Société générale de librairie catholique (p. 60-87).


III

COMMENT LE VIEUX PÈLERIN PORTAIT PLUS QUE SON ÂGE, ET D’UNE EXPLICATION QUI EUT LIEU ENTRE LUI ET LES DEUX COMPAGNONS DU VICOMTE RAOUL DE CHATEAUBRIAND-BRETAGNE.


Voici le portrait de Jacques-Édouard-François Stuart, fils de Jacques II, roi d’Angleterre, tracé d’après nature, par un contemporain, bien longtemps après les événements que nous racontons.

« Le chevalier de Saint-Georges est de grande taille ; il a de la maigreur ; sa figure est mélancolique. Les alternatives d’espoir enthousiaste et de découragement profond qui ont composé sa destinée ont empreint sa personne d’une solennité qui excite la compassion autant que le respect. Il semble le fantôme qu’une imagination prévenue évoquerait pour se représenter Charles Ier avec ses malheurs, moins ses fautes. Sans avoir absolument le visage d’aucun des Stuarts, le chevalier a les traits frappants et l’air fatal qui appartient à cette infortunée famille. Du moment où je le vis, je n’aurais pu douter de la légitimité de sa naissance… »

Le portrait est d’Horace Walpole, qui, certes ne peut être accusé de partialité jacobite.

Le trait final fait allusion au premier malheur du fils de Jacques II, qui eut, en quelque sorte, la calomnie pour langes. On l’insulta en effet dans son berceau, où les Whigs ne voulurent jamais voir qu’un enfant supposé.

Si l’esquisse de Walpole manque de précision, comme tout ce qu’il a touché, on y trouve du moins quelques coups de pinceau, larges et hardis, qui ébauchent évidemment la ressemblance ; « l’air fatal » des Stuarts dit beaucoup et peint d’un mot cette race si belle, si funeste en même temps à elle-même et à ceux qui la chérirent, depuis Marie, ce miracle de beauté, blanche comme un marbre antique, malgré le sang de tant de tragédies, jusqu’au noble et chevaleresque Charles-Édouard, en passant par le royal martyr dont Cromwell tout-puissant n’osait pas contempler l’image.

Ils avaient « l’air fatal » tous et toutes, ces rois, ces reines, ces ducs, ces chevaliers, ces exilés, tous, jusqu’à Sa Très-Gracieuse Majesté la reine Anne, douce à son peuple, mais menteuse à son sang, qui laissa mettre à prix la tête de son propre frère !

D’autres historiens ont été beaucoup plus loin qu’Horace Walpole. Ils ont parlé de la noble apparence de Jacques Stuart, de ces connaissances étendues et de sa bravoure personnelle, dont il donna d’éclatantes preuves dans les guerres de Flandres, notamment à la bataille de Malplaquet. Plusieurs ajoutent qu’il était bon, intelligent, généreux et doué d’une piété aussi tendre qu’élevée. L’Angleterre n’a pas eu de saint Louis.

Les grands rois sont rares d’ailleurs à ce qu’affirme l’histoire. Il suffit d’être bon roi.

Ce n’était pas un prétendant ordinaire, et jamais prince, tirant l’épée pour reconquérir sa couronne, n’avait pu mettre en avant des droits plus manifestes. À la mort de Jacques II, son père, il fut proclamé roi par le roi de France, qui était Louis XIV, par le roi d’Espagne, par le duc de Savoie et par le pape. Le marquis de Forbin eut le commandement d’une flotte qui devait lui rouvrir les ports de ses États, et Louis XIV, faisant allusion à cette loi anglaise qui élève une muraille autour du souverain, lui dit au moment du départ :

— Sire, nous souhaitons ne jamais vous revoir.

Mais la tempête dispersa la flotte française : Louis XIV mourut ; la politique du régent, esclave de l’Angleterre, donna pour premières étrennes au roi protestant, Georges de Hanovre l’ordre d’expulsion du prétendant catholique, qui trouva une hospitalité indifférente à Bar-le-Duc, dans les États de Léopold de Lorraine.

Il n’y aura point de politique dans ce récit où un drame privé se mêle de lui-même à des événements historiques. Nous jugeons seulement nécessaire d’ajouter quelques mots pour la clarté de notre exposition.

