G. Crès (p. 27-38).


COLETTE


Il y a bien du merveilleux dans l’histoire de Colette ; son destin participe d’un conte fée. Elle fut quasiment en son enfance notre petit chaperon rouge, et le chaperon rouge est aujourd’hui reine et maîtresse dans le royaume des lettres !

Donc, il y avait une fois, dans un village bourguignon, une petite fille qui aimait beaucoup les bois. Un jour, quittant sa maison, qui s’appelait la maison de Claudine, son panier au bras — avec le pot de beurre et le quignon de pain — elle s’en alla seulette et se prit à rêver sur la mousse.

Á peine était-elle entrée en sa songerie qu’elle vit venir toutes les bêtes de la forêt, grandes et petites ; chacune lui parlait en son langage, qui était amical et franc.

Par miracle, la petite fille comprit tout ce que racontaient les hôtes du bocage, et elle prit tant de goût à les entendre qu’elle en oublia les gens du village.

Quand elles eurent fini de parler et la petite d’écouter, parut une autre bête, une bête mystérieuse qui ne dit rien, mais la regarda avec ses grands yeux et lui montra ses grandes dents.

— Voyons ce qu’elle me dira, pensa la petite curieuse, qui suivit la grande bête jusqu’au fond du bois, et là le loup la mangea.

Triste histoire du petit Chaperon rouge.

— C’est dommage, dirent les fées, que nous laissions perdre une enfant comme ça ! Rendons-lui la vie, mais punissons sévèrement sa curiosité.

Aussitôt dit, aussitôt fait !

— Petite, fit l’une des fées, qui tenait en la main une plume arrachée à l’aile d’un coq sauvage, si tu nous promets à l’avenir de raconter avec vérité et selon ton instinct tout ce que tu as vu et verras, dans la forêt, au coin du feu près de tes bêtes, dans ta maison, dans ton école, etc., etc., etc. ! Si tu acceptes de vivre au milieu des hommes qui seront des loups pour toi, de raconter leurs histoires et les chagrins qu’ils te causeront à toi et à mille autres femmes qui ne seront ni prudes ni sages, mais pauvrettes aimant l’amour avec rage ; si tu fais ta compagnie des baladins, sauteurs et pauvres hères dont tu partageras la vie errante d’un cœur dolent ; si tu abandonnes le doux refuge de ta paisible maison des champs pour n’être qu’une vagabonde ; si tu détournes tes yeux tristes des pleurs de la nuit, qui restent suspendus à la pointe des feuilles jusqu’à ton réveil ; si toi, l’enfant de la nature, franche, forte et saine, tu acceptes de vivre au milieu de la bohème, avec le cuisant regret de tout ce que tu as perdu. Paris est à toi !

— Paris vaut bien une messe ! Adieu mes bois, mon école, mon village. Il me reste Kiki-la-Doucette !

C’est ainsi qu’elle fut sacrée dans les bois. Puis Colette s’en alla vers Paris, suivie de ses bêtes familières, emportant sa couronne de romarin — pour le souvenir — et la plume d’une fée qui venait de l’aile éclatante d’un coq sauvage.

Lorsque je connus Colette, en 1900, c’était une adolescente plutôt qu’une jeune femme.

Elle avait perdu ses couleurs campagnardes et portait chez elle une robe de soie noire, avec une rose rouge sur l’oreille.

C’était le temps des cheveux longs et des grands yeux tristes. Son visage triangulaire faisait songer aux divinités mystérieuses de l’Égypte, à la déesse-chat.

Elle ne parlait guère, mais sa bouche, aux lèvres minces, semblait retenir les mots que sa plume allait lancer. Était-elle timide ? Avait-elle des doutes sur son esprit, bien qu’en ce temps-là tout Paris, le bon et le mauvais, fut amoureux de Claudine à l’école.

Peut-être ne comprenait-elle pas encore la cause du succès triomphal de ce livre d’une petite fille !

Nous avions alors le même éditeur. Je salue ses cendres ! C’était un ancien marchand de sardines qui avait acheté une grande firme d’éditeur pour se faire une situation dans la capitale.

Il m’avait dit, bonhomme :

Sévriennes, un livre l’éducation des filles ! Tiens, comme ça se rencontre ; on vient de m’apporter un sacré petit livre sur les fillettes à l’école ! Deux livres à la fois sur la même histoire, c’est beaucoup. Qu’en pensez-vous, Valdagne ?

Mon cher ami Valdagne répondit, de façon à rassurer « le patron », que Sévriennes et Claudine à l’école ne se ressemblaient point.

C’est ainsi que, par Colette et par moi, la laïque fut, cette année, une vedette de la librairie.

Du premier coup, une ingénue, une fillette rustique, d’une intelligence merveilleuse, se révélait écrivain.

Puisqu’il est avéré que l’ouvrage était le fruit d’une collaboration, il n’est pas difficile de discerner la part de chacun. Colette offrait ses souvenirs d’écolière, écrits dans une langue fraîche, vive, colorée et poétique. Willy, qui était un lettré et un fin connaisseur du dix-huitième siècle, sut donner aux Claudines ce ton libertin et cet esprit satirique qui ajoutent à ces livres tant de caractère et d’attraits, et les apparentent aux romans de Crébillon fils.

