La Chine en folie/Chez Tsang-Tso-Lin

Albin Michel (p. 71-80).

CHEZ TSANG-TSO-LIN

Le lendemain, sous la protection de ma colombe de plâtre, je rêvais paisiblement aux beautés sanglantes de la Chine, quand l’hôtelier donna du poing dans ma porte.

— Si ce sont les bourreaux, criai-je à peine éveillé, qu’ils n’entrent pas. Je suis l’ami de Monsieur l’Évêque.

L’hôtelier avait déjà livré passage. Deux Messieurs chinois se trouvaient à quatre pattes devant mon lit. Ces Extrêmes-Orientaux se livrent sans cesse à la culture physique et, cependant, ils ont du ventre !

— Messieurs, asseyez-vous.

Ils fouillèrent la chambre, et répondirent : il n’y a pas de chaises.

C’était le secrétaire particulier de M. le maréchal Tsang-Tso-lin — et vous imaginez à quel point il était particulier — le plus bedonnant faisant fonction de lettré-interprète.

Ils s’inclinèrent une fois encore jusqu’au carrelage et, tous les deux en même temps, l’un s’exprimant en chinois, l’autre en auvergnat, ils m’annoncèrent que leur maître illustre me donnerait audience à trois heures, cet après-midi.

— Que les mille bénédictions du président de la République française descendent sur vos crânes. Paix et félicité au très vieux Tsang-Tso-lin. À trois heures, dîtes-vous ? J’y serai.

Et, me tournant du côté du mur, je repris mes songes enchantés.

Deux heures et demie. Le coolie-pousse m’attend. Roule le rickshaw !

Tsang ne doit pas être d’humeur rose. Ce lundi il fit décapiter son beau-frère, flibustier, qui osa en ses nom et place, toucher dans deux villages le revenu de la gabelle. Ce mercredi, il ordonna de trancher le cou à Kan Cheou-Chang, son chef de police, qui avait berné les Japonais, en enlevant, à leur barbe et dans un cercueil, un vieux et cher bandit, sien ami, condamné par le tribunal nippon. Et ce vendredi, pour punir nous ne savons quelle coquetterie de femme, il expédia sa seconde concubine bien-aimée, comme bonzesse à vie dans une bonzerie, à deux cents lis d’ici, proche la Sibérie.

Tant pis pour la bonzesse ! Elle n’avait qu’à mieux se tenir !

Nous passons sous l’une des plus vieilles portes de Chine. C’est une cour des miracles, dont le miracle principal consiste en ceci : plus les mendiants affaissés là comme de vieux paquets de hardes, tuent de parasites, plus ils se grattent. C’est la multiplication des poux.

Nous sommes dans la ville chinoise. Les avenues sont répugnantes et les ruelles nauséabondes. Même pour un cœur boucané, ces cités sont écœurantes. On n’ose jeter à terre le bout de sa cigarette, par pitié pour lui. Les pauvres petits canaris, aux portes des taudis, s’épouillent désespérément du bec. Chaque Chinois prenant ses narines pour une mitrailleuse, pressant sur la gâchette, mitraille l’horizon. L’ordure est reine.

L’interprète doit m’attendre à la porte. Nous roulons maintenant le long d’un haut mur, par une impasse qui n’est autre qu’un couloir puant. Le palais de Tsang est au bout.

J’aperçois, en effet, le corps de garde, lance en mains. Le coolie-pousse comprenant subitement où je l’amène tremble des bras, pose les brancards et s’apprête à fuir. Je l’agrippe. Il se remet en marche. Mais le poste n’a pas bon œil. En voyant que nous avançons, il croise la lance. Le coolie-pousse lâche tout, décampe. Quarante minutes plus tard, en sortant de l’audience, je constaterai qu’il n’est pas venu chercher son véhicule. Je ne l’ai donc pas payé. J’y ai gagné vingt cents.

Mon arrivée était guettée de la cour intérieure. Sur un ordre, les lances se relèvent. Je donne ma carte à un Chinois qui s’incline. En Chine, la carte est une chose très honorable. Elle fait partie de votre personne même. On ne conçoit pas davantage un honnête homme sans carte que, chez nous, un citoyen libre sans décoration ! Le serviteur fidèle, à deux crimes au moins, saisit cérémonieusement mon carton, de ses deux mains. Il le coince aux deux coins, entre pouce et index, et, les coudes collés à ses flancs, grave, il me précède comme s’il portait non un bristol de dernière qualité, mais, par les oreilles, la tête de saint Jean-Baptiste.

Je franchis un premier enclos. Dans une deuxième cour, sur un perron, campe une nouvelle garde, douze hommes : dix lances et deux fanions à dragon vert sur soie rouge. Les lances se redressent, les fanions saluent. Merci.

Je suis dans l’antre. L’interprète me prend. Puis, un Chinois obèse, robe de brocart, casaque de satin, et la bienvenue sur la face, m’envoie trois coups d’échine par la figure. Ce doit être le grand chambellan. Son dos est encore courbé que Tsang-Tso-lin, le tyran, brusque les préliminaires. Des mains invisibles soulèvent une tenture. Il apparaît au fond d’un salon, à gauche.

Il n’est pas plus grand que Napoléon. Sa tête est celle d’un épervier qui, depuis un mois, n’aurait pas trouvé un seul bon morceau de charogne à se mettre dans le bec. Il est inquiet, maigre, fin, et, dans son corps (j’ai toujours sur moi un appareil radiographique), je me rends compte que son âme n’est pas droite, mais de biais. Quant à son regard, j’ai bien cherché, je ne l’ai pas vu. Il n’en a peut-être pas ?

