un homme politique, connu pour ses opinions « Dreyfusardes », s’étant écrié : Moi, je vote pour Loubet ! — Cette parole agit comme un mot d’ordre. Loubet était donc aussi un Dreyfusard ! Les nationalistes virent rouge ; ils négligèrent de regarder du côté du Sénat où se passait, ce jour-là, une scène significative. Quand leur président entra dans la salle des séances, presque résolu, dit-on, à refuser l’honneur qu’on voulait lui faire, les sénateurs se levèrent d’un même mouvement et le saluèrent d’une triple salve d’applaudissements. Cette ovation, à laquelle s’associèrent même des membres de l’opposition, en disait assez long sur les sentiments qu’Émile Loubet avait su inspirer à ses collègues. Son élection était dès lors assurée.

On eût pardonné aux nationalistes un moment de mauvaise humeur ; mais leur haine fut tenace autant qu’imméritée. Elle ne fut pas moins inutile. Le Président y répondit par un silence souriant, une dignité tranquille et un ferme sentiment de son devoir. La France sait désormais à quoi s’en tenir sur la valeur morale de son premier citoyen.

iii

LA POLITIQUE EXTÉRIEURE EN 1900

Si le mot hésitation résume l’effet produit sur l’opinion par notre politique extérieure en 1900, c’est le mot contrariété qui peut le mieux exprimer l’impression que laisse derrière elle notre politique extérieure : impression très incomplète sinon inexacte ; mais, en diplomatie, il s’écrit bien des chapitres que le public ne sait pas lire et nombre de documents sont soustraits à son examen ; il juge d’après ce qui frappe ses regards et si ses conclusions simplistes sont fréquemment exagérées, il s’en dégage aussi parfois, un fond de vérité sur lequel il est bon de réfléchir ; tel est précisément le cas, cette année.

La France, l’Angleterre et le Transvaal.

La première contrariété pour les Français a été de ne pouvoir intervenir en faveur des Boers ; intervention ne saurait être pris ici dans le sens de lutte armée ; ce que les Français ne voulurent point tenter pour eux-mêmes, au moment de Fachoda, ils n’auraient eu garde de le tenter pour d’autres ; l’épée qu’ils n’avaient pas jugé nécessaire de tirer contre l’Angleterre en cette circonstance, ils ne pouvaient raisonnablement la jeter dans la balance Sud-Africaine. Mais ils s’étaient attendus à voir l’Europe prendre plus activement parti dans la querelle ; ils avaient escompté de la part des peuples des manifestations sympathiques assez imposantes pour obliger les gouvernements à des échanges de vues ; la France aurait pu alors proposer aux autres puissances une formule de « représentations » collectives à adresser au gouvernement britannique. Cette initiative l’aurait honorée et de plus eût été absolument conforme aux traditions nationales, à la vieille politique héréditaire qui avait pour bases la protection des faibles et le maintien des petits états. Elle eût fourni enfin l’occasion d’une jolie revanche, spirituelle et pacifique, des procédés blessants dont le cabinet Salisbury avait usé en 1899.

Ces illusions ne furent à aucun moment partagées par le gouvernement de la République, lequel savait parfaitement à quoi s’en tenir sur les dispositions des puissances et sur la ferme résolution de la plupart des cabinets, de ne témoigner au Président Krüger et à sa cause qu’une bienveillance toute platonique. D’ailleurs, la question bientôt changea d’aspect par suite de l’attitude agressive de l’Angleterre vis-à-vis de l’Europe, et de la France en particulier. On vit clairement que, quelles que fussent les difficultés qui l’attendaient, que quels que fussent même les échecs que le sort des armes lui réservait, l’Angleterre était résolue à dompter la fortune à force de sang-froid et de persévérance et qu’elle n’admettrait aucune immixtion dans sa querelle. Les menaces, à peine déguisées, dont elle accompagna les avis qu’elle crut devoir formuler officieusement à cet égard, n’étaient pas vaines. En effet, l’effort énorme accompli en vue de réduire le Transvaal et l’État libre d’Orange ne porta que sur les forces de terre ; des contrats passés avec les compagnies de navigation permirent d’en assurer le transport sans qu’il fût besoin d’avoir recours à la flotte de guerre. Or, contre les puissances Européennes, c’est la flotte qui constitue la protection de l’Angleterre ; il n’y a du reste en Europe qu’une seule flotte qui puisse rivaliser avec la sienne, celle de la France, et à tort ou à raison, on s’imagine de l’autre côté du détroit, que la France elle-même ne saurait réussir à débarquer des soldats sur le sol britannique. C’est cette conviction qui donna à l’Angleterre tant de sécurité pour elle-même et tant d’assurance dans sa façon de parler aux autres. Sur le continent, au contraire, on raisonne volontiers sans tenir compte de cette situation et du moment que toute son armée se trouvait aux prises dans le Sud Afrique avec de terribles difficultés, la presse et l’opinion continentales, ne manquèrent pas de conclure que l’Angleterre était désarmée chez elle. Des points de vue si divergents contribuèrent grandement à aigrir les rapports ; il y eût, un peu partout, mais surtout en Allemagne et en France, des manifestations anglophobes d’un goût douteux ; sous l’influence de M. Chamberlain qui poursuit obstinément un rapprochement définitif avec l’Allemagne et semble souhaiter, d’autre part, un conflit avec la France, la presse de Londres fit le silence sur les premières et s’appliqua à grossir démesurément les secondes. Un moment vint où, l’opinion s’exaspérant de part et d’autre, les relations entre les deux pays devinrent des plus acerbes ; les relations officielles, fort heureusement, demeurèrent courtoises, grâce à l’habileté et au tact de M. Delcassé. L’Exposition amena enfin une détente ; beaucoup d’anglais employaient d’ailleurs leur influence personnelle à seconder les efforts pacificateurs du ministre des Affaires Étrangères, et il convient de citer au premier rang, M. Thomas Barclay, Président de la Chambre de Commerce britannique de Paris. À son instigation les Chambres du Commerce du Royaume-Uni, décidèrent de tenir leur congrès annuel à l’Exposition où, en effet, les délégués de 77 d’entre elles s’assemblèrent, au mois de septembre 1900.

Il ne faudrait pas conclure que tout danger de rupture entre la France et l’Angleterre se trouve écarté définitivement ; loin de là. La question des relations Franco-Anglaises est fort complexe et demande à être traitée avec quelque développement ; nous le ferons dans la Chronique de 1901, d’autant que l’année prochaine paraît devoir être, à cet égard, une année décisive. Pour le moment contentons-nous d’observer l’amélioration réelle qui s’est produite. Il va de soi que ces péripéties ont dissipé toute velléité d’action diplomatique en faveur du Transvaal : la sympathie pour les Boers est toujours vive en France ; le chevaleresque trépas du colonel de Villebois-Mareuil, l’héroïsme déployé par les Joubert, les Kronje et les Botha ne sont point faits pour la diminuer. Mais les Français reconnaissent combien déraisonnable eût été toute tentative officielle d’immixtion dans un conflit où dès le principe, les cabinets Européens résolurent de garder la plus stricte neutralité ; et loin de reprocher à leur gouvernement sa mollesse, ils lui savent gré de sa prudence.

Les Affaires de Chine.

La seconde contrariété éprouvée par le peuple français lui est venue d’Extrême-Orient et c’est la nomination du feld-Maréchal de Waldersee au poste de généralissime des troupes alliées qui en a été la cause. La nationalité du commandant en chef y est certes pour quelque chose, et il a paru pénible d’avoir à placer nos soldats sous les ordres de leur vainqueur de 1870 ; mais le regret ressenti provient surtout de ce fait que le mandat suprême conféré en cette circonstance au maréchal Allemand aurait pu être demandé et obtenu pour un général Français. C’est du moins ce que croit l’opinion et elle n’a point tout à fait tort. L’Empereur Guillaume n’a pas formulé à cet égard de proposition ferme, mais on sait que cette solution était envisagée par lui avec faveur ; il y eut mis une sorte de coquetterie ; elle fut entrée d’ailleurs dans ses vues, car il a souvent marqué son désir de se rapprocher de la France. Quant à la Russie, elle ne pouvait songer à disputer cette satisfaction à son alliée. L’adhésion des deux empires entraînait celle de l’Autriche et de l’Italie. Il était difficile aux États-Unis de refuser la sienne, et dans ces conditions l’Angleterre, même soutenue par le Japon, se fut trouvée impuissante à y faire obstacle. Le commandement suprême des vaisseaux alliés concédé à un amiral Anglais, suffisait d’ailleurs à la satisfaire, de sorte que son opposition n’était guère à craindre. Du reste, personne n’a contredit la possibilité de la nomination d’un généralissime Français ; c’est l’opportunité d’une telle nomination au point de vue de nos intérêts en Extrême-Orient qui a prêté à discussion.

Du jour où la lutte entre la civilisation Chinoise et la civilisation Japonaise a transformé l’Asie, la France, dont la politique en cette partie du monde ne saurait être effacée, a eu le choix entre deux termes : ou bien laisser le Japon poursuivre son œuvre en l’y aidant au besoin et en prenant d’avance ses précautions en vue de l’inévitable démembrement du Céleste Empire ; ou bien se rendre indispensable à la Chine en la protégeant contre les empiétements éventuels qui la menacent ; dans un cas comme dans l’autre, la France ne pouvait agir sans tenir compte des intérêts Russes. C’est en effet sous la pression très vive de la Russie que le second parti a été adopté en 1895. Les deux puissances, auxquelles l’Allemagne se joignit, arrêtèrent l’élan du Japon victorieux et l’obligèrent à sacrifier quelques-uns des résultats de sa victoire. La conséquence de cet événement fut que, de 1895 à 1897, les Français et les Russes exercèrent à Pékin une influence prépondérante ; mais, alors, se produisirent une série d’incidents qui diminuèrent sensiblement la force de l’influence Franco-Russe en montrant aux Chinois que, si leurs protecteurs les défendaient efficacement contre les ambitions du Mickado, ils étaient moins aptes à les défendre contre les entreprises Européennes.

L’Allemagne éprouvait quelque dépit du résultat des négociations auxquelles elle s’était associée : elle n’en avait recueilli de bénéfices ni en Asie, où elle avait suivi le sillage Franco-Russe, ni en Europe où la triple entente réalisée au loin n’avait point eu de prolongement. Elle prit occasion du retard apporté par le gouvernement Chinois à lui donner satisfaction au sujet de l’assassinat de plusieurs missionnaires allemands, pour débarquer un détachement à Kiao-Tcheou et s’en emparer. Le 6 mars 1898 la Chine dut ratifier cette prise de possession et le 15/27, mars celle de Port-Arthur par les Russes qui avaient ainsi répondu du tac au tac à l’initiative germanique : ce que voyant, l’Angleterre se fit céder Wei-haï-Wei et Kao-Loung et la France, Kouang-Tcheou-Ouan. Ainsi dans l’espace de quelques mois, la Chine s’était vue déposséder de parcelles importantes de son territoire par les quatre plus grandes puissances de l’Europe, dont deux s’étaient, depuis trois ans, constituées ses protectrices. Quiconque réfléchit, voit dans ce fait une explication et presque une excuse au soulèvement actuel et aux encouragements que lui donnèrent la cour et les mandarins.

Sans séparer son action de celle de la Russie, la France avait le devoir de songer dès lors à ses intérêts particuliers, lesquels se ramènent à deux points principaux. Il lui importe d’écarter le plus possible des frontières du Tonkin toute influence Européenne et de faire durer le plus possible, en le fortifiant de son mieux, le protectorat général des missions catholiques dont elle est investie. Des dangers précis menacent à la fois les frontières et le protectorat. Si rapides qu’aient été l’occupation et l’appropriation de la Birmanie par les Anglais, ils n’ont pu établir de communications avec la Chine par le nord du Tonkin, déjà aux mains des Français ; or, ils sont séparés du Yun-Nan par des barrières naturelles réputées infranchissables et ils ne sauraient raisonnablement essayer de franchir ces barrières tant que le Yun-Nan demeure un pays hostile où la sécurité des commerçants européens n’est pas garantie. De là ce plan génialement simple de faire marcher, par la vallée du Yang-Tsé, les Anglais de Shanghaï au devant des Anglais de Mandalay. Les missions et les études de l’amiral Charles Beresford ont précisé le projet en lui donnant une certaine ressemblance avec le Cape to Cairo Plan de Cecil Rhodes. Shanghaï serait la nouvelle Alexandrie : on procéderait à l’établissement d’une série de protectorats successifs, les canonnières remontant le Yang-Tsé comme elles ont remonté le Nil.… De si vastes ambitions ne sont évidemment pas sur le point de se réaliser ; mais qu’elles aient été conçues et avouées constitue déjà un fait capital, qu’aggravent les habitudes de patiente ténacité du colon britannique. Le jour où elles seraient en voie de réalisation, l’Indo-Chine Française, du côté de la terre, se trouverait emprisonnée dans l’arc de cercle des possessions anglaises. C’est à ce péril, éloigné mais certain, que notre diplomatie a essayé de parer en obtenant de la Chine une déclaration « d’inaliénabilité » des provinces de Yun-Nan, de Kouang-Si, de Kouang-Toung et de l’île d’Haïnan. Par le fait de cette déclaration, la Chine s’engage en somme à ne rien céder de ces territoires sans le consentement de la France. Quant au protectorat des missions catholiques, on conçoit parfaitement qu’il soit battu en brèche, parce qu’il y a quelque chose d’anormal et de choquant à ce que les missionnaires allemands ou italiens soient protégés par la France et, de la sorte, dépendent d’elle en une certaine mesure. Il est vrai que dans la réalité, les choses se passent un peu différemment. Chaque puissance protège en général ses nationaux ; la France y superpose son intervention s’il s’agit de catholiques. Elle en tire de toutes façons de grands avantages au point de vue de l’autorité et du prestige, d’autant que ce protectorat ne se borne pas à l’Extrême-Orient, mais s’étend à tout l’Orient. Aussi le gouvernement républicain n’a-t-il garde de le laisser échapper et s’il ne fait pas toujours auprès du Vatican des efforts suffisants, ses représentants à l’étranger, mettant en pratique le mot spirituel de Gambetta : « L’anticléricalisme n’est pas un article d’exportation » — donnent tous leurs soins à la protection des intérêts catholiques. C’est l’Allemagne qui a pris la tête du mouvement dirigé contre les privilèges séculaires de la France. Dès 1890, les journaux catholiques allemands ont mené une campagne énergique dans ce sens, et en 1898-99 elle s’est encore accentuée ; le voyage de l’Empereur Guillaume en Terre-Sainte a été un encouragement pour les instigateurs de cette campagne et les paroles qu’il a prononcées à Jérusalem ont apporté à leurs efforts une sorte de consécration officielle.

Ce n’est pas parce que notre protectorat est menacé qu’il convient d’apporter moins de zèle à en bénéficier : aussi, bien que peu disposé à un tel rôle par ses opinions politiques et religieuses, notre ministre actuel à Pékin, M. Pichon, a-t-il travaillé avec autant d’ardeur que d’intelligence à confirmer et, si possible, à augmenter les prérogatives nationales. Il y est parvenu et le très important décret Impérial du 15 Mars 1899 a non seulement reconnu l’église catholique comme une sorte d’église d’État, puisque les prêtres ont reçu rang de mandarins et les évêques rang de gouverneurs ou vice-rois, mais il a stipulé que dans toute l’étendue de l’empire, les ecclésiastiques, s’ils ne peuvent s’entendre avec les fonctionnaires locaux doivent « demander l’intervention du ministre ou des consuls de la puissance à laquelle le pape a confié le protectorat religieux ». Il est impossible de prévoir ce que les récents événements laisseront debout de ce remarquable monument ; mais il n’en constitue pas moins un titre précieux pour la France.

Sa politique, on le voit, pour ne s’être pas manifestée aussi bruyamment que celle des autres nations n’en a pas moins été des plus actives, ces dernières années et il suffit de le constater pour juger de l’importance qu’il y avait pour elle à jouer un rôle éminent dans la présente querelle. L’injure faite à l’Allemagne par le meurtre de son ministre était sans doute plus personnelle. Mais après les stipulations solennelles du décret de 1899 la France avait le droit de se tenir pour directement offensée par les massacres de missionnaires. D’autre part, lors des incidents de 1898, elle s’était montrée la plus désintéressée, ne réclamant de cession de territoire qu’après que l’exemple de l’Allemagne, de la Russie et de l’Angleterre l’y avait en quelque sorte forcée et se contentant d’une baie voisine du Tonkin et de déclarations d’inaliénabilité, aussi conformes à l’intérêt chinois qu’au sien propre. De sorte que placer les alliés sous le commandement d’un général Français équivalait à donner à l’expédition son véritable caractère de justes représailles pour les mauvais traitements infligés aux Européens et non d’agression violente contre la Chine et de menace pour son intégrité. Ces raisons parurent insuffisantes au conseil des Ministres Français ; craignirent-ils d’être entraînés trop loin et d’endosser des responsabilités trop lourdes ? La chose est probable. Que si, à des craintes exagérées mais excusables s’était joint le souci de ne point fournir à un officier supérieur l’occasion d’acquérir un prestige qui put ajouter à la popularité de l’armée, on ne saurait que regretter un tel manque de patriotisme ; mais il n’est pas permis de s’arrêter, sans preuves, sur un pareil soupçon. La rumeur publique, dans tous les cas, exonère M. Delcassé de tout reproche en cette affaire. Le ministre des affaires étrangères aurait, dit-on, vainement essayé de convaincre ses collègues. N’y réussissant pas, il comprit de son coup d’œil clairvoyant que la France, à défaut de la présidence des opérations de guerre, devait exercer celle des négociations de paix ; affaire délicate à conduire, car il ne pouvait être question d’offrir une médiation qui eût signifié, vis-à-vis de la Chine, une sorte de rupture du concert Européen ; mais M. Delcassé n’en est pas à son coup d’essai ; il laissa passer les propositions Russes, les discours de l’Empereur d’Allemagne, les multiples communications Américaines, la circulaire de M. de Bulow et, lorsque tous les partis eurent été mis en avant, depuis les plus follement indulgents jusqu’aux plus dangereusement sévères, il fixa dans une Note mémorable, les points qui, selon lui, devaient retenir l’attention des puissances et préserver l’avenir en réparant le passé. Quand bien même des événements inattendus viendraient aggraver la situation et forcer les chancelleries à s’écarter provisoirement du programme ainsi tracé, c’est à ce programme qu’il faudrait revenir si l’on veut dompter la Chine sans la détruire.

Le succès diplomatique de M. Delcassé a donc été considérable ; mais de tels succès ne sont pas de ceux que préfère l’opinion publique ; elle en est instruite mais elle ne les apprécie pas à leur juste valeur et ne se rend compte souvent que longtemps après, du bénéfice retiré. Il lui reste le regret de n’avoir pas vu un représentant de l’armée Française chevaucher sur la terre chinoise, à la tête des troupes internationales.

L’Europe et l’Exposition.

Si du moins, l’Exposition lui avait apporté la consolation totale sous la forme d’un hommage unanime du monde civilisé, représenté par ses chefs les plus qualifiés ! Cet hommage, la France ne l’a pas recueilli depuis l’année 1867 pleine, pour elle, de brillants et douloureux souvenirs. 1878 fut une œuvre d’une singulière audace que l’Europe admira sans pouvoir beaucoup s’y associer ; l’ombre portée des calamités nationales ne s’était pas encore dissipée et le pouvoir naissant chancelait sur sa base[12]. En 1889, la République consolidée, riche et puissante commençait d’exercer autour d’elle une influence considérable, mais l’anniversaire qu’elle célébrait embarrassait les monarchies ; elles prêtèrent officieusement un concours sympathique et s’abstinrent officiellement. De loin, rien ne faisait augurer qu’il pût y avoir en 1900, une sourdine à l’enthousiasme international. Convoquée dans une pensée de paix et d’allégresse à l’aurore d’un siècle nouveau, destinée à résumer le labeur universel du siècle écoulé, préparée de longue date par l’amicale collaboration du commissariat général et des commissaires étrangers, l’exposition de la République Française avait été en quelque sorte tenue sur les fonts baptismaux par Nicolas II et certes, il semblait que le pont, dont il avait solennellement posé la première pierre, fut destiné à voir passer les nombreux cortèges de nos hôtes souverains. Précisément l’heure qui sonnait au cadran de l’horloge politique était des plus favorables à leurs visites ; tous pouvaient venir. Le Président Félix Faure n’avait eu garde de quitter Peterhof sans obtenir du Tzar la quasi promesse de sa présence à Paris en 1900 ; la Reine Régente et le Roi d’Espagne devaient avoir à cœur de remercier la France de ses sympathies pendant la guerre de Cuba et de ses bons offices pour la conclusion de la paix ; les événements du Transvaal eussent accru, s’il est possible, la popularité dont la jeune Reine Wilhelmine était assurée d’avance. Il n’était pas jusqu’aux souverains de la Triple alliance qui ne se trouvassent jouir, à cet égard, d’une liberté toute nouvelle ; un rapprochement marqué entre la France et l’Italie, ouvrait au Roi Humbert la route de Paris où il n’aurait pas couru autant de dangers qu’à Monza et François Joseph pouvait compter, depuis le drame de Genève, sur une recrudescence du respect qu’inspirent ses infortunes et la noblesse de son caractère. Enfin si le succès énorme de la section Allemande, l’affabilité de son commissaire général et les délicates attentions de Guillaume II lui-même, laissaient encore quelque doute sur l’opportunité de la visite impériale, les parisiens étaient prêts à accueillir le Prince héritier et peu d’efforts, peut-être, eussent été nécessaires pour obtenir d’eux davantage encore. Le Roi de Suède est un Français ; les souverains de Belgique, de Grèce, de Portugal, de Serbie sont des habitués de nos boulevards et le Prince de Galles sait fort bien qu’aucune divergence politique ne l’empêcherait d’être bien traité de ce côté du détroit.

D’où vient que, dans ces conditions, tout s’est borné à la réception officielle du Roi Oscar et du Shah de Perse, et aux visites semi-incognito de Georges Ier et de Léopold II ? Il est manifeste que, de part et d’autre, on n’a témoigné aucun empressement, les souverains à venir, ni la République à les recevoir. L’aménagement à leur intention, de l’ancienne villa du dentiste Evans, ridiculement affublée du nom de Palais, n’était à coup sûr qu’un médiocre effort d’hospitalité : plusieurs journaux s’étant enquis de la forme en laquelle les invitations avaient été faites, un communiqué officieux les informa que l’invitation à participer à l’Exposition impliquant celle de venir la visiter, le gouvernement n’avait pas jugé à propos de renouveler cette dernière. À bon entendeur, salut. Voilà qui est clair. Mais quel peut être le motif véritable d’une semblable politique ? Les adversaires systématiques du gouvernement le définissent d’un seul mot : « c’est disent-ils, la faute à Millerand ». Et ils sont dans le vrai. C’est la faute de l’honorable ministre du Commerce, mais c’est la faute de sa signification symbolique et non de sa personne. M. Millerand, qui est bien loin de s’être déconsidéré au pouvoir, a très crânement accepté toutes les conséquences et rempli tous les devoirs de sa charge. Il s’est gardé de faire montre d’une simplicité par trop « républicaine » et d’affecter un niais dédain des conventions mondaines. Il s’est plié à tout ce qu’exigent les usages européens de la part d’un ministre qui préside une Exposition internationale, et l’a fait avec une parfaite bonne grâce. Très heureusement inspiré dans son langage et d’ailleurs de relations aimables, il a su conquérir de nombreuses sympathies parmi les étrangers que leurs fonctions officielles, les congrès, les réunions de tout genre ont mis en contact avec lui Mais il n’a pas été au-delà. C’est son originalité de n’avoir, pendant ce temps, ni renié ni fait mine d’oublier ses idées politiques : entre deux grands cordons dont on l’honorait, il est allé porter aux mineurs de Lens la bonne parole collectiviste et leur a renouvelé ses précédentes déclarations concernant l’âge d’or social : ce mélange de souplesse et de fermeté n’est pas banal. Aussi M. Millerand continue-t-il d’être acclamé par les mineurs, en même temps qu’il a pris sur ses collègues du Conseil des Ministres, un ascendant réel dont il s’est servi, pour faire prévaloir parmi eux, sa conception de l’Exposition, si l’on peut ainsi dire : une conception peu classique, et qui ne saurait être celle d’un ministre des Affaires Étrangères. M. Millerand n’a voulu voir dans l’Exposition que la fête du travail, des collectivités, des forces sociales : nous examinerons plus loin comment ce caractère a été s’affirmant, se précisant de jour en jour : il nous suffit de constater en ce moment, combien l’atmosphère en était peu propice aux pompes et aux hiérarchies royales. Plusieurs princes en eurent l’intuition qui ne tarda pas à se propager à travers les Cours Européennes, où elle ne pouvait que confirmer les hésitations croissantes. Dans presque tous les pays, en effet, il existe un parti socialiste plus ou moins puissant ; à ce titre, les chefs d’État n’ont pas été indifférents à l’entrée d’un socialiste de marque dans un gouvernement régulier ; le fait que, loin d’en être ébranlé, ce gouvernement en a paru au contraire consolidé, et que les députés socialistes, devenus du jour au lendemain les appuis du pouvoir, lui ont prêté un concours intelligent et fidèle, a causé plus de souci que de satisfaction.

