La Chaîne des dames/Madame Myriam Harry
MYRIAM HARRY
— Lorsque j’étais petite, raconte en riant Mme Myriam Harry, j’aimais les beaux mots, et je répétais sans cesse ceux qui avaient charmé mon oreille. C’est ainsi qu’un jour, ayant entendu un mot qui me semblait admirable, je m’en allai, guillerette, sous les palmiers, chantant à tue-tête : « Syphilis !… Syphilis !… Sy… ! »
Ah ! quelle enfant c’était là !
Ce n’est pas, généralement, par ce mot secret et redoutable que les petites filles, chez nous, commencent à réciter les litanies de Vénus. Mais, de mot en mot, épelés dans notre langue, qui n’était pas la sienne, la Petite fille de Jérusalem arriva très vite au verbe aimer, et le moins qu’on puisse dire, c’est que le plus beau mot de la langue française bondit de tous côtés et en tous sens des œuvres charmantes de Mme Myriam Harry.
Il bondit avec la prestesse et la folie d’une bille lancée par un adroit bilboquet, tantôt sous le ciel brûlant de l’Afrique, près des jets d’eau, des terrasses et des divans indiscrets du harem ; dans les vergers de Palestine ; au bord des fleuves de la mer de Chine, sur les routes des caravanes, au milieu des flocons de neige qui couvrent les sapins de la Germanie, sous le ciel gris et rose du pays de France.
À ce jeu du bilboquet, on ne gagne pas à tout coup, mais à tout coup on admire la bille, la jolie bille, avec ses enluminures hardies qui toutes représentent le plaisir et l’amour.
L’auteur de la Conquête de Jérusalem, de Tunis la Blanche, de la Divine Chanson, est une des figures les plus originales de cette Chaîne des dames, qui forme ronde vive et gracieuse à l’entour des Muses.
Le temps n’est plus où les femmes de lettres, en souvenir de George Sand costumée en bousingot, croyaient devoir se singulariser dans leurs atours. En ce temps-là, on voyait au Montparnasse une poétesse promener la perruque et le costume de la Marguerite de Faust ; et, sur le coteau de Passy, la plus savante et la plus raisonnable des exploratrices arborer haut de forme, jaquette et pantalon ! Une vieille romancière des familles, harnachée au Temple, manifestait une telle joie de son prodigieux accoutrement que Jean Lorrain l’avait saluée irrespectueusement : « Mme Q. Quirit ! »
De ce qui est démodé, Mme Myriam Harry s’est fait une mode bien à elle, en choisissant un costume dans le vestiaire abandonné du bon Perrault et de Mme d’Aulnoy. Le costume qu’elle a préféré n’est autre que celui de Peau d’Ane, sans doute parce que La Fontaine a dit : « Si Peau d’Âne m’était conté… », et parce que Mme Myriam Harry excelle à raconter.
Mais, ce costume difficile à porter, sachez qu’elle le mit au point avec art, que la rude peau se mua en un fourreau de velours gris, que le bonnet s’enveloppa de longs voiles soyeux, qui retombent jusqu’aux pieds, et qu’en place de ces affreuses oreilles, de ces oreilles qui sont l’affront des écolières, il n’y a plus que deux petites mandarines qui se balancent sur les cheveux blonds, blonds comme les cheveux de la reine !
Avec ce costume-là, on peut se présenter dans le monde, on est sûr d’y être remarquée. En effet, lorsque Myriam Harry, svelte, agile et souple, entre dans un salon, de son pas glissant, la tête en avant, les yeux fureteurs, saluant d’une voix aiguë et chantante, d’une parole martelée, tous les regards se fixent sur elle. On se tait, on l’observe, on la suit, on murmure, on l’écoute, et cinq minutes après cette entrée sensationnelle il n’y a plus que des oreilles qui se tendent pour ne rien perdre de ce que va dire la conteuse orientale, la conteuse qui peut parler des heures, et des heures sans tarir son inspiration, sans lasser personne, tant elle met de fantaisie dans ses récits et de liberté dans son langage, et parce que ses récits, ses contes et ses romans coulent de la même source, celle où se baigne impudique l’enfant Amour, jouant avec les Satyres et les Faunes !
Mieux que quiconque Myriam Harry connaît le pouvoir magique des mots, qui font apparaître les contrées les plus mystérieuses et les êtres les plus étonnants. Son Orient ne ressemble ni à celui de Loti, ni à celui d’Armen Ohanian ; son Afrique n’est pas celle de Louis Bertrand ni d’Élisa Rhaïs : ce sont des pays qu’elle voit, et qu’elle juge à travers l’amour et la volupté. Son œil si sensible caresse avec la même sensualité les êtres et les paysages ; tout brûle et tout soupire, tout geint et tout crie dans cette humanité juive, protestante et musulmane, qui ramène, dit-elle, les buts de la vie aux choses de l’amour !
