G. Crès (p. 3-38).



AUREL


Un jour que je me trouvais chez les peintres, à Montparnasse, parmi des étrangers aux visages longs et tristes, des Polonaises aux regards couleur de mer, l’on vint à parler des auteurs de ce temps et à démolir en un tour de main les plus grandes célébrités.

— Que restera-t-il donc ? demandai-je, ébahie devant ce jeu de massacre.

Une femme se leva qui dit, avec autorité :

— Aurel et Victor Hugo.

J’en restai comme deux ronds de flan.

— Ah ! l’aurélisme ! s’écria un jeune homme qui revenait de Varsovie, quelle chose admirable ! Avez-vous lu la brochure de M. Clouard sur Mme Aurel et les attestations de Faguet, Rémy de Gourmont, Guillaume Apollinaire et tutti quanti ? Y-a-t-il au monde un thème plus dramatique que celui de l’affranchissement de la femme devant l’amour ? Concevez-vous ce qu’il y a d’inouï dans cette antinomie de la grandeur féminine et de la servilité de l’esclave soumise au plaisir du mâle ? Comprenez-vous la sainteté de cette croisade mystique pour la délivrance de sa chair et de son esprit avant l’union ? Mais qu’est-ce que Platon ? qu’est-ce que Nietzsche au prix d’une Aurel, qui crève le ventre de la poupée de son et veut y enfoncer un cœur neuf et magnifique ?

— Mais, affirma une admiratrice enflammée, il n’y a qu’un créateur au monde, entendez-vous, c’est Mme Aurel.

Je me le tins pour dit.

À quelque temps de là, je fus conviée à un banquet littéraire, où se trouvait réunie toute la jeunesse. L’heure des discours arrivée, une dame se leva.

Au même instant, je vis voler par-dessus la table bananes, poires, pommes, croûtons de pain, couverts, assiettes, et au milieu d’un tintamarre affreux j’ouïs des voix qui criaient :

— Au-rel ! Au-rel ! Au-rel !

Je me penchai vers mon voisin.

— Ils chantent, mais ils se trompent d’air !

Et à mon tour, croyant être dans le ton, je fredonnai :


    C’est Aurel, Aurel, Aurel,
    C’est Aurel qu’il nous faut !

— Diable non, répliqua ce convive déchaîné, en brandissant une carafe, nous ne voulons point qu’on nous moralise quand nous sommes en joie, ni qu’on apprenne à nos petites amies qu’il faut philosopher avant de faire un enfant !

— Quoi, c’est donc cela l’aurélisme ?

— Parbleu ! Lisez le Couple, Pour en finir avec l’amant, la Semaine d’amour, les Jeux de la flamme, autant de sermons de carême ! Je vous demande un peu s’il est nécessaire de compliquer une chose aussi simple que de faire l’amour avec celle qu’on aime, et que l’on fait aussi naturellement que M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir !

— Qu’allez-vous dire, arrêtez, monsieur.

Mon voisin sourit, calmé. Il reposa sa carafe sur la nappe, et se tournant vers moi :

— N’ayez pas peur, les mercuriales d’Aurel sont faites en un langage châtié et choisi. Elle parle, non comme le serpent, mais comme l’Arbre de la science du bien et du mal, lorsque Adam et Eve sont vêtus de leur seule innocence.

Je poussai un soupir. N’allai-je pas imaginer que les analyses d’Aurel évoquaient Daphnis et Chloé ou bien la Leçon d’amour dans un parc.

Sur ce, le comité d’honneur s’étant retiré, on entendit mourir le même cri sur les lèvres de la jeunesse :

— Au-rel! Au-rel ! Au-rel !

Ah ! que le son du cor est triste au fond des bois !

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Je serais restée sur cette impression singulière de voir un auteur immortalisé par les uns et vilipendé par les autres si dans le même temps je n’avais reçu la visite d’un mien parent qui venait de sa province pour assister au jeudi de Mme Aurel.

