Société générale de librairie catholique (p. 88-108).


IV

OÙ L’ANGLAIS ROGUE ET MAÎTRE SALVA SERVENT DE BÂTON DE VIEILLESSE AU PÈLERIN ET COMMENT MARIOLE DÉTERMINA NICAISE À FAIRE SON TESTAMENT


— Voilà qui est réglé, patron, reprit le boiteux. Nous sommes à vous des pieds à la tête comme dans le bon temps… mais je voudrais bien vous adresser une question.

— À ton aise, mon fils, repartit Gadoche avec bonté. J’y répondrai si je veux.

— Pourquoi vos affûteurs ne se sont-ils pas trompés déjà au sujet du prince Jacques Stuart qui chasse sept jours par semaine dans la forêt ?

— Oui, appuya maître Salva ; pourquoi ? Je serais curieux de savoir cela.

Piètre laissa errer sur ses lèvres un sourire de haute supériorité.

— Pas mal, dit-il, pas mal. Voilà des questions qui prouvent une certaine jugeotte… Vous souvenez-vous de ce pauvre Piédebœuf ?

— Le lieutenant de Cartouche ? parbleu !

— Il était prisonnier. On ne pouvait pas le condamner, faute de preuves, et pourtant on voulait se débarrasser de lui. Un soir, il trouva trois belles petites limes d’horloger dans un pain. Il bénit ses amis fidèles, scia ses barreaux en un tour de main et prit la clef des champs. Dans les champs, il trouva des soldats de la maréchaussée qui, certes, auraient été bien incapables de lui enlever un cheveu dans sa prison. « Holà, Piédebœuf, coquin ! Tu t’évades ! Arrête ou tu es mort ! » Il fit un crochet et voulut gagner le taillis, mais les soldats avaient leur consigne. « Arrête, Piédebœuf ! une fois, deux fois, trois fois ! » Pan, pan, pan ! Plus de Piédebœuf ! Avez-vous saisi.

— Le prince n’est pas prisonnier, objecta Rogue.

— Si fait bien, repartit Gadoche. Sa prison est seulement plus longue et plus large que celle du pauvre Piédebœuf. Aussi, au lieu de lui envoyer trois limes d’horloger dans son pain, ses amis fidèles lui amènent de bons chevaux. La grille de son cachot, c’est la frontière : aussitôt la frontière passée : « Arrêtez, mon prince ! une fois, deux fois, trois fois… »

— Et pan, pan, pan ! fit Salva. Moi, je comprends très bien. Est-ce que les amis fidèles du prince s’entendent avec vous, patron ?

Au lieu de répondre, Piètre Gadoche remit précipitamment sa perruque et sa barbe. Un léger bruit venait de se faire en tendre dans la salle basse, mais personne n’aurait su dire d’où il partait. Le regard aigu du bandit fit le tour de la chambre.

— Braves étrangers, dit-il, en prenant de nouveau sa voix cassée et en voûtant son épine dorsale, chacun connaît le pouvoir du grand saint Guhain. Revenez ici, ce soir, et vous serez convaincus. Vous avez vu passer un pauvre vieux qui peut mettre à peine ses jambes tremblantes l’une devant l’autre, vous verrez revenir un gaillard allègre et léger…

— C’était le vent, patron, interrompit le boiteux. Ne vous fatiguez pas à jouer la comédie.

Le vent d’hiver sifflait en effet dans le tuyau de la cheminée et faisait battre les volets. En prêtant l’oreille, on entendait à l’intérieur de l’auberge des éclats de rire et d’autres bruits joyeux.

— Était-ce le vent ? grommela Piètre avec défiance. Il fait froid pour causer dehors… mes enfants, parlons bas et finissons vite.

— Qu’avons-nous à faire ? demanda Salva. Nous sommes prêts.

— Vous avez déjà fait beaucoup, sans vous en douter, puisque la fuite de Stuart est résolue…

— La fuite n’est pas résolue, répliqua Rogue. Vous n’avez donc pas écouté ce que nous disions tout à l’heure ?

— Avec ce beau jeune M. Raoul ? J’ai fait de mon mieux, mais bien des choses m’ont échappé.

M. Raoul est en ce moment à la Croix-Aubert chez le Stuart.

— Je sais cela.

— Il essaye de le décider…

— À être roi ? Il hésite ? Peste ! alors, c’est cher, deux millions cinq mille livres !… Voilà votre consigne : aller à la Croix-Aubert ; savoir la décision de Jacques Stuart, et au cas où il se déterminerait à tenter l’aventure, savoir quel jour sera fixé.

— Oh ! dirent à la fois le boiteux et le juif, le jour est fixé, l’itinéraire est tracé, les relais sont préparés.

Piètre ne cacha point sa surprise.