Embrasés par ces récits voluptueux, les uns s’écrient : « Où ça, que j’y coure ! » Les autres, plus sages, tel ce charmant et spirituel Jules Lemaître, bercent leurs derniers songes de ces visions voluptueuses et de ces amusantes satires qui tantôt sont des souvenirs cueillis par la romancière, tantôt des fictions ingénieuses et troublantes, inventées par cette subtile Orientale, sœur malicieuse et savante en tous arts du jeune Télémaque !
— Hé oui, une sœur de Télémaque qui aurait semé en route le vieux Mentor, car ce n’est point Siona qui aurait accepté ce vieux barbon pour compagnon de route ! Elle est d’un temps où les femmes voyagent seules et préfèrent la témérité et la folie à la circonspection.
Comme le fils d’Ulysse, Siona erre à travers le monde, non pas à la recherche du roi d’Ithaque, égaré sur les mers, mais à la recherche d’une autre patrie, puisqu’elle a perdu le royaume de Jérusalem !
Elle erre au gré des événements, du malheur et de l’espérance, et ses aventures, qui commencent au sein de sa nourrice bédouine, se continuent devant les temples où règne la Discorde, dans la maison de l’archéologue où est entré le Drame, sur le bateau où s’embarque la Misère, sur cette terre d’exil, qui est pourtant la terre maternelle d’où sortit la Diaconesse allemande, qui enfanta la petite fille de Jérusalem. Voici venir une ombre que son désir prend pour l’Amour… le fiancé disparaît… l’amour n’était qu’un songe, et la jeune fille dirige ses pas vers le château singulier, où le chevalier Sacher Masoch recherche des voluptés plus irritantes que les plaisirs que Calypso prodiguait à Télémaque.
Tel est l’attrait de ces aventures qu’on ne peut plus quitter Siona dans ses voyages ; on accomplit avec elle le périple du navigateur. Lorsqu’elle s’arrête en France et s’écrie :
— Enfin, j’ai trouvé ma patrie ! C’est ici que je veux vivre, écrire et mourir !… on se dit, à part soi, en pensant aux Mémoires qui paraîtront un jour :
— Mince ! que va-t-elle nous conter sur Paris et sur nous-mêmes, cette lointaine fille d’Ulysse, qui reçut en partage le franc-parler du héros d’Homère. Fi ! ce que Siona nous a conté sur Paris, sur les Français, sur nos écrivains et nos artistes nous a déçus. Ses yeux qui savent voir si admirablement les pays du soleil, ne savent plus noter, comme il le faudrait les nuances, les finesses, le chatoiement des gris de France. Les aventures de Siona à Paris m’ont paru déplaisantes ; je n’ai retrouvé que l’obsession des confidences amoureuses. Il y a dans ce livre, qui est le moins bon de tous, comme une hantise de Colette, mais l’audace de Colette donne à ses portaits une toute autre portée ; chez Colette, c’est le tableau de mœurs ; chez Myriam Harry, c’est un souvenir des « Bijoux indiscrets ».
La voici revenue aux lieux mêmes d’où elle était partie, à Jérusalem. Elle est rentrée en Palestine, avec le cortège des soldats français, aux côtés du général Gouraud. Elle a retrouvé les Lieux-Saints bouleversés par la guerre, la révolution, les massacres, la réorganisation des États, l’arrivée des Juifs à Sion et la révolte de l’émir Fayçal. Elle emplit encore les colonnes du Temps de ses impressions sur la Syrie ; mais si le palmier du Cantique des cantiques n’a rien perdu de sa vigueur, il a perdu ce frémissement voluptueux qui faisait sa grâce et sa force.
Pour qu’elle soit elle-même, il faut que Myriam Harry soit sans contrainte ! Ses articles de propagande, dans l’Illustration et dans le Temps, ne sont d’aucun intérêt pour son talent si personnel, si sensible et si insinuant. Qu’elle reprenne donc sa liberté, qu’elle écrive au gré de son inspiration instinctive qui ne connaît ni règle ni contrainte ; qu’elle se moque des censeurs qui épient le vol de ses images pour les saisir cruellement. Myriam Harry est au-dessus de ces critiques qui visent l’étrangère, fille d’Israël et du Germain. L’artiste qui a su manier notre langue avec un instinct si sûr, et un sens si net de la propriété des mots, est bien un écrivain de chez nous.
Du haut des tours de Jérusalem, où je la vois se pencher sur la plaine et regarder qui avance du côté de Sion — Émir ou soldat — du haut de ces tours, où la brise du Liban gonfle ses voiles gris et caresse comme un doux emblème les deux petites mandarines qui sont sa parure d’épousée, Myriam Harry paraît être le fantôme de la sensualité de l’Orient dressé sur les ruines, non pour gémir, comme Esther, ni pour venger, comme Judith, mais pour moduler le nouveau cantique des Amants, qui s’élèvera de la ville sainte et, par sa bouche, fera frémir les reins et les cœurs !