Je lui trouvai la mine déconfite d’un Rubempré qui a manqué le coche.

— Que vous est-il donc arrivé ? demandai-je au fils de Perpignan.

— Ne m’en parlez pas, j’arrive de chez Mme Aurel.

— Quoi ! vous aurait-on mal reçu ?

— Non point, mais ce que j’ai vu et entendu me prouve que je n’ai plus qu’à rentrer chez moi et à y planter mes choux !

— Ouais ! mon enfant, la leçon vaut bien un voyage.

— Vous en parlez à votre aise ? Je n’étais pas venu pour ça ! L’autre dimanche, ayant reçu à Perpignan une invitation à moi adressée.

— Comme tout le monde en reçoit, dis-je.

— Je n’en savais rien, moi ; on m’invitait au fond de ma province à venir entendre jeudi, dans le salon de Mme Aurel, une causerie de M. Mouillard sur le jeune poète des Griottes, tombé au champ d’honneur. La convocation portait en outre une heure de bavardage et une heure de conversation générale. Je me dis, cela doit être sublime et charmant ; et puis, voilà bien mon affaire, je n’ai point de relations dans le monde des lettres c’est l’occasion de m’en faire, car, si j’en crois les journaux, c’est le salon de Mme Aurel qui lance les Jeunes et sauve les Oubliés. On doit rencontrer chez elle tous les grands écrivains, les femmes célèbres, les directeurs de revues et de journaux, sans compter les éditeurs. Maman, qu’en penses-tu ? Ma mère pensa comme moi ; elle ajouta même :

— Une invitation comme celle-là ne tombe pas du ciel. C’est un grand honneur que cette dame te fait là ; assurément elle a lu tes vers et te trouve du talent.

Je me poussai du col et ne doutai plus des intentions que l’on avait sur moi.

— Je pars, j’arrive, continue mon jeune homme, le temps de me faire beau et me voici rue du Printemps. Ah ! si dans ma joie d’être reçu par une femme aussi connue j’avais oublié le numéro de son hôtel, la foule m’eût enseigné le chemin. On faisait queue à sa porte, on se poussait, se bousculait sans charité aucune.

Le cœur ivre d’orgueil je franchis le seuil à mon tour. On me présente le livre d’or ! Je signe. Vous devinez avec qu’elle ivresse j’écrivis à la suite de tant d’illustres signatures : Eugène Cornu, de Perpignan.

D’un coup d’œil rapide je parcourus la feuille, mais sans y trouver les grands noms qui allaient encadrer le mien.

— Dépêchez-vous donc, monsieur, fit derrière moi une voix irritée, je n’ai pas le temps d’attendre, on va me chiper ma place !

Je me retournai et vis une nabote qui portait ceinture écarlate avec une aumônière pendant, sauf votre respect, jusqu’à cet endroit qui est, dit-on, le siège de toutes nos folies ! Je lui tendis la plume avec un grand salut, qu’elle ne me rendit pas, et je la vis monter quatre à quatre l’escalier des salles de réception.

Je la suivis, non sans jeter un regard à droite, à gauche, et, par une porte entrebâillée, j’aperçus une table servie magnifiquement : petits fours et sandwichs, brioches et babas, tartelettes et choux à la crème, sans compter une multitude de bouteilles, verres, tasses et gobelets, qui me laissèrent à penser que Mme Aurel faisait bien les choses.

Dans le même temps, quelqu’un tira la porte sur cette royale collation, donna un tour et mit la clef dans sa poche.

— Tiens, pensai-je, c’est une précaution contre les bolchevistes ! Il y en a donc partout, à présent ?

Une poussée de la foule qui se ruait dans l’escalier me jeta au milieu d’un beau salon, aux trois quarts plein de messieurs âgés et de dames encore jeunes qui babillaient à cœur-joie. Personne ne fit attention à moi, et comme une barricade d’invités fermait le passage, j’eus le regret de ne pouvoir mettre

mes hommages aux pieds de la reine de
ces lieux. Je m’assis timidement auprès d’une grosse dame à collier de perles qui s’éventait pour chasser les mouches, et d’un monsieur qui serrait un paletot usagé sur un maillot de lutteur.

