La Chine en folie/Galka, ou la nouvelle esclave

Albin Michel (p. 83-95).

GALKA OU LA NOUVELLE ESCLAVE

Depuis trois jours une femme chantait dans la chambre voisine. Ce n’était ni une Japonaise, elle chantait sans samisen, ni une Chinoise, elle ne criait pas comme un chat à qui l’on arrache les poils de la queue. C’était une blanche. Une Américaine ? Non ! Il y avait trop de soumission au destin dans l’accent. Une Anglaise ? Non plus ! Les Anglaises ne sont pas tendres en voyage, elles n’en ont pas le temps, du moins avant l’âge de cinquante ans ! Une Française ? Ce n’était pas possible, les Françaises ne s’aventurent par delà les grandes mers qu’avec un mari fonctionnaire, et quand on est avec un mari, surtout s’il est fonctionnaire, on ne chante pas ! C’était sûrement une Russe. Sa voix avait l’inflexion de la fatalité.

Elle chantait mais elle ne se montrait pas.

J’allai trouver le tenancier de l’auberge et lui dit : Quelle est cette créature de Dieu ?

Depuis que le dit tenancier m’avait vu revenir dans la voiture de Tsang, et que les boys contemplaient contre mon mur, en tremblant, le portrait en pied, dédicacé, de l’empereur forban, j’étais maître dans la boutique. Si j’avais dit : Cabaretier, prête-moi ta femme, il m’eût amené aussi sa concubine.

Le patron m’ouvrit son registre. Je lus : Kira Gordieff, 23 ans, venant de Harbin. D’un geste de geôlier, le Japonais me fit comprendre qu’elle était bouclée dans l’hôtel. Bien.

Le soir à huit heures, elle entra dans la salle à manger, tête blonde et âme visiblement chavirée. Elle portait par-dessus ses souliers d’élégantes galoches fourrées. Un renard blanc caressait son cou. Elle s’assit sur la chaise comme un oiseau se pose sur une branche. Elle mangeait sans enthousiasme mais à un moment elle sourit, remarquant que je la regardais.

Il y avait dans cette salle et qui dînaient, quatre Chinois boudinés dans une camisole bleue et ouatée ; cinq Japonais en kymono noir ; à eux les poissons crus dont les morceaux vivants sautent encore quand ils sont dans la bouche ! et deux marchands mongols : bonnets à poil sur têtes de mort. Ces deux-là dégageaient à dix pas une odeur de vieille peau de bête sur quoi il a plu et, prenant leur bol pour une auge, ils mangeaient comme des porcs balkaniques. Dehors le froid ridait les doubles vitres. Tout cela sentait la steppe désolée. Ô Madame si blonde, il n’y a vraiment que vous, au milieu de ce pays de loups, qui soyez riante comme une petite source imprévue !

Elle se leva, et, lentement, quitta la salle. Dans le hall elle prit sur la table un journal chinois et le reposa. Une carte du monde pendait au mur. Elle la regarda. Face aux cinq continents et à tous les océans verts, elle n’était, de plus en plus, qu’une gracieuse petite naufragée. Dans sa main elle tenait une orange qu’elle emportait de la salle à manger dans sa chambre. Elle enfouit son tendre museau dans la fourrure de son renard, puis, d’un pas égaré de mélancolie, elle rentra chez elle, au numéro 6. Elle ne savait pas davantage que moi, évidemment, ce que, ce soir, elle faisait dans la vie. Et moi j’étais le numéro 5.

Allons toujours fumer une cigarette sur le trottoir. Il faut que je m’habitue à l’hiver mandchourien. Je sortis pieusement mon paquet de tabac de France, C’était le dernier. Un barman des Messageries Maritimes m’en avait cédé quinze, l’autre mois à Yokohama — que son nom que j’ignore soit béni ! — et la manufacture française de tabac également !

Tsang-Tso-lin emprisonne les petites femmes russes dans mon hôtel ! Que veut-il en faire ce vieux magot ? Je traversais terrain vague sur terrain vague. Tous les cent mètres, une pauvre flamme grelottait dans une lanterne. Je ne savais pas où j’allais. C’était l’une de ces nuits où l’on ressent que le monde est trop vaste. Il y a des gens qui disent qu’il est petit. Petit ? Ils n’ont donc jamais essayé de le prendre dans leurs bras ?