Les Républiques peuvent avoir intérêt à ce que tous les partis deviennent chez elles, maniables et ministrables ; il n’est pas certain que l’intérêt des Monarchies ne soit pas inverse et que le socialisme possibiliste ne leur soit pas plus redoutable que le socialisme intransigeant.

Ainsi les souverains craignirent en venant à Paris, de paraître approuver ou trouver normale la composition du cabinet Waldeck-Rousseau, et de donner ainsi à leurs peuples une dangereuse leçon de choses ; et de son côté, le cabinet Waldeck-Rousseau eut peur, en attirant les souverains, de modifier le caractère des fêtes de l’Exposition, de perdre pour sa politique une part du bénéfice en résultant, et d’amener peut-être une recrudescence du nationalisme. Selon le point de vue où l’on se place, ce raisonnement paraîtra sans doute légitime ou coupable.

L’Alliance Russe ; les Compensations.

« Si au moins, disent encore quelques grincheux, l’alliance Russe avait rapporté autre chose que le grand cordon de Saint-André, conféré au Président Loubet et le don d’une carte de France en pierres précieuses, confectionnée pour nos musées sur l’ordre de Nicolas II ! »[13]. Ce regret n’est qu’une boutade, non dépourvue cependant d’une petite part de vérité. L’Alliance n’est pas ébranlée et, personne en France, ne songe à la rompre. Mais les Français portent la peine du très ridicule enthousiasme, avec lequel ils en ont accueilli la formation. À l’heure où elle s’est scellée, l’appui de la République était devenu fort désirable en Europe, et nous avions tout intérêt, sinon à le faire désirer, du moins à stipuler des conditions favorables, avant de nous lier les mains. Les choses se passèrent différemment, et la Russie eût la grande habileté de prendre elle-même l’attitude que la France pouvait choisir. La Russie a aujourd’hui une politique offensive, la France, une politique défensive. À moins de conventions spéciales réglant des éventualités précises, il est évident que dans l’Alliance, c’est la Russie qui doit gouverner. C’est précisément ce qui se produit, et plus d’un homme politique français, parmi ceux qui connaissent la question, en ressent quelque inquiétude pour l’avenir, craignant que cette situation fausse n’amène la République à servir, dans des circonstances graves, de satellite à l’empire moscovite. Si, au moment de Fachoda, la Russie, s’est déclarée sans conviction, mais avec correction, prête à nous suivre où nous irions, elle nous a demandé par contre, de la soutenir en Chine et à La Haye les yeux presque fermés ; elle ne regrette point de voir nos rapports avec l’Angleterre s’aigrir, et marque un vif empressement à se mettre en travers de tout rapprochement Franco-Allemand. Sans que le public soit averti de ces dispositions, il en a transpiré quelque chose, et l’alliance a évidemment perdu de sa popularité. Ses résultats n’ont pas paru conformes aux espérances ; non qu’ils aient été pourtant nuls ou insignifiants. Dans les questions générales, l’amoindrissement de notre indépendance a pu nous nuire ; mais sur bien des points de détail, l’uniformité et la simultanéité du langage tenu ou des démarches faites, ont obtenu plus et mieux que n’auraient pu le langage ou la démarche d’un seul ; dès que l’harmonie est établie, le duo prend une force à laquelle le solo ne saurait atteindre. Maints avantages ont pu de la sorte être réalisés.

Il va sans dire qu’en parlant des fluctuations de l’opinion française en ce qui concerne la Russie, nous avons en vue la partie raisonnable et pondérée de cette opinion. Nous ne songeons ni à ceux qui s’imaginent que le souverain et le peuple Russes sont invinciblement attirés vers la France par une sympathie passionnée, ni à ceux, plus rares, qui prêtent au gouvernement impérial les arrière-pensées les plus noires à l’égard de nos institutions républicaines. Si étranges que puissent paraître les soins dont on entoure, à Saint-Pétersbourg, la carrière militaire du prince Louis Bonaparte, rien ne permet de croire qu’on prépare en lui le président éventuel d’une République monarchisée.

La Méthode de M. Delcassé.

Un résumé, même des plus succincts — de notre politique extérieure, ne va pas sans une rapide esquisse de celui qui la dirige depuis deux ans et demi. Et cette esquisse est d’autant plus nécessaire que l’année diplomatique nous laisse — nous venons de le voir — sous une impression médiocrement satisfaisante. Il serait logique d’en conclure que le Ministre des Affaires Étrangères s’est montré inférieur à ce qu’on attendait de lui ; or, rien ne serait plus injuste et plus faux. M. Delcassé a subi des circonstances défavorables ; il a fait à mauvaise fortune bon cœur, et s’est arrangé pour en tirer tout ce qu’on en pouvait tirer : sa méthode tient tout entière dans cette constatation. De tous les hommes politiques qui ont passé au quai d’Orsay depuis trente ans, il est assurément celui que ses hautes fonctions ont le plus grandi. Aussi tient-il dans les Conseils de l’Europe une place considérable ; la diplomatie universelle lui témoigne une confiance absolue.

Les qualités qui lui ont valu cette grande situation sont : le tact, la mesure, la finesse, le sang-froid. Mais au point de vue de ses concitoyens il en a deux autres, plus précieuses et plus rares : la vigilance et l’abnégation. Ce ne serait pas une exagération de dire que, depuis l’heure où il a pris la succession de M. Hanotaux, ce travailleur infatigable a veillé jour et nuit sur les intérêts confiés à sa garde. Ce n’en est pas une non plus de rappeler qu’imitant l’illustre exemple de Jules Ferry, il a su, à plusieurs reprises, accepter en silence des reproches amers et injustes, pour ne pas nuire à ces mêmes intérêts. Inaperçus le plus souvent des contemporains, de semblables traits de caractère sont relevés par l’histoire ; ils honorent profondément l’homme dont ils fixent la physionomie.

M. Delcassé n’a guère connu, au ministère, que des heures difficiles, quelques unes même périlleuses. La guerre Hispano-Américaine, la guerre du Transvaal, la politique Allemande à Constantinople et à Jérusalem, celle de la Russie en Finlande et en Chine, l’affaire de Fachoda et l’incident de Bergen, l’attitude de l’Italie et celle du Portugal, la question Marocaine et la question Bulgare lui ont procuré de multiples occasions de se dévouer à son pays, jamais de lui faire plaisir. Il s’est trouvé que, par une persistante malchance, nos intérêts et nos passions n’ont presque pas cessé de se heurter depuis trois ans. Qu’en une période si ingrate, M. Delcassé ait su s’imposer à tous, au dedans et au dehors, et s’emparer de l’estime générale, c’est ce qui permet de croire qu’il y a en lui l’étoffe d’un grand ministre.

iv

L’EXPOSITION

Les premières Expositions universelles furent des manifestations organisées, en temps de paix, en l’honneur du plaisir et de la fortune : amuser et enrichir fut le mot d’ordre de 1855 et de 1867. Depuis lors, sans que ce mot d’ordre perdit de son attrait, des préoccupations plus générales s’y sont, en quelque sorte, superposées ; on a pris l’habitude de consacrer certaines dates, de célébrer certains anniversaires, par des Expositions dont le caractère s’en est trouvé à la fois agrandi et précisé. C’est ainsi que les États-Unis ont fêté successivement, à Philadelphie, le centenaire de leur Indépendance et, à Chicago, le quatrième centenaire de la découverte de l’Amérique. L’intervalle que le hasard avait mis entre les Expositions parisiennes de 1867 et de 1878, était de 11 ans ; il se trouvait, qu’en l’adoptant à nouveau, on aboutissait à 1889 — puis à 1900 : deux dates également intéressantes, l’une pour la France, l’autre pour le monde entier ; la République se trouva de la sorte incitée à célébrer, par des Expositions universelles, le centenaire de la Révolution et la clôture du dix-neuvième siècle. Ces événements comportaient, l’un et l’autre, un regard jeté en arrière ; mais le passé sur lequel, en 1867 et en 1878, il n’y avait point eu lieu de s’appesantir, n’était, en 1889, qu’un passé national, tandis qu’il devenait, pour 1900, le passé général, celui de toutes les nations, fixant par là l’aspect plus spécialement rétrospectif que devait revêtir la cinquième Exposition Française.

Construction, Classification, Répartition.

On remarquera que peu d’Expositions ont été convoquées aussi longtemps à l’avance que celle de 1900 et que, malgré la prétention non justifiée émise lors de l’ouverture, par le ministre du commerce, il en est peu dont l’installation se soit trouvée plus en retard. Inaugurée le 14 avril, elle était à peine prête le 15 mai suivant. Mais avant d’en tirer argument contre les organisateurs, il convient de se rendre compte de la tâche gigantesque qui leur incombait et qui se trouvait, à tel point, compliquée par l’obligation de construire et de faire fonctionner leur Exposition au centre d’une grande ville.

Le plan à établir est triple ; il faut, en effet, une organisation architecturale, financière et administrative. C’est ordinairement par la voie du concours que le premier de ces problèmes s’élucide. On met au concours soit l’apparence et la disposition générales de la future Exposition, soit chacun des palais qui doivent y figurer. Des projets primés, on accueille telle ou telle portion, tel ou tel détail et l’on en compose le tout qui sera réalisé. Quand il s’agit de transformer un immense espace entièrement libre, comme l’était Jackson Park à Chicago, non seulement les architectes peuvent donner carrière à leur imagination, mais les juges n’ont point à se préoccuper d’autre chose que de l’esthétisme et de la commodité des projets qui leur sont soumis. À Paris, les uns et les autres devaient prendre en considération les étranges irrégularités d’une enceinte parfois réduite aux deux berges de la Seine — l’horizon, déjà chargé, sur lequel les constructions nouvelles allaient se détacher — l’obligation d’interrompre le moins possible la vie de la cité, de respecter ses promenades, de ne point gêner ses habitudes, ni contrarier ses caprices. En maints endroits des travaux provisoires s’imposaient pour que la circulation n’eût point à souffrir, que les conduites d’eau et de gaz continuassent à fonctionner, et que la voirie ne prit point un aspect trop délabré. On ne pouvait permettre, par exemple, qu’un palais, jeté sur le fleuve, vint couper la perspective des Tuileries ou du Trocadéro et compromettre, en même temps, les intérêts de la navigation. On ne pouvait accepter de masquer le Dôme des Invalides ou d’abattre les arbres du Cours la Reine. Enfin, du moment que pour agrandir l’enceinte, on se résolvait à démolir le palais de l’Industrie, construit en façade sur les Champs-Élysées pour l’Exposition de 1855, il fallait le remplacer par quelque monument définitif qui ne laissât point béante, l’Exposition finie, la brèche ainsi taillée dans un paysage justement célèbre. C’est une des particularités de nos Expositions parisiennes de ne point disparaître entièrement ; elles ont presque toutes laissé derrière elles quelque souvenir durable. Nous devons à celle de 1878 le Palais du Trocadéro, à celle de 1889, la Tour Eiffel ; la dernière nous lègue, avec le Pont Alexandre III, les deux palais des Champs Élysées. Mais ce mélange de passager et de définitif n’est pas sans compliquer singulièrement le labeur des organisateurs en même temps qu’il aggrave leur responsabilité.

La question des constructions est étroitement unie à celles de la classification des produits et de la répartition des espaces couverts entre les différents pays. Là, encore, Paris augmente les difficultés. Les espaces à couvrir sont limités, de formes déterminées et souvent bizarres ; leur importance est très inégale et on ne peut choisir librement leur destination. Jetez un regard sur le plan de l’Exposition de 1900 ; elle a la forme d’un H dont la barre transversale serait courbe et indéfiniment allongée ; les deux bâtons sont formés, d’un côté, par le Champ-de-Mars et le Trocadéro, de l’autre par les Invalides et les Champs Élysées, et tous deux se trouvent rétrécis, en leur milieu, par l’obligation de jeter des ponts sur la Seine. On voit tout de suite que les Beaux-Arts, les Machines, le Mobilier, les Colonies, l’Électricité ne pouvaient pas occuper les langues de terre qu’on a attribuées au Vieux Paris, au palais des Congrès ou au pavillon de la Ville. Mais les ambitions nationales ne sont pas les seules qu’il faille contenter ; à peine désignés, les commissaires étrangers étaient arrivés à Paris, désireux de se faire reconnaître le plus d’espace possible et dans les endroits jugés les plus favorables.

Le plan adopté en 1867 et dû à l’illustre économiste Le Play, combinait harmonieusement le produit avec la nationalité. L’Exposition, entièrement enfermée dans le Champ-de-Mars, avait la forme d’une vaste ellipse dont chaque pays occupait un secteur proportionné à l’importance de ses envois ; d’autre part, les classes étaient concentriques les unes aux autres, de sorte qu’en suivant le rayon, on visitait la production générale d’une même nation, tandis qu’en marchant, dans le sens de la circonférence, on considérait successivement les aspects internationaux d’un même produit. Dès 1878 cette disposition cessa d’être applicable, l’Exposition ayant franchi la Seine. D’ailleurs, le système des pavillons isolés, plus séduisant pour le regard et plus flatteur pour la vanité nationale, ne tarda pas à prendre de l’extension. Déjà, en 1867, le pavillon dit « du Bey de Tunis » avait eu grand succès. En 1878, il y eut une rue des Nations dont les façades, accolées les unes aux autres, comme le sont les maisons d’une véritable rue, reproduisaient les styles européens les plus connus. En 1889, un certain nombre d’États, entr’autres les Républiques Américaines, eurent des pavillons séparés. Chicago décida du succès définitif. Dans un cadre si vaste que les constructions pouvaient se multiplier à l’aise, non seulement les pays étrangers, mais encore les États de l’Union édifièrent, chacun, leur pavillon ; quelques uns furent très admirés ; la Californie s’était inspirée des vieilles maisons espagnoles dont les ruines s’alignent sur la côte du Pacifique ; la France avait créé, dans une de ses salles, un véritable musée rétrospectif en l’honneur de La Fayette. Il était à prévoir que ces exemples seraient suivis en 1900. Effectivement, on résolut d’affecter à cet ingénieux cosmopolitisme la rive gauche du fleuve, entre le pont des Invalides et le pont de l’Alma. Là s’élevèrent, sur deux rangs, les pavillons des nations étrangères à l’exception de la Russie, des Pays-Bas, de la Chine, du Japon, du Transvaal et des Colonies Britanniques et Portugaises qui furent logés dans les jardins du Trocadéro. De l’avis général, ces constructions constituèrent un des « clous » de l’Exposition de 1900, et l’image de leur merveilleuse enfilade est, sans doute, une de celles qui s’attarderont le plus longtemps au fond des mémoires.

Au point de vue technique, au point de vue de l’Exposition elle-même, de son ordonnance et de sa clarté, le résultat fut moins heureux. Des guides et des plans eurent beau renseigner le public et l’aider à s’y reconnaître, il ne sut jamais pénétrer les mystères d’une répartition qui, il faut l’avouer, tenait un peu du fouillis. On eût pu sans doute y remédier. C’était déjà une complication suffisante que d’avoir à chercher les étalages étrangers, partie dans les pavillons et partie dans les galeries générales. Celles-ci, du moins, auraient dû être aménagées d’une façon régulière et logique au lieu de présenter l’aspect d’un véritable damier où la couleur des drapeaux était l’unique et insuffisant moyen d’orientation. D’autant, qu’en plus des galeries et des pavillons nationaux, il y avait encore d’autres pavillons également nationaux, où s’abritaient des expositions spéciales, la marine marchande, par exemple : tout cela formant un ensemble dont le désordre, pour être gracieux, n’en était pas moins regrettable.

Il semble que la classification à laquelle donne lieu une Exposition universelle, c’est-à-dire la division anticipée des produits en classes et en groupes, ne puisse satisfaire à la fois l’exposant et le public. Reste à savoir s’il faut écouter les suggestions de l’exposant — ce qu’on a fait jusqu’à présent — ou prévoir les désirs du public, ce qui donnerait sans doute de meilleurs résultats. Les personnes qui s’intéressent au sport, et elles sont nombreuses aujourd’hui, auraient sans doute aimé à trouver réunis les instruments et appareils qui servent aux exercices physiques, armes, patins, bateaux de plaisance, bicyclettes, engins de toutes sortes que l’industrie moderne a multipliés et perfectionnés copieusement : remarquons, en passant, qu’une telle exposition n’eut été nulle part plus à sa place qu’en 1900, le mouvement de renaissance sportive appartenant tout entier au xixe siècle. Or, il fallait aller chercher les bicyclettes près des voitures, le patinage dans la coutellerie, et ainsi de suite ; l’idée sportive était totalement éclipsée par cette dispersion des objets qui l’eussent représentée, parmi des industries auxquelles ils ne se rattachaient que par l’identité de la matière première ou la similitude de la main-d’œuvre ; ce sont là des considérations qui ne touchent pas le visiteur ; il souhaiterait de voir classer les produits d’après l’usage qu’il en fait, plutôt que d’après la façon dont on les fabrique. L’Exposition de 1900 n’a point réalisé, à cet égard, les innovations désirables.

Par contre, elle a heureusement disposé des grands espaces et mieux encore des petits recoins qui lui avaient été attribués. Elle a répondu de son mieux aux exigences des pays étrangers et a su, pour la plupart, les satisfaire par une juste répartition de terrain ; si on peut lui reprocher d’avoir fait appel à des collaborations trop multiples, ce qui a nui parfois à son unité d’aspect, il faut reconnaître pourtant son habileté à utiliser les pensées si diverses de ses collaborateurs. Mais où elle a excellé, sans conteste, c’est dans les allures rapides, légères et élégantes qu’a revêtues le formidable labeur de son édification. De loin, un tel travail n’eût semblé possible qu’à la condition de mettre en interdit, dix-huit mois durant, toute la portion de la ville confinant à l’Exposition et de transformer celle-ci en un chantier unique, débordant de tumulte et de mouvement. Il va sans dire que les Parisiens se sont plaints et peut-être que d’autres, à leur place, eussent également fait entendre quelques doléances. Mais quiconque a suivi la marche des travaux, reconnaîtra qu’ils eurent à subir le minimum des ennuis auxquels ils pouvaient s’attendre. La mise en train simultanée sur des points ingénieusement choisis de plusieurs chantiers marchant les uns au-devant des autres, les précautions prises pour ne fermer les issues condamnées qu’à la dernière limite, la coquetterie dépensée à parer jusqu’aux palissades et à dissimuler les échafaudages dépassèrent tout ce que les raffinements d’antan avaient pu réaliser. Une inquiétude subsiste pourtant à cet égard, c’est que les dépenses ne s’en soient trouvées accrues dans une fâcheuse proportion. En tous les cas, il y eût là, un véritable tour de force.

Une complication de plus provient, à Paris, de l’existence de l’octroi municipal, cette institution surannée, à laquelle la France est demeurée fidèle, faute de savoir comment remplacer les ressources budgétaires qui en résultent. Il faut déjà s’occuper de soustraire aux droits de Douane tout ce qui vient de l’Étranger et il faut encore soustraire à l’octroi tout ce que la Province envoie à l’Exposition. Mais cette faveur, bien entendu, est limitée aux seuls objets destinés à être exposés ; on conçoit que le service soit délicat à établir et à faire fonctionner.

Finances et administration.

On n’ose plus de nos jours organiser une Exposition universelle comme on tente un coup de bourses ; l’affaire est trop considérable. Mettre dehors des capitaux et tenter la chance que les recettes surpassent les dépenses, serait d’une folle témérité quand les dépenses atteignent un chiffre si élevé et que les recettes présentent un caractère si aléatoire. Il faut avoir un plan financier. Celui de 1889 restera le modèle du genre. Il consiste à assurer l’Exposition contre tous risques éventuels en la faisant payer d’avance au moyen d’une loterie, aux billets de laquelle sont attachés des tickets d’entrée, détachables. Cette loterie se présente dans des conditions exceptionnelles puisqu’elle confère à tous ceux qui y participent des avantages certains. En effet, chaque souscripteur court un risque favorable, car il espère gagner un des lots, mais n’en court point de défavorable, car il a en mains un nombre de tickets représentant une somme égale à celle qu’il a versée ; et ces tickets, s’il n’en fait pas usage, il peut les revendre. Il est vrai qu’il ne les revendra pas toujours au prix d’achat. Une fois l’émission faite, l’Exposition n’a plus à s’inquiéter des tickets ; elle n’aura qu’à enregistrer le nombre d’entrées ; sa responsabilité se bornera à opérer les tirages successifs dont la série s’étend ordinairement sur une assez longue période, et à délivrer les lots gagnés. Le ticket, tombé dans le domaine public, tend à y devenir un objet de spéculation. De deux choses l’une : ou bien, le succès de l’Exposition répondant aux prévisions des organisateurs, le chiffre des entrées se rapproche suffisamment du chiffre des tickets émis pour que ceux-ci se maintiennent aux environs du pair, et même le dépassent à l’occasion ; ou bien, la réalité demeurant inférieure à ce qu’on attendait, la disproportion entre ces deux chiffres est telle, que l’offre dépasse de beaucoup la demande ; alors le prix du ticket tombe au-dessous de sa valeur d’émission ; il peut arriver à valoir le tiers, le quart ou même le cinquième.

L’Exposition de 1867 reçut 11 millions de visiteurs ; celle de 1878, 16.100.000 ; celle de 1889, 32.500.000 ; celle de 1900, environ 48.000.000[14] ; malgré l’importance de ce résultat, le ticket de 1900 a atteint par moments le cours de vingt centimes, tant l’émission avait été considérable. Le bon dont il faisait partie, se distinguait de celui de 1889 en ce qu’il renfermait, en plus du billet de loterie, un coupon donnant droit, soit à certaines réductions sur les tarifs des chemins de fer français, soit à des entrées à prix réduits dans les divers établissements payants de l’Exposition : avantages rendus un peu illusoires, il faut l’avouer par le soin préalable que prirent ces établissements de hausser leurs prix d’entrée en proportion et par la manière dont furent calculées les réductions de tarifs.

En dehors des contributions des exposants, des subventions de la Ville ou de l’État, et des entrées payantes ou des achats anticipés de tickets, une Exposition universelle possède une dernière source de revenus : ce sont les concessions accordées, moyennant finance, aux entreprises particulières : restaurants, collections, panoramas, restitutions, concerts, théâtres, etc.… Le nombre s’en est développé en ces derniers temps d’une manière presque extravagante. Les cuisines nationales ont envahi l’enceinte des Expositions, accommodées le plus souvent de musiques également nationales ; on a vu surgir des restaurants chinois, allemand, roumain, hongrois, italien, des tavernes et des brasseries, des maisons de thé japonaises et des laiteries suisses, des pâtisseries viennoises et des cafés turcs. Puis sont venues les reproductions de cités moyen-âge ou de villages montagnards, les danses lointaines et les marionnettes savantes, les théâtres exotiques et les tréteaux fin de siècle, le cinématographe et la Loïe Fuller. L’administration de l’Exposition doit, en présence des demandes dont elle est l’objet, s’inspirer d’une triple pensée : tirer des concessionnaires le plus d’argent possible ; éviter pourtant de provoquer, par ses exigences, des faillites et de faire des mécontents ; enfin, ne jamais franchir les limites du bon goût et ne pas permettre que le nombre des concessions accordées transforme l’Exposition en une foire. De ces différents points de vue, le premier paraît avoir prédominé d’une façon fâcheuse en 1900. L’administration de 1889 avait, semble-t-il, réalisé à cet égard un délicat problème d’équilibre : à Chicago, une méfiance un peu exagérée refoula les « amusements » dans une vaste avenue dénommée Midway Plaisance, et pour laquelle l’esprit yankee trouva aussitôt des sobriquets mieux justifiés. Si cet emplacement n’eut été situé à l’écart et fort délaissé des organisateurs, l’idée en soi n’aurait pas paru mauvaise et l’on applaudit lorsque le commissariat général de 1900 la reprit à son compte et créa, dans le Cours la Reine, la « Rue de Paris ». Mais cette voie d’un nouveau genre fut très insuffisante à contenir les innombrables concessionnaires admis aux honneurs de l’Exposition ; comme une nuée de sauterelles, ils débordèrent dans toute l’enceinte ; il s’en logea partout ; l’aspect foire prit le dessus en maints endroits. D’autre part, la confiance avait été exaltée par un optimisme savamment répandu en sorte que les concessions accordées le furent à des prix beaucoup trop élevés ; bientôt le mécontentement perça, des spectacles fermèrent ; certaines installations furent sous-louées à bon marché ; on y montra des femmes géantes ou des serins savants. L’autorité dut intervenir et rappeler les délinquants au respect de leurs contrats ; on procéda à des expulsions dans la rue de Paris ; finalement, les plaintes se multipliant, l’administration consentit à un arbitrage : c’était une défaite morale. Quant aux limites à ne pas franchir, elles le furent encore trop fréquemment ; malgré son désir de donner à toutes choses un cachet artistique et agréable, le commissariat général se laissa entraîner. Si la bienséance fut le plus souvent respectée, la science se trouva offensée par des organisations comme celles du « Palais de l’Optique » et le bon sens, blessé par des créations comme celles du « Manoir à l’envers ». La réclame vint à la rescousse, utilisant le moindre espace resté disponible pour y étaler la glorification d’un biscuit ou les louanges d’une viande réfrigérée.