Jacques Stuart était né à Londres en 1688. Il atteignait par conséquent, en 1718, sa trentième année. Les déceptions de sa vie n’avaient point usé en lui cette jeunesse de caractère qui semblait être l’apanage de sa famille ; au contraire, ses partisans lui reprochaient d’avoir gardé en lui de l’enfant, et cette condition se traduisait énergiquement dans son apparence extérieure. À première vue, malgré sa haute taille, on ne lui aurait pas donné plus de vingt ans.

Quoique Jacques Stuart eût fourni des preuves d’ambition dans sa vie, il n’était point ambitieux. Son rôle de prétendant était pour lui un devoir souvent pénible et auquel il essaya plus d’une fois de se soustraire. Les préoccupations politiques le fatiguaient et il perdait aisément espoir.

Mais d’autres ambitions veillaient autour de lui, il avait des amis remuants, des ennemis implacables. Le lion est lion, même quand la captivité a usé ses ongles, même quand la paresse a refroidi l’ardeur de son sang : je voudrais dire davantage : le roi ne peut jamais cesser d’être roi.

La haine ombrageuse du roi protestant, que l’histoire accuse de s’être déshonoré jusqu’à proposer un prix pour l’assassinat de son compétiteur si profondément vaincu, contribua ici à réveiller le lion endormi autant et plus que les excitations des partisans de la dynastie catholique.

Au moment où nous sommes, la situation était exactement telle que nous allons l’exposer en deux lignes.

Le lion dormait encore, mais l’Écosse s’agitait, cherchant un chef, et la vieille haine française prenait, dans l’ombre, sa revanche des complaisances que la cour du régent montrait au gouvernement anglais.

D’un autre côté, l’ambassadeur d’Angleterre, John Dalrymple, deuxième comte Stair, diplomate habile et habile homme de guerre, qui avait été l’un des lieutenants les plus appréciés de Marlborough, comptant sur l’appui docile de l’abbé Dubois, entretenait à la frontière de Champagne une véritable armée de coupe-jarrets, dont la mission avouée était de mettre un terme, fût-ce par la violence, aux inquiétudes de la dynastie protestante.

Soit que le comte Stair outrepassât ainsi ses instructions, soit qu’il agît selon la volonté de son maître, il est certain qu’il y avait là une organisation établie dont l’assassinat était le but. Les mémoires du temps, à ce sujet, sont tous d’accord avec l’histoire.

Aussi avons-nous eu raison de dire que le lion, — pauvre lion peut-être, — allait sortir de son sommeil, éveillé par ses ennemis, plus encore que par ses amis.

C’étaient des amis, ou du moins des serviteurs de Stuart les trois compagnons que nous avons laissés ensemble à l’auberge du père Olivier : Raoul, un noble jeune homme, dévoué au malheur et passionné pour les aventures ; Rogue et Salva, deux instruments mercenaires, choisis dans les bas-fonds où ces sortes d’instruments se trouvent et se vendent.

Quant au vieil homme qui s’en allait en pèlerinage à Saint-Guhain de Béhonne pour retrouver ses jambes de vingt ans, il ne ressemblait point à un personnage politique.

En lui apportant son vin miellé, Nicaise, le bon fatout de la grande Hélène, regarda encore le vieillard qui présentait à la chaleur du foyer ses pieds tremblotants.

Le vicomte Raoul et ses deux subalternes avaient repris leur conférence, mais à voix basse. Rogue, le boiteux, rendait compte de son entrevue avec Jacques Stuart.

— Quant à cela, disait-il, le brave prince se souvient de Votre Seigneurie, et que vous avez couru ensemble le cerf à Saint-Germain, et que vous chantiez des motets avec une voix claire, comme les anges de la chapelle Sixtine à Rome. Il est encore tout prêt à chanter ou à chasser avec vous, si c’est votre plaisir… mais quant à passer en Écosse pour faire la guerre…

— Il t’a dit quelque chose à ce sujet ? demanda Raoul.

— Non en vérité ! l’idée ne lui en vint même pas. Il m’a montré le banc qu’on lui sculpte au chœur de la collégiale, des fleurs qu’il sait peindre à miracle, et le plus grand pot de confitures de groseilles que j’ai vu jamais…

— Savez-vous, mes maîtres, demanda en ce moment le vieillard, qui mêlait son vin miellé avec soin, combien j’ai encore de chemin à faire pour aller jusqu’à la chapelle de Saint-Guhain ?

