La Chaîne des dames/Madame Alphonse Daudet
Mme ALPHONSE DAUDET
On ne décore pas une femme à l’ancienneté !
C’est pourtant ce qui vient d’arriver à Mme Alphonse Daudet, la veuve du grand romancier auquel Paris fit autrefois des funérailles nationales.
Elle reçoit le ruban rouge, à l’âge où d’autres sont en passe de devenir commandeur !
Ô Justice ! Tandis que notre « consœur » la charmante Mme Z…, recevait dans la fleur de son âge, on ne sait trop pourquoi, le ruban rouge qu’elle porte en deux traits sur la poitrine, « comme une rature », dit une méchante langue, Mme Daudet, poète et moraliste, épouse d’Alphonse, mère de Léon, le fougueux pamphlétaire, de Lucien, ce dandy qui fut la parure du Salon de l’Impératrice ; mère d’Edmée, qui inspira des vers si tendres à l’auteur de ses jours, Mme Daudet, l’une des personnalités les plus en vue du monde des lettres, dans le rang, marquait le pas ! Dieu soit loué, l’oubli est réparé. Comme François Coppée serait content !
Il y a bien des années de ça, je rencontrai l’auteur de la Bonne souffrance devant le tombeau de Napoléon.
Que venait-il faire là, et qu’est-ce que j’y venais faire moi-même ? C’était un dimanche, il y avait quelques troupiers errants. Le poète s’attristait de voir si peu de monde autour des mânes du petit Caporal.
Tout à coup, il me dit :
— Vous faites bien partie de ce comité de la Vie Heureuse, qui distribue chaque année un prix de cinq mille francs ?
D’un signe, j’affirmai qu’il ne se trompait pas.
Le visage de Coppée aussitôt s’éclaira.
— Vous avez parmi vous une femme remarquable ! Quel charme, quelle distinction, quel agrément ! Pas l’ombre de méchanceté ou de perfidie et rien d’un bas-bleu ! Ah quel plaisir de converser avec un esprit qui est resté fidèle à la tradition, à la bonne, la seule, la vraie, à la tradition de notre mère la sainte Église et à celle de nos rois !
— C’est Mme Daudet ! m’écriai-je.
— Vous l’avez nommée, dit-il d’un air rayonnant. N’est-ce pas que c’est une femme unique ?
— J’en conviens volontiers.
— Alors, vous pensez comme elle ?
— Pas du tout.
— Est-ce possible, vous donneriez dans le travers du féminisme ? Ah ! mon amie (c’est la seule fois de ma vie que Coppée m’ait nommée ainsi), croyez-moi, pour sauver la France, il nous faut des milliers de Françaises qui vivent, pensent, écrivent comme Mme Daudet !
La France est sauvée, pensai-je, car il y a des milliers et des milliers de femmes qui vivent et qui pensent comme Mme Daudet, — mais toutes ne savent pas si bien écrire qu’elle, — car les vertus qui jettent notre vieux poète dans un tel ravissement sont des vertus éminemment françaises : Dévouement, Travail, Persévérance, Finesse, Soumission conjugale !
La vie entière de Mme Daudet est l’illustration de ces vertus de chez nous. Elle fut la compagne intelligente et zélée d’un grand écrivain qui avait, besoin, comme tout artiste, d’une affection fidèle et clairvoyante. Avant de penser à soi, Mme Daudet pensait à lui.
Selon l’heureuse expression d’une femme de cœur, elle fut le chasse-pierres qui déblaie la voie devant la machine.
Elle éleva ses enfants comme une mère de l’ancien régime, dans le respect de l’autorité, des lois, des usages et des mœurs. Elle ne quitta jamais sa fille d’un instant et fit son éducation avec une rigueur qui étonne en notre siècle où les filles ont pris assez d’empire pour s’amuser à dégourdir leurs mères.
Mais le souffle d’indépendance de notre siècle ne l’a point effleurée, car je me suis laissé dire que Mme Daudet ne permit pas à sa fille de lire des livres de son père avant son mariage. En cela, elle se conformait à la volonté du fils aîné qui se substituait à la volonté du père disparu, selon la loi antique des familles provençales. Et selon la même loi despotique, la femme devait rester dans l’ombre du mari.
Mais cette ombre, Mme Daudet l’éclairait doucement, comme une lampe, une lampe voilée !
On disait de l’honnête homme du XVIIe siècle qu’il ne se piquait de rien. Je ne vois pas de formule qui s’adapte mieux à l’individualité de Mme Daudet, qui se cacha longtemps d’être un poète sensible et un moraliste délicat. Le meilleur de ses œuvres parut après la mort de son mari.
— Alphonse n’aime pas les femmes qui écrivent, disait-elle.
Voilà le secret de son silence. En connaissez-vous beaucoup qui eussent consenti à rester muettes ?
Mais elle régnait par ailleurs, car son salon était fréquenté des meilleurs esprits du temps, à commencer par les membres de l’Académie Goncourt, Edmond, le fidèle, le susceptible et tyrannique Edmond en tête. L’académicien — soit dit à la louange de Mme Daudet — n’y était pas mieux accueilli que l’auteur inconnu, s’il avait du talent.
Je ne saurais oublier le souvenir de ma première visite, rue de l’Université où Mme Daudet habitait un bel hôtel entre cour et jardin.