Parmi les concessions les plus considérables d’une Exposition universelle figurent les transports. En 1889, le petit chemin de fer Decauville relia les Invalides au Champ de Mars, et les « pousse-pousse » tonkinois firent leur apparition dans les jardins. À Chicago, une véritable voie ferrée encercla Jackson Park et sur les lagunes, on circula en gondoles et en canots électriques. La disposition de l’Exposition de 1900 donnait à la question des transports une importance toute particulière ; elle ne reçut pourtant que des solutions imparfaites : la plate-forme roulante qui tournait dans un sens et le chemin de fer électrique qui tournait dans l’autre, étaient partout tangents à l’enceinte sans la pénétrer suffisamment. Le Trocadéro, la Rue de Paris, tout un côté du Champ de Mars se trouvèrent ainsi dépourvus de moyens de communications ; on n’eût même pas l’idée d’utiliser la Seine pour y remédier ; aucun service de bateaux n’y fut organisé. De plus, le Métropolitain, qui devait relier l’Exposition à son annexe de Vincennes, ne put ouvrir en temps voulu : son inauguration eût lieu très avant dans la saison.

Malgré qu’il y ait eu, de la sorte, plus d’un déboire à enregistrer et plus d’une erreur connue on admet que l’ensemble des recettes de l’Exposition aura été énorme. Mais il est certain que les dépenses l’auront été également — et probable que les estimations les plus larges se seront trouvées dépassées[15]. Nous avons déjà signalé le surcroît de difficultés provenant de l’installation de l’Exposition dans Paris, c’est-à-dire de la superposition d’une cité provisoire au centre d’une grande ville. Rien n’est plus coûteux. Les voies qu’on détourne, les quais qu’on encombre, les niveaux qu’on abaisse ou qu’on relève, les égouts et les tuyaux qu’on déplace, tout cela donne lieu, non seulement à une série de travaux supplémentaires dont le public s’aperçoit à peine, mais à une série de tâtonnements dont il ne s’aperçoit pas du tout. Quelque bien prises que soient les mesures, quelque étudiés que soient les plans, il est impossible de réussir du premier coup, de tout prévoir, de deviner tous les besoins à satisfaire, tous les inconvénients à éviter : jusqu’à la dernière heure on est forcé de refaire, de corriger, de modifier ; il y a là un inévitable travail de Pénélope. Une autre occasion de dépenses, plus faciles à limiter, provient du personnel et des traitements. Les commissaires de l’Exposition de 1900 ont marqué, par leurs actes, leur volonté réfléchie et raisonnée d’associer le plus de monde possible à la grande entreprise qu’ils préparaient. La pensée était louable en tant qu’il s’agissait de grouper des concours gratuits : ceux-ci n’ont point fait défaut et d’innombrables comités ont collaboré à l’admission et à l’installation des produits, ainsi qu’à l’organisation des galeries rétrospectives et des congrès. Mais, en dehors de cela, les emplois rétribués ont atteint un chiffre très élevé et probablement de beaucoup supérieur à ce qui eût été indispensable à la bonne marche des choses. Il semble même qu’en certains cas, le nombre des fonctionnaires et employés ait apporté quelque entrave au fonctionnement de l’énorme machine.

L’administration supérieure de 1889, était en somme entre les mains d’un triumvirat composé de MM. Alphand, Berger et Grison : celle de Chicago appartint à un Conseil ; en 1900, M. Alfred Picard fut premier consul ; entre ces formes diverses de gouvernement on ne saurait laquelle proclamer la meilleure ; la meilleure est celle qui réussit le mieux, mais il est certain que si le sommet de l’édifice administratif est occupé par un commissaire général unique, celui-ci doit s’entourer de collaborateurs auxquels il laisse une grande initiative ; s’il veut tout diriger lui-même, il risque de multiplier les imperfections de détail et d’accroître les retards ; tel est peut-être l’enseignement le plus profitable que comporte l’expérience récente.

Congrès, Concours, Jury, Fêtes.

La pensée de profiter d’une Exposition universelle pour réunir des congrès est essentiellement logique ; c’est le seul moyen — à côté des objets — d’exposer des idées. Une date et un lieu fixés longtemps à l’avance et sans conteste possible, des facilités exceptionnelles de voyage et de séjour sont, pour un congrès international, de précieux gages de succès. On dit bien que l’atmosphère de l’Exposition, à Paris surtout, est peu propice aux méditations scientifiques. Mais cette facile ironie ne porte pas. Dans ces sortes d’assemblées il ne s’agit nullement de méditer ; la discussion même offre rarement de l’intérêt ; entre congressistes de langages divers, elle ne peut être serrée de bien près et l’intervention d’un interprète n’est pas faite pour lui donner beaucoup de chaleur et d’éclat. La valeur d’un tel congrès réside dans les « communications » par lesquelles des savants en renom font connaître le résultat d’une découverte, un point de vue nouveau, l’application d’une méthode ingénieuse à un problème ancien, un ordre de faits inaperçus jusqu’alors, ou bien, rendant compte de leurs travaux, en présentent le résumé, et décrivent leurs expériences. Qu’il s’agisse de sciences morales, mathématiques, naturelles ou appliquées, ces communications peuvent être fécondes en conséquences heureuses ; le public les ignore, mais elles sont des plus instructives pour les spécialistes. Il est vrai qu’il y a des congrès d’un autre ordre auxquels l’Exposition sert de piédestal, et qu’on pourrait appeler congrès de propagande. Ils tendent en effet à mettre en relief, à populariser une notion unique ; leur but est précis et le progrès qu’ils visent à réaliser est indiqué d’avance. Tels, par exemple, furent le fameux parlement des religions, tenu en 1893 à Chicago et en 1900, le congrès féministe et le congrès de la paix. Pour ceux-là le voisinage de l’Exposition n’est pas sans inconvénients ; il peut en résulter une exagération de doctrines et de langage due à l’intoxication intellectuelle du milieu, et peu propre à engendrer des résultats pratiques. Enfin certains congrès se réunissent pour étudier la valeur d’une réforme déterminée, comme le monopole de l’alcool ou la défense d’un intérêt spécial, comme la protection littéraire.

L’idée des Congrès date de l’Exposition de 1878, mais leur organisation était alors strictement officielle. Convoqués par l’administration et à ses frais ils ne pouvaient jouir d’une suffisante liberté. Il y en eût dix-sept environ. En 1889, leur nombre s’accrut considérablement et l’organisation fut différente. L’Exposition prêta son concours aux congressistes et leur accorda, avec son patronage, certains avantages matériels. Quelques-uns de ces Congrès furent très importants ; mais la plupart portèrent la marque de la hâte avec laquelle on les avait préparés. Leur réunion, en effet, n’avait pas été prévue dans le règlement général de l’Exposition. En 1900, au contraire, la chose fut prévue et spécifiée. Sur les cent vingt-six Congrès qui se sont réunis, cette année, beaucoup avaient été l’objet d’une préparation longue et minutieuse, et l’échange d’une correspondance très suivie avait mis les secrétaires en rapport avec les futurs congressistes. Le résultat, facile à prévoir d’ailleurs, a été l’intérêt beaucoup plus grand qu’ont présenté ces congrès par comparaison avec leurs devanciers ; on a pu serrer de près chaque sujet, entrer dans le détail de chaque question. On aurait abouti à des solutions pratiques, si de telles solutions pouvaient résulter d’un congrès ; mais en général, ce n’est pas le cas. Le congrès instruit, éclaire, suggère ; il est rare qu’il se résolve en actes ; il le tente infructueusement. Le caractère platonique et hâtif des vœux qu’il émet, pour clore sa session, suffirait à les rendre inexécutables, quand bien même il subsisterait un comité permanent chargé d’en poursuivre la réalisation.

On n’a pas remarqué que les vœux émis par les congressistes de 1900 aient fait exception à la règle, mais on a constaté combien souvent ces vœux faisaient appel à l’État, en vue de provoquer l’exécution des réformes préconisées. C’est là, jusqu’à un certain point, un aveu d’impuissance qu’il n’est pas sans intérêt d’enregistrer.

En plus des congrès, il y eût cette fois des concours et notamment des concours de sports. La chose n’était en 1889, que fort embryonnaire. Le congrès des exercices physiques avait organisé des concours scolaires d’équitation, de natation, de gymnastique, de sports athlétiques qui ne groupèrent que les jeunes français. À Chicago, une tentative pour attirer les athlètes européens n’eût qu’un médiocre succès. En 1900, on alla plus loin ; tous les sports, à l’exception du patinage, trop difficile à installer en été, et de la boxe jugée on ne sait pourquoi trop brutale, — figurèrent au programme et constituèrent par suite d’une entente avec le Comité International Olympique, les deuxièmes jeux Olympiques modernes. Les premiers, comme on sait, eurent lieu à Athènes en 1896 ; les troisièmes auront lieu en 1904, probablement en Amérique. Aucun terrain n’ayant été aménagé à temps par l’administration de l’Exposition, qui fit preuve, à cet égard, d’une incompétence notoire, il fallut recourir aux bons offices des sociétés françaises, qui prêtèrent leurs terrains, leur matériel, leurs arbitres. L’aimable délégué-général, M. Mérillon, tardivement désigné, fit d’ailleurs tous ses efforts pour remédier aux défauts d’une situation incohérente et il y parvint dans une assez large mesure. Sans entrer dans le détail des enseignements à tirer de ces différents concours, nous pouvons indiquer : le succès des réunions d’escrime et de sports athlétiques qui permirent de constater les qualités toujours prépondérantes des escrimeurs français, et l’entraînement merveilleux des athlètes américains — les progrès réalisés en tous pays par l’escrime du sabre, qui devient la rivale des escrimes au fleuret et à l’épée — la hardiesse, le savoir et l’endurance des aéronautes — le danger de l’invasion du professionnalisme et de l’esprit de lucre dans les milieux sportifs — l’exagération de force et de vitesse à laquelle tend imprudemment l’automobilisme — la nécessité d’une jauge internationale en yachting. Parmi les victoires françaises à signaler figure le gain d’un match de foot-ball sur une équipe allemande, première rencontre de ce genre qui ait eu lieu entre français et allemands.

Il y a peu de choses à dire de l’organisation et du fonctionnement des Jurys. Le plus important, et le plus difficile en cette matière, c’est de contenter les étrangers et il semble que cette fois, les étrangers soient partis satisfaits. Cela n’a pas toujours été le cas. Les Jurés de Chicago, par exemple, provoquèrent des réclamations très violentes et, dit-on, trop justifiées. Certaines réclamations se sont bien élevées en 1900, mais presque exclusivement de la part d’exposants français et elle visaient, en général, la façon dont le gouvernement avait distribué les décorations de la Légion d’Honneur, plutôt que l’attribution par les Jurys des divers ordres de récompenses dont ils disposaient. Il semble, qu’en effet le gouvernement ait témoigné parfois d’une partialité peu compatible avec la solennité d’une manifestation nationale, dans laquelle la politique n’avait rien à voir. Quelque parti-pris s’accusait également dans les opérations, d’ailleurs si délicates, du Jury des Beaux-Arts.

C’est par les fêtes que s’affirme, en général, le caractère d’une Exposition. Là, se précise aux yeux de tous, la pensée suprême des organisateurs. Les fêtes de 1900 ont été avant tout populaires. Représentations, processions, illuminations furent réglées autant que possible pour le plaisir du plus grand nombre ; il n’est pas jusqu’aux banquets dont les convives n’aient atteint des chiffres inusités. Si l’on rapproche les uns des autres les programmes de ces fêtes, les cantates, allégories, discours auxquels elles ont donné lieu, on voit que les idées de fraternité et de collectivité dominèrent toutes les manifestations de cette période. Ceci nous amène à considérer quels seront, pour la France, les bénéfices probables de l’Exposition, non pas seulement au point de vue matériel, mais surtout au point de vue moral.

Bénéfices Matériels et Moraux.

Il est de mode aujourd’hui, parmi nos exposants surtout, de se prétendre lésé par le principe même de l’Exposition ; les étrangers, dit-on, viennent prendre nos modèles, les copient ou s’en inspirent et la concurrence s’en trouve dangereusement avivée. Cette critique a pu être justifiée en d’autres temps, alors que la France possédait, notamment pour les industries de luxe, une avance considérable sur la plupart des autres pays ; mais il n’en est plus de même à présent et si les étrangers s’inspirent volontiers de nos travaux, ils nous procurent, en exposant chez nous, des occasions faciles d’imiter les leurs. Par exemple, la possibilité d’étudier à loisir les merveilles de la section allemande en 1900 devrait être considérée comme une bonne fortune par les industriels parisiens..… Plus convaincants sont les arguments qui opposent à la prospérité précédant et accompagnant l’Exposition, la stagnation forcée qui la suit : ce sont les vaches maigres succédant aux vaches grasses. On a procuré beaucoup de travail à beaucoup d’ouvriers, mais leur agglomération anormale devient ensuite pour eux une source de mécontentement et de misères ; le mouvement commercial s’est largement accéléré, mais il se ralentit ensuite ; l’argent a circulé avec une vivacité généreuse, mais après, il se repose. Ces phénomènes ne sont néfastes que parce qu’on ne les escompte pas ; et c’est l’imprévoyance des hommes qu’il faut accuser et non l’institution. Il est évident que même soldée par un certain déficit, l’Exposition se traduit encore par des bénéfices matériels pour ceux qui se donnent la peine d’en profiter. Elle n’est pas la poule aux œufs d’or ; elle est plutôt le champ du bon Lafontaine qu’on doit travailler avec courage et persévérance. La France de 1900 a-t-elle su le faire ? L’avenir le dira, mais ayant eu tout le temps de s’y préparer à la suite de la plus longue période de paix qu’elle ait connue depuis des siècles, elle serait sans doute jugée impardonnable de n’en avoir pas profité.

Le premier des bénéfices moraux, c’est le prestige acquis. La capitale d’un grand pays ne se montre pas à d’innombrables étrangers sous la resplendissante parure d’une Exposition universelle sans que ce pays tout entier n’en soit haussé dans l’estime générale ; et si, à cette estime peut se mêler quelque jalousie, la meilleure chance d’y obvier, c’est que les autres pays participent brillamment au succès de l’entreprise. 1900, à cet égard, aura dépassé toute attente. Jamais la participation étrangère n’avait été aussi complète ; jamais on n’avait vu une Exposition aussi foncièrement internationale ; il est donc permis d’espérer qu’aucun mauvais sentiment ne se mêlera à l’estime et à la sympathie témoignées à la France en cette occasion. Mais la France elle-même courrait un risque si l’expérience du passé devait être perdue pour elle. Dans la présomption dont elle fit preuve en 1870, la confiance en soi développée par la pompe et l’ampleur des spectacles de 1867, entra pour quelque chose ; ces spectacles furent producteurs de dangereuses illusions. Il est vrai que la même cause qui, cette fois, neutralise la jalousie des autres, nous préserve nous-mêmes de la présomption. L’Exposition a mis en relief l’égalisation toujours plus grande des forces matérielles et morales des grandes puissances. Rien ne devrait être plus apte à consolider la paix.

Des causeurs austères ont critiqué, par ailleurs, la forme d’amusement qui résulte d’une Exposition universelle. Leur sévérité semble déplacée. Dans la longue série des amusements que l’humanité a inventés, il n’en est pas de plus sain et de moins condamnable que celui-là. On peut ajouter qu’en 1900 l’amusement s’est constamment doublé d’un enseignement. De tous côtés et sous toutes les formes s’est manifesté le souci de transformer l’Exposition en une vaste École ; visites, conférences, tableaux, projections, notices multipliaient les données, les notions, les rapprochements, les contrastes. Il y a bien à cette organisation d’un grand bazar scientifique, quelque péril. Les connaissances ainsi acquises ne sont profitables que si elles en provoquent d’autres, que si elles donnent l’impulsion à une recherche individuelle du savoir ; elles ne valent que comme point de départ. S’il en était autrement, si le visiteur ignorant devait n’en retirer que la certitude d’être devenu savant et l’usage de quelques-unes de ces formules absolues qui sont « la forme naturelle de la pensée inculte », ce serait très grand dommage.

Peut-être, après tout, a-t-on trop répété que l’Exposition était une École ; ce n’en était, ce n’en pouvait être que le vestibule.

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L’ART À L’EXPOSITION

L’art se manifeste dans une Exposition universelle sous deux formes principales : les objets exposés et les constructions élevées pour les recevoir. L’art ancien comprend les collections rétrospectives et les reproductions d’édifices ; l’art moderne ne s’exprime qu’en certaines catégories d’objets et en certaines parties des constructions. On expose en effet des quantités d’objets dont l’utilité est la première qualité et qui n’ont rien d’artistique ; une machine peut être belle, une voiture peut être élégante ; on dira qu’un fusil est joli ou qu’un bateau est fin, tous qualificatifs qu’on applique également à l’art, mais qui n’impliquent pas nécessairement sa présence dans les objets ainsi qualifiés. De nos jours, en dehors des œuvres sorties des mains du peintre et du sculpteur, il n’y a guère que la parure et le mobilier où puisse s’exercer la fantaisie de l’artiste ; les armes et les objets d’église sont devenus des instruments de précision et de banales imitations ; seuls, les bijoux et les étoffes forment, avec tout ce qui embellit et complète nos logis, le domaine habituel de l’art. Quant à l’Exposition elle-même, toutes les parties n’en sont point également propres à recevoir une empreinte artistique ; d’autres préoccupations doivent dominer en général dans l’aménagement des galeries. L’art se réfugie plutôt dans les façades, dans les perspectives et dans ces accessoires : ponts, passerelles, portes d’entrée, annexes de tous genres — dont précisément la disposition d’ensemble de l’Exposition de Paris a multiplié l’établissement. Voilà donc délimité, peut-être avec un peu trop de précision, le terrain sur lequel nous nous placerons pour étudier l’art à l’Exposition ; qu’on nous pardonne cette précision : elle est utile, croyons-nous, pour éclairer et ordonner un si vaste sujet.

Les Constructions.

Dans les constructions, comme dans les objets, on peut distinguer l’inspiration ancienne et l’effort créateur ou novateur. La plupart des pays étrangers ne se sont pas contentés, en 1900, de chercher dans leur passé des inspirations ; ils ont reproduit ou imité leurs édifices célèbres, leurs styles nationaux. L’Italie a édifié un palais vénitien ; les États-Unis ont construit un Capitole semblable à ceux sous la coupole desquels s’abrita leur indépendance naissante ; l’Angleterre a reproduit un manoir Élisabeth ; la Grèce et la Serbie nous ont montré les églises byzantines où se conservèrent, à l’abri de la foi, leurs nationalités persécutées ; la Belgique a copié un de ses gracieux hôtels de ville ; la Hongrie a formé un pittoresque amalgame de ses châteaux les plus fameux ; l’Allemagne, en utilisant toutes les ressources du style vieil-allemand, a créé un ensemble génial où les espoirs de l’avenir étaient inscrits en allégories sur les murailles du passé ; il suffisait de regarder les pavillons de l’Espagne et de l’Autriche pour avoir une vision de Madrid et de Vienne, et si quelque fantaisie, heureuse d’ailleurs, s’est glissée dans la silhouette si variée du palais de l’Asie Russe, cet édifice n’en évoquait pas moins Kiew et Moscou. La Suède et la Norvège avaient transporté sur les bords de la Seine leurs traditionnelles maisons de bois. Monaco lui-même s’était essayé au rétrospectif ; seul de la rangée, le Mexique n’avait point renouvelé l’hommage rendu par lui, en 1889, à l’architecture de ses ancêtres aztèques.

Il était difficile et il eut été déraisonnable à l’art français de se reproduire lui-même en plein Paris. Nos monuments, même les plus distants de la capitale, se trouvaient encore à la portée de nos visiteurs étrangers, et il n’eut servi de rien à personne qu’on en trouvât, dans l’enceinte de l’Exposition, de pâles et mesquines copies. Il en va autrement de l’inspiration et puisque à l’aurore d’un siècle nouveau, chacun sortait de son passé ce qu’il avait à montrer de plus riche ou de plus lointain, on se demande pourquoi nos architectes n’ont pas eu l’idée de nous faire, par exemple, une esplanade des Invalides Renaissance et un Champ-de-Mars Louis XIV. Pour tirer de ces architectures admirables toute la pureté et toute la grandeur dont elles sont capables, et en faire l’application à de pareils espaces, il ne suffit point d’avoir de la science et du talent, il faut témoigner aussi de beaucoup d’originalité et de sentiment. Chose curieuse, nul n’y a songé. Nul n’a été tenté par le contraste audacieux à établir entre la solennelle puissance des colonnades du grand Roi et l’élégante robustesse d’une tour Eiffel et d’une galerie des Machines. Et ce qui montre bien que l’idée n’était pas à l’ordre du jour de l’opinion, c’est que l’essai n’a même pas été tenté ailleurs, sur une plus petite échelle, pour l’un de ces nombreux pavillons dont s’émaillaient les jardins. En vain, dans toute la portion passagère de l’Exposition élevée par les architectes français, en vain chercherait-on une seule réminiscence avouée de nos styles anciens ; nous ne croyons pas qu’il soit possible d’en découvrir. Partout se déclare la recherche de l’inédit, de l’original absolu ; partout on saisit les traces d’un effort vers la création de quelque chose de nouveau. Nous disons à dessein : la portion passagère, non que les architectes des Palais des Champs-Élysées n’aient manifesté, eux aussi, leurs aspirations modernes, mais du moment qu’il s’agissait d’imposer aux regards de la critique des lignes immuables et de prendre racine en plein centre de Paris, ils ont eu peur d’aller trop loin dans la voie des innovations ; ils se sont méfiés d’eux-mêmes et se sont souvenus, très à propos, de quelques-unes des pensées les plus harmonieuses et les plus admirées de leurs prédécesseurs. Les autres — ceux dont l’œuvre toute provisoire ne devait se perpétuer que dans la mémoire indulgente des visiteurs de 1900, — n’étaient point obligés à de tels scrupules, et leur passion novatrice pouvait s’emballer sur une route sans barrière.

Pour s’exprimer, elle choisit le plâtre. La chose est fort curieuse, car c’est le fer dont tout ici semblait présager le triomphe. Non seulement le fer a repris en sous-œuvre nos vieilles architectures et conquis par son audace, sa légèreté et son prix de revient des clientèles de plus en plus nombreuses, mais il s’était révélé, il y a onze ans, capable de beauté et de grâce, apte à être habillé et paré. L’Exposition de 1889 fut pour lui une triomphale entrée dans le monde des arts. Le Champ-de-Mars était rempli des temples qu’il s’était élevés à lui-même. Tout seul, il avait réalisé les massives courbures de la galerie des Machines et les souples élancements de la tour Eiffel ; revêtu de bleu ciel et associé à la brique blanche et à la terre cuite rosée, il avait composé la joyeuse symphonie du Palais des Beaux-Arts et du Palais des Arts Libéraux. Dès le premier coup-d’œil donné à l’Exposition des hauteurs du Trocadéro, on apercevait partout les silhouettes de ses œuvres. Aux environs du Dôme Central, le carton-pâte avait été mis à contribution, mais il occupait un modeste espace et on le sentait condamné. Onze ans s’écoulent et voici le recul imprévu du fer ; non pas qu’on ait appris à se passer de lui, car il est partout, mais on ne le voit nulle part ; c’est le fer honteux. On le cache sous des masses étonnantes de plâtre. Sans doute, le plâtre avait régné à Chicago, mais là-bas le décor de la célèbre « Cour d’Honneur » était classique, tout en portiques et en colonnades ; les architectes, à défaut de marbre blanc, en cherchaient du moins l’évocation.