— Deux lieues, répondit Salva, et reste à ton à part, l’homme. Nous n’avons pas d’affaire avec toi.

Le vieillard but une lampée et reprit :

— Que Dieu vous bénisse, mes bons maîtres ! Je n’ai pas le désir de me mêler à votre entretien.

— Et pour le rendez-vous que je sollicitais, reprit en ce moment le braconnier qui serrait sa ceinture en homme qui va reprendre sa route, qu’a répondu le roi ?

— Qu’il aurait grande joie à vous voir, Seigneurie.

— Ah ! fit Raoul.

— Pourvu, continua le boiteux, que vous ne vous avisiez point de lui rompre les oreilles avec des balivernes de batailles ou de conspirations, comme Harrington, qu’il a envoyé promener, et le marquis de Quatrebarbes, qu’il a prié d’aller à Rome voir ce qu’on y disait de Paris.

Raoul prit son feutre sur la table.

— Si tu as suivi mes instructions, maître Rogue, dit-il, le rendez-vous est pour ce soir. Dis le lieu et l’heure.

— Avant que Votre Seigneurie nous quitte, fit observer le boiteux avec une courtoisie affectée, ce bon garçon et moi nous serions particulièrement flattés d’avoir un à-compte sur nos petits bénéfices.

Raoul tira sa bourse qui était longue, mais singulièrement amaigrie et légère. Rogue et maître Salva ne cachèrent point leur dédain. Raoul leur offrit à chacun deux pièces d’or.

— Rien que cela ! s’écrièrent-ils d’une même voix.

— Prenez toujours, imbéciles ! grommela le vieux pèlerin au coin du feu.

Il riait dans sa barbe ce vieil homme, mais voir comme il buvait son vin miellé avec plaisir, on n’aurait point dit qu’il s’occupait des affaires des autres.

— Mes maîtres, répliqua Raoul avec impatience, si nous étions aussi riches que le Roi George…

— Vous n’auriez pas besoin de gens comme nous, n’est-ce pas, Seigneurie ? interrompit le boiteux en raillant. Il y a du vrai là-dedans, maître Salva, qu’en dites-vous ? on nous paye selon nos chausses.

Le juif avait déjà empoché les deux doubles pistoles qui lui revenaient.

— Quand aurons-nous le reste ? demanda-t-il.

— À Paris, dans trois jours, répondit Raoul.

Le vieil homme ne put retenir un tressaillement et répéta en lui-même :

— Dans trois jours ! à Paris !

Et il ajouta :

— Alors dans une semaine à Londres !

Il resta tout pensif, ce bon vieux pèlerin, oubliant d’avaler le fond de sa demi-pinte.

Pendant cela, Rogue s’était rapproché du braconnier et lui avait parlé bas à l’oreille. Pour la seconde fois, le pèlerin tressaillit. Parmi les paroles ainsi prononcées, il avait saisi un nom : la Cavalière.

— Tout est au mieux ! dit Raoul, qui jeta son manteau sur ses épaules. Il n’y a pas plus d’une demi-heure de marche d’ici jusqu’à la Croix-Aubert où est le roi. Soyez prêts ce soir et vous n’attendrez pas longtemps votre récompense.

Il sortit. On entendit bientôt son pas alerte et vif résonner sur la terre glacée.

Rogue et maître Salva, qui l’avaient reconduit jusqu’à la porte, revinrent en soufflant dans leurs doigts. Le vent du dehors piquait et coupait. Ils regardèrent tous deux le vieux pèlerin qui leur tournait le dos. Tous deux avaient la même pensée.

— Maître ! dit Salva, en s’adressant à lui.

Le pèlerin se retourna lentement et fixa sur eux des yeux étonnés.

— Ce n’est pas lui ! dit Rogue, mais on croit le voir partout !

— Est-ce bien sûr que ce ne soit pas lui ? grommela Salva. Il nous en a fait voir bien d’autres !

Le pèlerin les regardait bonnement, et disait :

— J’ai cru que vous me disiez comme ça : « maître ! » et ça m’étonnait.

