La Chine en folie/Le marchand de peaux

Albin Michel (p. 99-107).

LE MARCHAND DE PEAUX

Je roulais dans un sale rickshaw vers la gare de Pékin. Au fait, pourquoi décampais-je ? Je fus sur le point de frapper de ma canne l’épaule du coolie et de lui crier : « Myako-Hôtel, mon vieux ! Je n’en suis pas à une nuit près ! » Mais ne faudrait-il pas s’en aller demain ? Roule, coolie ! D’ailleurs, ne sais-je pas depuis longtemps que le plus pénible est de gagner la gare. Quand on est dans le train, le passé devient rapidement du passé.

Dans la journée, j’étais allé revoir M. l’évêque français.

— Monseigneur, lui avais-je dit, vos Chinois ont enfermé dans mon hôtel une très jolie petite femme russe.

— De quoi alors vous plaignez-vous, mon fils ?

— Elle n’est pas très catholique, n’étant qu’orthodoxe, mais je viens la mettre sous votre protection. Ils lui ont pris cent louis, ils l’empêchent de rejoindre son frère et je crois bien qu’ils préméditent de la violer.

— Mon fils, nous pourrons peut-être lui faire rendre son bien et revoir son parent. Quant au reste, je préfère avouer que je n’en réponds point. Est-elle robuste ?

— Elle a ses ongles.

— Cela vaut mieux que mon appui. En Chine, mon fils, surtout dans les périodes troublées, les femmes…

— Merci, m’avait dit tout à l’heure la petite Sibérienne, merci d’avoir parlé de moi à ton grand pope. Maintenant, bonne chance pour toute ta vie… et va-t’en sans te retourner.

Il était huit heures du soir. La ville mandchoue ne resplendissait guère sous ses lanternes. Et le pauvre coolie travaillait dur pour retirer son rickshaw des ornières. Cette nuit, il fera terriblement froid et je n’aurai plus de manteau de vison !…

Quand j’arrivai à la baraque qui servait de gare à cette ligne-là, un Européen en fureur frappait du pied contre le guichet fermé.

— Bonsoir ! fit l’homme.

— Bonsoir !

— Vous n’êtes pas Français d’ici ?

— Et vous ?

— Moi, c’est autre chose, je ne suis qu’une vieille bête. Vous n’êtes pas là pour les fourrures, au moins ?

— Pas pour les fourrures.

— Tant mieux ! Il n’y a déjà plus assez d’animaux pour moi ; si l’on était deux sur la ligne, ce serait du propre. Et puis, compatriote, ce n’est pas un métier. Je suis acheteur de peaux. À force d’acheter des peaux, j’y laisserai la mienne. Voulez-vous des bonbons de goudron ? Il faut sucer des goudrons dans ce pays-là. Vous étiez au Myako-Hôtel ? Je vous ai vu entrer. Ce n’est pas vous que je suivais, c’est l’odeur de votre tabac. Vous en avez encore ? Non ! Tant pis ! Si j’avais su, je vous aurais abordé hier. Mais prenez un goudron.

Le guichetier montra le nez. Le marchand de peaux se mit à l’insulter avec un accent bourguignon. « Vieille casaque, lui disait-il, calotte à poux, fourneau à opium, tu t’en moques que je récolte des bronchites dans ta gare à punaises. Tiens ! voilà mon argent, donne-moi ton carton. Donne aussi un carton au compatriote. Où allez-vous ? Il va à Pékin. Tu as compris, il te dit qu’il va à Pékin. Moi, donne-m’en jusqu’à Young-ping-fou, je suis plus modeste. Moins on en prend de ton chemin de fer et mieux cela vaut, bouddha manqué !

— Ils m’insultent en chinois depuis dix-sept ans et je ne comprends pas ce qu’ils me disent, alors je leur rends la pareille et nous sommes quittes. Avez-vous des malles ? Non ! C’est bien, les Chinois ne se nourrissent pas seulement de riz, mais du contenu des malles. Venez par ici. Nous allons monter ensemble, ainsi pourrons-nous dormir tour à tour. Vous veillerez sur moi deux heures, puis vous me réveillerez. Ensuite, j’assurerai la faction. De cette façon, nous arriverons peut-être avec notre portefeuille. Prenez un goudron.

— Quand il fait nuit, en Chine, c’est pour de bon ! fis-je.

— Vous cherchez les becs de gaz ? Les becs sont là, mais le gaz est encore en Belgique. C’est une compagnie de Bruxelles qui assure l’éclairage en Mandchourie. Il lui faut du temps, à ce gaz, pour arriver ! Il ne sera pas encore ici ce soir. Suivez-moi et, si je tombe, arrêtez-vous. Avez-vous des œufs ? Que mangerez-vous jusqu’à Pékin ? Tous mes « goudrons » vont y passer. Venez par ici.

On s’installa. Le peaussier explora le train, et revint.

— Nous sommes neuf en tout. Bonne affaire ! Les bandits n’en auraient pas pour leur argent. Ils laisseront passer le convoi. D’autant que vous n’avez pas l’air n’un nabab. Que vendez-vous ? Vous êtes dans les douanes ?

Je me levai pour l’assommer.

— Excusez ! Mais j’aime mieux cela. Avant d’expirer, j’espère « descendre » un douanier. Vous avez la même ambition ? Topez !