Qu’ont cherché ceux de 1900 ? Ils seraient, peut-être, embarrassés de le dire. Leur embarras, en tous les cas, s’est traduit à mesure que montaient les édifices qu’ils ont conçus. La base en est généralement ferme et décidée, originale parfois ; plus haut les lignes semblent hésiter, se chercher, s’égarer ; à la naissance des voûtes, toute inspiration est déjà perdue ; les voûtes elles-mêmes se sont achevées dans une inquiétude croissante et le couronnement n’est qu’une cacophonie incertaine. Alors on dirait que, pour masquer cet assemblage incohérent, l’auteur s’est grisé de décoration et a plaqué de tous côtés des motifs préparés d’avance, à part, et d’une richesse propre à attirer le regard. Le château d’Eau, les palais de l’Esplanade des Invalides, les pavillons d’angle du palais des Mines et de la Métallurgie et de celui des Lettres, Sciences et Arts portaient, au plus haut point, la marque de ce trouble architectural. L’artiste sûr de lui ne tombe pas en de telles orgies décoratives. Un seul couronnement s’est imposé et celui-là était en fer. Nous voulons parler de l’élégante armature qui surmontait le palais de l’Électricité et figurait, le soir, un diadème de diamants.

Cette aspiration générale vers des lignes nouvelles et cette impuissance à les trouver n’étaient point particulières à l’Exposition. De son enceinte, on apercevait deux monuments, récemment achevés, et qui traduisaient les mêmes préoccupations et le même échec. L’un est la nouvelle Gare d’Orléans, l’autre la Basilique de Montmartre. Là, du moins, il y a sobriété d’ornementation. L’Église du Sacré-Cœur représente de plus une habile tentative de rénovation byzantine, mais, descendue de sa colline, que serait-elle ? Montmartre lui prête le prestige de la hauteur et de l’éloignement ; c’est déjà une preuve de talent d’avoir su harmoniser la construction avec le paysage ; l’architecte a su faire cela ; il n’a pas fait davantage.

À défaut de la ligne, avons-nous la couleur ? Mettons à part six grandes fresques qui égayaient l’entrée de l’Esplanade des Invalides. Ce n’est là qu’une fantaisie réalisable pour le rêve d’un été : nos climats en interdisent l’application à tout édifice durable. Il reste les frises émaillées qui courent sous les colonnades du Grand Palais des Champs-Élysées et le timide coloris apposé sur les murs du Palais du Génie civil. C’est peu ; toutes les autres façades étaient blanches ; le blanc, du moins, y dominait. Or, en 1889, dans tout le Champ-de-Mars, il n’y avait de blanc que la Fontaine centrale. À l’entour, le fer avait revêtu les couleurs les plus variées et l’arc-en-ciel, ainsi composé, séduisait encore le regard par sa fraîcheur sept ans plus tard, lorsque la pioche des démolisseurs vînt en disperser l’éphémère combinaison. Peut-être nous excusera-t-on d’en conclure que l’art architectural français, en demandant au fer un renouveau de lignes et de couleurs, ne s’était pas trompé, comme il semble l’avoir cru ; sorti d’une avenue qu’il a prise à tort pour une impasse, il n’a rien trouvé qui le justifiât d’être ainsi revenu sur ses pas.

Nous avons dit que, dans une Exposition Universelle, l’art architectural et décoratif se manifestait surtout dans les façades, les perspectives et ce que nous avons appelé les accessoires. À Paris, les perspectives sont désormais peu transformables. Le Trocadéro, la Tour Eiffel et la Seine en limitent étroitement les aspects. Au pied de la Tour, et sur la colline du Trocadéro, les jardins ne comportent que de petites constructions légères et isolées ; il faut de toute nécessité qu’il y ait là de vastes espaces sur lesquels le regard puisse errer librement. Quant à la rivière, on peut, en alignant sur ses bords de jolis édifices, encadrer et orner sa courbe gracieuse ; mais il est impossible de faire davantage. Tout n’était pas dit pourtant, puisque c’est sur le projet d’ouverture d’une perspective nouvelle que s’est engagée la première discussion d’art soulevée par l’Exposition de 1900. Ce projet comportait la destruction du Palais de l’Industrie et l’établissement d’une percée gigantesque allant de la Place Beauveau aux Invalides, à travers les Champs-Élysées. Le Palais devait être remplacé par deux autres palais, élevés en bordure sur l’avenue nouvelle, qui se relierait à l’Esplanade des Invalides par le moyen d’un pont monumental.

En principe, la disparition, sauf le cas de nécessité absolue, d’un édifice public rappelant des souvenirs déjà historiques, est blâmable. Où en seraient la noblesse et la beauté d’une cité si, tous les vingt-cinq ou cinquante ans, on se croyait en droit de renverser ses monuments pour en construire d’autres à la place. Mais à titre d’exception, il faut reconnaître que l’idée était heureuse, tant la disposition des lieux semblait se prêter à sa réalisation. Aujourd’hui que l’œuvre est accomplie, le regard éprouve peut-être plus de surprise que d’agrément à s’engager dans la longue enfilade qu’on lui a préparée et qui lui est, pour ainsi dire, trop imposée. Quand les constructions provisoires de l’Esplanade auront disparu, que la blancheur un peu criarde des nouveaux palais se sera atténuée, que les arbres auront poussé à l’entour, que les barrières seront tombées, rendant à la circulation l’avenue Nicolas ii et le pont Alexandre iii, ces impressions feront place à d’autres plus harmonieuses et plus satisfaisantes, et ce point de Paris s’en trouvera incontestablement embelli. En tous les cas, la vaste perspective ainsi établie pouvait être, malgré ses légers inconvénients, un des succès de l’Exposition et elle l’a été.

Si nous passons maintenant aux « accessoires », nous voyons que l’étude en est féconde en suggestions et en aperçus intéressants. La recherche du nouveau et de l’inédit s’y révèle aussi âpre que dans l’architecture des grandes façades, mais avec bien plus de liberté et de bonheur. C’est qu’ici le détail domine mieux l’ensemble et peut même arriver à s’en rendre maître ; par là se trouve facilitée la tâche de nos architectes et de nos décorateurs modernes qui, évidemment, tendent à concevoir le tout à travers la partie et n’arrivent, en général, à faire des ensembles qu’en juxtaposant des détails ; cette loi, par parenthèse, se vérifie dans le Petit Palais qui est, avant tout, une juxtaposition de détails exquis.

Le cadre de cette étude ne nous permet pas une revue des accessoires qui mériteraient d’être signalés. Mais le seul rappel de la Passerelle des Paons, du Pavillon Bleu, du Théâtre de la Roulotte, de la Porte du Quai d’Orsay et de la fameuse « Salamandre » de la Place de la Concorde, souligne l’extrême variété des tentatives auxquelles s’est essayé le « Nouveau Style ». Car, il n’y a pas à dire : ces mots dont on a tant abusé signifient ici quelque chose. Nous sommes véritablement en présence de silhouettes neuves, de coloris imprévus, de décors inattendus ; la France n’en a pas le monopole, comme on pouvait s’en rendre compte à l’Exposition, en examinant, par exemple, le Pavillon de la Marine marchande d’Allemagne, ou celui de la Compagnie Péninsulaire-Orientale. Mais si elle n’y a pas pris d’avance incontestable, assurément elle n’est pas en retard. Cet art nouveau, d’où sort-il ? quelle est la source de son inspiration ? Pour le préciser, il faut pénétrer dans les ateliers où se prépare l’ornementation et où se fabrique le mobilier de nos demeures futures.

Les Objets.

Impossible, alors, de nier son existence. Il est partout ; dans les chaises et dans les fauteuils, dans les tables et dans les bibliothèques, dans les cheminées et dans les escaliers, dans les boiseries et dans les draperies, dans la porcelaine et dans le cristal, dans la lampe et dans le vitrail. On dit parfois qu’une époque est nécessairement inconsciente du style qu’elle est en train de créer et volontiers, comme exemple, on cite le « Louis-Philippe », mais le style Louis-Philippe n’est guère qu’une déformation du style Restauration qui, lui-même, est une sorte d’Empire dégénéré. L’Empire, par contre, comme le Louis XIV, a eu certainement conscience des formes qu’il imposait. La vérité, c’est qu’il y a des périodes pendant lesquelles, pour une cause ou pour une autre, le goût flotte indécis, sans qu’aucun style ne se développe ni ne se crée. Il en a été ainsi entre 1840 et 1880, et c’est en vain que, dans la Rétrospective de l’ameublement, on a tenté de reproduire un « salon Napoléon III », à la suite d’une « chambre à coucher Louis-Philippe ». Beaucoup de dorures et de soies brochées furent la seule et insuffisante caractéristique de ce temps ; le mobilier visait à la richesse, et voilà tout. Aux environs de 1880, des tendances vers un art nouveau se manifestèrent, mais cet art s’est longtemps cherché ; en 1889, il n’avait pas encore assez confiance en lui-même pour s’exposer aux critiques ; l’assurance qu’il a prise est toute récente. Les critiques, cependant, ont été le chercher jusqu’en son berceau. Dès sa naissance, une double accusation a pesé sur lui ; on lui a reproché son origine anglomane et son caractère décadent. Ces reproches sont injustifiés ; l’art nouveau n’est pas le produit d’une puérile anglomanie ; il est européen, mais son apparition a coïncidé avec l’effet causé en Angleterre par la croisade Ruskinienne. S’il n’est pas anglais, il a eu pour apôtre un anglais, de là, vient qu’à l’origine il s’est parfois coloré de britannisme. Pour une raison analogue, il a pris, ailleurs, des allures décadentes, c’est-à-dire hésitantes et veules, les décadents s’étant emparé de lui et l’ayant forcé à traduire leurs aspirations imprécises et malsaines. Mais ces phénomènes étaient passagers ; rien de tout cela n’était de son essence et l’Exposition de 1900 lui aura fourni l’occasion de le prouver, en se montrant dégagé de tous liens étroits et supérieur à des parentés compromettantes. Il suffisait de parcourir les sections française, allemande, danoise et japonaise pour constater la physionomie internationale du mouvement et remarquer qu’il avait dorénavant perdu la préciosité et l’afféterie de ses débuts. Quoi de commun entre les tentures « Liberty », encadrées de bois laqué blanc et la robuste décoration de la salle destinée au Musée de Cologne ? Quel rapport entre le « Kate Greenaway » et les amples silhouettes, à l’aide desquelles les ateliers japonais et la manufacture royale de Copenhague réalisent de surprenants effets ? et si l’art du verrier emprunte volontiers aux paysages sous-marins quelques-unes de leurs lignes molles et floues, quelle allure décidée n’ont pas les grès émaillés ou flambés autour desquels s’enroule, à l’occasion, un serpent de métal ?…

Pour n’avoir point de père, le « Nouveau style » n’en a pas moins des parrains. Laissant de côté Ruskin, qui est toujours resté un inconnu pour la France et Ibsen, qui n’y est compris que du très petit nombre, ce sont les noms de Loti, de Wagner et de Puvis de Chavannes, qui viennent aux lèvres dès qu’on s’avise de rechercher quels ont été les rénovateurs, du reste inconscients, de l’art décoratif en France. Les influences de l’exotisme, du symbolisme et de l’impressionnisme y sont partout visibles ; peut-être y remarque-t-on aussi une nuance de doute, non point le doute entêté de Voltaire, ni le doute satisfait de Renan, mais plutôt l’hésitation qui résulte d’une lumière encore incertaine. L’Exposition de 1900 a permis de noter, en outre, quelques particularités intéressantes. Le Nouveau Style jouit d’une absolue liberté ; il arrive au moment propice ; il hérite des travaux par lesquels d’ingénieux artistes ont rénové la marqueterie, la maroquinerie, la faïence et l’émail, la teinture des étoffes et la ciselure des métaux ; il a été précédé par une période d’éclectisme qui a beaucoup contribué à former le goût, en même temps qu’à éliminer les préjugés, les conventions étroites ; surtout, il coïncide avec une révolution dans l’éclairage. L’électricité ne fait pas seulement tomber d’en haut la lumière qui, avant elle, montait d’en bas ; elle la répand également à travers la pièce, à travers la maison entière, modifiant ainsi les aspects et les usages ; la table de la salle à manger, celle du salon, la cheminée cessent d’être des centres lumineux ; l’escalier devient autre chose qu’un passage et l’on commence à meubler les corridors et les antichambres comme si l’on souhaitait de pouvoir s’y tenir habituellement. La fantaisie de l’architecte ménage, d’ailleurs, au décorateur des irrégularités et des recoins pittoresques très propres à exercer son imagination.

Cette liberté dont il jouit pour combiner les couleurs, utiliser les matériaux les plus variés et créer des formes inédites, le Nouveau Style ne paraît pas disposé à en abuser, et là encore, on surprend une preuve de force et partant un gage d’avenir. En général, il est sobre et dès qu’il cesse de l’être, il s’égare, devient déplaisant ou retombe dans un pesant pastichage. Qu’il s’agisse de bois incrusté, de cuir, de panneaux d’étoffes, les ornements qu’il combine veulent de grands espaces vides devant eux ; il faut de l’air aux fleurs étranges qui s’y épanouissent. Ses moulures sont discrètes ; ses volutes, rares ; ses rinceaux s’allongent, trop minces souvent et empreints d’une gravité timide, le métal qui les épouse ou les continue n’est pas moins soucieux de sobriété ; la préoccupation est prépondérante de fuir ce qu’en argot parisien, on nomme le « style dentiste ». Mais la liberté dont on évite d’abuser, on tient plus encore à n’en rien aliéner : tout est permis de ce qui aide à réaliser l’effet cherché ; le lambris ou la tenture voisinent hardiment avec la pierre nue ; le fer forgé s’appuie sur la brique ; la fresque ou la poterie s’emparent d’un angle ou d’une frise. Et ces contacts audacieux se continuent dans le domaine du bibelot : on y voit l’étain encercler le vase de grès et la statuette d’ivoire tenir un flambeau d’argent mat. Et cela se prolonge encore dans la parure de la femme élégante qui, oublieuse un instant de la beauté permanente des pierres précieuses, recherche des bijoux où la nature n’a mis qu’un peu d’or et quelques tranches d’opale, où l’artiste par contre, a mis toute l’aspiration de sa pensée et toute l’habileté de ses doigts. Remarquez-en non seulement les ciselures rares et les raffinements, mais aussi l’origine. Au pied de ces objets, s’inscrivent parfois des noms de gens du monde qui en sont, non les acheteurs, mais les auteurs. Déjà aux derniers Salons, une orfèvrerie d’amateurs s’était révélée à travers des vitrines imprévues ; il en est ainsi aux époques, et aux lieux où l’art va renaître ou se transformer et quel plus bel hommage lui serait rendu que cete participation volontaire aux labeurs qui l’enfantent, de ceux qui pourraient jouir de ses résultats sans peiner pour les produire ?

Le Nouveau Style existe donc ; il n’est pas seulement prochain, il est présent, et si nous jetons de nouveau un regard sur ces constructions que nous examinions tout à l’heure, nous serons mieux à même de comprendre les tendances qu’elles révèlent et d’expliquer l’échec qu’elles accusent. Ce parti-pris de créer de l’avenir et de ne point reproduire du passé, c’est le signe de l’ambition et de la jeunesse. Le Nouveau Style prétend s’échapper des intérieurs, s’essayer au plein air. Aménager la maison ne lui suffit plus ; il aspire à l’édifier. Quoi d’étonnant s’il n’y réussit pas du premier coup ? D’autant qu’avec une présomption juvénile, il néglige de s’inspirer, sur ce vaste théâtre, des procédés qui lui ont réussi sur une plus petite scène. Au dedans, nous avions loué sa délicatesse de toucher, sa sobriété de goût ; dehors, nous voici devant une orgie de décorations, de lourdeurs et d’empâtements qui aggravent et soulignent l’absence d’idées-mères. Dedans, nous avions reconnu l’heureux effet de la variété des matériaux employés ; dehors, il y en a plus qu’un, le plâtre ou plutôt la pierre blanche que le plâtre simule ; du coup, c’est un recul qui se dessine, un recul sur 1889 le fer et la terre cuite, rapprochés par hasard ou par intuition, s’étaient si joliment mariés. Ajoutez qu’ici nulle révolution ne s’est produite dans l’éclairage. Ce sont le même soleil et les mêmes nuages qu’au temps des portiques grecs ou des cathédrales gothiques…

La tâche du Nouveau Style sera donc bien plus difficile à l’extérieur qu’à l’intérieur. En viendra-t-il à bout ? C’est le secret des Dieux. En tous cas il le tentera et certainement, on fera dater de l’Exposition de 1900, nombre des efforts auxquels il va se livrer pour y parvenir.

Les Beaux-Arts.

Ue tableau et la statue ne comportent aucune rénovation analogue. On ne peut point inventer pour eux des lignes inédites, puisque les lignes qui les inspirent sont celles de la nature elle-même. Dans ce domaine réservé qui est comme le parvis sacré du temple artistique, l’effort est à la fois plus élevé et moins libre : moins libre, puisqu’il est limité par les formes immuables qu’il cherche à reproduire, plus élevé parce que nulle préoccupation matérielle, nul souci de servir un besoin ou de s’accommoder à un usage, n’y viennent brider ou contrôler l’aspiration vers le beau.

Mais le beau est quelque chose de si vaste qu’on ne saurait l’étreindre d’un seul geste. L’artiste y travaille perpétuellement et toujours en vain ; ce qu’il capture d’un côté lui échappe d’un autre ; on dirait une ville trop étendue pour être investie et à laquelle des assauts successifs sont donnés, sur des points différents de son immense enceinte. L’histoire de l’art n’est en somme que l’histoire de ces assauts.

Or, la dernière conquête tentée est celle de la lumière et de la vie. Depuis cinquante ans, toute l’énergie et toute la science de nos peintres et de nos sculpteurs ont été employées à chercher des effets de soleil et de mouvement, à fixer des impressions et des réalités. Le grand intérêt de la section des Beaux-Arts, à l’Exposition de 1900, résidait dans la possibilité d’étudier l’ensemble des résultats obtenus pendant cette phase de l’éternelle lutte. On a pu comparer les œuvres les plus récentes avec celles des dix dernières années, puis avec celles du siècle entier, puis avec celles des pays étrangers.

Disons tout de suite que ces comparaisons n’ont pas été facilitées par les organisateurs de la section et qu’en cette circonstance, l’administration des Beaux-Arts de la République Française a fait preuve d’une regrettable incompétence ; la leçon est à retenir. La tendance est universelle aujourd’hui à envisager les Beaux-Arts, comme un service public. Mais si l’on veut que ce service soit à la hauteur d’une mission particulièrement délicate, il faut lui assurer la stabilité et l’indépendance, en choisir le personnel sans autre préoccupation que celle de sa valeur professionnelle, et le tenir ensuite rigoureusement à l’abri des contacts politiques ; cela peut n’être pas aisé, cela n’est pas moins indispensable.

Les œuvres de l’année, composées pour la plupart en vue de l’Exposition universelle n’ont qu’une signification relative. Elles sont souvent exceptionnelles. Ce n’est pas là qu’il faut chercher les caractères généraux d’une école. Mais si l’on rapproche la décennale de la centennale et des expositions étrangères, ce qu’on peut appeler l’école moderne française se montre sous un jour éminemment favorable ; elle n’est point inférieure aux écoles précédentes, elle est notablement supérieure aux écoles étrangères. Ses qualités sont d’autant plus certaines que le relief en est moins artificiel. En effet, tant pour la centennale que pour les expositions étrangères, l’élimination a été sévère ; sur une période de cent ans, le temps et la critique ont fait leur œuvre ; l’élite qu’ils ont laissée subsister est seule ou presque seule à participer à une manifestation rétrospective de cette importance ; d’autre part, les pays étrangers qui ne disposent que d’emplacements limités, réservent ces emplacements à leurs artistes les plus en renom… si malgré le grand nombre de ceux qui y participent, la décennale Française triomphe, son mérite est donc incontestable.

C’est précisément par une lumière mieux rendue, par une vie plus intense que ce mérite s’accuse et le travail d’un demi-siècle, pour conquérir ces qualités, n’aura pas été vain. À vrai dire, il s’est exécuté parfois de manière bien étrange. Dans le but de les mieux comprendre, des audacieux ont décomposé le mouvement et la couleur ; ils ont négligé de les recomposer ensuite et ils ont voulu que le spectateur se livrât, pour les suivre, aux mêmes opérations. Leur zèle, d’ailleurs, les a souvent égarés ; ils ont poussé à l’extrême la théorie de la « tache», inventé le bizarre procédé du « pointillage », et créé des nuances dont la nature aurait horreur. Mais dans leurs égarements même, ils furent intéressants et féconds. Leur œuvre de pionniers semble achevée ; il faut maintenant utiliser, coloniser leurs découvertes. L’Exposition de 1900 s’est produite à l’heure précise où ce travail commence. Nous ne savons pas comment il sera conduit, ni à quoi il aboutira. Mais en rapprochant dans notre pensée comme elles l’étaient, cet été, au grand palais des Champs-Élysées, les œuvres d’un Ingres et d’un Puvis de Chavannes, d’un Horace Vernet et d’un Detaille, d’un Delacroix et d’un Monet, d’un Troyon et d’une Rosa Bonheur, d’un Gérard et d’un Bonnat, d’un Carpeaux et d’un Saint-Marceaux, nous pouvons constater combien sont considérables et combien variées les richesses que la France vient d’inventorier. Heureux les artistes du xxe siècle, qui héritent de tant d’éléments nouveaux, de tant de curieuses expériences, de tant de science et de labeur !

vi

LE MOUVEMENT SOCIAL

Le grand fait qui domine, cette année, tout le mouvement social, en France, c’est la présence de M. Millerand au Ministère du Commerce, c’est-à-dire la participation d’un socialiste avéré au gouvernement de son pays, sans qu’il ait eu, d’ailleurs, à rien sacrifier de ses idées personnelles ou de ses engagements vis-à-vis de son parti. L’importance de ce fait a été clairement soulignée, non pas seulement par les violentes discussions auxquelles il a donné lieu dans les groupements socialistes français, mais par l’attention plus calme bien que non moins vive, dont il a été l’objet de la part des socialistes étrangers. Trois Congrès, en somme, s’en sont successivement occupés ; celui de Décembre 1899 et les deux Congrès, l’un International et l’autre National, qui se sont réunis à Paris, en Septembre et Octobre 1900. Il est utile de résumer ce qui s’y est dit sur le « cas Millerand » ; nous verrons ensuite quel a été l’effet produit sur le travail lui-même, par un événement aussi considérable, quels résultats M. Millerand a obtenus au point de vue des réformes qu’il préconise, enfin quelle influence son attitude a pu avoir sur les opinions des hésitants du Socialisme.

Les Congrès Socialistes.

