La Chanson du biniou/07
VII
Quand Robert s’éveilla, le matin, dans la grande chambre claire de l’hôtel de Saint-Cornély, il éprouva une sensation d’éblouissement rapide comme s’il était plongé subitement dans un bain de soleil. Il ouvrit ses rideaux. La lumière matinale inondait les fenêtres et frappait les draperies du lit dont la blancheur devenait éclatante. Le jeune homme regarda autour de lui, avec cette vague surprise que laisse le premier réveil dans un milieu étranger. L’aspect provincial de son logis l’amusa. Il fit lestement sa toilette tout en écoutant les rumeurs de la rue et soudain le son lointain d’un biniou le fit tressaillir.
Il ouvrit la fenêtre.
Au bout de la rue que les maisons apposées coupaient à demi d’une ombre nette, la place de l’Église était pleine de soleil. Le vieux clocher pointait droit dans l’azur glorieux du matin et sous la couronne du porche, lentement, s’engouffraient des robes noires et des mousselines flottantes. À gauche, la rue s’ouvrait sur l’infini de la lande noyée dans une vapeur bleuâtre que surmontait la ligne sombre de la mer. Des enfants endimanchés, tenant la jupe des vieilles, criaient au seuil des maisons ; des hommes passaient, fiers dans leurs vestes noires garnies de velours ; et tantôt assourdie, tantôt emportée par le vent du large qui soufflait dans l’espace sa fraîcheur salée, la plainte harmonieuse du biniou semblait faite de tous les murmures, de tous les soupirs, de toutes les voix de la terre armoricaine.
Le biniou se tut et Robert quitta la fenêtre. Mais il y reprit bientôt sa place, car le chant naïf, tout en tons mineurs et en triolets comme les airs de l’autre siècle, s’éleva, grandit et gémit passionnément au seuil même de la maison… Quand le jeune homme se pencha sur l’appui branlant de la fenêtre, le musicien avait déjà remis sous son bras le sac dégonflé de l’instrument et il chantait sans accompagnement une lamentable complainte.
Il chantait et ses yeux bleus, clairs dans sa figure hâlée, exprimaient bien le rêve de mystique et douloureuse poésie qui est l’âme de ce pays. Ses cheveux traînaient sur sa veste neuve, de vrais cheveux d’enfant, blonds comme le chanvre et lisses, lisses, à tel point qu’ils formaient de chaque côté du visage une masse compacte, comme chez les varlets du moyen âge. Le regard fixe, il chantait.
Près de lui, si rouge et si rond qu’on l’eût volontiers rêvé barbouillé de lie et foulant les grappes mûres sur le chariot de Thespis, un joueur de bombarde fredonnait en contre-basse et marquait la mesure avec son instrument. Comme son camarade il portait, piqué au revers de la veste et sur le feutre du chapeau, un flot de rubans multicolores. Robert pensa : Ce sont des conscrits.
Mais la porte de la maison s’ouvrit devant Maria-Josèphe le Bihan qui s’en allait à l’office, toute belle dans ses atours. Et le chanteur se tut brusquement, devenu pâle. Elle vint à lui cependant, avec un sourire qui démentait l’indifférence de ses yeux.
— Et où allez-vous donc comme ça, Yann Lebrenn ? Est-ce à un baptême ou bien à une noce ?
— Nous allons, Liévin et moi, au baptême du petit dernier d’Alain Kerdouarec. Marceline le Guellec épouse Loéiz Tréguen, à Kercado, mais Liévin, mon ami Liévin, mènera s’il veut la noce avec la bombarde. Je ne vais plus aux noces, moi.
— Sauvage ! dit-elle en souriant toujours.
Liévin entrait au cabaret d’en face. Yann regardait un caillou sur le seuil de l’auberge, obstinément.
— Sauvage ! répéta doucement Maria-Josèphe.
— Las, ma Doué ! dit le pauvre chanteur, vous savez bien ce que je vous ai dit à la dernière assemblée. Pourquoi me tourmenter méchamment comme ça ? Le biniou ne sonnera qu’à ma noce et le biniou ne pourra sonner, et Yann Lebrenn ne pourra chanter que si vous dansez le bal breton avec le bouquet de mariée au corsage.
Elle haussa les épaules, pas fâchée, mais vaguement railleuse, ayant dans les yeux je ne sais quelle ironie attendrie, comme si elle eût entendu déraisonner un enfant incorrigible.
— Je m’en vas, dit Yann. À bientôt.
— Entrez donc prendre un verre de cidre avec la grand’maman, dit-elle, un peu fâchée de le voir tourner ainsi les talons.
— Je n’ai pas le cœur à ça, dit Yann en soupirant. Merci. Quand vous direz un mot, vous savez. Ah ! ma Doué ! si je n’avais pas mon vieux biniou…
Et il s’éloigna lentement, serrant le sac dégonflé sur sa poitrine, et baissant la tête sous ses cheveux éplorés, résigné, mais triste.
Robert exultait de joie.
— Le roman au village, pensait-il, quelle chance ! J’ai bien fait de venir ici.
Il descendit. Soudain, un carillon à trois temps, rythmé comme un air de fête, ébranla l’air sonore où passaient les grandes rafales salées du vent de la mer. La messe allait commencer. Maria-Josèphe en tablier jaune et en fichu bleu pâle, un gros livre à la main, la nuque dégagée dans sa guimpe, s’en allait, pieuse et coquette, à l’office sacré. Ses mains paraissaient plus blanches sur le paroissien de velours, sa taille plus fine dans la robe sombre à gros plis. Elle marchait, très grave, d’un air pensif… et les jeunes gens groupés au seuil de l’église tournaient la tête et la regardaient longuement sans rien dire.