— Monsieur, lui dis-je tout bas, pouvez-vous me renseigner ; j’arrive de loin.

— Ça se voit, grogna mon interlocuteur.

— Dites-moi donc, repris-je sans m’offenser, quelles sont les personnalités célèbres qui nous entourent ?

— Je m’en f…, répondit cet homme sincère, je suis ici pour le buffet !

Je ne pus réprimer un mouvement de surprise et de réprobation ; mais lui :

— Je ne comprends rien à leur charabia, mais on est nourri ! Et puis vous savez, moi qui vous parle, j’suis pas un type ingrat !

Afin de me le prouver, mon homme retourna le chapeau qu’il tenait posé

sur ses genoux et je vis sur les bords,
écrits en grosses lettres rouges : Lisez le Couple. Il écarta les bords graisseux de son paletot et je lus sur son maillot couleur chair et comme tatoués à même la peau. Voici la femme.

— Hein, ça te la coupe, me dit-il, soudain familier, c’est de la publicité, ou je ne m’y connais pas.

Je marchai de surprise en surprise, sur la foi des Cours d’amour et des récits de l’Hôtel de Rambouillet, je n’imaginais pas que le salon de la Reine des Précieuses pût ressembler au métro et y recevoir des baladins.

À ces mots je crus devoir interrompre mon naïf garçon.

— C’était peut-être un raté. Ne savez-vous pas que les ratés font la gloire des uns et la mort des autres ?

Mais, pressé de décharger son cœur, le jeune poète de Perpignan poursuivit le récit de cette inoubliable visite. — Enfin, une dame resta seule, debout, devant ses invités. Aussitôt je la Page:Reval - La Chaine des dames.pdf/30 Page:Reval - La Chaine des dames.pdf/31 Page:Reval - La Chaine des dames.pdf/32 Page:Reval - La Chaine des dames.pdf/33


— Cet article n’ayant pas été du goût de Mme Aurel, l’Éclair reçut et publia une protestation. J’offre avec plaisir ce curieux document à la méditation du lecteur.

G. R.


« Mon cher Éclair,

« Je n’ai pas à remercier Mme Réval de la bonne copie que je lui ai fournie.

« Mais à vous, si parfait toujours pour mon œuvre, je dois le redressement de quelques folichonneries échappées à sa plume. La fantaisie ne vaut que d’être adéquate au sujet dont on sourit, et trois fois au moins cette dame s’égare et tombe un peu trop à côté des us de ma maison pour que je la laisse ainsi dans une posture assez indigne de son esprit professant.

« L’invention de son homme-sandwich serait plaisante s’il s’agissait d’une autre que de moi. Mais voilà : ni mes Saisons de la mort, ni Rodin devant la femme, parus depuis mes jeudis de poètes, n’ont même été cités chez moi. Je mets ma coquetterie à laisser ignorer aux badauds fervents ou mondains mon œuvre méditée. Pas de plus fine volupté que d’entendre un innocent me dire Vous écrivez, madame ?

« À mon œuvre dévouée seule, à mon œuvre sociale, je les invite, ne me sentant pas le droit de les en exempter ! C’est là que j’ai besoin de tous pour mes sœurs brimées, dégradées par la conception méphytique de l’homme.

« Elles subissent encore l’improbation d’État.

« L’État infériorise de vive force la Française aux yeux de l’étranger en lui refusant la dignité politique et le pouvoir de travailler en hâte à la Constitution… absente de ce peuple.

« Vous savez trop que nous n’avons pas de Constitution ; sans les femmes au pouvoir nous resterons invertébrés, et — c’est un goût — j’ai horreur des mollusques.