La question soumise au Congrès de 1899, était formulée en ces termes : « Lutte des classes et conquête des Pouvoirs publics. Dans quelle mesure et conformément au principe de la lutte des classes, base même de l’organisation du parti, celui-ci peut-il participer au pouvoir dans la commune, le département et l’État — Voies et moyens pour la conquête du pouvoir : Action politique, révolutionnaire, économique ». Ce fut M. Jaurès, le généreux et éloquent député socialiste qui, à la tête des défenseurs du Ministre du Commerce, exposa avec le plus de force et de conviction, la thèse de la conquête successive de tous les pouvoirs : conseils municipaux, départementaux, Chambre, Sénat, Conseil des Ministres, par l’élection les socialistes peuvent arriver à dominer partout, de sorte que le régime collectiviste finira par s’établir sans violence et sans danger, par le seul jeu des institutions, et la seule puissance des lois. À cela, deux autres voix, également autorisées aux yeux des socialistes, répondirent. Albert Richard, ancien compagnon de Bakounine, sans méconnaître les résultats déjà obtenus par la méthode chère à M. Jaurès, exprima une méfiance discrète : « J’ai peur, dit-il, que le ministre socialiste n’apporte la sanction socialiste à l’ordre social qu’il veut détruire ». Quant à Paul Lafargue, il synthétisa les arguments des irréconciliables, des purs, représentés en France aujourd’hui, par Jules Guesde et ses partisans. « Le défenseur du grand patronat, dit-il en parlant de M. Waldeck-Rousseau, a appelé un socialiste au ministère comme, en 1848, Ledru-Rollin avait appelé l’ouvrier Albert et le socialiste Louis Blanc. L’histoire est là ! C’était pour endormir le socialisme, pour préparer les journées de Juin..… Cette méthode est connue, c’est celle de Paul Bert entraînant le peuple dans la lutte contre le cléricalisme, afin de le détourner de la lutte contre le capitalisme ». Beaucoup d’autres orateurs, il va de soi, parlèrent sur ce sujet brûlant, mais toutes les opinions exprimées, se ramenaient à ce triple point de vue ; confiance, méfiance, violence ; entre ces trois termes, les congressistes se partageaient ; et finalement ce fut la violence qui échoua ; 818 voix contre 634 ayant décidé, pour le principe, qu’un socialiste ne saurait faire partie d’un ministère « bourgeois », 1140 contre 245 s’empressèrent d’ajouter en manière d’amendement, qu’il peut y avoir des cas où il est bon de faire fléchir la règle. Cette résolution, il est vrai, est rendue quelque peu illusoire, par l’obligation où se trouverait le socialiste auquel on offrirait désormais un portefeuille, de demander au préalable, l’autorisation de son parti — et ceci a été expressément spécifié ; elle n’en constitue pas moins une victoire du socialisme légal sur le socialisme révolutionnaire. À ce titre, il importait de savoir ce que l’Europe en penserait, et l’occasion s’offrit tout naturellement lorsque les délégués du socialisme international se trouvèrent assemblés à Paris. Or, la motion Kautsky, appelée ainsi du nom de son auteur, et qui reproduisait en quelque sorte l’approbation, significative bien que réservée, donnée à M. Millerand par le Congrès de Décembre, fut votée par 29 voix contre 9 (vote par pays) ; les Allemands, les Anglais, les Autrichiens, les Belges, les Suisses qui avaient 2 voix par pays, votèrent pour ; il est à remarquer que la même minorité de 9 voix se retrouva en faveur de la grève générale, dont l’opportunité fut niée par 25 voix. Ainsi les délégués de l’Europe après ceux de la France, reconnaissaient comme avantageuse pour les doctrines socialistes, l’entrée de M. Millerand dans le cabinet Waldeck-Rousseau. Un troisième Congrès — national — suivit cette manifestation internationale et aboutit, comme on pouvait s’y attendre à une scission entre Guesdistes et Jauresistes, ceux-ci de beaucoup les plus nombreux.

Nous savons donc à quoi nous en tenir sur l’opinion des leaders ; tout en prenant pour l’avenir, des précautions, peut-être justifiées par la crainte qu’exprimait en Décembre 1899, M. Albert Richard, ils se déclarent satisfaits en ce qui concerne le présent.

Les Grèves.

Il n’était pas besoin d’une grande perspicacité, pour prévoir que la présence d’un socialiste dans le cabinet, aurait pour effet de multiplier les grèves. La chose est tellement naturelle, tellement humaine, qu’on ne saurait s’en étonner, ni à plus forte raison s’en indigner. Prenons par exemple, le mois d’Août. De 1895 à 1899, il y eût en moyenne 38 grèves, en août. En 1899 (M. Millerand était déjà ministre), le chiffre monta à 61 ; en 1900, il atteignit 95. Une des grèves les plus remarquables, fut celle du Creusot qui éclata le 20 Septembre 1899, et se termina le 9 Octobre suivant par l’arbitrage de M. Waldeck-Rousseau. On reconnaît, en général, qu’elle éclata presque sans motifs ; les ouvriers alléguèrent que la Direction avait manqué à ses engagements, et porté atteinte à la liberté de conscience, mais ils éprouvèrent quelque difficulté à formuler des griefs précis. Le rôle de leur syndicat, en cette circonstance, manqua également de clarté. Enfin, un projet d’exode en masse sur Paris ayant été follement lancé et accepté, le Sous-Préfet d’Autun, puis le Préfet de Saône-et-Loire, durent intervenir pour sauvegarder l’ordre public. L’arbitrage de M. Waldeck-Rousseau mit fin à une situation qui devenait inextricable, et bien que la sentence donnât tort à la thèse du Syndicat qui se prétendait l’intermédiaire obligatoire entre le patron et les ouvriers, ceux-ci la saluèrent comme un triomphe pour leur cause. Ces événements mirent en relief l’extraordinaire crédulité des travailleurs, et la facilité avec laquelle on peut égarer leur jugement et surprendre leur bonne foi. Mais ils eurent pour résultat d’attirer l’attention sur la faiblesse numérique des Syndicats, et sur l’organisation insuffisante de l’arbitrage.

Parmi les conflits qui surgirent ensuite on peut citer celui de Chalons, où la force armée dut intervenir. Le sang coula. Les socialistes accusèrent les gendarmes d’avoir fait usage de leurs armes sans raison, ce dont ils furent exonérés à la fois par le gouvernement et par le Conseil de guerre. Un député, en une autre circonstance, accusa le ministre du commerce d’avoir fomenté une grève à Saint-Étienne. M. Millerand n’eût pas de peine à montrer que cette accusation ne reposait sur aucun fondement. Enfin éclatèrent, dans l’été de 1900, les grèves du Havre, de Marseille, de Dunkerque auxquelles s’associèrent les ouvriers des ports moins importants. « Ces grèves, disait le journal le Temps, n’ont pas eu seulement un caractère nouveau par leur étendue et leur violence, jamais encore on n’avait mieux vu le péril national que, dans certains moments et par l’effet de leur extension et de leur propagation soudaine et indéfinie, elles peuvent faire courir aux intérêts vitaux et même à l’honneur du pays. Les relations avec nos possessions africaines interrompues, le départ des troupes appelées dans l’Extrême-Orient pour y défendre le drapeau de la France empêché ou retardé, notre commerce de cabotage et au long cours paralysé, les marchandises s’accumulant et se perdant sur les quais ou dans les gares, le charbon manquant aux usines, les ports de Gênes et d’Anvers gagnant tout ce que perdaient ceux de Marseille, du Havre et de Dunkerque et prenant, dans la concurrence industrielle et commerciale, une avance qu’il sera très difficile sinon impossible, de rattraper, bref le sentiment et la vision de la vie et de l’activité nationales pouvant être arrêtées du coup par la paralysie des grands services publics : voilà ce qu’à travers les incidents de détail, la conscience du pays a clairement perçu et ce qui explique l’inquiétude et le souci qui la tourmentent. Il est impossible qu’un gouvernement conscient de ses responsabilités ne les ait pas ressentis au moins aussi vivement que le pays lui-même.

« Dans ces grèves, un second ordre de faits a ému l’opinion publique. Elle a le sentiment que, si la liberté de la grève est entière, la liberté du travail n’est pas toujours efficacement protégée. Menaces, attroupements, huées, violences, les grévistes ont pu à peu près tout se permettre. La rue leur a été abandonnée et ils l’ont si bien occupée que les ouvriers indépendants n’ont pu se rendre à leur chantier, sans être molestés, injuriés de toutes les manières et quelquefois battus. À Marseille, le maire, M. Flaissières, par des ordres qui ressemblaient à une ironie, recommandait à la police de respecter et de protéger le droit des grévistes, lesquels montaient alors sur les bateaux pour en débaucher les équipages et faisaient bonne garde sur les quais et devant les entrepôts et usines pour y empêcher tout travail. Que de fois, au Havre et à Dunkerque, les ouvriers qui voulaient travailler ont dû rentrer chez eux parce qu’ils ne pouvaient paraître dans la rue sans s’exposer aux plus intolérables sévices ! Si l’on objecte qu’en somme il n’y a pas eu mort d’homme, que la police a essayé de faire son devoir, l’opinion répond qu’elle ne l’a pas fait tout entier, qu’elle n’a pas fait respecter, en particulier, la loi sur les attroupements, qu’elle a paru faible, ce qui, pour elle, est le commencement de la défaite et le signe de l’impuissance. La situation matérielle et morale a-t-elle été jamais égale entre ceux qui voulaient chômer et ceux qui ne le voulaient pas ?

« Nous devions faire ces tristes constatations, parce qu’elles s’imposent à tout bon citoyen et que fermer les yeux sur le danger et sur les conséquences que de tels précédents peuvent avoir, ce serait la plus misérable des politiques. Jusqu’où est engagée la responsabilité du gouvernement ? C’est l’affaire du Parlement de le rechercher et de le dire. Mais il est trop clair qu’il y a là un problème de politique générale dont la solution exige certains principes et certaines règles de conduite que tout gouvernement devrait avoir arrêtées et fermes par devers lui. C’est ce problème général que nous voulons avant tout considérer. Les termes s’en réduisent à trois, qu’il s’agit de faire concorder. Il y a la liberté de la grève, la liberté du travail et le rôle des maires dans la police des grandes villes.

« Les deux premiers sont également inscrits dans nos lois. La logique et l’équité commandent que la liberté des grévistes et celle des non-grévistes soient également protégées. Cette égalité de protection veut que l’ouvrier qui désire travailler non seulement soit, mais se sente libre de le faire. Il faut qu’il soit dans la même condition matérielle et morale que le gréviste. Qu’est-ce qu’un droit, autrement, dont mes voisins ou camarades m’empêchent d’user ? Que faut-il pour rétablir cette égalité ? Le gréviste a pour lui la masse compacte des compagnons qui le soutiennent et manifestent avec lui et dont l’audace et la tyrannie croissent naturellement avec le sentiment de leur force et avec celui de la faible résistance qu’ils ont devant eux. Il est donc de toute nécessité que la force publique, qui est impartiale dans le débat, se déploie aussitôt avec assez d’ampleur et de résolution, non seulement pour intimider les fauteurs de violences, mais encore pour donner aux ouvriers désireux de continuer leur travail, l’assurance qu’ils peuvent user de leur droit en toute sécurité ».

Ainsi s’exprimait, le 8 septembre dernier, la rédaction d’un journal qui, sans être aveuglément ministériel, a soutenu la politique générale du cabinet Waldeck-Rousseau. De son propre aveu, la question des grèves a revêtu un aspect nouveau et plus sérieux ; que l’on rapproche les unes des autres, les leçons que comportent la grève du Creusot et celles de Marseille et du Havre on arrivera à cette conclusion que si, d’une part, le gouvernement est de plus en plus poussé à intervenir dans ces conflits, il lui devient, d’autre part, de plus en plus difficile de préserver la neutralité sans mettre en péril soit l’ordre public, soit la liberté. Il était de l’intérêt des socialistes français que les pouvoirs publics fussent acculés à cette impasse, car la nécessité de s’ouvrir une issue en établissant une législation nouvelle, s’impose dès lors, et ils peuvent espérer — en ce moment — que cette législation sera conforme à leurs désirs. C’est ce que M. Millerand a parfaitement compris.

Les Réformes de M. Millerand.

Il est assez difficile d’en déterminer le nombre et l’étendue. La majorité du Parlement n’étant point collectiviste, le ministre du commerce s’exposerait à de fréquents échecs s’il déposait des projets de lois conçus dans cet esprit. D’autre part ses collègues, au conseil des ministres, n’appartenant pas à la même nuance politique que lui, il ne saurait davantage réaliser par décrets, des innovations trop fortement marquées au coin socialiste. Il faut donc voir, dans les lois que propose M. Millerand et dans les décrets qu’il soumet à la signature présidentielle, des pierres d’attente pour la construction future ; et ce qu’il importe surtout de connaître, à cet égard, ce sont les idées générales dont il s’inspire en les rédigeant. M. Millerand s’en est expliqué à diverses reprises avec une entière franchise et si l’on compare ce qu’il a dit au sujet des syndicats, de la grève et de l’arbitrage on voit que son intention serait d’aboutir à la solution de ce triple problème par l’obligation. « C’est, écrit-il, dans le Rapport au Président de la République concernant la création des Conseils du Travail, c’est une constatation souvent faite que dans la grande industrie moderne, le patron et l’ouvrier ne concluent pas le contrat de travail sur un pied d’égalité, si l’ouvrier reste isolé, sans entente avec ses camarades.…… contre ces périls (le renvoi et le chômage) les ouvriers n’ont d’autre garantie que leur union, leur groupement en syndicats pour l’étude et la défense de leurs intérêts professionnels. » Un peu plus tard, dans le discours qu’il prononce à Lens, M. Millerand s’écrie : « En ce qui me concerne, oui, sous toutes les formes et en toute occasion j’ai lancé aux travailleurs le même mot d’ordre : organisez-vous, constituez des syndicats ! Et j’ai employé tous les procédés à ma disposition pour les y inciter». Un de ces procédés consiste, précisément, à réserver aux ouvriers syndiqués l’électorat de ces conseils de travail, créés par le Décret du 17 septembre 1900 et qui seront des assemblées mixtes de patrons et d’ouvriers, réunies, tantôt en sections, tantôt en séances plénières et chargées à la fois d’éclairer le gouvernement, de provoquer son intervention, de surveiller la réglementation des salaires et de la journée de travail dans la région, enfin de fournir des arbitres éventuels..… Les représentants des ouvriers dans ces conseils seront élus par les syndicats seuls ; privilège exorbitant si l’on considère que le nombre des ouvriers syndiqués pour l’industrie française n’est que de 500.000 c’est-à-dire un huitième seulement de la population industrielle ; encore des juges compétents pensent-ils que les syndicats qui prennent véritablement intérêt au fonctionnement de l’institution ne sont guère plus de 200.000. En tous les cas on ne saurait indiquer plus clairement l’intention de travailler à rendre le syndicat presque obligatoire par les avantages et l’influence qu’on lui confère.

Quant à la grève, le congrès ouvrier de Montceau-les-Mines avait émis le vœu qu’elle ne put être déclarée que lorsque la majorité des travailleurs, consultés en Assemblée générale, aurait décidé, par vote secret, la cessation du travail qui deviendrait alors obligatoire pour tous. M. Millerand approuve l’idée et, non sans audace, il en fait l’apologie en inaugurant, à l’Exposition, le pavillon du Creusot. « Lorsque des centaines et des milliers d’ouvriers, dit-il, vivent d’une exploitation et la font vivre, on ne saurait prétendre qu’ils constituent des individualités isolées avec lesquelles il soit possible aux patrons de traiter isolément : leurs intérêts sont liés entre eux comme ils le sont avec ceux mêmes de la société ». Reprenant le même sujet à Lens, M. Millerand dit : « En fait, peut-on nier que la grève, résolue par un groupe de travailleurs, qui n’est pas toujours la majorité, s’impose à tous ? Et dès lors, n’y a-t-il pas un avantage immense pour tout le monde, ouvriers, patrons, public, à régulariser la déclaration de guerre ? » Enfin le ministre annonce qu’il soumettra au Parlement la question de l’arbitrage obligatoire, pour lequel il estime que « les sanctions ne manqueraient pas, très appréciables et très sensibles, pour empêcher que les décisions des arbitres demeurassent stériles » Ce sont des réformes qu’on ne peut établir par décrets, celles-là, et sans doute le Parlement ne les votera pas du premier coup. Mais M. Millerand laisse entrevoir qu’il reviendra à la charge fréquemment. « En attendant, dit-il, j’ai usé des droits du pouvoir exécutif pour préparer, autant qu’il dépendait de moi, les solutions que j’estimais justes et nécessaires ». Et en terminant ce discours mémorable, s’il flétrit à nouveau la violence dont il a toujours été l’adversaire, il proclame sa conviction que « le salariat ne sera pas plus éternel que ne le furent le servage et l’esclavage » et que la propriété sera, un jour, attribuée « sous une forme sociale, à tous les hommes sans exception. » Langage nouveau assurément dans la bouche d’un membre du gouvernement !

La propagande socialiste.

Ceci n’est point pour déplaire à beaucoup de français qui, étant à la fois propriétaires et idéalistes, font très volontiers à la justice sociale le sacrifice d’une institution dont ils gardent la quasi-certitude de pouvoir jouir jusqu’à leur mort. Et c’est pourquoi, comme le remarquait un publiciste bien connu, on a vu participer aux derniers congrès socialistes des bourgeois en grand nombre, avocats, professeurs ou hommes d’affaires qui, jugeant que le socialisme était devenu une force, s’y sont ralliés ; ils en ont pris, comme on prend d’une valeur en hausse. Un des effets les plus importants et les plus durables du passage au pouvoir de M. Millerand aura été la multiplication de ces néo-socialistes dont l’action consiste à dissimuler le fossé qui séparait, jusqu’ici, l’individualiste le plus radical du collectiviste le plus modéré. Ce fossé, ils ne le comblent pas ; la tâche serait impossible ; mais ils le recouvrent d’une maçonnerie légère qui suffit à donner les apparences d’un terre-plein, sur lequel la société s’engagera imprudemment ; si même cette voûte fragile la porte quelques jours, ce délai ne sera pas suffisant pour lui permettre d’atteindre pacifiquement l’autre bord ; il y aura craquement, rupture et irruption violente et désordonnée à gauche ou à droite. Déjà, la centralisation administrative d’origine jacobine et bonapartiste et l’établissement du service militaire obligatoire et égal pour tous, avaient conduit le peuple français à contracter inconsciemment certaines habitudes socialistes ; voici maintenant la propagation des idées socialistes qui subit une recrudescence.

Cette propagande revêt deux formes distinctes : elle ne se fait pas seulement par la politique, mais encore par la science. Les socialistes qui sont parvenus à détenir un portefeuille dans le cabinet, de nombreux sièges à la Chambre et les mairies de trois des plus grandes villes de France, ont acquis par là beaucoup de prestige. Participant au gouvernement et à l’administration du pays sans pouvoir y faire prédominer leur absolutisme, mais d’une façon assez importante pour y faire sentir leur influence, ils ont cessé aux yeux de beaucoup de contribuables, d’être des épouvantails : leur crédit a haussé en même temps que leur prestige.

L’action scientifique s’exerce par le moyen des universités populaires. Les classes dirigeantes, en France, ont eu le tort de limiter leurs efforts philanthropiques aux œuvres de charité et de méconnaître absolument les aspirations intellectuelles et morales qui, dans tous les pays, se manifestent parmi les ouvriers. Le « quatrième État » réclame à son tour, les bienfaits d’une instruction plus étendue et un peu de vie cérébrale, pour égayer et varier sa rude existence matérielle. Ces demandes sont légitimes et normales. Il fallait y répondre. Les anglais ont su le faire. La France ne l’a point su. Ses efforts en faveur des ouvriers, ont été inintelligents ; elle leur a procuré de nombreux moyens de se perfectionner dans leurs métiers divers, mais elle a tenu obstinément fermées, devant eux, les portes qui donnent accès aux études désintéressées : à ces études vers lesquelles le travail manuel se sent irrésistiblement attiré parce qu’en s’y adonnant, il se relève à ses propres yeux. Faute d’encouragements fournis à temps à des initiatives clairvoyantes, la France se couvre aujourd’hui d’universités populaires fondées par les ouvriers eux-mêmes et qui, dès lors, ne le sont pas dans un esprit scientifique. Les vaillants pionniers de cette œuvre s’imaginent naïvement que scientifique veut dire laïque ; leur première préoccupation est de se montrer anti-religieux ; la seconde est d’appeler à leur aide des socialistes, pour les entendre établir la valeur scientifique du socialisme et affirmer l’évolution fatale qui entraîne l’humanité vers l’organisation collectiviste. C’est l’application à la France de ces nébuleuses théories marxistes qui ont conquis, en si peu de temps, les trois quarts de la population ouvrière et une importante portion de la petite bourgeoisie germanique.

Un enseignement analogue, mais d’allures plus violentes et de tendances plus avouées, se donne dans les cours créés, dans les diverses villes de France, par les Bourses du Travail. Les Bourses du Travail, beaucoup moins en vue que les Syndicats, sont beaucoup plus puissantes. On n’y discoure guère, mais on y agit fortement. La propagande y a un caractère âpre et pratique à la fois ; nulle idée d’une conciliation possible n’y est admise, mais la déclamation vaine en est proscrite plus sévèrement encore. Les Bourses du Travail ont tenté récemment d’attirer les soldats, en créant pour eux, dans les villes de garnison, un enseignement spécial et des lieux de réunions. Cette tentative détournée paraît avoir eu du succès. C’était depuis longtemps un des objectifs de la propagande socialiste de pénétrer dans les casernes, et jusqu’ici elle n’en avait guère trouvé le moyen.

La résistance.

Après le soldat et par lui, c’est le paysan qu’elle voudrait conquérir ; mais ici, la résistance sera formidable. Les socialistes s’illusionnent parce que l’agriculture française, très routinière, a volontiers des allures molles et abandonnées. Ils constatent, de plus, les tendances de la jeunesse à quitter le travail des champs pour celui de l’usine, à émigrer vers la ville. Ces symptômes ne diminuent en rien ce fait, que les travaux agricoles occupent en France près des deux tiers de la population ; et cet autre fait que l’instinct de la propriété du sol demeure, parmi ceux-là, aussi puissant qu’autrefois. Si les Syndicats agricoles ont de la peine à s’organiser, c’est précisément la méfiance invétérée du paysan envers l’ingérence d’autrui qui en est cause : il a peur, en s’associant à ses voisins, même pour réaliser un bénéfice, d’aliéner un peu de son indépendance de propriétaire. Mais que cette indépendance se trouve menacée par l’État, en qui il a vu jusqu’ici la sauvegarde de son titre, la révolte sera gigantesque et spontanée. Jamais les socialistes ne viendront à bout d’empêcher ce conflit : ils ne peuvent espérer que de le voir, une fois engagé, tourner à leur avantage. Et c’est là une espérance bien présomptueuse.

vii

LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE

Une année d’Exposition n’est point, en général, une année favorable aux Lettres. Les œuvres délicates cèdent le pas aux pompeuses publications illustrées, auxquelles le public s’attarde plus volontiers que de coutume, parce qu’elles fixent en lui le souvenir des fêtes joyeuses auxquelles il vient de prendre part. Les auteurs qui calculent — et s’il en est encore qui ne sachent pas calculer, leurs éditeurs calculent pour eux — se réservent pour l’année suivante qu’ils supposent devoir être calme, un peu morose, plus apte à penser par conséquent et plus attentive aux œuvres des penseurs.

L’Éloquence et la Poésie.

Elles sont entrées l’une et l’autre dans une période grise. Les vides, que la mort n’a cessé de faire dans les rangs de leurs disciples, n’ont point été comblés. Personne n’a succédé à Gambetta ni à Victor Hugo et sans monter aussi haut dans l’échelle du talent, Jules Simon et Leconte de l’Isle n’ont point été remplacés. Il ne manque pas, certes, de bons orateurs et même la moyenne s’en est certainement accrue. La parole française conserve ces qualités de grâce et de clarté qui l’ont toujours rendue si séduisante. Le discours de l’homme politique a peut-être gagné en précision, celui de l’homme d’affaires en élégance, celui du professeur en finesse. Mais partout le souffle fait défaut ; les sujets d’enthousiasme s’étant épuisés ne se sont pas renouvelés et la cause de la révolution sociale reste trop imprégnée d’arrière-pensées matérialistes, trop obstinément liée à des négations de tout genre pour avoir pu, jusqu’ici, susciter un Mirabeau. L’éloquence religieuse se ressent pareillement du manque d’inspiration ; les violences à l’aide desquelles elle cherche parfois à s’imposer, n’ont rien de commun avec la puissance oratoire d’un Lacordaire.

Quant aux poètes, ils sont comme des abeilles qui s’arrêteraient sur la première fleur rencontrée et n’iraient pas plus loin. En d’autres temps, les poètes ressemblaient à des abeilles trop affairées, qui ne savaient pas faire leur choix et visitaient cinquante calices en trois minutes. L’abeille d’aujourd’hui a peur de la variété ; elle s’éprend d’une pétale et s’y attarde, comme si c’était un monde. Elle y découvre de profonds horizons et des quintessences infinies. Si encore l’étude de ces sujets restreints se traduisait en une forme discrète ! Mais le bon exemple de José-Maria de Hérédia n’a pas été suivi ; en vain a-t-il ciselé ses sonnets comme des camées antiques, les autres n’emploient le sonnet que lorsqu’ils n’ont rien à dire ; dès qu’ils possèdent une idée ou l’ombre d’une idée, leur incorrigible verbiage la délaye en un poème. Il est vrai qu’en poésie comme en éloquence, la France peut se consoler de sa médiocrité présente en regardant celle d’autrui. Il n’en est pas de même en ce qui concerne le Roman.

Le Roman.