Celui des deux qui avait le plus de lecture montra le chemin à l’autre, et Colette, continuant d’écrire seule, resta fidèle à cet esprit libertin qui avait soufflé sur les Claudines comme vent sur braise. L’Ingénue libertine, l’Envers du music-hall, la Vagabonde, l’Entrave, Chéri sont autant de tableaux douloureux, comiques et sensuels des mœurs du temps.

Portrait de Colette par André Favory
Portrait de Colette par André Favory

La Maison de Claudine, me dit le grincheux qui me voit lire le dernier livre de Colette, qu’est-ce encore que ce roman-là ?

— Ce n’est pas un roman, mais des souvenirs d’enfance de la vraie Claudine, des souvenirs en fleurs ! Lisez-les donc.

— Jamais de la vie ! J’ai horreur de la sensualité des livres de Colette ! Pourquoi ? Je m’en vas vous le dire, fit le grincheux avec emportement. Colette, c’est la paysanne pervertie ! Avec son accent bourguignon, sa grosse voix, son rire qui éclate, ses effets comiques, elle vous a des airs bon enfant qui trompent…

— …

— Bien sûr, j’ai lu les Dialogues des bêtes ; à cause de ce livre-là je lui donnerais peut-être l’absolution, mais quand je pense au reste, j’en demeure pantois !

— …

— Oui, je lui en veux d’avoir osé écrire ce qu’elle a écrit, parce qu’elle est femme, parce qu’elle a péché, depuis vingt ans, par les yeux, par les oreilles, par la bouche, et qu’en lisant des livres écrits dans le feu des passions, elle me force à pécher avec elle !

— …

— Il n’y a pas de grand dieu ! Je puis bien vous l’avouer, je sais que vous ne le répéterez pas !

— ???

— Primo, elle a péché par les yeux ! La nature a donné à Colette une paire d’yeux extraordinaires ; des yeux à facettes qui savent tout voir. D’un regard, elle vous saisit l’objet qui l’intéresse et n’oublie rien du milieu, du décor, ou de ce qui fait l’atmosphère. Elle voit juste comme un naturaliste, et elle voit en même temps comme un poète. À quoi applique-t-elle des dons aussi rares ?

— …

— À la vie ?… Sapristi non, au carnaval des sept péchés capitaux, comme s’il n’y avait que ça dans la vie, luxure, avarice, paresse, concupiscence, intérêt, désir bas et trahison. Avec une ivresse triste, elle se jette là dedans et salit ses regards à ce vil spectacle.

— Mais oui, elle voit les gens tels qu’ils sont, puisqu’elle les voit tout nus. Je veux dire qu’elle voit leur âme à nu, une âme qui n’est pas belle ! Ce n’est pas de Chéri que les Grecs pourraient dire « une âme saine dans un corps sain. » Est-ce qu’il n’y a pas autre chose à regarder dans le monde, que Dieu a fait si beau ?

— …

— Elle me fait pécher par l’oreille avec elle, car Colette ne se contente pas de peindre ce que ses yeux ont vu, elle nourrit ses livres moins des trouvailles de son imagination que des confidences qui lui sont faites. Où les ramasse-t-elle ces confidences ? Dans les coulisses de théâtres, de music-halls, dans les trains, les palaces, les casinos, qui ne sont point des sanctuaires. Alors, je me dis quelquefois les oreilles de Colette doivent être sales comme les oreilles d’un prêtre le vendredi saint !

— …

— Pardi, la veille de Pâques on se confesse des péchés de toute l’année. Colette reçoit les confessions de toute une vie de pécheresse. Ne pourriez-vous lui dire qu’il y a des âmes propres qu’on peut entendre, des âmes dont la douleur est saine et poignante ? Pourquoi ne nous montrer que la détresse et la misère des âmes basses, des femmes perdues, des vierges folles et l’amoralité de certains jouvenceaux ? Sacrebleu, fit mon interlocuteur, la douleur du monde est d’une richesse infinie ; qu’elle s’y taille un manteau pour l’éternité ; elle le peut !

— …

— C’est aussi votre avis. J’aurai tout dit quand j’aurai ajouté qu’elle pèche par la bouche parce que ses images exquises, ses trouvailles étonnantes, ses couleurs si fraîches, le rythme de son langage, la place heureuse du mot, choisi avec une justesse étonnante, font que son art participe de la musique ou de l’architecture. Un art pareil ne lui sert qu’à exprimer les désirs, les plaisirs, les rages d’un peuple de démons. J’enrage de voir une femme éloquente par instinct n’être, après tout, que l’avocat du diable !

— Voilà justement pourquoi elle est grande, répondis-je à ce critique sévère, pourquoi elle est originale, pourquoi elle nous plaît, c’est parce que Colette est l’avocat du diable. Non du Diable qui fuit le bénitier, mais du grand Diable qui est partout dans la nature, et qui ressemble au grand Pan comme à un frère. Allons, allons, ne vous bouchez pas les oreilles pudiquement ; écoutez-la ! Comme sa voix est pathétique et belle !…