— Ce n’est pas sa voix ! murmura Salva.

— Ce n’est pas son œil, repartit Rogue.

— Et il a bien deux pouces au-dessus de cela.

— Vous vous êtes trompé, vieil homme, ajouta tout haut le juif. Ce n’est pas à vous que nous disions : « maître… »

Comme ils regagnaient leur table, le pèlerin répondit :

— C’est dommage, mes compagnons : j’aurais aimé causer un peu avec vous d’amitié.

Ils s’arrêtèrent tous deux brusquement et se retournèrent. De nouveau, le vieillard leur présentait son dos voûté où tombaient les mèches de ses cheveux blancs.

— Il a la taille qu’il veut ! dit Salva.

— Il change de voix comme de chemise ! ajouta Rogue.

— Et je ne lui ai jamais vu deux fois de suite les mêmes yeux.

Ils revinrent à pas de loup vers la cheminée et se posèrent à droite et à gauche du vieux pèlerin, qui partagea entre eux un regard de naïve surprise.

— Mes compagnons, dit-il avec une terreur sénile, avez-vous de mauvais desseins contre moi ?

— C’est lui ! s’écria le boiteux. J’en jurerais !

— Lui, qui ? demanda le vieillard si naturellement que le juif déclara :

— Ce n’est pas lui, j’en ferais serment !

— Alors, mes enfants, dit le vieil homme, vous cherchez quelqu’un qui me ressemble ?

— C’est lui ! dit Salva à son tour. Nous savons d’avance qu’il est dans le pays !

Le boiteux haussa les épaules en homme sûr désormais de son fait.

— À nos affaires ! dit-il, nous sommes fous ! Ce n’est pas lui !

— C’est lui ! ce n’est pas lui ! répéta le vieillard, imitant tour à tour avec une perfection incroyable l’accent anglais de Rogue et l’emphase nasale du juif portugais. Par saint Guhain qui guérit la goutte, on vous la baillait pourtant belle ! C’est moi, mes fils bien-aimés, c’est moi en personne !

— Vous, qui ? demandèrent à la fois les deux aventuriers.

— Piètre Gadoche, hommes de peu de foi ! répondit le pèlerin en baissant la voix, Piètre Gadoche, votre excellent patron !

Rogue et Salva reculèrent saisis d’une sorte de terreur. Ils croyaient et ils doutaient à la fois. Le prodigieux talent de comédien que possédait cet homme allait contre sa propre assertion. Tout en prononçant distinctement son vrai nom, il se donnait une voix si différente de la voix qu’on lui connaissait, il décomposait ses traits si habilement, il sophistiquait d’une façon si étrange son regard, son sourire, toutes les choses qu’on n’altère point ; il se transfigurait en un mot avec un succès si complet, que le boiteux et le juif étaient tentés de lui dire : Vous mentez !

Il jouissait évidemment de leur embarras.

— Je vais être obligé de vous donner des preuves, hein ? mes compagnons, reprit-il, trahi par son orgueil d’artiste, car il paraît que mon talent ne baisse pas ! Cherchez voir vos pistoles de tout à l’heure.

Les deux aventuriers tâtèrent précipitamment leurs poches, où les pistoles de Raoul n’étaient plus.

— Ah ! patron ! s’écrièrent-ils d’une seule voix. Vos mains cependant sont toujours restées à plus de deux pieds de nos goussets !

— Et le vulgaire stupide parle de Cartouche ! prononça Piètre Gadoche avec une dignité pleine d’amertume. Et la postérité aveugle mettra peut-être son nom au-dessus du mien !

Il leur tendit, d’un geste royal, ses mains, que le boiteux et le juif pressèrent contre leurs lèvres émues.

— Patron, dit Rogne, on vous disait pendu.

— Pendu ! répéta Piètre scandalisé.

— Roué, plutôt, roué vif ! rectifia maître Salva.

— À la bonne heure ! Pensez-vous qu’on eût oublié à ce point les plus simples convenances ?

— Comment va votre dernière femme, patron ?

— Elle me pleure.

— Et que faites-vous dans ce pays perdu ?

— Je m’y marie, mes enfants.

Rogue et Salva éclatèrent de rire.

