La Chaîne des dames/Madame Delarue-Mardrus

G. Crès (p. 55-66).


LUCIE DELARUE-MARDRUS


Il se peut que Lucie Delarue-Mardrus aille un jour faire des conférences en Amérique. Je lui conseille, à ce moment-là, de souffler à son manager :

— Ne dites pas aux Américains que je suis une femme célèbre en mon pays, mais dites-leur que, de toutes les poétesses, je suis celle qu’on a le plus photographiée !

Cette simple déclaration, qui n’a rien à voir avec le talent, lui assurerait à l’avance des salles combles, car je me suis laissé dire qu’en Amérique, pour frapper la curiosité du public, il faut mettre le signe + devant quelque chose.

La beauté de Lucie Delarue-Mardrus est cause que ses portraits sont innombrables. Celle qui porte un nom digne des Mille et une Nuits : Princesse Amande, me paraît suivie d’un nain galant qui, le miroir à la main, capte par magie au soleil et aux lanternes des images ravissantes, et les fixe instantanément au cœur de Femina, à la première page du Journal, d’Excelsior, voire à la dernière, car, parmi les annonces d’un magazine étranger, j’ai vu le beau visage de mon amie servir d’avantageuse réclame… à une poudre à dents ! C’est bien là un triomphe populaire de sa beauté.

Quel délicieux musée de portraits l’on ferait à Honfleur, au Pavillon de la reine, pour les admirateurs de Lucie Delarue-Mardrus qui viennent en pèlerinage vers sa ravissante demeure. L’y voici, peinte par elle-même, ses grands yeux noirs fixes dans un visage impassible comme celui de l’idole. La voici en Sirène avec des poissons d’or et d’argent qui scintillent autour d’elle ; en figure de proue, immobile à la barre du bateau qui l’emporte ; en musulmane, traversant le désert sur le dos du méhari ; en jeune garçon botté et chapeauté qui a le charme ambigu du chevalier d’Éon ; en cow-boy, sur le cheval que l’intrépide nomma par amitié : Cœur-Volant ! La voici avec les voiles, les colliers et les amulettes d’une femme de harem ; sous le burnous du chanteur arabe, accroupi sur le sol et psalmodiant ses chansons tristes. Enfin, debout, robuste et fière, comme l’Ève qui vient de naître, coiffée de ses cheveux en couronne, taillée dans la pierre, comme un antique par le ciseau habile d’Yvonne Serruys.

Ces multiples images fixent les aspects divers d’une curieuse individualité qui se plaît par instinct ou par fantaisie d’artiste à ces métamorphoses.

Lucie Delarue-Mardrus est aussi variée dans les manifestations de son esprit qu’elle l’est dans ses attitudes et dans ses atours. Elle est poète, romancière, peintre, sculpteur, violoniste et même écuyère, une écuyère qui rêve des prouesses du cirque.

Tombons d’accord sur sa valeur exceptionnelle de romancière et de poète, et mettons que le reste ne soit qu’un divertissement. C’est à l’heure de ce divertissement que Lucie Delarue-Mardrus m’apparut sous sa forme la plus pure, c’est-à-dire la plus simple. Je la vois encore dans son atelier du quai Voltaire se reposant d’avoir écrit, en prenant son violon. Son attitude était pleine de noblesse, elle goûtait par la musique un tel plaisir mystique que son visage était dans le ravissement. Je crus voir devant moi l’Ange au sourire, l’ange de Reims, qui adressait sa candide prière à la vierge invisible :

— Je vous salue, Marie, pleine de grâce…

— Hé quoi ! me crie mon voisin morose, c’est l’Ange de l’Amour que vous nous montrez-là ! Allez-vous point nous raconter son histoire, et nous dire ce qu’il fait, où il va lorsqu’il ouvre ses ailes ?

— Sachez que l’Ange fait ce qu’il veut et dans ses livres ne se raconte pas.

— Éloa se racontait pourtant, qui était un Ange-poète !

— Soit, mais l’Ange au sourire a plus de mystère, ce n’est pas lui qui dirait, volant sur le pays de Tendre : « J’y fus et telle chose m’advint ! »

— Naïf ! Je croyais qu’ange ou démon la femme aimait se raconter en ses écrits.

— Et l’imagination ? N’est-ce pas en rêve que le bel ange, ayant rencontré une île célèbre dans l’archipel, entendit gémir une femme qui se penchait sur les flots ; égarée, elle cherchait le corps de son jeune amant ; il s’approcha, l’enveloppa de ses ailes, la serra sur son cœur, et emporta Sapho jusqu’aux ruines de Carthage, où ses plaintes harmonieuses retentirent en vers raciniens.

Lucie Delarue-Mardrus est née poète, mais elle est devenue romancière. Dès ses premiers vers, qui parurent à la Revue blanche, elle conquit le public par sa vigueur, sa grâce juvénile, son amour de la vie, de la nature, son lyrisme qui exaltait sous une forme colorée les héros de sa race, la beauté de sa patrie.

Occident, Ferveur, Horizons, Figures de proue se succèdent dans la fougue d’une création facile jusqu’à ce livre fait de ses sanglots, qui s’appelle : Maman. Les poètes la fêtent et la louent, et ceux qui ne sont pas familiers avec la langue des Dieux répètent ce vers charmant où l’on respire toute la Normandie :

L’odeur de mon pays est dans une pomme.

