sous le pseudonyme Gilbert Doré
Le Monde illustré (février à avril 1890p. 7-9).

VI


Après une toilette rapide, le jeune homme redescendit. On le fit entrer dans une pièce ouvrant sur la cuisine et qu’il devina être destinée aux « étrangers de distinction ». C’étaient les mêmes fenêtres, les mêmes rideaux que dans la cuisine, mais une pendule de bronze doré — cet horrible bronze miroitant, cher aux petites villes — un buffet assez banal et trois longues tables en composaient l’ameublement. Au mur, des cartes marines et un tableau représentant le Dolmen, trois-mâts de commerce, commandé par Yves le Bihan, capitaine au long cours, 1876.

— C’est sans doute le père, pensa Robert en déchiffrant l’inscription du cadre.

Et il regarda plus attentivement la jeune fille qui venait de placer une assiette de crevettes roses sur le coin de table où la servante disposait un couvert.

Elle était grande, mince et vraiment fière dans le sombre costume breton. Sa robe noire, ornée de velours au bas de la jupe et aux entournures des manches, tombait en plis droits sur ses pieds. Les manches s’évasaient sur des poignets de toile fine ; le fichu croisé dans le tablier s’ouvrait en arrière sur la guimpe brodée, formant la pointe, et, quand la jeune fille penchait la tête, la chair blonde de son cou apparaissait, veloutée et se fonçant jusqu’à l’ambre vers la racine des cheveux.

Elle allait et venait dans la salle, l’air réservé, parlant peu. Sa coiffe de mousseline, aux ailes abattues, palpitait à chacun de ses pas et tremblait sur sa joue. Elle encadrait si chastement ce jeune visage et mettait sur les yeux bleus une ombre si douce, où s’estampait l’ombre plus chaude des cils… Deux légers bandeaux d’un brun très sombre se relevaient sur les tempes où couraient des veines d’azur. L’ovale allongé, la ligne droite des fins sourcils, la fraîche pâleur des joues s’harmonisaient avec la sévérité du costume monastique. Et Robert évoquait le souvenir des jeunes religieuses qui, dans les tableaux de sainteté, servent les mendiants et les malades et portent le pain de l’aumône dans leurs mains blanches comme des lis. Il admirait les beaux plis mouvants de la robe, le profil délicat, le rêve extatique du regard et le charme suave qui émanait de cette créature si fine, si frêle, si grave.

La voix de la vieille femme appela : « Maria-Josèphe ! » et la jeune fille sortit aussitôt.

— Ah ! pensa Robert, elle porte le nom de la Vierge et de son époux platonique. Décidément, la couleur locale ne fait pas défaut… Elle est jolie, la petite.

Et, tout en dégustant les huîtres minuscules mais exquises, le beurre frais, le vin blanc et les rougets aux chairs vermeilles, il se disait : « Si la petite Bretonne voulait poser, je tiendrais ma médaille au Salon prochain. Elle a du type, de la race… Ce costume de ton nonnette lui sied à ravir… Et puis, ça ferait enrager Mauretors… Décidément, j’ai bien fait d’aller en Bretagne. »