On sentait bien que sur ce point, le niveau allait s’abaissant. Mais l’apparition, inopinée et simultanée, sur le marché littéraire de Paris, de trois chefs d’œuvre venus de Russie, de Pologne et d’Italie, a permis de mesurer la grandeur de la chute accomplie. D’autant que Tolstoï, Sienkievicz et d’Annunzio se trouvent d’avoir excellé chacun dans un genre différent. Résurrection est un roman social, un roman à thèse, Quo Vadis un roman historique et Le Feu un roman de passion. Nos auteurs français, précisément, s’essayent à ces trois genres. Zola s’est créé, avec le premier, une légitime réputation ; Barrès l’a suivi, puis Vogüé, puis, cette année, Marcel Prévost. Paul Adam a demandé à l’histoire le sujet de La Force ; d’Esparbès en a fait autant pour Le Roi ; Jules Lemaître, constatant cette rentrée de l’histoire dans le roman, déclare qu’elle est occasionnée par la relâche bien gagnée du réalisme. « Il va se reposer, dit-il, jusqu’à ce qu’il ait découvert « de nouvelles manières d’être vicieux ». Mais de cela, on n’est pas en peine et M. Octave Mirbeau, par exemple, ne cesse d’en découvrir. Avec le fond varie la forme. Zola entasse cycle sur cycle et les enchevêtre les uns dans les autres comme les orbes d’un système sidéral ; il y a bien, de ci de là, quelques solutions de continuité. Fécondité nous montre, marié et père de cinq enfants, vers le début du xxème siècle, le second fils d’un homme qui, dans Paris, était encore célibataire à la fin du xixème  ; mais il ne faut pas s’attarder à ces détails ; l’ensemble est grandiose tout de même. La famille « Rougon-Macquart », les « Trois Villes », les « Quatre Évangélistes », sont de robustes séries. Maurice Barrès en commence une qu’il appelle le « Roman de l’Énergie Nationale » et Prévost consacre deux volumes à tourner et à retourner la question du féminisme. Les frères Margueritte semblent anxieux d’imiter ces exemples en ramassant les Tronçons de Glaive, brisés dans le Désastre ; Huysmans, Henry Bérenger, accusent les mêmes tendances. Anatole France qui apprécie l’originalité, a trouvé autre chose. Il a fabriqué une série de personnages qui vivent de notre vie, se mêlent aux événements quotidiens, petits ou grands, et ont leur mot à dire sur chaque chose, un jour dans le Figaro et le lendemain, ailleurs. L’ineffable M. Bergeret est désormais bien connu hors de sa province, et une chose peut surprendre, c’est qu’avec tout l’argent que doit lui rapporter sa plume si drôlement poncive, il demeure toujours dans une situation modeste. Anatole France avait eu, il est vrai, des précurseurs. Gyp créa le petit « Bob » qui se payait délicieusement la tête de son précepteur et Henry Lavedan inventa les trois gommeux, Guy, Gontran et Gaston qui se racontent leurs bonnes fortunes, assis bêtement sur les hauts tabourets d’un bar.

Que d’esprit en toutes ces œuvres et que de talent ! Que d’efforts surtout pour amuser, intéresser, captiver et quelle variété voulue et cherchée ! Elle se marque jusque dans le style. Anatole France accommode les trivialités du jour à une sauce d’une rare perfection classique, et voici d’Esparbès qui se donne au contraire tant de licences que Gaston Deschamp, dans sa critique du Temps, se voit obligé de demander grâce « pour cette pauvre langue française, torturée, tiraillée, écartelée comme Ravaillac en place de grève ».

Derrière ces noms recherchés et aimés, s’avance l’interminable cortège des romanciers qui se disent habiles à disséquer l’âme et photographier le cœur, et se bornent ordinairement à raconter des aventures louches en les salant le plus possible. Et là, encore, ma foi ! il y a du talent, du travail et de l’esprit. Pourtant, lorsque paraissent sur l’horizon un Pétrone, un Stelio Effrena, une Maslova, tous nos personnages prennent l’air de petits criquets éphémères qu’on s’amuse un instant à voir danser et qu’on oublie l’instant d’après. Frédérique, Lea, le député Bayonne, Mathieu Froment et le riche usinier son patron, M. Bergeret, l’abbé Guitrel et le préfet, et les soldats de Napoléon et les lycéens de Nancy et le petit Bob et les trois gommeux, ce sont des ombres du Chat Noir ; les silhouettes s’y trouvent, spirituelles et fines ; le relief est absent. Tous ces livres ne semblent point faits pour durer ; on ne les imagine pas entre les mains de nos fils ; dans vingt ans, leur actualité se sera évanouie : on s’apercevra de leur inexactitude comme documents historiques et de leur insignifiance au point de vue humain. Nous ne craignons pas de dire, quand bien même la sévérité de ce jugement nous afflige nous-mêmes, qu’à part le Jack de Daudet et le Disciple et la Terre Promise, ces deux puissantes œuvres de Paul Bourget, propres à marquer une époque, rien ou presque rien ne surnagera de toute cette littérature d’imagination, rien que les admirables épopées de Pierre Loti, Pêcheurs d’Islande et le Roman d’un Spahi.

Et nous serions tentés de désigner comme le principal artisan de cette décadence, l’habile écrivain auquel on a élevé un monument « fin de siècle », dans le Parc Monceau : Guy de Maupassant. Maupassant n’a point dévoyé le roman français, mais l’ayant trouvé en train de se dévoyer, il l’a confirmé dans ses tendances en lui disant qu’elles étaient bonnes. Son talent n’a servi qu’à glorifier le sujet vulgaire, celui qui ne s’attache ni à faire revivre un morceau dépassé, ni à provoquer une amélioration pour l’avenir, ni à dépeindre de nobles passions. Le sujet vulgaire a triomphé par lui, car il a su le revêtir d’une forme exquise ; c’est dans le culte de cette idole inintéressante, la volupté bourgeoise, que s’est fané et flétri le roman français. Certes, il garde des charmes jusqu’en son déclin, assez grands même, pour que son prestige semble lui survivre, tant que des rivaux trop redoutables ne se manifestent pas trop près de lui. Mais il n’est plus en mesure de supporter le triple voisinage d’un Tolstoï, d’un Sienkievicz et d’un d’Annunzio.

Le Théâtre.

Notre théâtre a une bien autre élasticité ; ce ne sont pas seulement des formes nouvelles qu’il cherche, ce sont des principes nouveaux d’art dramatique. Tandis que la comédie et le drame évoluent librement, des genres audacieux se sont installés à leurs côtés, qui vont de l’extrême mysticisme à l’extrême réalisme, en employant les procédés les plus divers et en visant les buts les plus opposés. Il y a place, à la fois, sur les scènes françaises, pour les productions d’un Rostand, d’un Bornier, d’un Sardou, d’un Curel, d’un Lavedan, d’un Hervieu, d’un Richepin, et derrière ceux-là, dont le public a dès longtemps consacré le talent, combien d’autres ont récolté fréquemment des applaudissements mérités ! On peut tout reprocher à nos auteurs dramatiques actuels, sauf de manquer de variété et d’esprit d’entreprise. On les voit tour à tour, se préoccuper d’émouvoir, de diriger, de convertir et de révolter — écrire en vers et en prose, ou même en vers libres et en prose rimée — faire appel à la mise en scène, puis la dédaigner — revenir aux plus anciennes traditions, puis se libérer de toute règle, bref, courir successivement aux quatre points de leur horizon ; et il s’en faut que ce mouvement perpétuel soit infécond. On en aurait eu la preuve assurément, si, à l’occasion de l’Exposition universelle, avait pu être organisée une « Décennale » du théâtre. Les reprises conviennent parfaitement aux années d’Exposition, à condition toutefois qu’on reprenne ce que l’on a de mieux et non point à la diable et n’importe comment, mais en faisant les frais et les efforts nécessaires. Si en même temps que Cyrano de Bergerac, l’Aiglon et Madame Sans-Gêne nos visiteurs étrangers avaient pu entendre, par exemple, le Prince d’Aurec et les Tenailles, la Loi de l’Homme et Ma Cousine, Izeyl et Théodora, l’Envers d’une Sainte et Les Mauvais Bergers et bien d’autres pièces encore qui ont marqué dans les annales dramatiques de ces dernières années, ils auraient été frappés de ces caractères de vie intense, de recherche opiniâtre et d’audace heureuse qui sont l’honneur de notre théâtre actuel. Ils auraient pu, en s’en allant, s’arrêter un instant aux flancs des Vosges, dans les vallons ombreux Maurice Pottecher a installé ses curieux Théâtres du Peuple… il est peu probable que dans aucun autre pays, l’art dramatique puisse, d’ici à longtemps, rivaliser avec le nôtre, au point de vue de la richesse et de l’activité, sinon au point de vue de la pure beauté.

Cette richesse et cette activité ne sont point favorables à la prospérité de la Comédie-Française. Ses admirateurs passionnés, pour qui tout ce qui a trait à la maison de Molière confine au fétichisme, se lamentent de sa décadence et souhaitent qu’elle renaisse tout entière, et non dans sa forme matérielle seulement, à la suite du terrible incendie qui, cette année, a ravagé ses murailles. On lui reproche volontiers d’avoir un répertoire faible, une troupe médiocre, un administrateur qui pense souvent à autre chose ; on pourrait ajouter que le public lui-même a dégénéré. Quelle que soit pourtant la part de vérité contenue dans ces reproches, il est un fait qui les domine et contre lequel on ne peut rien : c’est la disparition du répertoire incontesté que signaient les Augier, les Dumas, les Scribe, les Feuillet, les Labiche ; Meilhac et Pailleron ont été les derniers représentants de cette pléiade et déjà leur privilège n’était plus intact ; il n’y a plus rien d’incontesté. La pièce du jour dans ces conditions, n’est pas, en général, celle qui se joue à la Comédie-Française. La Comédie-Française peut et doit rester la chapelle de notre art dramatique, mais elle n’en est plus l’atelier. Or, le public d’aujourd’hui passe plus de temps à l’atelier qu’à la chapelle. Si l’on admet que le théâtre est fait pour incarner avant tout la vie présente, il n’y a pas lieu de se montrer trop marri de cette préférence.

La Presse et la Critique.

Nous nous bornerons ici à quelques remarques, reculant, provisoirement au moins, devant l’étude d’un sujet si vaste. La presse française n’est pas, de nos jours, fort inférieure à la presse étrangère, ce qui revient à faire à celle-ci un bien médiocre compliment. Qu’on nous pardonne notre irrévérence ! Le mensonge a envahi le journalisme universel ; mensonges politiques, mensonges financiers, mensonges littéraires se sont multipliés d’une façon qui rend, il est vrai, les exceptions plus méritoires et plus respectables. Nous croyons volontiers que cet état de choses sera passager. Le journal moderne veut à la fois renseigner et critiquer. Poussé par l’âpre concurrence, il hâte en même temps ses dépêches et ses commentaires, ce qui n’est favorable ni à la vérité ni à la littérature. Il faudra qu’avant peu, il se décide pour l’une ou l’autre besogne, qu’il se résigne à être bulletin ou chronique, à fournir des renseignements ou des réflexions, à être rédigé par des reporters ou par des écrivains. Cette indispensable séparation une fois accomplie, la presse pourra redevenir une des formes de la littérature, ce qu’elle a cessé d’être. En France, l’article quotidien qui, très souvent, roule sur un télégramme reçu la veille au soir, s’émaille de quelques traits d’esprit qui ne sauraient tenir lieu d’un raisonnement serré ou d’un style châtié. La critique, proprement dite, prend un peu plus de marge ; elle se réserve dans les gazettes une place hebdomadaire ou, mieux encore, elle se réfugie dans les revues mensuelles. Campée à mi-côte, loin des sommets où l’avait élevée un Sainte-Beuve, mais assez au dessus de la vallée pour jouir de privilèges appréciables, ses postes sont très recherchés. Les candidats-critiques sont légion et se démènent pour les obtenir ; lors même qu’ils ont du talent et de la science, ce qui est le cas pour beaucoup d’entre eux, on aperçoit à travers leurs écrits l’insuffisance de leur formation première, le manque d’expérience. Il apparaît en les lisant combien, sans l’action, le savoir est inefficace à former le jugement. Non pas qu’en général, les critiques n’approfondissent point les sujets qu’ils traitent ; ils y apportent, au contraire, une conscience délicate ; ce qui leur manque, c’est ce que Rod appelle le sens de la vie. Ils ne l’ont pas ; ils sont myopes, prennent une œuvre et l’approchent de leur œil en la palpant et en la retournant soigneusement ; ils découvrent ainsi une remarquable quantité de particularités insignifiantes et ignorent les ensembles et les rayonnements. Ils ont appris le passé et ont réfléchi sur l’avenir, mais dogmatiquement, sans y pénétrer ; ils ne savent pas vivre en pensée avec hier et avec demain ; cela seul pourtant rend la critique juste et féconde il est vrai que pour y parvenir, il ne faut pas être pressé.

Histoire et Sociologie.

Si le roman périclite, si la presse est facilement vulgaire et la critique incolore, les lettres Françaises ont, pour se consoler, en plus du théâtre qui reste vaillant, les sciences historiques et morales. Des noms d’historiens ont déjà été mentionnés au début de ce volume ; ce sont ceux de Sorel, de Vandal, d’Henry Houssaye, de Thureau-Dangin, de La Gorce. Mais ne convient-il pas de mentionner aussi Brunetière, Rambaud, Lavisse, Émile Ollivier, le Duc de Broglie, Jusserand, Mézières, d’Haussonville, Picot, Wallon, Maspero, Bréal, Fouillée, Leroy-Beaulieu, Levasseur, Gaston Boissier, d’Avenel et tant d’autres dont l’originalité a consisté à exprimer de la vraie science en un beau style. La tentative est plus nouvelle qu’on ne croit. La plume de nos savants eût parfois une netteté et une élégance naturelles ; mais plus souvent, elle fut aride et sèche ; ils n’en avaient cure, estimant probablement que le langage scientifique n’est vigoureux qu’autant qu’on évite de l’assouplir et de le parer. D’autre part, les amants de la forme célébraient volontiers son culte au détriment d’une exactitude rigoureuse, une belle période ou une expression élégante les ravissant d’aise, au point de leur faire perdre de vue la nécessité de ne pas donner à la vérité la plus légère entorse. Hier encore, la science Allemande, sans dénier à Renan la valeur de son savoir, lui reprochait, non sans quelques apparences de raison, d’en avoir parfois comblé les intervalles à l’aide de sa brillante imagination. Les égyptologues seraient mal venus à adresser le même reproche à un Maspero et les philologues à un Bréal. Il n’est pas jusqu’à l’amère statistique qu’un Levasseur ne sache rendre presque attrayante, sans négliger pour cela un seul des chiffres qu’elle fournit. Lisez les intéressantes séries du Vicomte d’Avenel sur le Mécanisme de la Vie moderne, et vous y reconnaîtrez la première manifestation d’une façon nouvelle de réunir et de commenter les documents sociologiques. Mais c’est en histoire que la réforme est la plus marquante et témoigne le plus de vitalité et de puissance.

Là, le style est irréprochable, la composition est de grande allure, les idées générales sont à la fois amples et précises, le détail est à son plan et en même temps, l’œuvre s’appuie sur une recherche laborieuse de documents, sur une critique sévère et consciencieuse, sur tout un travail préliminaire énergique autant que sincère. Ses jeunes historiens donnent à la France de grandes espérances. Plaise à Dieu qu’aucune influence mauvaise ne les fasse échouer, que les divisions des partis, les haines internationales, les luttes sociales ne viennent pas détruire les fruits d’une récolte qui s’annonce si belle. L’école historique et sociale aura peut-être moins d’éclat que l’école purement littéraire dont elle prend la place, mais elle sera plus utile à la nation et à l’humanité.

La Réforme de l’Orthographe.

Elle a causé quelque émoi ; elle en eût causé davantage ou du moins d’une façon plus apparente, si un grand nombre « d’intellectuels », pris entre l’effroi de voir toucher à la langue nationale de façon si brutale et le désir d’approuver aveuglément les actes d’un ministère qui a leurs sympathies, n’avaient pris le parti de ne rien dire. Quelques-uns pourtant, chez qui le second de ces sentiments fut plus puissant que le premier, s’enthousiasmèrent et prônèrent les arrêtés du ministre de l’Instruction Publique comme une victoire sur le cléricalisme ; ce qui prouve tout uniment qu’il y a des intellectuels qui sont en même temps des imbéciles.

Quatre points de vue sont à considérer dans cette réforme dite de l’orthographe : le principe, le procédé, les motifs et les conséquences. Le principe est si singulier et si nouveau qu’on ne sait comment l’apprécier. En théorie, les sociétés peuvent évidemment se donner à elles-mêmes de nouvelles règles de langage, plutôt que de suivre celles que leur ont léguées les générations précédentes ; mais en dehors du caractère problématique des avantages — et du caractère certain des inconvénients qui en résulteront pour elles, qui ne voit que de telles pratiques, en se renouvelant, jetteraient finalement le désordre dans une langue et lui enlèveraient sa puissance avec sa continuité ? Si le principe est une fois appliqué, pourquoi ne le serait-il pas à nouveau, dans dix ans ou dans vingt ans ? Du moment qu’on proclame le droit de l’État à toucher à tout, au nom de l’intérêt public, il est à peu près impossible d’en limiter ensuite les applications.

Plus encore que le principe, le procédé prête à discussion. Qu’un ministre de l’Instruction publique, c’est-à-dire sous le régime actuel, un homme politique qui ne possède, en général, ni compétence professionnelle, ni stabilité certaine, édicte de pareilles mesures sans autre avis préalable que celui d’une assemblée de professeurs chargés, en temps ordinaire, d’une besogne purement administrative, c’est là une singulière audace. Cette audace est soulignée et aggravée par le fait qu’on n’a pas même demandé à l’Académie française, c’est-à-dire à la réunion de lettrés la plus illustre du monde, ce qu’elle en pensait. L’idée que le département de l’Instruction Publique puisse décréter des modifications radicales dans le langage, sans y être autorisé par l’Académie française, aurait paru, il y a dix ans (ce qu’elle est en réalité et ce qu’elle restera), une idée absurde. Les académiciens ont fait preuve en cette affaire de beaucoup de dignité et d’esprit de conciliation ; mais ils ne sauraient oublier l’affront qui leur a été fait et ils n’en demeurent pas moins, devant l’opinion, les gardiens les plus qualifiés de la langue et de la littérature nationales.

Des motifs indiqués par les auteurs de cette étrange entreprise, aucun n’a de valeur. Ils ont invoqué successivement les intérêts des étrangers, des candidats aux examens et des élèves de l’école primaire. Il faut être peu au courant des langues étrangères, pour croire que ceux qui les parlent trouveront désormais plus facile, l’acquisition de la langue française. Ce qui paraît aux étrangers le plus laborieux à apprendre, en français, c’est avant tout, le genre des substantifs : ce sont ensuite les lois capricieuses qui gouvernent les verbes : pourquoi ne peut-on pas dire : « je suis été » et « j’ai allé » ? Va-t-on décréter cette licence ? Non. Alors ne cherchons pas à fournir aux étrangers des facilités illusoires qu’eux-mêmes ne réclament pas.

L’orthographe, dit-on encore, n’est pas seulement une science, c’est un talent. Des hommes très distingués et très instruits, n’arrivent jamais à y plier leur esprit ; leur plume y demeure rebelle. Tous les ans, on refuse aux examens, des candidats intelligents et bien préparés, parce qu’il y a des fautes d’orthographe dans leurs compositions ; cela est fâcheux ; — cela est fâcheux en effet, mais il existe un moyen des plus simples d’y remédier, c’est de ne donner aux fautes d’orthographe, dans la correction des copies d’examen, qu’une importance très relative et de recommander aux examinateurs une grande indulgence à cet égard. En quoi une orthographe nouvelle aurait-elle chance d’être mieux observée que l’ancienne ? le mot Publication s’écrit très simplement, comme il se prononce ; mais si on l’écrivait : Publikaçion, il s’écrirait encore comme il se prononce, et non moins simplement, quoique d’une autre manière. Si l’on entre dans cette voie de simplifier l’orthographe pour éviter les fautes, il n’y a, au bout, qu’une solution, c’est de laisser chacun orthographier tout à sa guise.

Et quant à l’École primaire, il est inadmissible qu’on fasse dominer ses préférences dans une question qui intéresse plus directement et plus complètement le haut enseignement et le monde des lettres. Qu’arrivera-t-il ? C’est qu’il y aura finalement deux orthographes ; celle des gens bien élevés et celle des gens sans éducation : l’orthographe rudimentaire apprise à l’École primaire et l’orthographe raffinée du Collège et de l’Université. Si la réforme doit aboutir à ce résultat anti-égalitaire et anti-démocratique, elle aura été peu digne de la République. Ainsi, quel que soit le motif invoqué vers lequel nous nous tournions, il apparaît inexact ou futile.

« Les conséquences de cette réforme seront-elles si terribles ? Il ne s’agit après tout que de quelques modifications secondaires ». Ainsi raisonnent ceux qui plaident les circonstances atténuantes. Leur plaidoirie est maladroite, car s’il ne s’agit que de quelques modifications secondaires, à quoi bon inaugurer une dangereuse pratique ? Mais tel n’est pas l’avis de gens compétents et, à l’étranger, on s’est montré plus pessimiste encore qu’en France. Voici comment Literature, le supplément littéraire du Times, s’est exprimé sur ce sujet : « La plasticité, la netteté de contours dans l’expression française, du moins sur la page écrite ou imprimée, se trouve certainement compromise par cette réforme. La prose française a toujours eu plus de précision, plus de limpidité que la prose anglaise. Cela tenait peut-être en partie au constant accord par lequel adjectif, verbe et nom s’emboîtaient si l’on peut dire, l’un dans l’autre. Les contours de la phrase française viennent d’être brisés comme par une vague de fond. Aucune révolution de ce genre n’avait encore été tentée nulle part dans le domaine philologique ».

Alors, M, Brunetière n’a-t-il pas prononcé le mot qui convient lorsque, appréciant dans la Revue des deux Mondies, sur un ton moitié gouailleur, moitié attristé, la réforme dite de l’orthographe, il s’est écrié spirituellement : « voilà, ma foi ! de la belle ouvrage ! »

viii

PROBLÈMES ET RÉFORMES

Il convient de dire quelques mots de certains problèmes d’ordre général, qui se sont posés au cours de l’année, ou qui, s’étant posés antérieurement, ont continué d’occuper l’opinion. Le plus important est sans doute le problème économique et financier.

L’impasse budgétaire.

« Depuis plusieurs années, écrivait à propos du budget de 1900 un éminent publiciste, bien connu pour sa compétence financière, M. Raphaël-Georges Lévy, le budget n’est plus qu’un compte de prévision hâtivement dressé, voté péniblement et avec un retard monstrueux. Nos ministres, et à leur suite les commissions du budget, semblent avoir renoncé à faire de cet acte si important ce qu’il devrait être, c’est-à-dire un effort constant vers l’amélioration générale de la machine administrative, vers l’application des principes d’une politique et d’une économie politique élevées, vers un état plus sain et plus fort, en un mot la voie ouverte aux réformes de toute nature ». Et plus loin, traçant le portrait du « ministre idéal », l’auteur ajoutait : « La tâche d’un ministre des finances est économique avant d’être financière ; il doit avoir présentes à l’esprit, les principales branches de l’activité du pays, connaître celles qui sont susceptibles du plus grand développement, s’efforcer de les encourager, de faciliter leur travail en diminuant ou en supprimant les entraves qui s’opposent à la libre expansion des forces… Mais une pareille œuvre ne saurait être menée à bonne fin que par un homme qui reste au pouvoir pendant de longues années ».