Un vieux domestique d’archevêque vous ouvrait la porte ; on avait la sensation de recevoir au passage trois petits coups d’eau bénite, puis on entrait dans un vaste salon que décorait le célèbre portrait de Carrière. Il était accroché au mur, et semblait une figure d’autel par sa douloureuse ressemblance avec le Christ. Mais sa tristesse ne troublait point les visiteuses qui faisaient le rond autour de la maîtresse du logis, en tea-gown de soie noire avec manchettes de vieilles dentelles.
Ce visage délicat, à peine meurtri, cet air mélancolique et voluptueux auraient charmé la Rosalba. Quelle douceur attirante dans l’expression, quelle délicatesse dans le teint, et les cheveux encore dorés, et les yeux indécis, couleur du temps, couleur de l’onde, où toutes les tempêtes mouraient dans un regard qui s’éteint.
Coppée n’avait pas tort de vanter la douceur de son amie, mais je crois bien que cette douceur était acquise, et qu’elle bridait la violence d’un caractère qui s’est révélé, dans nos réunions du comité Vie Heureuse, par quelques emportements célèbres.
Une année qu’il s’agissait de couronner un livre audacieux et plein de talent, Mme Daudet parla aux juges comme l’avocat général, au nom de la morale. La reine des Amazones, qui se trouvait parmi nous, protesta, mais elle reçut une flèche aussitôt, qui lui perça le sein :
— Ah ! madame, s’écria Mme Daudet, vous l’avez donc lu avec des yeux purs !
Notre Penthésilée n’avait pas assez de cran pour riposter. Il y eut sur toutes les lèvres un petit sourire et un grand silence : tous les anges eurent le temps de passer !
La pensée de Mme Daudet est avant tout une pensée chrétienne (bien que ce jour-là, dans son indignation, elle ait manqué de charité). Ce n’est jamais une pensée étroite ou craintive. Elle défend ses idées avec acharnement ; elle combat pour la défense des lettres, du goût, de l’art. Elle sait discerner le talent, et le soutenir quand il lui plaît, et quand il ne lui plaît pas, elle le dit comme elle le pense, appelant un chat un chat, et l’autre un fripon. Par principe, elle soutient toujours les femmes, qu’elle appelle les Sacrifiées ! Vraiment !
La voici présidente de ce comité de femmes de lettres qui n’est ni un club ni une Académie, mais qui a quelque chose de l’une et de l’autre. Ce n’est pas une tâche aisée que de conduire la discussion d’un livre devant ce jury de vingt-cinq femmes qui sont si différentes par le talent, la situation, la culture et le tempérament. L’opinion, parfois, est incertaine et s’en va comme bâtons flottants. Il faut du tact et de l’autorité pour mener l’escadron. Au cours des années, nous eûmes, à la Vie Heureuse, quelques belles présidences : celle de Mme Dieulafoy, qui était ferme et rigoureuse comme un petit homme ; Séverine, qui par son éloquence, entraînait les votes ; Rachilde, qui revigorait tout par sa puissance ; Mme de Rohan qui apaisait les déchaînées.
La présidence de Mme A. Daudet sera une présidence de bonne compagnie. Je suis tranquille : point de chamaillerie, avec elle !
Et l’écrivain, me direz-vous ?
Je disais que l’écrivain se confond avec la femme. Les vers que Mme Daudet a publiés : Au bord des terrasses, Reflets sur l’eau et sur le sable, sont des vers qui expriment sa tendresse maternelle, son amour de la nature, ses sentiments de piété. Elle n’a d’ailleurs livré de son âme et de sa vie secrète que ce qu’il lui a plu de livrer. Il y a dans son art une retenue, une discrétion qui n’existent point chez Desbordes-Valmore. Est-ce parce que, femme heureuse, elle n’eut point d’histoire, ou parce que la pudeur de son âme est inexorable ?
Il faut nous contenter de ces reflets nuancés, sur le sable et les eaux de la Loire, et d’aveux délicats comme celui-ci :
Si j’ai vu la nature et gardé son empreinte,
Comme un voile impalpable et de parfums tissé,
Qui fit mon esprit clair et mon âme sans crainte,
Et me donna le goût des choses du passé,
C’est aux vieux murs rejoints par des chaînes de lierre,
Aux bancs rivés au sol plus fort que des tombeaux
Aux charmilles, gardant des voûtes de lumière
Dans l’entrelacement ancien de leurs rameaux.
Aux sources dont l’eau vive emplissait les fontaines.
D’un flot presque invisible à force d’être pur,
Que j’ai dû mon regard vers les heures lointaines
À travers le chagrin de ce monde peu sûr !
À ces volumes de poésie où le vers se presse, facile, nombreux et charmant, il sied d’ajouter un livre exquis dédié à Odile, sa petite-fille. Mme Daudet s’y révèle peintre de l’enfance et de l’intimité. Des articles parus dans les grandes revues, qui décèlent un sens très vif de l’observation directe, comme ce voyage en Angleterre, si amusant. Mais je ne parlerai pas du Journal pendant la guerre, parce qu’on ne taillade pas le monstre, en mois ni saisons lorsqu’on attend, impuissante, mais loin du danger, le destin de nos armes.
Et si vous me dites : « Pour tant d’années vécues, le bagage est léger ! », je vous répondrai, avec mon bon maître, ami lecteur, qu’il y a des choses qui se pèsent à la balance et d’autres à la bascule !