Quand je passais devant une maison, je la regardais. Soudain je lus sur l’une d’elles : Banque Industrielle de Chine. Je tombais en extase. Banque Industrielle de Chine ! J’avais retrouvé mon parler ! Je me sentais moins orphelin. Elle a fait faillite, me dis-je, voilà qui m’est égal ! Et je répétais la phrase comme j’aurais dit le nom de ma mère. Puis je vis un train qui s’en allait. C’était le transmandchourien descendant vers la Corée… Un train ! ma seconde patrie !

Je revins à l’hôtel. Dans la capitale du roi des pirates la Russe n’avait pas peur des voleurs. Sa porte était entr’ouverte. J’aperçus l’enfant au fond de sa chambre, les coudes sur une table et son petit menton dans ses mains. Je connais ces heures-là. Ce sont les heures d’attente du voyageur solitaire, les heures d’attente pendant lesquelles on n’attend rien.

Il était dix heures du soir. Elle se remit à chanter. Je sortis, et, m’arrêtant devant sa porte :

— Vous pouvez chanter toute la nuit, madame, cela me fera plaisir.

Alors, me désignant une chaise près de la table où elle était toujours accoudée :

— Je vous prie, fit-elle.

— Soyez aussi bénis, ô compatriotes ignorés, qui avez appris le français aux dames russes et blondes !

Une glace était devant elle et, à sa droite, une corbeille remplie de pommes rouges du Japon.

Désignant l’une et l’autre :

— Coquette et gourmande, dit-elle.

Comme il faisait froid, elle ferma la porte.

— Écoute, me dit-elle la nuit suivante, il faut que je te raconte mon histoire. Connais-tu Lermontov ? C’est un poète russe. Lermontov a dit :

Un petit nuage doré a passé la nuit
Sur un rocher de la mer immense.

Pardonne pour le rocher, mais le petit nuage doré c’est moi. J’étais lasse d’être perdue depuis si longtemps. Mais, tu me comprends, un Français a toujours compris une Russe. Écoute, je suis venue au monde d’une façon peu banale. Je suis née sur le Baïkal alors que ma mère, croyant arriver chez elle à temps, le traversait au mois d’avril. Ce lac est ma patrie. Mon nom est Kira, mais je me suis baptisée Galka. C’est le nom des petites pierres blanches qui parsèment les rivages du lac, et comme je considère toutes les petites pierres blanches du Baïkal comme mes sœurs, je suis Galka.

J’ai fait mes études à Irkoutsk. En 1917, j’ai passé mon baccalauréat et, pendant l’été, je me suis mariée par amour. Mais je vois que tu as froid. Tiens, dit-elle, jetant sur mes épaules un beau manteau de vison.

Deux mois plus tard, alors que j’étais dans le bonheur, je dus quitter le mari que j’aimais. Il s’en allait à la guerre. As-tu aimé ? Je restai dix jours, la tête dans les oreillers, à sangloter comme une veuve. Je dus fuir notre maison d’Irkousk, chaque objet me parlant trop de mon soldat. J’étais toute petite. Seize ans ! et c’était la première fois que l’amour m’habitait. Je partis pour Krasnoyarsk. Pavlik fut blessé sur le Niémen. Il m’aimait. D’ambulances en ambulances il chercha à gagner Krasnoyarsk. Il mourut en route. Je n’ai plus revu ses jolis yeux. Sa tombe, je crois, est à Moscou.

— Petite, tu as froid, prends le manteau.

— Garde ! moi, je suis Sibérienne. Alors je partis pour les mines d’or que nous avions sur le fleuve Amour pensant retrouver mon beau-père. Un nouveau coup m’arrêta à Tchita. Les bolcheviks avaient emprisonné le beau-père et confisqué les mines.

Sait-on dans ton pays ce que les bolcheviks ont fait chez nous ? Regarde-moi. Ne t’arrête pas au charme que je puis avoir sur le visage, va plus profond, vois le voile de malheur qui est en-dessous. Voici mes mains où, jour et nuit, j’ai tant pleuré. Ah ! pauvres Russes de ma Russie !