À mesure qu’il parlait, le faux pèlerin avait enlevé d’une main sa perruque blanche, de l’autre sa barbe vénérable ; il se montrait tout à coup sous l’aspect d’un jeune homme à l’air doux et fin, dont l’œil voilé avait de ces reflets dorés qu’on remarque dans la prunelle du tigre.

C’était bien là le propre visage de Piètre Gadoche. Les deux aventuriers, pris d’un respectueux enthousiasme, se découvrirent.

— Bien, mes enfants, bien ! dit Piètre qui remit d’un temps sa chevelure et sa barbe. On me connaît dans cette honnête maison… plus qu’on ne pense même, car j’ai favorisé ce pays-ci de ma présence déjà une fois, voilà cinq ans, et j’y ai laissé quelques légers souvenirs. C’est un climat qui me va, surtout l’été ; je m’y porte généralement bien, mais maintenant que voici la bise venue, je songe à m’envoler vers de plus douces latitudes.

— Et ne faisiez-vous pas autre chose que vous marier, ici, patron ? demanda le juif.

— Si bien, mon fils. J’y avais un petit emploi de confiance… et, en outre, je représentais une forte maison.

— Une maison de quoi, patron ?

— Une maison de tout, mon fils. Je ne saurais, en vérité, trouver ce qu’on n’y vend pas.

— Et le chef de cette maison a nom ?

— George de Hanovre, roi d’Angleterre.

Le boiteux et le juif clignèrent de l’œil en se regardant.

— Je sais, je sais, dit Piètre, vous servez l’autre, le Stuart. Mes enfants, je ne vous désapprouve pas. Il n’y a point de sot métier, pourvu qu’on soit payé comme il faut.

— Hum ! fit Salva. Payé comme il faut !

— On promet bien… ajouta Rogue.

— Mais on ne tient pas ? interrompit Gadoche. J’avais cru m’apercevoir de cela. Pauvres enfants ? Deux louis chacun pour trois jours de course dans une forêt où vous risquez votre vie à chaque pas !

— Nous risquons donc notre vie, patron ? demanda le juif.

— Dame, mon fils, le roi d’Angleterre paye bien, et il est bien servi.

— Et… dit le boiteux ; voyons, ne pourrait-on pas changer de régiment ?

— Comme qui dirait pour ne pas nous combattre les uns les autres, expliqua le juif.

— J’entends bien, vous êtes fidèles comme l’or, vous autres, et il vous faut de bonnes raisons pour retourner votre casaque… mais c’est le diable, mes bijoux, mon cadre est au complet.

— Comment ! se récrièrent à la fois nos deux subalternes : des vieux camarades comme nous !

— Avez-vous oublié, patron, que nous avons monté ensemble sur les planches, à Londres ! ajouta Rogue.

— Ils me sifflaient, les brutes ! gronda Piètre.

— Avez-vous oublié, reprit Salva, que nous avons travaillé de compagnie sur le Pont-Neuf ?…

— À la solde de Cartouche ! je m’en souviens… L’orgueilleux idiot ! il se croyait plus fort que moi !

— Tenez, patron ! s’écria le boiteux, demandons une pinte de vin des Canaries et faisons une affaire, le verre à la main !

Rogue levait déjà le broc pour en frapper la table, lorsque Piètre l’arrêta d’un geste impérieux.

— La paix ! dit-il. N’appelons personne. Il y a temps pour tout ; nous boirons ton vin des Canaries une autre fois. Les gens de cette auberge nous laissent tranquilles ; je sais parfaitement pourquoi. Il y a de l’occupation ici aujourd’hui et chacun travaille aux préparatifs d’une touchante cérémonie qui doit avoir lieu cette nuit. Vous en serez si vous voulez, mes enfants.

— Quelle cérémonie ?

— Un mariage, parbleu !

— Votre dixième ? dirent les deux aventuriers en riant.

— Je ne compte plus… vous connaissez mon horoscope : je dois épouser à la fin des fins une femme millionnaire.

— Est-ce celle-ci ?

Galoche ne répondit que par un geste de dédain.

— Est-elle au moins trouvée, la millionnaire ? demanda Rogue.

— Peut-être bien, ne plaisantons pas !

— S’il s’agit de bien manger et de bien boire, commença le boiteux, nous en sommes !

— C’est cela ! vous verrez, la fiancée est un beau brin de fille !