— Diable ! diable ! dit-il, c’est si avancé que cela ! M. Raoul va vite en besogne.

— Ira-t-il loin ? demanda le juif avec un sourire sinistre.

Dans le silence qui suivit, on entendit un bruit sonore. C’était comme un cri étouffé.

— Ce n’est pas le vent ! prononça Piètre entre ses dents serrées.

Il se leva et frappa la table de son bâton.

Pendant cela, les deux subalternes s’étaient rapprochés des portes intérieures et prêtaient l’oreille. Salva visita l’escalier qui montait au premier étage. D’un côté ni de l’autre ils ne découvrirent rien qui pût motiver leurs inquiétudes.

— Jeunesse, dit le vieux pèlerin à Nicaise qui venait à son appel, voilà un écu, je paye ma demi-pinte de vin miellé et le broc de ces deux braves garçons qui vont me soutenir et me guider jusqu’à la chapelle de Saint-Guhain.

Nicaise compta la monnaie en jetant un regard de côté aux deux braves garçons et pensa :

— Pourvu qu’ils ne l’étranglent pas en route !

Nos trois compagnons sortirent, Rogue et Salva tenant le pèlerin sous les bras. Ils suivirent la route de Verdun ; mais au premier coude, ils tournèrent et s’enfoncèrent sous bois.

— Mes camarades, dit tout à coup Piètre Gadoche, je ne m’attendais pas entrer sitôt en danse. Je suis pris de court. Je compte sur une rentrée de sept cents louis d’un jour ou l’autre ; mais, si nous sommes forcés de voyager cette nuit, il faut battre monnaie tout de suite. Séparons-nous ici. Allez à la Croix-Aubert, et bon pas ! moi j’ai mes affaires. Au cas où vous auriez quelque chose de nouveau, je vous donne rendez-vous ce soir à huit heures, à l’auberge du Lion-d’Or, d’où nous sortons.

— Patron, dit Salva, les murs de cette baraque avaient peut-être des oreilles ; je n’aimerais pas rentrer là-dedans.

— J’y rentrerai bien, moi ! dit Gadoche. D’ailleurs, personne ne vous verra. Il y aura du monde plein la grande salle pour la noce, mais dehors, personne ; tournez la maison et frappez à la porte de derrière : ce sera un ami qui vous ouvrira.

— Et il y aura de la besogne, patron ?

— Une affaire de sept cents louis d’or, mes camarades.

En un tour de main, il enleva sa barbe et sa perruque dont il fit un paquet ; il jeta sa vieille houppelande sur son bras, montrant ainsi sa taille leste et musculeuse. L’instant d’après il s’éloignait dans la direction de Bar-le-Duc, à travers bois, d’un pas si rapide, qu’un cheval au trot aurait eu peine à le suivre.

Nicaise, resté seul dans la salle basse de l’auberge, était en train de remporter le broc et les verres en songeant aux vilaines figures qui rôdaient maintenant dans le pays, lorsqu’il entendit un pas mal assuré qui trébuchait au haut de l’échelle. Sa qualité principale n’était pas d’être brave. Le jour commençait à se faire gris dans cette vaste chambre aux murs sombres et enfumés. Nicaise frissonna avant de se retourner.

Mais dès qu’il eut jeté son regard timide à l’endroit d’où le bruit partait, il lâcha broc et verres et ne fit qu’un saut jusqu’au pied de l’escalier où il arriva juste à temps pour recevoir Mariole demi-pâmée.

— Qu’avez-vous, la Poupette ? demanda-t-il en tremblant tout à fait, car la terreur qui décomposait les traits de l’enfant le gagnait comme une contagion.

Mariole se laissa aller dans ses bras et ferma les yeux en murmurant :

— Seigneur Dieu ! Seigneur Dieu ! ayez pitié de nous !

— Qu’avez-vous, la Poupette ? répéta le fatout dont les dents claquèrent. Ne faut pas jouer avec moi pour les peurs, vous savez bien ; on ne se fait pas. Rien qu’à vous voir comme ça, j’ai envie de vous lâcher et de m’en sauver. La demoiselle est brave, elle ; je vas aller chercher la demoiselle !

— Non, non ! reste ! dit Mariole qui se cramponna à lui. Je ne veux pas que ma sœur sache cela… elle n’aime pas le roi.

— Le roi ! répéta Nicaise ébahi. Est-ce que la folie prend la petiote ?

— Ce sont des assassins ! balbutia Mariole qui faisait effort pour parler et qui tressaillait entre ses bras, prise par une violente attaque de nerfs.

Nicaise fut le point de la laisser tomber, mais il se redressa tout à coup et demanda d’une voix virile :

— Est-ce la demoiselle qu’ils veulent assassiner ?

Mariole passa ses deux mains froides sur son front.

— Non… non, dit-elle encore.

Puis elle ajouta en un cri d’épouvante.