Avec l’argent on achète tout. J’en avais. Cinq jours après le beau-père sortait de la prison. Je te le dis, j’ai fait ainsi et c’était bien. Je suis sans regret, et cependant !… Le beau-père s’installa chez moi et força ma chambre à coucher. Me broyant dans ses longs bras où je criais d’horreur, il me disait : « Plus tu me mords, petite idole, et plus je t’aime. » Je ne suis pas forte, il était grand. À ses pieds je m’évanouis. Il fut un affreux misérable.

À ce moment le bolchevisme était dans tout son déchaînement et la famine minait la Sibérie, Je me nourrissais de croûte de pain d’avoine et, quand la chance me souriait, de concombres crus. Ma petite fille — j’avais oublié : six mois après la mort de Pavlik, Nadiaska naquit de moi — ma petite fille grandissait et disait déjà beaucoup de jolis mots. Soudain, elle cessa de balbutier. La faim rendait l’enfant muette. Je courais en vain la ville de Tchita pour découvrir un verre de lait. Une femme peut tout supporter excepté de voir son tout petit mourir chaque jour de la famine. On m’arrêta un soir devant le palais de l’ataman Semenoff parce que je criais qu’il fallait au moins sauver les petits enfants.

J’en étais là, sans sou ni pain, parce qu’un incendie, un mois avant, avait dévoré le restant de ma fortune, mes robes, mes fourrures, mes bijoux et vingt mille roubles du tsar retirés à temps de la banque de Sibérie. Alors mourut la petite Nadiaska. Le malheur, vois-tu, appelle le malheur.

Veux-tu une pomme ou bien une cigarette ? Veux-tu du thé ? Entends le vent siffler dehors ! entends ! Et ce fut sur ma Sibérie une grande nuit de malédiction. Il fallait fuir. Heureuses, mes petites sœurs de Pétrograd, qui purent s’exiler vers l’Europe. Moi je suis d’Asie, fille d’Est. Je partis tout droit sur mon chemin. Ici, écoute ce que je vais dire.

As-tu vu des esclaves dans tes lointains voyages ? Regarde : en voici une. Femmes russes et errantes de l’Extrême-Orient, nous sommes au pouvoir des Chinois.

Elle fit le geste d’arracher de tout son corps une enveloppe qui l’aurait dégoûtée.

— Des Chinois ! Je suis de ta race. Je suis une petite fille blanche. Je n’ai jamais péché que la corde au cou. Enfin ! Ce qui se passe doit se passer ! Pauvres Russes ! Nous payons pour les Américains, les Anglais et pour les tiens de ton pays. Le jaune trouve aujourd’hui un blanc qui n’a ni consul ni ambassadeur, alors il nous palpe à son aise. Mais je vais te raconter l’histoire. Tu n’es pas mal dans ce fauteuil. Que ferais-tu, seul, dans ta chambre ? La nuit est longue et tout à l’heure on s’aimera.

Quand nous, les Russes de l’Est, chassés par la famine, nous sommes venus par Mandchouria jusqu’à Harbin, l’espoir de manger, de nous chauffer et de ne plus trembler sous la terreur poussait notre pauvre troupeau de femmes traquées, ignorantes et prêtes à croire, malgré tout, à l’existence d’une vie moins maudite. Des milliers de femmes, parties en un seul vol, s’abattirent contre les murailles de la Chine. Nous fûmes presque toutes retenues à Harbin. « Ici, et pas plus loin », nous dirent les Chinois.

Et ils se mirent à jouer avec nous qui étions sans défense, sans défenseurs. Passions-nous dans une voiture ? Ils l’arrêtaient. « Payez ! » commandaient-ils ! Puis ils nous chassaient et prenaient notre place. En pleine rue ils essayaient de nous toucher. Nous reculions d’effroi, n’est-ce pas ? ils crachaient sur nos pauvres manteaux. Un soir que je rentrais, seule et bien courageuse, l’un me prit le menton, sans une parole, et, de son autre main, en ricanant, il m’outragea. À qui te plaindre ? Dis-moi ? Vous êtes notre bien, disaient les Chinois, et quand il fera moins froid nous vous ferons défiler nues si vous voulez manger du riz. Savait-on cela dans ton pays ? Femmes russes, si fières d’être femmes, ces humiliations, nous ne les soupçonnions pas !