Ainsi l’instabilité ministérielle vient ajouter aux néfastes résultats des mauvaises pratiques financières. Au nombre de ces dernières, il faut noter la jonction au budget, par la faute du gouvernement lui-même, de lois réformatrices, propres à troubler l’équilibre budgétaire. C’est ainsi que la loi sur les successions établissant une taxe progressive et qui avait été présentée d’abord au Sénat, lui fut retirée en juin 1900, pour être incorporée au budget de 1901, où elle figure comme devant produire un boni de 10.434.000 francs. Généralement pris de court et pressé d’aboutir, il arrive encore que le Gouvernement se trompe dans ses évaluations ou se tire d’affaire en inscrivant ce qu’on pourrait appeler des « amorces de dépenses ». Dans ce même budget de 1901, on a relevé une colossale erreur qui consistait à alléger la dette flottante des 4 milliards de dépôts des Caisses d’Épargne. Ces dépôts sont représentés par près de 2 milliards de rente perpétuelle et plus de 2 milliards de rente amortissable ; mais en réalité ils sont, de par leur nature même, exigibles du jour au lendemain ; l’erreur était involontaire. Voici maintenant des « trucs » qui ne le sont point : On inscrit 115 millions au chapitre des « constructions navales », alors qu’il en faudrait 171 pour pouvoir exécuter le plan voté par la Chambre. On escompte une réduction notable de l’effectif de renfort, envoyé à Diégo-Suarez au commencement de 1900 ; il faudrait pour l’y maintenir 8 millions 1/2 : on en inscrit 3. Pour les travaux de fortification et d’armement des points d’appui de la flotte, la dépense totale, d’après le projet de loi adopté par la Chambre, sera de 61 millions ; 56 restent à dépenser en 4 ans, ce qui suppose une moyenne de 14 millions par an. Or, on ne prévoit pour 1901, que 6 millions ; aussi la Commission du budget a-t-elle cru devoir attirer l’attention des députés « sur le danger éventuel de la lenteur avec laquelle ces travaux paraissent devoir être exécutés ». Pour le maintien en Chine du corps expéditionnaire français, aucun crédit n’a été inscrit ; on projette d’ouvrir un compte spécial des opérations militaires en Extrême-Orient à l’aide d’obligations du Trésor à court terme, que l’indemnité payée par la Chine permettrait ensuite de rembourser. Une augmentation de la solde des capitaines a été résolue ; elle contenait 6 millions : on en inscrit 3, de sorte que l’amélioration ne pourra être réalisée qu’à partir du 1er juillet pour une demi-année ; mais pour le budget de 1902, il n’en faudra pas moins trouver 6 millions… et ainsi de suite.

La France dépense à peu près 10 millions par jour, et le Français paye à l’État 75 francs par an, en moyenne, alors qu’un Anglais paye 60 francs, un Autrichien et un Hollandais 44, un Prussien 30. Comment en est-on arrivé là ? Il semble qu’en dehors de l’indifférence, habituelle au Français pour les questions de chiffres qui ne le touchent pas directement et personnellement, sa confiance ait été exaltée, à la fois, par le souvenir du prodigieux relèvement qui suivit la guerre de 1870, et de l’admirable résistance dont fit preuve alors le crédit de la France, et par la perspective du retour à l’État, vers 1950, de près de 40.000 kilomètres de voies ferrées, dont le pays est nu-propriétaire et n’a pas la jouissance. Ces lignes devraient rapporter plusieurs centaines de millions ; la Prusse retire de l’exploitation de ses chemins de fer, de quoi payer l’intérêt de sa dette. On a calculé, toutefois, que le patrimoine de l’État Français se trouverait accru, par ce fait, d’environ 10 milliards : ce ne serait qu’un tiers de notre dette publique d’alors, en admettant qu’elle ne se fut pas augmentée d’ici-là.

Plusieurs sortes de remèdes peuvent-être envisagés. On peut s’appliquer à améliorer par exemple, la façon dont se préparent et se votent les budgets. Quelques améliorations de ce genre ont déjà été réalisées. Depuis 1891, il n’y a plus de budget extraordinaire ; on a procédé, d’autre part, à la suppression méthodique des comptes extra-budgétaires. Dans la pétition présentée en Janvier 1900, par la Ligue des contribuables, à la signature de ses adhérents, et destinée à être remise ensuite à la Chambre des Députés, on préconisait la suppression de l’initiative parlementaire en matière de finances ; on adjurait les députés de s’interdire, comme le Parlement Anglais l’a fait dès 1706, comme l’ont fait depuis, les Parlements Canadien et Victorien, toute initiative tendant à accroître les charges du budget ; c’est au gouvernement seul à formuler les demandes qu’il juge nécessaire. La pétition a reçu un commencement de satisfaction : dans la séance du 16 mars 1900, la Chambre décida qu’aucune augmentation de traitement, d’indemnité, de pension, ni aucune création de services, d’emplois, de pensions nouvelles ne pouvaient être proposées par voie d’amendement au budget. Présentée par un radical, M. A. Berthelot, et vivement soutenue par les modérés, cette proposition passa. Elle a évidemment une grande importance. Enfin, ceux qui reprochaient à juste titre d’ailleurs, au Parlement de se désintéresser de la façon dont le budget voté est exécuté, et d’appliquer les excédents annuels (dans un pays riche et stable, près des cinq sixièmes des recettes doivent donner des excédents sur les prévisions établies d’après les résultats de l’année précédente) à couvrir des crédits supplémentaires, plutôt qu’à amortir la dette, ceux-là ont été satisfaits d’apprendre qu’une somme était prévue au budget de 1901, pour l’amortissement.

Quelque utiles et ingénieux qu’ils puissent être, on sent bien que ces remèdes se trouveront impuissants à conjurer le mal. Alors, ce sont des économies qu’il faudrait réaliser ; où les prendre ? Il y a probablement longtemps que des hommes politiques compétents ont examiné cet aspect du problème, mais c’est seulement cette année, grâce au rapporteur-général du Budget M. Guillain, que l’opinion a pu se rendre compte d’une grave particularité de notre état financier. Non seulement M. Guillain a indiqué loyalement tous les projets d’intérêt public auxquels il faut renoncer, pour établir un équilibre précaire dans le budget de 1901, mais il n’a pas craint d’attirer l’attention sur l’insuffisance de la plupart des crédits proposés. Il a fait remarquer que, sur un ensemble de dépenses se montant à près de 3 milliards et demi « après avoir assuré la dotation des pouvoirs publics, de la dette, du recouvrement de l’impôt, et de la défense militaire, il ne reste pour l’administration générale du pays et pour les services qui en assurent le développement économique, qu’une somme de 638.741.480 francs ». La somme n’est pas insignifiante certes, mais il est certain qu’elle ne répond pas aux besoins d’un ensemble administratif comme celui de la France. Ainsi s’explique qu’entre 1874 et 1900, les dépenses aient pu, en pleine paix, augmenter d’un milliard de francs. La moyenne de l’augmentation des dépenses ordinaires avait été, de 1874 à 1898, de 36 millions par an. L’augmentation de 1899 par rapport à 1898, a été de 30 millions ; celle de 1900 par rapport à 1899, d’une soixantaine de millions ; enfin le projet de budget de 1901 dépasse celui de 1900 de 83 millions. Et avant peu, les pensions civiles grossiront de près de 50 millions, sans parler des dépenses que provoqueront les lois ouvrières de prévoyance et d’assistance. Les augmentations ont été incessantes, et cela malgré le très réel désir qu’ont marqué, à plusieurs reprises, les commissions du budget, d’arriver à restreindre les dépenses. La voie des économies est donc obstruée. Y en a-t-il une autre ?

Quiconque jette un coup d’œil sur le tableau du budget français, ne peut manquer d’être frappé de ce fait que, quelles que soient la richesse et l’élasticité économique de la France, celle-ci est grevée d’une dette, entretient une armée et possède une administration qui sont, toutes trois, hors de proposition avec les ressources du pays. On ne peut amortir sérieusement la dette qu’en obtenant de forts excédents budgétaires ; le désarmement serait une folie, du moment que les autres puissances ne sont pas disposées à y participer. Reste l’administration. On pourrait là, tailler dans le vif ; mais étant donné le développement de près d’un siècle qu’ont pris les habitudes et l’esprit fonctionnaire en France, aucun gouvernement ne saurait porter la main sur cette arche sainte et réduire résolument le personnel administratif, s’il n’a, préalablement, décentralisé, réformé l’éducation, et enrichi à tout prix les colonies. Quand l’empire colonial aura atteint la prospérité à laquelle il devrait déjà être parvenu, quand d’ailleurs les jeunes français seront formés en vue des initiatives lointaines et des viriles entreprises, quand enfin la coûteuse hiérarchie et l’absurde morcellement territorial, établis par la Révolution et consolidés par l’Empire, auront été modifiés, alors les budgets pourront de nouveau se solder par des excédents. L’impasse budgétaire est une impasse en ce qu’elle n’a pas de sortie directe ; mais on peut s’en échapper latéralement avec un peu d’énergie et d’à-propos..… seulement le temps presse.

La Décentralisation.

En assurant, au lendemain de la guerre de 1870, une large influence aux Conseils généraux, la Troisième République semblait avoir fait un pas décisif, dans la voie de la décentralisation. Mais depuis lors, elle en est restée là. Et la chose est d’autant plus curieuse que, d’une part, la décentralisation administrative serait probablement l’arme la plus efficace contre le socialisme et que de l’autre, l’esprit provincial est manifestement en progrès. Les sociétés artistiques, littéraires, les groupements de toutes sortes qui se sont constitués en France depuis trente ans, entre fils de la même province, sont à cet égard, très symptomatiques ; le mouvement, il est vrai, n’est encore actif que dans les domaines de l’idée et du sentiment ; il ne pénètre les masses qu’avec lenteur ; il n’en est pas moins puissant et sincère. Or, il existe un moyen aussi simple que décisif, d’assurer la réforme, c’est d’autoriser les Conseils généraux des départements appartenant à la même province, à s’entendre, non dans les questions politiques qui doivent de toutes façons leur demeurer étrangères, mais dans les questions administratives qui sont de leur ressort. Par là se rétabliraient, peu à peu, les éléments constitutifs de la Province. Ni la « Commission de Décentralisation » nommée naguère par le Parlement, ni la Ligue privée, fondée plus récemment pour pousser aux mesures décentralisatrices, n’ont pourtant pris à cœur cette idée ; elles ont craint d’être accusées de viser au rétablissement de l’Ancien régime. Ces formules creuses, si agissantes sur l’esprit français, paralysent sans cesse les progrès du pays et l’égarent sur ses intérêts véritables. Nous n’en demeurons pas moins convaincus, que la question se posera d’une manière inéluctable, le jour le peuple français se trouvera forcé de choisir entre l’individualisme et le collectivisme.

Aux Colonies.

Le maintien de M. Doumer au Tonkin, celui du général Gallieni à Madagascar, et la nomination de M. Jonnart, au poste de Gouverneur-général de l’Algérie, promettent pour l’année prochaine, des résultats intéressants, dans nos trois principales Colonies. M. Doumer prépare l’Exposition d’Hanoï, qui s’ouvrira le 3 novembre 1902 et coïncidera, dit-on, avec l’inauguration des chemins de fer Indo-Chinois. Le général Gallieni poursuit la colonisation de la grande île africaine, d’après une méthode originale à coup sûr, probablement effective, peut-être assez coûteuse : la chronique de 1901 examinera ces divers points de vue. Elle aura à mentionner également les réformes que M. Jonnart se propose d’introduire dans l’administration de l’Algérie, et les progrès accomplis par la pénétration Transsaharienne. La chose est en bonne voie, depuis l’occupation du Touat.

Quelque bruit s’est fait en Angleterre et en Italie, à propos de cette occupation : on a prêté à la France des arrière-pensées ambitieuses, sur le Maroc. L’Espagne, plus directement intéressée mais mieux renseignée, s’est moins émue ; elle sait que la France ne songe nullement à prendre le Maroc. In-Salah fait partie du groupe d’oasis situé à mi-chemin des 2.500 kilomètres, qui séparent la côte algérienne de Tombouctou. Ce groupe d’oasis, le plus vaste du Sahara, est réparti en trois, le Gourara, le Touat et le Tidikelt : on le désigne ordinairement sous le nom de Touat. Il n’a pas une importance économique énorme, malgré que la population, généralement laborieuse et probe, en soit recommandable. Mais il est impossible de s’en passer, impossible de réaliser le Transsaharien sans elle, et d’ailleurs jamais hinterland ne fut plus certain et plus indiscutable. Si le traité de 1845 ne l’a pas mentionné, c’est que le tracé de la frontière n’allait pas jusque là. Mais il suffit de regarder la carte du Maroc, pour se rendre compte qu’il ne saurait en aucun cas, englober le Touat. Depuis bien longtemps, la France avait déclaré qu’elle considérait le Touat comme lui appartenant, et c’est par crainte des dépenses à engager, et nullement des interventions étrangères, qu’elle avait tant tardé à s’en emparer ; ces hésitations avaient fini par inspirer à l’Empereur du Maroc, l’idée d’envoyer des pachas au Touat, pour y établir son influence. Il n’était pourtant pas difficile pour nous, de prendre ces 250 villages ; il y avait du reste, un parti français déjà puissant, parmi les tribus du Touat.

Après cet épisode de l’expansion africaine, ce sont les plaintes du « prince » Yukanthor, qui ont fait le plus d’impression sur l’opinion publique. Yukanthor, un des nombreux enfants du vieux roi du Cambodge, Norodom, a dénoncé en termes amers, à l’occasion de sa visite à l’Exposition universelle, la conduite du Résident français au Cambodge. Certaines des allégations du jeune cambodgien ont été reconnues exactes et le ministre des colonies a aussitôt mis à la retraite l’agent incorrect ; mais la moralité de l’incident a été tirée par un missionnaire dans un interview que lui prenait un journaliste. Ce religieux a déclaré que les fonctionnaires européens célibataires devenaient facilement, dans ces postes lointains, la proie de concubines indigènes et que là étant la source du mal, le remède consistait à faire aux fonctionnaires mariés une situation assez belle pour les décider à accepter de pareils postes et à s’y transporter avec leurs familles. Les Anglais ont toujours agi de la sorte et s’en sont trouvés bien.

Le fait le plus important de l’année coloniale a été la constitution d’une armée spéciale destinée à défendre nos colonies. Il est permis de citer le proverbe « mieux vaut tard que jamais », car cette création si nécessaire s’est fait attendre au-delà de toutes les bornes permises. Et ce n’est pas tout d’en avoir décidé le principe et prévu l’organisation ; il faut encore en assurer le bon fonctionnement. Dans un an au plus tôt, l’on pourra apprécier ce qui se sera fait à cet égard. L’armée coloniale donnera à la France, selon le mot heureux d’un député, « l’arme de sa politique », c’est-à-dire le moyen de mobiliser hors d’Europe aussi bien qu’en Europe et d’appuyer, au besoin, une négociation diplomatique par une démonstration effective. Mais nos colonies n’ont pas seulement besoin d’être défendues ; elles ont surtout besoin d’être enrichies. Leur commerce est tout à fait insuffisant. En 1898, elles ont envoyé dans la métropole pour 443 millions de marchandises ; en 1899, le total est monté à 502. Les importations de France aux colonies dans le même laps de temps ont passé de 375 à 460 millions. De sorte qu’à l’heure actuelle, les échanges de la mère-patrie avec son empire colonial n’ont pas encore atteint le milliard et si l’on met à part l’Algérie dont le commerce représente 532 millions, on voit ce qui reste pour un domaine qui comprend l’Indo-Chine entière, Madagascar et tout l’ouest africain. Il est évident que nos colonies ne demandent qu’à progresser et à s’enrichir mais que cela n’est pas possible, tant que subsistera la législation douanière à laquelle elles se trouvent soumises et qui charge leurs produits, parfois même au bénéfice de produits étrangers similaires. Ce sera l’honneur de M. Le Myre-de-Vilers, d’avoir conclu, dans son Rapport sur le budget des Colonies pour 1901, à la nécessité d’une réforme radicale des rapports commerciaux entre la France et ses dépendances d’outre-mer. L’éminent rapporteur en a profité pour dénoncer et faire supprimer beaucoup de petits abus que la routine administrative maintenait depuis longtemps. Mais les petits abus sont plus faciles à supprimer que les grandes réformes à réaliser, et peut-être, se passera-t-il encore du temps avant que le régime néfaste imposé aux colonies par l’étroitesse d’esprit du commerce métropolitain et l’ignorance des législateurs, n’ait pris fin.

En général, lorsqu’il s’agit de questions coloniales, l’opinion témoigne, non plus de l’indifférence, mais un intérêt d’un genre spécial qui est à la fois vif et puéril. Beaucoup de Français considèrent leur empire exotique, comme un coûteux mais charmant joujou ; et il est très fâcheux que la section coloniale à l’Exposition de 1900 ait été organisée de façon à confirmer plutôt qu’à restreindre cette impression. Les pagodes et les cases, l’architecture et les mœurs indigènes, les dioramas et les objets anciens y tenaient une place exagérée, en ce qu’elle dissimulait ou écartait tout ce qui eût servi à étaler les ressources économiques, et à montrer les progrès déjà réalisés. La section était faite en vue du tourisme beaucoup plus qu’en vue de la colonisation ; on eût dit qu’elle visait à attirer des voyageurs et non des résidents.

Tandis que le public est porté à envisager les choses sous cet angle un peu futile, à la Chambre et dans le journalisme on relève une tendance qui n’est pas moins fâcheuse. Sous l’empire de préoccupations généreuses mais pleinement utopiques, des hommes politiques et des publicistes, jugeant les affaires du Sénégal, de la Guyane ou du Tonkin comme s’il s’agissait d’un morceau de la Beauce ou de la Champagne, se préoccupent avant tout de mettre l’indigène sur le même pied que le colon, de lui assurer des droits et des égards identiques et dans leur zèle, il leur arrive de faire si bien que, parfois, le colon se plaint d’être beaucoup moins bien traité que l’indigène et peut citer des faits à l’appui de son dire. Qu’il ait fallu supprimer l’esclavage d’un trait, quand bien même il devait en résulter de grands dommages, cela se conçoit, tant le principe de l’esclavage répugne à la conception de la démocratie ; mais qu’il faille de même et tout d’un trait supprimer la corvée, alors qu’il n’existe en bien des pays, aucun autre moyen de demander à l’indigène l’acquittement de l’impôt, cela paraît d’autant plus absurde que le service militaire égal, imposé à tous les citoyens de la République, n’est pas autre chose qu’une forme spéciale de la corvée. Que la corvée coloniale soit adoucie, transformée, limitée — supprimée même lorsque cela est possible, fort bien ; mais que cette suppression soit exigée par principe et sans examen, cela dénote une déplorable tendance à l’utopie, au système, à la théorie quand même.

Réformes Scolaires.

Il faudrait à la jeunesse Française, une éducation plus virile, formant davantage le caractère, préparant mieux à l’usage de la liberté. Le régime en usage dans les collèges Français, ecclésiastiques ou laïques, est suranné ; il date de l’ancienne monarchie sous laquelle le collège avait une tendance à ressembler au couvent ; Napoléon ier le fit ressembler davantage à la caserne. Mais couvent ou caserne, il ne remplit pas son but actuel, qui est de former des hommes d’initiative et d’action ; la discipline reste déprimante à force d’être étroite et aucune amélioration sérieuse n’a encore été réalisée. Le gouvernement persiste à ne considérer que ce qui concerne la nature de l’enseignement, les programmes, les examens, le choix des maîtres. En vain lui a-t-on maintes fois suggéré de briser ou du moins de relâcher les liens trop serrés qui entravent complètement les « Proviseurs » des Lycées. Au lieu de pouvoir agir comme le chef véritable d’un grand établissement d’éducation, le proviseur de Lycée n’est, en France, qu’un fonctionnaire médiocrement considéré, peu rétribué et sur lequel pèsent les minuties du règlement le plus mesquin qui se puisse imaginer. Il n’a le droit de rien décider, il ne peut dépenser un centime sans la permission de ses supérieurs : proviseur, professeurs, surveillants et élèves sont ainsi réduits à une dépendance absolue, qui leur enlève jusqu’à l’idée d’une initiative possible.

On a tenté récemment de créer des écoles secondaires basées sur de tout autres principes. Un publiciste de quelque talent, M. Demolins, après avoir exposé dans ses livres des idées émancipatrices que d’autres, du reste, avaient déjà exprimées avant lui, a créé en province, non loin de Paris, l’École des Roches, qui est un internat à l’anglaise ; les élèves y jouissent d’un grand confort, s’y livrent aux sports, vivent avec leurs professeurs… Le prix élevé de la pension et surtout la crainte que les élèves de cette école ne se montrent, aux examens, très inférieurs à leurs camarades des lycées et des collèges ecclésiastiques, où l’on travaille bien davantage, sont des objections sérieuses au succès de cette tentative, d’ailleurs intéressante et méritoire. Il est très difficile de faire vivre, en France, des fondations de ce genre ; elles sont presque fatalement condamnées à être écrasées entre la double et formidable puissance de l’enseignement de l’État et de l’enseignement congréganiste.

L’année 1900 a vu disparaître, dans le Père Didon, de l’ordre des Dominicains, une belle figure d’éducateur. Devenu Prieur du Collège d’Arcueil, le Père Didon y avait établi un régime beaucoup plus sain que celui des autres établissements d’éducation français. Les exercices physiques et un usage prudent de la liberté y étaient organisés de façon à ne pas nuire aux études ; mais l’inconvénient de cette grande œuvre était d’avoir pour pierre angulaire, la forte personnalité d’un homme, lequel, en disparaissant subitement, l’a sans doute irrémédiablement ébranlée. Les progrès de l’externat étant constants en France, les autorités pédagogiques verront bientôt leur rôle réduit à l’enseignement ; la famille les déchargera, en grande partie, de ce qui concerne l’éducation. Ce sera à elle de pourvoir à cette formation du caractère, à cet entraînement viril qui s’accomplissent aujourd’hui d’une manière si insuffisante. Y parviendra-t-elle ? On aurait le droit d’en douter si l’opinion ne marquait, à cet égard, de tardifs mais heureux revirements. Elle perçoit, peu à peu, les nécessités qui s’imposent ; elle ne les perçoit pas assez fortement pour renverser, dans la pédagogie officielle, les puissantes barrières qu’a élevées une routine de plusieurs siècles, mais assez pour transformer l’influence des parents et l’action du foyer familial.

Commerce et Navigation.

Nous avons dit que l’insouciance avec laquelle les Français laissaient s’augmenter le chiffre de leurs dépenses publiques provenait, pour une large part, de la confiance exaltée en eux par la rapidité et la puissance du relèvement économique qui suivit la guerre de 1870. Où en sont les choses et si, ce qu’à Dieu ne plaise, de pareils malheurs fondaient à nouveau sur notre pays, son relèvement s’opérerait-il avec la même puissance et la même rapidité ? La question est bien difficile à trancher, tant il y a de contradictions et de diversités dans les renseignements qu’apporte la statistique. Le tableau du commerce extérieur de la France pour 1899, publié en octobre 1900 par la Direction Générale des Douanes, est un document qui fournit pourtant quelques indications précieuses. Il indique une assez notable augmentation des échanges.

Les entrées et les sorties avaient atteint, en 1890 et 1891, des chiffres élevés ; puis ces chiffres avaient fléchi de 1892 à 1895, et non seulement les importations, ce que l’application des tarifs protectionnistes rendait naturel, mais encore les exportations. Une crise très aiguë sévissait, il est vrai, dans le même moment, sur les marchés du monde entier, et des pays aussi prospères que l’Allemagne et les États-Unis, en plein élan depuis 1889, se trouvaient arrêtés dans leurs progrès et subissaient même un recul marqué. La reprise à laquelle nous assistons est générale comme l’avait été le recul, mais, en ce qui concerne la France, elle est sensiblement augmentée par le mouvement d’affaires auquel a donné lieu l’approche de l’Exposition. Le hasard des circonstances conspire de la sorte pour rendre plus difficiles à apprécier les conséquences véritables du régime protectionniste, et cela est infiniment regrettable parce que nulle question n’est, à l’heure actuelle, d’un intérêt plus vital pour la France.

Sous l’influence des éléments divers qui pesaient sur sa condition économique, la France qui avait enregistré, par exemple, un trafic de 8.189 millions — au commerce spécial, — en 1890, et de 8.337 en 1891, était tombée brusquement à 7.092 en 1895. Dès 1896, la courbe commença à remonter. En 1898, le chiffre correspondant à ceux que nous venons de citer fut de 7.982 millions ; il fut, en 1899, de 8.670. L’analyse de cette majoration de 688 millions est intéressante. Ce sont, en effet, les exportations qui l’ont déterminée ; tandis que les importations restaient presque stationnaires (4.518 millions contre 4.472, chiffre encore bien inférieur à celui de 1891), les exportations sautaient de 3.710 millions à 4.152, soit en douze mois un accroissement de 17 à 18 pour 100. Il n’est pas moins intéressant de comparer ces données par contrée et par nature des produits. Parmi les États dont la France est la cliente, quelques-uns ont bénéficié, de 1898 à 1899, de plus-values considérables. L’Angleterre figure, comme toujours, au premier rang avec un gain de 86 millions ; la Chine en gagne 50, le Japon 41, la République Argentine 47, la Belgique 17[16]. Il y a reprise aussi entre la France et les puissances qui ont signé des pactes commerciaux avec elle depuis 1892 : la Suisse, qui progresse de 12 millions, et l’Italie, qui se majore de 21. Par contre, les États-Unis perdent 196 millions, l’Espagne 87, la Russie 103. À la sortie, la France triomphe sur toute la ligne. Ses ventes à l’Angleterre atteignent le total énorme de 1.239 millions, en avance de 217 sur l’exercice précédent (le trafic total des deux États monte ainsi à 1.830 millions). En Belgique, elle progresse de 57 ; de 63 en Allemagne ; de 14 en Suisse ; de 45 aux États-Unis ; de 49 en Italie ; de 66 en Espagne.