— Il faut le sauver ! je t’en prie Nicaise, sauve-le !

— Sauver qui, petiote ? demanda le fatout qui, la voyant pâlir encore et la sentant plus lourde à porter, se mit à frapper dans le creux de ses mains.

— Écoute, dit-elle. J’étais là.

Elle montrait le haut de l’échelle où il y avait un petit carré encombré d’ustensiles rustiques.

— Je venais chercher ma sœur, et quand je les ai vus, je me suis cachée.

— Le pauvre vieux et les deux coquins ! s’écria Nicaise. Je suis bête ! c’est le vieux qu’ils vont assassiner !

Il fit un mouvement pour s’élancer dehors ; elle le retint avec force.

— Reste ! reste ! supplia-t-elle. Je te dis qu’il faut le sauver ! Celui dont tu parles n’est pas un vieillard.

— Qui ça ? le vieux ? Par exemple !

— C’est plutôt un bandit déguisé…

— Ne me dites pas ça, la Poupette ! s’écria le fatout avec détresse. Il y a des choses comme ça dans les histoires de voleur. Je n’ai plus de jambes, moi, tenez !

Ses genoux se choquaient. Des pieds à la tête toute sa personne exprimait la peur poussée jusqu’à la défaillance.

— Jarnigodiche ! gronda-t-il en se donnant un coup de poing au travers du visage, dans des états comme ça, tu ne pourrais seulement pas défendre la demoiselle, poule mouillée ! poule mouillée !

Mariole se remettait plus vite que lui.

— Je suis sûre que tu as du cœur, au fond, mon pauvre Nicaise, dit-elle avec caresse. Mais écoute-moi et ne m’interromps plus. Vois-tu, si le malheur arrive, je sens que j’en mourrai !

— Et que dirait la demoiselle ! pensa tout haut Nicaise. Mais quel malheur ?

— J’étais donc là. Ils causaient tous trois de choses terribles, réunis près du feu comme compères et compagnons…

— Les coquins ! intercala Nicaise.

— J’ai fait un petit peu de bruit en repoussant la porte. Le pèlerin me tournait le dos ; je n’ai pas pu apercevoir son visage. J’ai vu seulement qu’il n’avait pas de barbe et que ses cheveux étaient noirs…

— Les brigands ! gémit le Fatout.

— Ses vrais cheveux, reprit la jeune fille, car il a remis précipitamment sa perruque blanche et sa grande barbe.

— Bonté du ciel ! Avaient-ils beaucoup de pistolets ?

— Je n’ai vu aucun pistolet. J’étais tout oreilles, parce que j’avais saisi au passage le nom de M. Raoul…

— Et celui-là vous intéresse ? comme moi la demoiselle ?…

Un second coup de poing, délivré par lui-même, châtia Nicaise de cette lourde indiscrétion.

— J’ai écouté, continua Mariole, mais je n’ai pas tout entendu, parce qu’ils se méfiaient et qu’ils parlaient bien bas. Je sais seulement que M. Raoul est à la Croix-Aubert et qu’ils vont le tuer. Nicaise, mon bon Nicaise, veux-tu me rendre un service ?

Nicaise regarda au dehors où la brume tombait.

— Veux-tu aller à la Croix-Aubert ? poursuivit Mariole suppliante.

Un coup de vent fit trembler le châssis de la croisée, et Nicaise répondit du fond du cœur :

— Pour ça, non, la Poupette, je ne veux point y aller !

Mariole se laissa tomber sur un siège, découragée. Nicaise reprit, abondant dans son propre sens :

— Une demi-lieue de pays au plus épais de la forêt, des routes du diable, un froid de loup ; le temps se couvre, la neige va tomber. Avant un quart d’heure la nuit sera toute noire. Et il faudrait revenir ! le plus souvent que j’irai courir la pretentaine à des heures pareilles ! Sans parler des voleurs qui grouillent là-dedans comme le poisson dans l’eau… et des malvoulants qui rôdent pour ou contre ce chevalier de Saint-Georges… et des sangliers… et des revenants ! Je ne suis point gagé ici pour ça, la Poupette, et d’ailleurs, dans une heure d’ici, la noce va arriver. Ah ! si c’était pour empêcher la noce !…

Ceci fut dit si bas que Nicaise se sourit à lui-même, content d’avoir acquis enfin de la prudence. Mariole pleurait à chaudes larmes.

Le fatout n’osait pas la regarder, mais il l’entendait sangloter et cela le mettait en colère.

— Est-ce que ce M. Raoul m’est de rien ? s’écria-t-il avec un brusque emportement. Et qui trempera la soupe ? Je devrais être à la cuisine, c’est sûr, au lieu de bavarder ici. Et qui donnerait à boire aux ménétriers ? Et qui répondrait à la demoiselle si elle demandait ceci, cela ou l’autre ? Faut être raisonnable, la Poupette, ça n’a pas de bon sens seulement d’y penser.