« Mme Réval, qui n’a visiblement ouvert ni mon livre le Couple ni la Semaine d’amour, se pousse jusqu’à me trouver « obscure et désordonnée avec quelques morceaux étincelants » !! On l’a dit de Chateaubriand, c’est donc trop dire, et j’ai un faible, celui de l’exactitude.

« Je me contente de chercher l’atmosphère, les conditions, les mœurs et le climat favorable à l’évolution de la personnalité. Parce que j’invente tout — et l’outil et ma méthode de composition — « Aurel est claire pour ceux qui ont des yeux. Les autres disent qu’elle est obscure ».

« Aurel a créé des livres que personne n’avait rêvés avant elle. » (La corbeille de roses, par J. de Bonnefon.) « La composition du livre d’Aurel est extrêmement serrée, rien ne s’en peut intervertir. » (Camille Mauclair, page 33 de la brochure Aurel, par Clouard.) Parce que je rénove tout, il ne faudrait tout de même pas regarder mon effort en gros, comme regarde un bœuf !

« Il faut s’approcher, madame, pour lire. Il faut regarder autre chose que le titre. Vous avez fait vos classes.

« Je voudrais vous épargner la méprise de répéter avec les ignorants : Obscurité, à qui cherche à vous douer d’une lueur de plus. Et puis, croyez-moi, l’instant vient où il faut savoir changer de cliché.

« Il ne faudrait tout de même pas écheveler la fantaisie, ni s’arrêter et buter dans l’observation jusqu’à traiter mes disciplines de désordre sous prétexte que je demande et que j’apporte une règle de plus.

« Je veux renouveler la conscience du couple et non pas seulement la conscience amoureuse.

« Parce que je tends à nous rendre la mise en ordre de l’âme tandis que l’homme a mis l’esprit en ordre, parce que je cherche les lois de la logique féminine pour soutenir la logique virile, il ne faudrait peut-être pas continuer à me traiter en bon brouillon illuminé sous peine de se charger d’un comique un peu lourd au regard des gens qui lisent de près.

« Je vous redis, cher Éclair, ma vive estime en solidarité pour votre précision habituelle .

« Aurel. »


COLETTE



COLETTE


Il y a bien du merveilleux dans l’histoire de Colette ; son destin participe d’un conte fée. Elle fut quasiment en son enfance notre petit chaperon rouge, et le chaperon rouge est aujourd’hui reine et maîtresse dans le royaume des lettres !

Donc, il y avait une fois, dans un village bourguignon, une petite fille qui aimait beaucoup les bois. Un jour, quittant sa maison, qui s’appelait la maison de Claudine, son panier au bras — avec le pot de beurre et le quignon de pain — elle s’en alla seulette et se prit à rêver sur la mousse. Page:Reval - La Chaine des dames.pdf/44 Page:Reval - La Chaine des dames.pdf/45 Page:Reval - La Chaine des dames.pdf/46 Page:Reval - La Chaine des dames.pdf/47 Page:Reval - La Chaine des dames.pdf/48 Page:Reval - La Chaine des dames.pdf/49 Page:Reval - La Chaine des dames.pdf/51 Page:Reval - La Chaine des dames.pdf/52 Page:Reval - La Chaine des dames.pdf/53 Page:Reval - La Chaine des dames.pdf/54 Page:Reval - La Chaine des dames.pdf/55 sert qu’à exprimer les désirs, les plaisirs, les rages d’un peuple de démons. J’enrage de voir une femme éloquente par instinct n’être, après tout, que l’avocat du diable !

— Voilà justement pourquoi elle est grande, répondis-je à ce critique sévère, pourquoi elle est originale, pourquoi elle nous plaît, c’est parce que Colette est l’avocat du diable. Non du Diable qui fuit le bénitier, mais du grand Diable qui est partout dans la nature, et qui ressemble au grand Pan comme à un frère. Allons, allons, ne vous bouchez pas les oreilles pudiquement ; écoutez-la ! Comme sa voix est pathétique et belle !…