Aux entrées, il y a eu en 1899, énorme majoration (491 millions) sur les matières nécessaires à l’industrie, puis sur les produits fabriqués (110 millions). Un recul de 555 millions sur les matières d’alimentation s’explique par l’abondance des récoltes : cette réduction porte presque entièrement sur les céréales dont la France achetait 632 millions en 1898 et 143 seulement en 1899. L’augmentation à la sortie porte pour une faible fraction (13 millions) sur les matières d’alimentation, pour un contingent notable sur les matières premières de l’industrie et pour beaucoup plus de la moitié (351 millions) sur les produits fabriqués. Ceci implique évidemment un regain de l’activité manufacturière. Ce sont les étoffes de soie et de laine qui paraissent en avoir le plus bénéficié. Ainsi le tissage de la soie qui figurait pour 223 millions seulement en 1894, 250 en 1898 remonte à 278 ; les soies elles-mêmes passent de 118 à 179 après être tombées à 89 en 1894 ; les tissus de laine, de 241 à 264 après 222 ; la tabletterie, de 154 à 183 après 140 ; les vêtements, de 101 à 142, après 91 ; les peaux, de 149 à 216 après 109. La reprise est à peu près générale, sauf pour les vins qui ne gagnent que quelques millions.

Ces résultats seraient assez satisfaisants, si le tableau de la navigation pour 1898, précédemment paru, n’accusait une diminution fâcheuse de notre marine marchande. Les échanges français ont atteint en poids 38.450.000 tonnes, soit 1.450.000 de plus qu’en 1897 et 5.150.000 de plus qu’en 1890 ; les entrées et les sorties, par mer, sont montées en 1898 à 26.776.000 tonnes contre 24.230.000 en 1891. Mais dans ce total, la fraction couverte par le pavillon français est des plus faibles et ce qui est pire, elle va en déclinant malgré que le tonnage des marchandises transportées aille en augmentant. En 1891, le pavillon français couvrait 9 millions de tonnes, et les pavillons étrangers, 16.086.000. En 1898, les chiffres correspondants sont respectivement 8.760.000 et 18.022.000. À l’entrée, l’effectif des couleurs nationales n’est que de 28 pour 100 et de 39,6 pour 100 à la sortie. Au contraire, celui de l’Angleterre atteint 47,3 et 37,6 pour 100 ; il croît sans cesse et il en est de même pour la Hollande et l’Allemagne, quoique en moindre proportion. La marine marchande française a atteint en 1891 son tonnage maximum : 948.000, maximum bien inférieur à ce qu’il devrait être ; en 1895 elle était tombée à 887.000 tonnes pour remonter en 1896 et atteindre en 1897, 920.000 tonnes : en 1898 elle perd de nouveau 20.000 tonnes c’est-à-dire plus de 2 pour cent de son effectif et cela malgré le système des « primes » qui figurent au budget pour encourager la marine marchande. On conçoit que ce système ait été, cette année, déclaré détestable par le rapporteur du budget, mais on ne peut l’accuser pourtant d’accélérer la décadence de la marine marchande ; il ne peut évidemment que la ralentir.

Ce qui concerne les ports n’est pas beaucoup plus satisfaisant bien qu’il y ait eu partout progrès dans la circulation et parfois progrès assez sensible. En 1879-1880, par exemple, 7.000 balles de laine de la Plata entraient à Dunkerque alors qu’Anvers en recevait 136.643. En 1898-1899 la proportion se trouve renversée. Anvers n’en reçoit plus que 86.167 et Dunkerque s’élève au chiffre de 250.955. L’avance générale de Dunkerque n’est pourtant en 1898 que de 538.000 tonnes sur l’année précédente ; celle de Boulogne de 337.000, celle de Bordeaux de 108.000. Rouen et Nantes demeurent stationnaires ; Saint-Nazaire progresse peu. Le Havre, après de très mauvaises années, retrouve à peu près les mêmes chiffres qu’il y a huit ans. Marseille est seule à réaliser une forte augmentation de 1.184.000 tonnes. Si donc il y a progrès commercial notable, quoiqu’encore insuffisant, ce progrès est contrebalancé par la stagnation relative du trafic maritime national et la diminution de la marine marchande.

D’autre part, il est bon de noter que pour les onze premiers mois de 1900, les importations sont en diminution de 102 millions sur la période correspondante de 1899 et les exportations, en diminution de 19 millions : totaux sur lesquels évidemment l’Exposition n’est pas sans avoir exercé une répercussion sensible.

La question sucrière.

Une nouvelle conférence des sucres, mais limitée aux mandataires de quelques États — s’est tenue à Paris cet automne. Elle n’était pas appelée à trancher définitivement le grave problème que soulèvent les différences de législation et les allocations de primes directes et indirectes. Mais elle avait pour mission de rechercher une solution qui serait ensuite soumise à une conférence générale, après avoir reçu les adhésions de la France, de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie, les trois pays les plus intéressés dans la question puisqu’ils sont les plus grands exportateurs de sucre.

Le plus grand consommateur est l’Angleterre. Pour développer sa production, la France promulgua, en 1884, une loi qui accorde une détaxe à tous les fabricants qui dépasseraient un certain taux de rendement ; ce taux minimum a été plusieurs fois augmenté, mais les sucres français conservent néanmoins un boni très notable. Ce système, aux yeux des allemands et des autrichiens, constituerait une prime indirecte. En 1891, les deux Empires de l’Europe Centrale accordèrent à l’exportation des sucres, des primes directes de fr. 1,50 par 100 kilos, qu’en 1896 ils portèrent à fr. 3,25. La France riposta en 1898 par l’allocation d’une prime directe de 4 francs qui se superposa à la prime indirecte. La lutte était ouverte[17]. »

Ici intervient l’Angleterre. En principe, elle avait avantage à assister, les bras croisés, à ce tournoi économique puisque, grâce au jeu des primes, elle avait le sucre à des prix modiques. Seulement ses colonies se plaignirent. L’Inde et les Antilles accusèrent la métropole de les sacrifier à l’étranger. La Jamaïque et la Trinité menacèrent même, dit-on, de se donner à l’Amérique. Il fallut bien que le cabinet anglais s’occupât de l’affaire et fit mine d’étudier les tarifs différentiels. La Belgique préconisa à son tour la réunion d’une conférence qui se tint à Bruxelles. Trois propositions de conciliation y furent faites. L’une invitait la France à supprimer peu à peu sa prime indirecte ; l’autre engageait le même pays à frapper les sucres exportés d’un droit égal à la prime indirecte moyenne ; la troisième concluait à la suppression de la prime de sortie française et à la réduction des primes allemandes et autrichiennes au taux de 1891. On n’aboutit pas, la France, l’Allemagne et l’Autriche combattant le troisième projet et la France repoussant les deux premiers, qui touchaient à sa législation intérieure.

Or, depuis que cette conférence a pris fin sans résultat, des faits nouveaux ont surgi. L’Inde a frappé les sucres d’Europe de droits différentiels correspondant au montant respectif des primes directes et indirectes. L’Union Américaine a suivi la même procédure. L’Angleterre, a menacé de s’entendre contre la France, avec l’Allemagne et l’Autriche et de surtaxer les sucres français. Il était dès lors indiqué, pour le gouvernement de la République, de tenter une reprise des négociations avec, cette fois, une plus ferme volonté d’aboutir.

Dépopulation, Alcoolisme et Criminalité.

Les rapports sur le mouvement et la population en France, sont toujours assez longs à venir au jour. C’est à la fin de 1899 seulement qu’a été publié le rapport de 1898. On peut résumer ce document en disant que la situation, normale au point de vue des mariages, reste très médiocre au point de vue de la natalité et de la mortalité. De 1879 à 1888, l’excédent des naissances sur les décès avait été en moyenne de plus de 2 pour 1000 habitants, la période décennale suivante (1889-1898), ne donna plus que 0,74 pour 1000 en sorte qu’en dix ans, la population n’augmenta que de 281.403 unités. Pendant cette période, il s’est rencontré quatre années où le nombre des décès a dépassé le nombre des naissances, l’excédent variant entre 10.000 et 38.000. Depuis 1895, la situation s’est améliorée. 1896 a donné un excédent de 93.700 naissances, provenant à la fois de la diminution des décès et de l’augmentation des naissances. En 1897, l’excédent fut de 108.088. Les naissances pourtant avaient diminué de 6.479 unités et l’excédent était dû à une forte diminution du chiffre des décès. En 1898, nouvelle diminution des naissances, montant à 15.174 et on sait que 1900 apportera le même résultat. Le chiffre des naissances de 1898, est donc inférieur de 15.174 à 1897, de 21.653 à 1896, et ne dépasse plus que de 9.760 unités le chiffre atteint en 1895, l’un des plus bas qu’on ait eut à enregistrer.

La diminution s’étend sur 70 départements, 13 sont en augmentation. Les morts-nés ne sont pas comptés dans ces statistiques ; ils ont été au nombre de 39.805. Le total général est en conséquence de 883.738 soit 23 pour 1000 habitants. Quant aux mariages, la statistique, depuis de longues années, n’indique que des variations insignifiantes. Par contre, les divorces qui augmentaient régulièrement depuis le rétablissement du divorce en 1884 (l’augmentation était de 3 à 400 par an) ont rétrogradé de 222 entre 1897 et 1898.

Pour compléter le tableau du mouvement de la population, il importe de tenir compte de la place que l’élément étranger occupe en France ; elle est considérable. Il y avait en 1898, 1.051.907 étrangers vivant en France, 555.384 hommes et 496.523 femmes. Les nationalités les plus nombreuses étaient naturellement les nationalités les plus voisines et les départements frontières se trouvaient les plus atteints par l’immigration. On comptait 400.000 belges, 291.000 italiens, 90.000 allemands, 76.000 espagnols, 74.800 Suisses, 36.000 anglais. Si l’on envisage l’ensemble de la France, la proportion des étrangers aux français était de 28 pour 1.000 ; mais cette proportion s’élevait jusqu’à 250 dans les Alpes-Maritimes, 139 dans les Bouches-du-Rhône, 110 dans le Var, 144 dans le Nord, etc., à Paris même, elle était de 58. La morale de cette situation est qu’il serait bon de faciliter la naturalisation, surtout celle des jeunes enfants et d’encourager les familles nombreuses. Ce dernier point de vue a déjà été discuté dans la presse depuis plusieurs années, mais il se précise davantage chaque jour et il vient d’aboutir à une série de propositions, qui paraissent devoir être adoptées dans un avenir assez prochain. Elles tendent en général à égaliser les charges fiscales entre les contribuables pères de famille et les contribuables sans enfants. Un amendement déjà pris en considération par le Sénat (décembre 1900) diminue les patentes inférieures à 4.000 francs de 5 % à 60 % selon que le patentable aura de 3 à 7 enfants. La question dite de la « dépopulation » bien qu’il s’agisse plutôt d’un accroissement insuffisant en regard de celui des autres peuples — ne sera point résolue toutefois par des mesures de ce genre. Elle est étroitement liée à celle de l’alcoolisme. L’alcoolisme qui provoque directement ou indirectement la stérilité aux générations suivantes — a fait en France de grands progrès. Les sociétés dites de tempérance n’existent qu’en de trop rares localités et leur propagande est timide. Le premier des remèdes serait de diminuer, dans une large proportion, le nombre des marchands de vins et d’alcool, mais cette réforme demande quelque abnégation de la part des députés, car en tous pays le rôle électoral du marchand de vins est considérable et il peut se venger ou du moins tenter de se venger du député hostile à sa profession, en luttant contre lui aux élections prochaines. C’est ce qui explique que cette mesure si salutaire et si indispensable n’ait pas encore été prise.

Une chose consolante et digne d’attention, c’est que la criminalité loin de s’accroître proportionnellement à l’alcoolisme, ce qui est le cas ordinaire, diminue lentement mais sûrement. Depuis 1893, la courbe s’abaisse d’un mouvement continu, sans avoir encore atteint, cependant, le niveau qu’il faudrait. Le nombre des crimes contre les personnes a passé de 1549 en 1893, à 1213. Il est vrai que les atteintes au droit de propriété ont grandi parallèlement depuis deux ans. De 1224 en 1895, elles se sont élevées à 1977 en 1896 et à 2087 en 1897, c’est-à-dire à un chiffre qui n’avait pas été atteint depuis plus de 20 ans ; mais elles sont accompagnées de moins nombreuses violences, de moins fréquents attentats contre la vie humaine. Le total des assassinats, meurtres, empoisonnements est, en effet, descendu en dix ans de 451 en 1887 à 371 en 1897. Sur les 3.453 individus accusés de crimes et jugés en 1897, il y a eu 480 femmes seulement. Enfin, les poursuites correctionnelles sont descendues, par degrés, de 206.326 en 1894 à 188.761 en 1897. Par contre, les suicides ont augmenté ; ils sont au nombre de 9.356.

Le Féminisme.

L’année 1900 a été marquée par une brusque incursion dans le domaine pratique, de certaines idées, demeurées jusque-là sur le terrain de la spéculation. De ce nombre sont le Féminisme et l’Arbitrage, c’est-à-dire la théorie de l’émancipation complète de la femme et celle de la solution pacifique des conflits internationaux. Ailleurs, ces théories avaient déjà fait du chemin, mais les Français s’y montraient rebelles, les chansonnant à tout propos et marquant de mille manières qu’ils ne croyaient pas à leur réalisation et ne les prenaient pas au sérieux. Plus encore que l’Exposition, l’affaire Dreyfus a modifié cet état d’esprit, ce que n’avaient pu faire ni les manifestations répétées et enthousiastes des apôtres du féminisme, ni les sociétés de la Paix et la réunion même de la conférence de La Haye. L’affaire Dreyfus a eu pour résultat de grouper les disciples de l’idée pure, de les arracher à leurs études et à leurs méditations pour les faire descendre sur la place publique et de leur donner une confiance nouvelle, et probablement fort exagérée, en leurs talents pour gouverner la société. De là l’espèce d’effervescence d’idées et d’utopies qui s’est produite à la suite du procès de Rennes et à laquelle l’Exposition vint fournir une occasion unique de s’épancher en manifestations solennelles. Le congrès féministe qui s’est tenu pendant l’Exposition, a été marqué par de tumultueux incidents et son principal tort a consisté à vouloir aborder toutes les questions à la fois, ce qui est en général la meilleure façon de n’en résoudre aucune ; mais il est indéniable qu’une grande partie de l’opinion publique s’y est intéressée et en a suivi, avec quelque attention, les travaux et les débats. C’est là un symptôme nouveau. Il est probable cependant que le Féminisme Français devra, pour réussir, atténuer un peu ses prétentions. Les Français par hérédité, par tempérament, par goût sont rebelles à l’idée de l’égalité apparente des deux sexes. Ils accepteront le principe de l’égalité réelle pour autant qu’elle ne s’affichera pas trop bruyamment au dehors et que, dans la forme, elle ne choquera pas leurs traditions invétérées. Le mouvement pourra alors être fort utile au pays en provoquant la révision d’une législation surannée, en ce qui concerne la femme. Celle-ci est soumise par les lois Napoléoniennes, demeurées en usage jusqu’à nos jours, à une tutelle qui, en matière de commerce, d’administration de la fortune privée et de régie des biens de l’enfant mineur, est absolument déraisonnable ; certaines carrières lui sont fermées dans lesquelles elle s’emploierait volontiers ; enfin l’article du Code Civil qui interdit la recherche de la paternité commence à être l’objet d’une réprobation justement méritée Si les féministes bornent là leurs efforts, ils sont, désormais, presque certains de réussir, mais s’ils veulent atteindre au-delà et rendre la femme électeur et éligible, ils se heurteront à une résistance dont ils n’auront jamais le moyen de venir à bout.

Un Arbitrage.

Sur le passage du président Krüger, à Marseille aussi bien qu’à Paris, les cris de « Vive l’Arbitrage ! » ont retenti fréquemment. Ils n’étaient pas seulement une protestation en faveur de la seule solution du conflit Sud-Africain qui pût apporter quelque adoucissement au sort des Républiques de l’Orange et du Transvaal, ils étaient de plus l’expression d’une conviction nouvelle, mais déjà assez forte. Si le peuple français n’a pas encore une foi bien robuste dans le succès de l’arbitrage, il tend à en devenir partisan et c’est là un appoint très important pour une méthode qui ne pourra, évidemment, que progresser en popularité dans l’avenir.

Il est curieux de noter que ce revirement s’opère à l’heure même où la France fait de l’arbitrage, une expérience assez peu encourageante. C’est, en effet, quelques jours seulement après l’arrivée du président Krüger, que le Conseil fédéral Suisse a rendu sa sentence dans la contestation entre le Brésil et la République Française au sujet de la frontière de la Guyane. Cette contestation ne date pas d’hier : elle remonte au XVIIe siècle. Dès 1688, Louis XIV réclama la rive gauche de l’Amazone comme limite méridionale de la colonie de Cayenne. Le gouvernement portugais prétendait, au contraire, que ses possessions du Brésil s’étendaient jusqu’à la rivière qu’on nomme aujourd’hui l’Oyapoc. En 1697, les Français s’étant emparés de Macapa, situé sur la rive gauche de l’Amazone, un traité intervint trois ans plus tard, qui neutralisa le territoire contesté. Ce traité ayant été rompu par l’entrée du Portugal dans la ligue formée contre la France, le traité d’Utrecht (1713) stipula que Louis XIV renonçait à ses droits et à ses prétentions sur les terres situées entre l’Amazone et la rivière Japoc ou Vincent-Pinson. C’est autour du nom de ce cours d’eau que le débat s’est éternisé. Le terme indien Japoc pouvant s’appliquer à toutes les rivières, la France ne cessa de prétendre que le Japoc du traité d’Utrecht n’était autre que l’Aragouary, alors que le Brésil voulait y voir l’Oyapock actuel. Quand le Brésil fut devenu indépendant, il offrit une transaction : la frontière serait formée par la limite du Carsevène et les monts Tumucumaque. La France refusa, exigeant bien davantage. C’est en 1894, la découverte des placers aurifères du Carsevène qui porta le conflit à l’état aigu. De nombreux chercheurs d’or affluèrent dans ce territoire sans maîtres et l’anarchie régna. Un chef brésilien ayant arrêté un nègre subventionné par le gouverneur de Cayenne, celui-ci envoya une canonnière à Amapa, avec ordre de libérer le nègre. Un combat eut lieu, dans lequel périt le capitaine Lunier. Comme le gouverneur de Cayenne avait agi sans ordres de Paris, M. Hanotaux, alors ministre des Affaires Étrangères, proposa au Brésil de soumettre à un arbitrage ce litige séculaire. L’offre fut acceptée et le Conseil fédéral Suisse choisi comme arbitre.

À l’exception d’une bande de territoire de 8.000 kilomètres carrés, située sur le cours supérieur de l’Oyapock, l’arbitre a donné entièrement raison au Brésil, en décidant que la rivière Japoc du traité d’Utrecht était bien l’Oyapock actuel et non pas l’Aragouary. Le Brésil gagne près de 400.000 kilomètres carrés, s’étendant jusqu’au Rio Branco, parallèlement au cours de l’Amazone, le long des Guyanes Hollandaise et Anglaise. Le littoral du territoire contesté offre la baie de Carapaporis abritée par l’île de Maraca et qui peut constituer un excellent port. L’intérieur abonde en placers aurifères, notamment dans la région du Carsevène et présente de vastes plaines propices à l’élevage du bétail et aux cultures tropicales variées.

La décision arbitrale atteint grièvement la Guyane-Française qui perd ainsi tout espoir de devenir jamais une colonie riche et prospère. Elle atteint moins vivement les intérêts généraux de la France, qui possède déjà un très vaste empire Asiatique et Africain, auquel nuiraient certainement l’extension de nos possessions et le développement de nos intérêts dans une quatrième partie du monde.

  1. Notamment le « Parti Libéral sous la Restauration » de Thureau-Dangin et la « Correspondance de Louis XVIII et de Decazes », d’Ernest Daudet.
  2. L’histoire de la Troisième République a été contée en détail par A. Zevort, Recteur de l’Université de Caen, en abrégé par Pierre de Coubertin. (L’Évolution Française sous la Troisième République). Voir du même auteur « France since 1814 » qui n’a paru qu’en anglais, à Londres et à New-York.
  3. Le Sénat est élu par moitié tous les trois ans en sorte que chaque sénateur siège pendant 6 ans ; il reste encore quelques sénateurs inamovibles institués par la constitution de 1875 et supprimés ensuite.
  4. On doit tenir compte des influences locales qui font qu’un grand propriétaire est parfois élu par des électeurs qui ne partagent pas exactement ses opinions.
  5. Le Fort Chabrol était une simple maison de la rue de Chabrol à Paris, transformée secrètement en une véritable forteresse et dans laquelle, se sachant sur le point d’être arrêté, Guérin s’enferma avec quelques amis : la maison était abondamment pourvue d’armes et de munitions, dont on craignait qu’il ne fût fait usage, au détriment des paisibles habitants du quartier ; ayant épuisé les vivres dont il disposait, Guérin finit par se rendre.
  6. Marcel Habert, ne s’étant constitué prisonnier qu’après la condamnation de Déroulède, son cas fut examiné à part et fit l’objet d’un second jugement.
  7. Les plus célèbres furent Sainte-Barbe, l’École Monge et l’École Alsacienne, situées toutes trois à Paris. L’École Monge, rachetée il y a cinq ans par l’État, est devenue le Lycée Carnot ; les deux autres, subventionnées par l’État, n’ont plus qu’une demi-indépendance. L’École Alsacienne poursuit, néanmoins, sa tâche et demeure fidèle à son organisation familiale.
  8. Il est bon de noter que le nombre des externes de l’État va toujours en augmentant, tandis que les établissements ecclésiastiques ont surtout des internes. Or, les internats de l’État laissent si fort à désirer que des enquêtes ont été instituées, à plusieurs reprises depuis quinze ans, pour étudier les améliorations susceptibles d’y être introduites. Il semble donc, qu’en règle générale, les parents s’adressent volontiers à l’État si leurs enfants peuvent être externes et, dans le cas contraire, préfèrent les maisons ecclésiastiques, comme mieux tenues et mieux organisées.
  9. Il est malaisé d’expliquer ce que les Jésuites viennent faire en tout ceci. Mais c’est une manie française de voir partout l’influence occulte, qui des Jésuites et qui des francs-maçons. Détail piquant : les deux commandants d’artillerie qui, au procès de Rennes, se déclarèrent en faveur de Dreyfus, l’un comme juge et l’autre comme témoin, étaient tous deux des élèves des Jésuites.
  10. Le Président Félix Faure s’inspirait d’une idée toute contraire lorsque, se souvenant que ses attributions lui donnaient le droit de présider le conseil supérieur de la guerre, il le convoquait à l’Élysée, ce qui ne s’était pas fait avant lui ; l’armée fut sensible à cet hommage.
  11. Assemblées départementales qui se réunissent deux fois par an pour gérer les intérêts du département.
  12. L’Exposition de 1878 fut ouverte néanmoins par le Maréchal Président de la République, en présence du Prince de Galles, du Prince Royal de Danemarck, du duc d’Aoste, du Prince d’Orange et du roi Don François d’Assise.
  13. Cette carte figura à l’Exposition.
  14. Chicago conserve le record du chiffre d’entrées par jour. Le 9 octobre 1893, anniversaire du terrible incendie de 1871, 713.646 visiteurs pénétrèrent dans l’enceinte de Jackson Park.
  15. L’Exposition de 1867 fit 26 millions de recettes et en dépensa 23 ; bénéfice net 2,617.000 francs. En 1878, les recettes furent de 25.685.000 francs et les dépenses de plus de 55 millions. L’État et la ville de Paris eurent à combler un déficit de près de 32 millions. Les dépenses en 1889 s’élevèrent à 40,934,939 francs et les recettes à 52 millions.
  16. Voir Indépendance Belge du 1er novembre 1900.
  17. Indépendance belge, octobre 1900.