Mariole essuya ses yeux tout à coup et se leva disant :

— Tu as raison, mon bon Nicaise, je vais y aller moi-même.

Le fatout recula de plusieurs pas.

— Vous ! s’écria-t-il.

Puis il resta comme suffoqué. Mariole mettait un fichu sur sa tête.

— Vous ! répéta Nicaise. La Poupette ! la chérie à la demoiselle Hélène ! La nuit ! par la glace et le vent ! quand on parle d’assassins ! vous ! ah ! dame ! ah ! dame ! c’est impossible.

Mariole agrafait sa mante. Le fatout se prit à pleines mains deux énormes poignées de cheveux qu’il essaya, mais en vain, d’arracher.

— C’est impossible ! répéta-t-il avec désespoir. S’il arrivait malheur, la demoiselle me mettrait dehors !

Comme Mariole serrait sa mante autour de sa taille et se dirigeait résolument vers la porte, Nicaise lui barra le chemin les larmes aux yeux et les mains jointes. Elle l’écarta et passa. Nicaise s’écria d’une voix d’agonisant :

— Tenez, la Poupette, vous me le payerez, mais j’aime mieux y aller moi-même.

À son tour, il la repoussa et ouvrit la porte d’un grand geste.

— Mets au moins ta double veste et ton bonnet, fatout, s’écria-t-elle en riant parmi ses larmes qui n’étaient pas encore séchées.

— Je n’ai besoin de rien sur ma tête, ni de rien sur mon corps, petiote, répondit Nicaise avec une sombre résignation. On va bien sans tout ça au cimetière. Que le bon Dieu vous pardonne, c’est vous qui l’avez voulu !

— Mais écoute au moins ce qu’il faut dire au braconnier, ajouta Mariole qui ne partageait pas ses craintes, et dont, pourtant, l’émotion n’était guère moindre que la sienne.

Le fatout était déjà à cinquante pas, mais il s’arrêta et revint.

— C’est pourtant vrai, grommela-t-il. Puisque je fais tant que d’y aller, autant vaut que ça serve à quelque chose !

— Tu lui diras, reprit Mariole, que les deux hommes de tantôt le trahissent. Non ! ne lui dis pas cela, il ne voudrait pas le croire. Tu lui diras qu’il ne parte pas cette nuit… qu’il y a un danger… Non ! changea-t-elle encore, il n’a peur de rien : il partirait tout de même !… Écoute… c’est pour le sauver, pour sauver un malheureux jeune homme qui mourrait peut-être en état de péché ! Tu lui diras : Mariole de l’auberge du Lion d’Or a besoin de vous… avant minuit… sonnez trois mots sur votre cornet en passant sur la route, et Mariole viendra à vous, sous la garde de son bon ange !

Sa parole se brisait à mesure. Quand elle eut fini, elle était sans voix.

— Est-ce tout ? demanda Nicaise.

Un signe de la fillette répondit : C’est tout.

— Eh bien, Poupette, prononça tout bas le pauvre Fatout, si je n’en reviens pas, j’aurais aussi une commission à vous donner, ma petiote.

— Donne, je la ferai.

— Le jurez-vous ?

— Je le jure.

Le fatout hésita.

— Ce serait de dire à la demoiselle, murmura-t-il enfin : le pauvre Nicaise qui est mort n’aurait jamais osé vous avouer ça pendant sa vie…

— Mais tu ne mourras pas, innocent !

— Qu’en savez-vous ? s’écria Nicaise en colère. J’ai idée qu’on peut mourir rien que de peur ! Vous lui direz donc…

— Poupette ! appela la grande Hélène de l’intérieur.

— Vous lui direz… recommença Nicaise qui soufflait à faire pitié.

— Où donc es-tu, Poupette ? répéta la voix d’Hélène impatientée.

Mariole s’enfuit murmurant :

— Je lui dirai ! Je te promets que je lui dirai !

Nicaise resta un instant tête nue, immobile au milieu du chemin que la nuit envahissait déjà. Dans cette ombre, sa taille robuste se développait et l’œil déçu trouvait dans les lignes confuses de son visage je ne sais quelle noblesse virile. Il se donna en pleine figure ses deux coups de poing d’habitude et murmura :

— Ah ! demoiselle, c’est bien vrai ! Tant que je serai en vie, je n’oserai jamais… et pourtant, mon Jésus Dieu, si vous saviez !…

Un troisième coup de poing ponctua ces paroles que les troncs gelés des chênes écoutèrent seuls à la lueur de la lune, rasant l’horizon, et Nicaise partit comme un trait, perçant la nuit tête baissée et épongeant ses yeux mouillés avec les manches de sa chemise.