Il est vêtu de la robe et de la camisole nationales. Ses mains sont dans ses manches, comme dans un manchon, et son chef est couvert d’une calotte d’ecclésiastique catholique romain. Sur cette calotte une perle. Ah ! Mesdames ! cette perle ! De quel pillage sort-elle ? S’il s’endort pendant l’audience, je la lui vole.

En sa présence, le sang de tous les serviteurs s’est figé.

Il me prie de l’honorer en m’asseyant dans son fauteuil. J’y jette un coup d’œil. Pas de poux ? Bien. L’interprète restera debout et, croyez-moi, après l’audience, il pourra parler savamment sur la gamme des chairs de poule.

Des paravents derrière les sièges remuent. Cinq gardes privés, ceux-là à trois crimes, guettent par les fentes.

— N’aie pas peur, me dit-il, on ne te fera pas de mal, tu es mon hôte.

« Et ton vieux copain Tou-li-San, pensais-je, magnifique canaille ? »

— Excellence, lui dis-je, je ne suis pas grand.

— C’est moi qui suis tout petit, répond-il.

Ainsi échangeons-nous, tels d’authentiques mandarins, les politesses nécessaires.

De sa main droite, dont l’ongle du petit doigt est long et recourbé comme une griffe de panthère, il me présente la tasse de thé vert, et, de sa main gauche, il soutient sa main droite, pour que ses deux mains, de la sorte, soient à mon service.

— Voulez-vous demander à Son Excellence, dis-je à l’interprète (appeler Excellence ce vieux forban était pour moi faire un plongeon dans le ravissement), s’il est exact qu’elle compte d’ici peu déchaîner la guerre autour de Pékin ?

L’interprète qui n’avait déjà plus de salive fit son devoir.

Un sourire vernit la face de Tsang. Ses paupières se fermèrent.

Un silence plana.

— Il dort ? interrogeai-je.

L’interprète était raide comme un piquet au bout duquel une feuille aurait tremblé.

— La Chine est grande, grande, finit par murmurer le tyran.

— Votre Excellence sait-elle que le reste du monde tient la Chine pour un pays anarchique ?

L’interprète fait d’immenses efforts pour ne pas avaler sa langue ; cependant, il trouve de nouveau la force d’accomplir sa mission.

Cette fois, je crois que Tsang va ronfler. Il glisse le long de son fauteuil. Ses paupières sont définitivement closes.

Il susurre :

— La Chine est la Chine, le reste du monde est le reste du monde.

— Monsieur le Maréchal (peut-être ainsi le toucherai-je au vif), croyez-vous que la Chine soit présentement en état de perfection ?

L’interprète me supplie du regard.

— Traduisez ! dis-je.

Tsang répond :

— Les phases de la Chine sont chinoises. Nous les endurons parce que nous savons. Le reste du monde, lui, croit savoir.

« Maréchal » paraît l’avoir requinqué. J’en profite.

— Ne sentez-vous pas, monsieur le Maréchal, que pour un homme de votre espèce, qui a la force, la chance en poupe, ce serait un grand rôle que celui d’unificateur de son pays ?

L’interprète est subitement frappé de paralysie de la langue. Il me regarde, effaré.

— Allez-y, dis-je, il ne vous tranchera pas le cou sur place.

Mais le malheureux bafouille et Tsang s’endort définitivement. Vais-je lui voler sa perle ?

J’examinais les lieux quand, soudain, Tsang se réveillant, frappa par trois fois dans ses mains. Deux Chinois costauds accoururent. Je les reconnus, c’était son chambellan et son ministre de l’Intérieur.

Face au Tout-Puissant, ils s’immobilisèrent, le cou tendu. Tsang, (il m’a complètement oublié) leur adresse ce que dans les ambassades on appelle une rude engueulade. Les deux colosses encaissent, échine courbée. Les paravents bougent. L’interprète se ratatine.

Tsang, calmé, reste les yeux fixés au sol comme s’il venait d’y découvrir un morceau de chair saignante.

C’était au sujet d’un ci-devant mandarin, condamné à mort avant-hier, sur l’ordre de Son Excellence pour malversation. L’histoire, lui revenant en mémoire, il avait fait comparaître ses ministres afin d’avoir des nouvelles du cadavre. Mais les ministres n’en avaient pas de fraîches…

Il me retrouve. C’est un étonnement pour lui. Il daigne s’excuser et me fait dire qu’il a parfois les nerfs malades. Mais, en compensation, il va me donner sa photographie en uniforme de gala, avec képi, plumet, grand cordon, sabre et tout le tremblement ! Il ordonne qu’on la lui apporte.

La voici. Le serviteur qui la présente est tremblant. Tsang réclame son pinceau et son gobelet de pâte d’encre. Il va me prouver qu’il sait écrire (depuis deux mois) ; alors, sur le carton, en caractères chinois, il trace lourdement :

« Tsang-Tso-lin à Monsieur Albert. »

Le satrape fera davantage. Il me prêtera son auto (c’est pour mettre son image à l’abri d’un attentat). La voiture vient se ranger contre le perron. Elle est marquée à son chiffre « T.T.L. ». C’est la terrible auto jaune, blindée, mitrailleuse sur le siège, épouvantail de la cité. À sa vue, les Chinois se précipitent dans leur maison, les rues se vident, la terreur se lève.

Les fanions me saluent. Quant à Tsang, que je cherche pour les grands adieux, il a disparu. Alors, un soldat accroché à chaque portière, un troisième au volant, un autre à la mitrailleuse, dans le tourbillon d’une sirène mugissante, je fends, tyran à mon tour, Moukden terrifiée.