Le train partit.

— Et il arrivera ! Le squelette est encore bon dans ce pays, c’est la peau qui craque de tous les côtés. Je ne parle pas des peaux que j’achète !… Enfin, vous me comprenez. La chair se décompose et les os restent pleins de moelle. Ils vont encore se cogner avant huit jours, vous savez. Vous ne connaissez pas Tsang-Tso-lin ? C’est Moloch ! Vous pressez sur son nombril, aussitôt l’homme crache du feu. Vous lui pincez la fesse, il avale les petits enfants ! Eh bien ! la Chine, c’est lui. Et ils ont un délégué en redingote à la Société des Nations, ces frères-là ! On m’assure même qu’il en est le vice-président ! Il parle à Genève au nom du droit international !

Le marchand appliqua ses deux mains sur son ventre et se tortilla sous une folle gaieté.

— Tenez ! prenez un goudron, c’est toute ma réponse !

Il me donna aussi des œufs, puis il m’examina. Il vit que mes chaussettes étaient de fil. Il me fit une scène épouvantable.

— De fil ? Vous ne connaissez donc pas la géographie ? Si vous ne retirez pas immédiatement ces chaussettes, je tire la sonnette d’alarme. Voici des chaussettes, Prenez, elles sont à vous. Passez-les ! Vous trouvez sans doute que je n’ai pas suffisamment froid ? Je grelotte pour deux en vous voyant. Voilà des chaussettes de Mongolie, compatriote ! Avec cela… et des goudrons…

Il revenait de Mongolie, il n’était pas content.

— Mauvais marché ! L’anarchie a gagné jusqu’aux bêtes. On ne sait plus où les trouver. Jadis, elles habitaient sagement une même région, elles déménagent, aujourd’hui. Où vont-elles ? On n’en sait rien. Tsang-Tso-lin a tout chambardé. On ne trouve plus que du sale moufflon. Je sais bien qu’à Paris, on baptisera cela d’un nom aristocratique. Quand je reçois les catalogues, je passe toujours une joyeuse soirée. Ils inventent des noms d’animaux pour vendre la marchandise, ces coquins-là ! C’est à croire qu’ils s’approvisionnent au jardin d’acclimatation ! Enfin ! pour les marchandes de victuailles qui aujourd’hui achètent nos manteaux, c’est encore trop beau. Du rat d’égout ! voilà ce que l’on devrait leur vendre à ces taupes-là ! Dites-donc, rentrez-vous à Paris bientôt ?

— Oui, dans un an.

— Ce sera avant moi. Faites-moi un plaisir. Voici ma carte : « Bétillon de la maison Noël Réveillon. » Quand vous débarquerez, vous irez voir M. Morin, Paul Morin, c’est mon patron. Vous le trouverez bien habillé, bien peigné et les pieds devant son coffre-fort. Écrivez le nom. Vous lui demanderez : « Est-ce bien à M. Paul Morin que j’ai l’honneur de parler ? » Il vous répondra : « À lui-même. » « C’est de la part de Bétillon, votre acheteur, direz-vous. Je l’ai rencontré à son retour de Mongolie, en route pour Hanké-ou et le reste. Il avait reçu votre honorée lettre du 12 décembre. » Il fera : « Ah ! oui ! parfaitement, asseyez-vous, je vous prie. » Alors, quand vous serez assis vous lui direz : « M. Bétillon m’a chargé de vous dire que vous n’étiez qu’un âne. » Et vous vous en irez.

Il paraît que je ne me donne pas suffisamment de mal, que mes derniers envois ne valent pas ceux de l’année dernière. Il a trouvé tout ça, M. Paul Morin, au premier étage de sa belle maison, rue de Tivoli. Les bêtes de 1924 n’ont pas le poil aussi luisant que celles de 1923. Dans un post-scriptum j’ai même cru comprendre qu’il m’accusait de me cacher dans les forêts, de guetter les femelles enceintes et de les effrayer en me dressant devant elles afin que le poil de leurs petits n’ait pas une grosse valeur marchande. Tout ce qu’il fait, lui, c’est d’aller chasser le faisan dans le département du Loiret. Eh bien ! qu’il confectionne des boas avec les plumes de ses faisans, mais n… de D… Je n’en dis pas plus long. Je vois que vous savez ce que c’est. Prenez un goudron.

Il faisait si froid qu’on se tapa mutuellement dans le dos.

— Repassez-moi ma carte. Je vais mettre un mot dessus. Quand vous aurez besoin d’un manteau pour une petite dame, on vous fera des prix d’amis. Pourquoi voyagez-vous ? Pour faire votre fortune ou pour la manger ? Si c’est pour la manger vous pourriez trouver un pays plus excitant, si c’est pour la faire, macache ! Au revoir ! Je vais dormir le premier !

Il déménagea à sept heures du matin. Le nom de la gare où il descendit n’était même pas en caractères européens. Sac au dos, il s’en alla par un sale petit matin glacé.

Je croyais qu’il avait déjà disparu, mais il frappa à la vitre avec son bâton.

— Paul Morin, vous avez bien compris ? Si mes peaux ne lui plaisent pas, qu’il fasse tanner la sienne. Surtout dites-lui de ma part qu’il est un âne. C’est mon patron… Adieu !