— Ah ! ah ! s’écria Rogue, c’est un mariage d’inclination !

— Fi donc ! répliqua Gadoche : une simple aubergiste ! mais avez-vous cru vraiment qu’il s’agissait de moi ? C’est un jeune homme que je protège, un collecteur des gabelles, M. Ledoux. Venez çà, tous deux, et écoutez. Vous êtes du parti des Stuarts…

— Entendons-nous ! voulut dire Salva.

— Tais-toi ! penses-tu avoir affaire à un M. Cartouche ? Ce malheureux rabaisse la profession : moi, je l’élève, voilà la différence. Vous allez voir comme j’entends la politique. Moi, je suis tout uniment le bras droit du roi d’Angleterre pour le moment.

Les deux subalternes étaient tout oreilles.

— En effet, poursuivit Gadoche : le roi d’Angleterre a donné sa confiance à milord ambassadeur, qui a donné sa confiance à Roboam Boër, qui m’a donné sa confiance…

— De sorte que, de fil en aiguille… ricana Rogue.

— Tais-toi. Le roi d’Angleterre a promis quatre cent mille livres sterling à lord Stair, lord Stair s’est arrangé avec Roboam Boër au prix fixe de cent mille livres sterling…

— Le quart ! rien que le quart !

— Un joli quart, mon fils : deux millions cinq cent mille livres tournois. Roboam Boër s’est arrangé avec moi…

— À quel prix ? demanda le boiteux.

— Si on t’interroge à ce sujet, mon enfant, repartit Gadoche, je t’autorise à répondre que tu l’ignores complètement. La chose certaine, c’est que Roboam Boër est riche comme un puits, lord Stair plus riche que Roboam, le roi plus riche que lord Stair : cela fait donc trois garanties. Et pourtant, il y a une chose également incontestable, c’est que si le Stuart parvient à passer en Écosse et gagne seulement une couple de batailles, nos actions tombent à vau-l’eau. Or je n’aime pas les opérations qui ont de pareilles alternatives. Je veux bien ne plus être un vulgaire détrousseur et faire de l’histoire, comme mes capacités m’y convient, mais je veux agir à coup sûr, et je vous ai choisis tous deux, mes chers enfants, pour me représenter dans le parti des Cavaliers. Nous pousserons là notre pointe, le cas échéant et nous vendrons George à Jacques, un de ces quatre matins, si la destinée nous empêche de vendre Jacques à George. Est-ce bien imaginé ?

— Qu’est-ce qu’il y a à gagner ? interrogea le juif. J’entends pour nous.

— Éventuellement…

— Non ; j’entends le fixe.

— Deux cents pistoles pour chacun, c’est moi qui paye.

— Et vous êtes en fonds, patron ?

— Je n’ai pas un écu !

— Alors… commença le boiteux.

— Vous ai-je quelquefois promis sans tenir ! demanda Gadoche sévèrement.

— Non, mais…

— Pas de mais !… ou je retire l’ordre que j’ai donné à mes affûteurs de vous laisser passer sous bois en franchise.

Rogue et Salva pâlirent.

— Patron, murmura le premier, vous nous saviez donc dans le canton !

— Mon fils, répliqua Piètre Gadoche avec complaisance, pour mener à bien la partie que je joue, il faut un certain talent, et je ne me crois pas trop au-dessous de mon rôle. Je vous ai protégés jusqu’à présent, mes amis, non pas pour vos beaux yeux, quoique je vous aime tendrement, mais parce que j’espérais trouver en vous des auxiliaires utiles. S’il en est autrement, je vous engage à veiller sur vous-mêmes : la forêt est épaisse et les braconniers sont imprudents. On peut prendre un brave Anglais ou un honnête Portugais pour un chevreuil…

— Je tope, pour ma part ! dit précipitamment Salva.

— Moi de même ! ajouta Rogue.

Piètre Gadoche leur adressa tour à tour un signe de caressante approbation.

— Et bien vous faites, mes anges, conclut-il. L’explication que nous venons d’avoir me mettait, vis-à-vis de vous, dans une position délicate ; je crois que mes affûteurs se seraient trompés dès cette nuit !

Il leur tendit ses mains cordiales, que les deux subalternes pressèrent avec respect.