Figure-toi, puisque nous étions des égarées, des veuves, enfin ! de vraies sinistrées, qu’il fallait vivre ! Chacun s’était enfui de son côté. On ne connaissait pas l’adresse de ses parents, et plus d’argent ! plus un rouble ! Je ne sais ce qu’elles ont fait nos évadées à Constantinople ou dans ton Paris. Moi, propriétaire de mines d’or sur l’Amour, je lavais la vaisselle, je jouais du piano et j’apportais l’addition aux clients importants d’un petit établissement de Harbin. En même temps, j’étais chargée d’expliquer avec hauteur que, si le total était assez considérable, chaque spécialité représentait juste le prix d’achat en ces jours où les sociétés du monde entier vacillaient sur leurs bases. Aussi j’étais dispensée de m’asseoir sur les genoux des messieurs et le patron, un gros Américain de Frisco, me protégeait contre les Chinois parce que, disait-il, il était, selon ses moyens et pour honorer la mémoire de l’une de ses tantes, l’un des principaux bienfaiteurs de l’Armée du Salut !

Un jour — nous étions cinq jeunes malheureuses dans une datcha[1] — un Chinois entra suivi d’un autre Chinois qui parlait russe. L’interprète dit : « Demain, tous vos paquets seront dans la rue et vous aussi. » On payait le logement, remarque. On ne devait rien. « À moins, reprend-il — et il me montre du doigt — que celle-ci n’aille parler à mon maître. » Ah ! non ! je ne pouvais, je te l’assure. Un grand dégoût m’avait saisie comme à la gorge et me forçait à reculer. Non ! non ! et j’avais froid sur tout mon corps, j’avais froid comme devant un serpent. La cinquième, qui était absente, revint à ce moment. C’était Natacha, jolie, si tu savais ! « Ou bien, fit le Chinois, désignant Natacha, si celle-là vient lui parler. » — « Quoi ? » questionna Natacha. On le lui dit. C’était l’hiver glacé. Elle nous regarda toutes quatre. « J’irai parler au maître », fit-elle. « Tout de suite, commanda le Chinois, monte au premier ! » Elle monta au premier. Alors, nous, on se mit à genoux et, pendant ce temps, on pria pour notre petite sœur Natacha.

Tu sais bien que les espionnes russes, c’est des bêtises. Ce sont les romanciers qui les inventent. C’est cependant commode pour les Chinois… Attends ! Je vais te donner des papirosses. Fume-les doucement pour que les heures passent moins vite. Je t’attendais depuis si longtemps… et demain tu seras parti.

Tu me demandes pourquoi je suis enfermée dans cet hôtel ? Ô mon Français ! comme l’on voit que tu arrives ! J’ai vingt-trois ans et c’est moi qui t’apprends des choses. Autrefois, j’étais Russe. Aujourd’hui, mon pays a perdu jusqu’à son nom. On m’arrête parce que je ne suis plus rien. Pigeon voyageur, on a démoli mon colombier et le Chinois tire sur moi pour s’amuser. Je suis en route pour Shanghaï où mon frère qui était à Vladi (Vladivostock) est installé depuis deux mois. Voilà dix jours, j’ai quitté Harbin. J’arrive à Moukden. Je couche ici. Le lendemain, la police frappe à ma chambre. Je montre le passeport. On ouvre ce sac, on y trouve cent louis d’or que m’avait fait remettre le frère. Alors on me dit : « Police de guerre ! » Quelle guerre ? On me confisque mes pièces d’or. Ils ont télégraphié à Harbin, puis à Shanghaï. Pour le moment, je suis suspecte. Je suis blonde, jolie et Russe, je suis l’espionne. Tu vois, j’attends.

— Enfant, lui dis-je, prends du thé, car je vois bien que tu as froid.

— Non ! dit-elle, cette nuit encore j’aurai chaud, tu ne t’en vas que demain soir.

  1. Maison de campagne.