Non cette Normandie, pays de la chicane et de la finasserie ; non cette Normandie avaricieuse et fourbe, qui a sur les lèvres la chanson du « ni oui, ni non », et pas davantage cette Normandie des esprits déliés et subtils, comme celui de Rémy de Gourmont à qui M. Paul Souday fait reproche de versatilité en ses jugements critiques. Mais la Normandie héroïque, celle des Wikings, celle des chocs d’armes, des chants de guerre, des cris rauques et des clameurs qui sèment l’épouvante. Le chant farouche de l’Epée a retenti aux oreilles de cette fille des rois de la mer, son cœur a frémi, et nous avons entendu sonner sur sa lyre la corde d’airain.

L’originalité des premiers poèmes de Lucie Delarue-Mardrus est la révélation de cette âme fougueuse qui sait s’adoucir, quand il lui plaît, pour chanter après l’assaut des fleuves et des rivages, la lumière sous les pommiers, la douceur des saisons, l’enchantement de la musique. Sa voix vint se marier au chœur des poètes normands qui compte les Ch.-Th. Féret, les Fernand Fleuret, les Roger Allard, etc.

Si, dans la suite, l’inspiration de Lucie Delarue-Mardrus s’est éloignée de sa terre natale, c’est pour obéir au génie errant de sa race qui l’entraîna vers la mer latine où ses ancêtres avaient passé. Ses yeux y sont éblouis par l’Afrique, l’Italie, la Sicile. Elle pille du regard les richesses qu’elle emporte sur les bords de la Seine, et qui feront sa fortune spirituelle et sa gloire. Précieux butin qui enrichit ses vers, nourrit sa prose ; pendant des années, elle nous contera ce que ses yeux ont vu, ce que son esprit a retenu de ces voyages.

Les romans de Lucie Delarue-Mardrus ne sont pas des confidences voilées ; elle ne cherche pas non plus à peindre les foules, leur aspect, leur vie tumultueuse. Mais elle excelle à rendre la vérité sensible, à faire vivre avec une précision d’observateur et de psychologue. avec l’intuition du poète, les types qui plaisent à son cœur si tendre et à son imagination héroïque. Elle les choisit dans les milieux qui lui sont familiers, milieux de gens de mer, de paysans normands, d’artistes parisiens, de petits bourgeois de partout et de nomades.

Elle n’aime pas la vie mondaine, et s’en détourne dans ses livres, comme d’un milieu cruel et mensonger. Elle a donné sa préférence aux êtres simples et sincères, aux êtres qui s’ignorent ou qui sont restés le plus près de la nature.

Dans ses premiers romans, Lucie Delarue-Mardrus est du côté des naturalistes. Lisez Marie fille-mère, L’Acharnée, Douce moitié. Sa franchise dans l’étude de ses sujets est une audace. Mais, abandonnée à sa seule inspiration, elle laisse la poésie reprendre ses droits, et la vulgarité qui pouvait s’accrocher à ce naturalisme disparaît. L’idéalisme est le plus fort. En pensant à l’évolution de son talent, qui à cette période de sa vie est moins féminin qu’aujourd’hui, je pense au célèbre tableau de Rembrandt, qui est à Dresde, où l’on voit l’aigle de Jupiter ravissant au ciel l’enfant Ganymède, qui crie, se débat, et pisse d’effroi dans l’azur ! Le génie du peintre a fait de ce sujet réaliste une immatérielle rosée !

Portrait de Lucie Delarue-Mardrus par André Favory
Portrait de Lucie Delarue-Mardrus par André Favory

À mesure que l’art de Lucie Delarue-Mardrus approche de sa maîtrise, ses sujets se limitent. Elle s’attache aujourd’hui à l’étude des âmes d’enfants. Elle se penche vers eux avec bonté, les écoute, les regarde, entend leurs pensées, les plus secrètes, démêle les drames mystérieux qui se jouent dans ces cœurs profonds, dans ces cœurs timides. Elle exprime le trouble, l’angoisse, le désir, le désespoir et l’amour chez les enfants avec une perspicacité, une délicatesse, une fraîcheur, une sensibilité, une naïveté dans la vérité qui font penser que par miracle cette femme de si grand talent a gardé son âme de petite fille.

Voyez Toutoune et son Amour, Un cancre, Monnaie de singe, l’Âme aux trois visages, le Roman des six petites filles, Ex-voto.

L’auteur de ces livres exquis n’est mère que par l’esprit et par le cœur. Son enfance l’inspire, elle est devenue le grand thème, aux mille variations. Elle laisse renaître ses souvenirs et puis elle brode !

J’écris avec intention elle brode, car je considère l’œuvre de cette Normande comme une suite de la célèbre tapisserie de Bayeux !

Qui ne connaît l’ouvrage de la reine Mathilde ? Durant que son époux était parti pour conquérir l’Angleterre avec tous les mâles de son duché, la reine, et ses suivantes, brodaient sur la toile les exploits des guerriers. En marge de la glorieuse tapisserie, elle retraçait ses souvenirs heureux, l’espérance du retour prochain, son impatience amoureuse et aussi le tourment de ses nuits solitaires !

Après des siècles, le trésor de Bayeux s’enrichit de broderies nouvelles. Reprenant la tâche de la reine Mathilde, une artiste d’aujourd’hui poursuit le vivant récit, son aiguille pique et pique la soie neuve sur la vieille toile des ancêtres. Mais ce ne sont plus combats d’hommes d’armes pour la conquête d’outre-mer qu’elle retrace avec orgueil et mélancolie, mais jeux charmants de l’amour ingénu, drames de la vie, songes et terreurs, rêves et enchantements de la Geste enfantine.

De la reine Mathilde nous ne savons rien, si ce n’est que le temps lui durait d’être sans époux !

De la reine Lucie, sa fille spirituelle, nous savons qu’elle est belle, qu’elle est bonne, douce et laborieuse, et prend son plaisir, sous les pommiers en fleurs, à sourire aux enfants, et, comme une mère, à leur tendre les bras.